A·mour bé·ton

Pourquoi s’organiser contre le béton ?

paru dans lundimatin#406, le 5 décembre 2023

Le béton de ciment est depuis un moment reconnu dans l’imaginaire collectif comme un élément négatif, c’est celui des villes grises.
Pourtant il a été à une époque une révolution constructive qui permit de construire vite et pas cher, d’« éponger » les bidonvilles et d’imaginer des solutions pour le logement. Il a séduit nombre d’architectes, de constructeurs, de maçons, d’entreprises, de ministères, d’adjoints à l’urbanisme, de propriétaires, et même d’auto-constructeurs, dans de multiples pays. Aujourd’hui il est notre paysage. Une amie disait « c’est la pierre liquide du XXe siècle ». Le béton est intrinsèquement lié à nos vies et pourtant comme le clame l’appel aux journées d’action du 9 au 12 décembre, il nous asphyxie, littéralement.

Qu’on se le dise, il y a de la beauté dans le béton. Je suis en quelque sorte fasciné·e par ce que ce matériau rend possible de réaliser. Des tentatives architecturales qui ont nourri nos imaginaires, des formes incroyables, des possibilités presque infinies, c’est tout ça le béton.

Et une architecture de béton c’est aussi une architecture de bois, elle nécessite et résulte d’un coffrage, ensemble de planches qui vont définir en négatif le bâtiment à venir. On peut imaginer des formes assez atypiques dès lors que l’on voit comment on va s’y prendre pour en construire le moule. Il y a du beau patrimoine dans toutes ces tentatives d’architectes et de maçon·es qui explorent un matériaux au coeur des transformations sociales de leur époque. Je me souviens de la première fois où j’ai ouvert Bunker archéologie de Paul Virilio, du saisissement face la beauté macabre de ces abris de béton, mais aussi des tentatives obliques de Claude Parent avec qui on a envie envie de déclarer « la fin de la verticale comme axe d’élévation et de l’horizontale comme plan permanent ». On retrouve d’ailleurs le philosophe et l’architecte dans un reportage d’Eric Rohmer de 1966 où après une petite visite de chantier, ils y défendent le béton comme l’infrastructure qui franchit l’espace et devient « le support de l’activité des hommes ».

On peut à certains égards aimer le béton et ses constructions, il y en a des fascinantes, et pourtant là en 2023 mettons-nous d’accord, tout le monde déteste les bétonneurs !

Le béton c’est le mélange d’agrégats de différentes tailles, et en fait cela se fait depuis plusieurs milliers d’années. Mais aujourd’hui on parle surtout de béton de ciment, cette poudre fine dont l’invention semble se situer à Grenoble au XIXe siècle.

« Le ciment deviendra donc l’un des premiers matériaux de construction à être produit uniquement pour la vente sur un marché national et colonial en construction. Et, dans un premier temps, il aura pour principal débouché l’édification des équipements utiles au déploiement de ce-dit "marché" , ses infrastructures logistiques. Le béton de ciment va d’abord servir à construire les canaux, les tunnels, les ponts et les ports nécessaires à la circulation des marchandises qui entrent et sortent des usines, bientôt construites elles aussi en béton. » [1]

Au XXe siècle, le béton de ciment associé à l’acier devient le béton armé, ce matériau qui s’est taillé une place de choix dans les modes de construire. Les guerres modernes, avec leurs lots de bombardements et de destructions massives, ont ouvert la voie à la nécessité de la reconstruction, rapide, efficace. L’utilisation du béton armé, qui peut être pré-fabriqué, à permis de reconstruite, vite et massivement. Belle occasion pour les promoteurs de l’architecture dite moderne de déployer leur ’expérimentations de laboratoire’ à grande échelle. On sait aujourd’hui combien la guerre annonce avant même qu’elle n’ait lieu les profits de la reconstruction.

Depuis un siècle le béton coule partout, fait s’étendre les villes, leurs quartiers pavillonnaires dortoirs et leurs plateformes logistiques. Il artificialise les sols, mais plus encore enferme les humain·es et leurs organisations dans un modèle destructeur, fait de déplacements quotidiens insensés, dans lequel ils ont perdu leur autonomie de choisir.

Le béton est partout. C’est un produit que l’on peut fabriquer à n’importe quel endroit de la planète avec la même formulation. Matière non située qui se coule dans tous les moules et s’adapte à toutes les situations ou plutôt à aucune. Le béton fabrique des édifices identiques qui transforment chaque lieu en nulle part. Sommes nous à Limoges ou à Tokyo  ? On pourra reconnaître au cynique Rem Koolhas, la pertinence de son idée de Junkspace où la ville ne représente plus le développement maximal mais la limite du sous-développement. Junkspace sera notre tombeau.

