À bout de flux

Fanny Lopez
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

Dans À Bout de Flux, à paraître le 23 septembre aux Éditions Divergences, l’historienne de l’architecture Fanny Lopez poursuit un travail qui s’attache à décortiquer les dimensions politiques et spatiales des infrastructures énergétiques. L’auteur y déploie une double histoire du numérique et des réseaux de production, d’acheminement et de transmission électrique : un éventail de prises pratiques par lesquelles comprendre le fonctionnement de cette « mégamachine ».
A l’heure où les appareils gouvernementaux présentent la sobriété individuelle comme réponse à la crise de l’énergie, et où Ursula Von Der Leyen nous apprend comment nous laver les mains sans gaspiller de l’eau en sifflant l’hymne européen, Fanny Lopez revient avec clarté et finesse sur les aspects matériels de ces infrastructures, et met en relief différentes propositions pour les mettre en déroute : leur opposer d’autres formes de réseaux, d’autres rapports à la technique. Comme nous la recevrons la semaine prochaine dans lundisoir, nous vous proposons, en guise de prémices, ces bonnes feuilles.

Doublé en extérieur d’une sécurité infrarouge, le mur d’enceinte de six mètres est auréolé de barbelés et d’une ribambelle de caméras de très haute précision. Au sol, sous le bitume, tout autour du bâtiment, une technologie israélienne de fibre optique détecte les mouvements. À l’intérieur, la circulation est sans cesse interrompue par des sas, caméras thermiques, vitres blindées, double, triple codages, surveillant·es de couloirs. 25000 points de sûreté, presque autant que dans une centrale nucléaire. Les centres de données (ou data center [1]) sont aujourd’hui les infrastructures les mieux surveillées et les plus efficientes de France, avec des moyens capitalistiques inégalés pour des objets d’une incomparable technicité. Un métier d’expert, une réglementation ICPE [2] parmi les plus rigoureuses d’Europe. Des murs antibruit garantissant 45 décibels en façade, des parois coupe-feu, des systèmes de ventilation, de refroidissement et de maîtrise de l’humidité pour maximiser le confort et donc la puissance des microprocesseurs très sensibles aux variations hygrométriques, des revêtements absorbant la poussière. Rien n’est trop cher pour protéger et optimiser le lieu d’échange de la valeur. Car ce n’est ni au moment de sa création, ni durant son traitement, ni pendant son stockage que la donnée prend de la valeur. Ce qui crée de la valeur c’est sa circulation. Pierre d’angle du système technique numérique, le centre de données urbain, via les multiples interconnexions réseaux qu’il propose, est le nœud de cet échange. Cocon technologique, il est l’infrastructure privée de l’interconnexion des flux. Sur le site internet de l’un des plus grands opérateurs, on peut lire : « Interxion est le hub [3] d’inter-connexions des entreprises du numérique au niveau mondial. Depuis 20 ans, nous aidons nos clients à accroître leurs parts de marché, à améliorer la qualité de leurs services et à conquérir de nouveaux marchés. » Dans le hall immaculé du bâtiment flotte un fanion : 100 % d’énergie renouvelable, un PUE [4] irréprochable. Un grand patron sympathique, souriant et fier de rappeler le succès capitalistique de son groupe qui, en 2020, gère 295 centres de données à travers le monde, une dizaine en région parisienne. Transparence sur les chiffres de la success story  : un chiffre d’affaires de 47 milliards, soit 2 fois celui d’Orange, 10 fois Atos, 30 fois Air France-KLM. Interxion, premier groupe européen, a fusionné en 2021 avec Digital Realty, devenant ainsi le premier opérateur mondial de centre de données. En 2021, il y a plus de 8 200 bâtiments dédiés dans le monde le classement mondial est dominé par l’Amérique ; suivent : l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Chine. La France est classée en huitième position avec quelque 250 centres de données recensés. À l’échelle de la région Île-de-France, on compte 130 sites pour 155 bâtiments [5], soit l’équivalent en consommation des deux réacteurs à eau pressurisée de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine [6]. En 2020, le rapport Knight Frank sur le développement des centres de données a annoncé que le quatuor de tête des villes européennes accueillant cette industrie (Londres, Dublin, Francfort, Amsterdam et Paris) devrait dédier une puissance de 1000 Mégawatt [7] (1 gigawatt) d’électricité aux centres de données avant 2023 [8]. Ce chiffre est aujourd’hui dépassé.

