À propos d’un massacre qui n’a pas eu lieu

Tarek Abi Samra

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Cet évènement que tu vois se dérouler sous tes yeux n’a pas eu lieu, je te le dis. Et cet autre évènement qu’hier encore, tu as clairement vu se dérouler sous tes yeux et qui s’est imprimé dans ta mémoire, je te le dis aussi, n’a pas eu lieu. Je sais que tu vas me croire, non que je t’y force – ce n’est pas dans mes habitudes - mais c’est que de ma bouche, comme tu le sais, ne sort que la vérité.

Tes yeux, comme tu le sais aussi désormais, se sont quant à eux depuis toujours égarés, ils ne voient plus que des mirages qu’ils prennent pour des vérités. Ces yeux, comme tu le sais depuis que ma bouche a décrété (elle ne sait pas faire autrement) la vérité, ne peuvent en réalité se fier à aucune autre preuve, et ne valent donc rien. Il te faudra, à chaque fois que je te le demande, démentir tes propres yeux– je ne fais que le demander car je ne suis pas de ceux qui usent de la force, tu le sais. Pour être tout à fait sincère, comme à mon habitude, je te demanderai de démentir tes yeux, et cela à chaque fois que ton regard se posera sur toute chose.

Et puisque nous faisons dans la sincérité, je vais t’avouer autre chose, une chose importante, c’est la cause de l’aveuglement de tes yeux. Les hommes des temps immémoriaux, tu le sais, vivaient comme des bêtes. C’étaient des barbares, des monstres féroces, qui usaient exclusivement de la force, et ne pensaient qu’à leurs intérêts, s’en vantant même. Leur barbarie et leur monstruosité atteignaient de telles ampleurs qu’ils menaient des guerres et commettaient des massacres au nom de leurs intérêts et pour la gloire, sans même chercher à s’en cacher. Leurs cœurs ne connaissaient pas la compassion, et avant de leur donner la mort, ils parlaient de la sorte à leurs victimes : Ainsi va la vie, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, et à ta faiblesse, ou sinon peut-être à Dieu, ou au destin. 

Un beau jour, le monde quitta les ténèbres, et pour la première fois dans l’Histoire des hommes, un peuple vit le jour qui, rattrapé par sa mauvaise conscience et réalisant que toutes ces guerres n’avaient été que crimes impardonnables, décida que désormais on ne fera plus la guerre que pour deux raisons – surtout n’en cherchez pas une troisième : la première étant la légitime défense et la deuxième, la diffusion du bien et de la lumière. Depuis, il n’y eût plus jamais de doute quant à la raison d’être des guerres. 

Ce peuple est le mien. Quant à ton peuple, il ne s’est pas encore adapté à la forte lumière qui brille depuis que les ténèbres se sont résorbées. Il s’agit là d’une congestion dans votre système optique sans doute, vos yeux ont peut-être besoin d’un temps plus long pour se faire à ces nouvelles conditions. Vous avez fait des progrès, je le sais, vos yeux peuvent parfois saisir de faibles rayons, mais, je le sais aussi, votre regard est encore obstrué par de nombreuses ombres. Leur densité se mêle à d’illusions incommensurables qui, de ce fait, vous donnent le sentiment que les choses sont encore ce qu’elles étaient auparavant, et que mon peuple mène encore des guerres pour d’autres raisons que les deux que j’ai cité plus haut. 

Par conséquent, toutes les fois que tu nous verras commettre un massacre, dis-toi que tu ne peux pas te fier à tes yeux. Ce que tu vois et que tu prends pour un massacre (ou un génocide, qu’importe), n’est en réalité que l’une de ces deux choses : soit une guerre juste de légitime défense et/ou une guerre pour diffuser le bien et la lumière, soit un pur produit de ton imagination, et donc un évènement qui n’a pas eu lieu, et n’aura jamais lieu. La deuxième possibilité est la plus probable des deux. 

Tarek Abi Samra, Beyrouth, le 18 octobre 2023

Publié par nos amis de Mégaphone à Beyrouth, traduit de l’arabe par Carine Doumit 

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