L’intelligence humaine, qui aime la complexité, les défis, qui aime ce qui l’entoure et la traverse, a pourtant inventé partout sur la planète des dispositifs techniques à partir des matériaux du coin. Mille façons de faire architecture, de faire monde avec ce qui est là. Le béton a arasé toute cette inventivité, nous a rendu stupides, à fait honte à nos joies et nos intelligences. Oh ! Il serait mauvais joueur de dire que le monde du béton n’est pas intelligent, il a su mobiliser la matière grise de nombre d’ingénieurs, logisticiens et commerciaux, mais au profit de quoi et de qui ? En organisant une filière qui s’appuie davantage sur des compétences logistiques que sur l’art de bâtir, il s’agit évidemment de remplir les poches de certains le plus rapidement possible ! Au-delà de l’horizon tout bétonné qui est déjà en soi déprimante, cette intelligence des élites de la préfabrication a aussi tout simplement annihilé nos capacités d’adaptation aux terrains, au climat, aux matériaux et à celles et ceux qui construisent. Ces bâtisseurs et bâtisseuses avaient pourtant su déployer des savoirs et des techniques situées qui faisaient prévaloir la qualité des ouvrages à leur quantité. C’est ce savoir-faire qui est mis à mal par l’industrialisation et la préfabrication du béton.

* * *

Ceci n’est pas une histoire du XXe siècle, passée, la propagation du béton se poursuit, s’étale à travers les continents, ici en camion toupie, ici en sac de ciment. C’est une économie florissante qui continue de détruire nos possibilités futures de vivre dignement. Le béton participe de la fin de notre autonomie, celle dont aujourd’hui même nous aurions extrêmement besoin pour se détacher du capitalisme fossile.

Il serait trop simple de brimer un matériau. Il s’agit plutôt de comprendre qui sont les bétonneurs, qui sont celles et ceux qui tirent un profit immense des pouvoirs de ce matériau. Remonter les chaînes de décisions. Alors que les discours de greenwashing se déversent dans les médias, il nous faudra nous demander pourquoi ce matériau continue de couler à flot, pourquoi les élus continuent de suivre le pipeau du béton vert. Un béton qui économiserait 20 % d’émission de C02 ne changerait rien à l’artificialisation des sols, aux manières indignes de gérer les travailleurs, au carnet de commande remplis d’aménagements d’un autre temps. Nous ne croyons pas à leur transition écologique qui ne poserait pas les questions nécessaires sur nos formes d’organisation sociale, qui maintiendrait leurs marges de profit et leur domination, devenue verte.

C’est si con qu’un si beau matériau, qui nous rend capables de faire un pont dans un endroit compliqué ou de dessiner des formes élégantes, faites de courbes et de ruptures, ait été lâché si salement aux vendeurs de sac de ciment et de profits pour construire tout et n’importe quoi en quantité irréfléchie !

Il s’agira donc d’enquêter sur les bétonneurs, de comprendre de quelle manière nous sommes piégé dans la trame de leur organisation, quels sont nos intrications avec le béton et comment nous en défaire, définir des lignes de démarcation entre celles et ceux qui veulent à tout prix en tirer profit, quitte à tout bétonner avec du béton bas carbone. On entendra dire que tout le monde profite du béton et de ses constructions avantageuses, et effectivement c’est ce sur quoi il nous faudra réfléchir, pour comprendre comment faire rupture collectivement. Ne pas viser un matériau mais des organisations.

Pour cela, il nous faut à la fois des alternatives et des résistances, il nous faut des endroits pour grandir ensemble et nous donner les armes pour rompre, il nous faut de l’enquête, de la détermination, de l’éducation populaire. Il nous faut des espaces qui nous laissent libre de choisir comment construire avec les matériaux qui nous entourent, de choisir avec quelles intelligences, quels savoirs-faire, quelles formes de relations aux autres humains et non-humains nous avons le désir de bâtir et de rénover nos habitats, quelles relations nous voulons tisser avec nos milieux.

Et puis si parfois on doit couler une dalle en béton pour une maison en bois, terre, paille, on aura su faire honneur à un matériau qui fera toujours partie de notre histoire, on saura l’utiliser à son endroit, pour ses spécificités, et notre action ne sera pas téléguidée par une filière qui nous dépasse et le profit de personnes que nous ne connaissons pas.

Il est temps de reprendre le bâtir au béton, de reprendre nos choix de vie et de bâtir, aux bétonneurs et à leurs amis !

Un amoureux du béton

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