Livré en 2011 en bordure de l’A86, le centre de données décrit plus haut fait face aux pavillons de la rue Rateau [9], il consomme 20 Mégawatt (MW) en usage constant sur 32 MW électriques contractés à l’opérateur électrique de distribution Enedis, soit l’équivalent en consommation électrique d’une ville de 50000 habitant·es [10]. D’une superficie de 4500 m2, le bâtiment se découpe pour moitié en espace technique dédié au fonctionnement et à la sécurité électrique (salle de batteries, d’onduleurs, d’automates, de refroidisseurs, de groupes électrogènes). Dans l’autre moitié, on trouve les salles informatiques où les plus grands groupes sont en colocation : Amazon, Microsoft, Google, des sociétés d’assurances, des entreprises du CAC 40 comme Total (qui, avec 1,3 milliard d’euro, représente le plus important budget informatique de France). Ici, c’est un accès direct à Microsoft Azure, Amazon Web Services et Google Cloud, aux points d’échange Internet France-IX, SFINX et PARIX et à plus de 89 opérateurs fixes et mobiles, FSI [11] et CDN [12].

En face, de l’autre côté de l’autoroute, des grues s’agitent pour édifier un nouveau bâtiment quatre fois plus grand [13] sur les sept hectares de l’entreprise aéronautique Eurocopter [14] qui était l’une des dernières vastes emprises foncières de l’établissement public territorial de Plaine commune. Ce site deviendra le plus grand campus numérique de France avec 40 000 m2 de salle et 130 MW de puissance électrique. En 10 ans, la France est devenue l’un des plus importants hubs européens sur le marché de la donnée avec le duopole Paris-Marseille. Le phénomène d’accroissement exponentiel de la data se poursuit à un rythme de 130 à 160 % par an [15]. Soit une multiplication par dix tous les six ans. D’ici 2024, l’ensemble des deux mille plus grandes sociétés par actions mondiales (Forbes Global 2000) [16] aura accumulé assez de données pour qu’il soit besoin d’accéder à un calcul quantique afin de les gérer efficacement [17]. Les industriels du numérique réservent foncier et MW en prévision.

L’accélération et l’expansion numérique [18] ont un coût et un impact, pour traiter des données de plus en plus massive et complexe, les infrastructures numériques nécessitent des emprises spatiales de plus en plus vastes et, bien sûr, toujours plus d’électricité et de ressources [19]. Comme nous l’avions montré en 2019 avec Cécile Diguet et Laurent Lefebvre dans la recherche Ademe et le rapport publié [20], les chiffres ne cessent d’augmenter en dépit de leur caractère délirant : Anders Andrae et Tomas Edler du centre de R&D Huawei à Stockholm annonçaient en 2015 [21] un maximum de 13 % de l’électricité mondiale consommée par les centres de données en 2030, et 51 % pour le secteur informatique dans sa totalité (terminaux utilisateurs, infrastructures réseaux, data center). Le think tank The Shift Project a revu en 2019 ce scénario catastrophe à la baisse mais estime néanmoins que le secteur numérique pourrait représenter 25 % de l’électricité mondiale en 2025. La consommation avoisinerait toutefois aujourd’hui 10 % de la production électrique mondiale.

Une nouvelle infrastructure se déploie. « Au xixe siècle, on construisait des gares, au xxe des autoroutes, au xxie siècle des centres de données », répètent à l’envi les grands dirigeants du numérique qui, dans un tour de passe-passe sémantique, endossent le rôle de grands bâtisseurs d’infrastructures publiques dans l’intérêt général. Mais que reste-t-il de « public [22] » dans ces infrastructures ?

Le secteur public (collectivités, opérateur de fibre, d’électricité) est KO face aux géants du numérique. Aucune création d’infrastructure n’a rapporté autant d’argent aux actionnaires de ce secteur privé et si peu aux collectivités. Pour ce qui est des services rendus à la société civile, ils doivent aussi se mesurer à l’aune de la remise en cause de l’ultraconnexion généralisée comme mode de vie, de l’excès d’écran et de la collecte des données personnelles. Comme s’il y avait une impérieuse nécessité à être connecté 24 heures sur 24 à du très très haut débit sur plusieurs écrans en simultané. Ce numérique-là est morbide [23], il n’est en rien une nécessité vitale, il n’est pas non plus un service public comparable à celui que fut un temps celui de la santé, de l’assainissement ou de l’électricité. Toute raison gardée, un dixième de la connexion déployée aujourd’hui, peut-être même bien moins, suffirait. Pour l’évaluer, il faudrait d’abord se mettre collectivement d’accord sur le projet technique et numérique de nos sociétés, à quelles fins et selon quels modes de gouvernementalité penser cet outil de communication, par ailleurs remarquable sous bien des aspects. Et à partir de cette finalité sociétale pourrait se poser la question des moyens techniques et infrastructuraux à déployer, dans la mesure de la finitude des ressources qui menace chaque jour nos existences.

À l’heure où ce qui est en jeu est l’habitabilité de la planète, l’hégémonie néolibérale nous presse encore à croire que le dépassement de la crise organique du capitalisme viendrait par le salut de ses forces techniques internes que sont l’innovation, la transition orientée croissance verte et le tout numérique. Le système numérique apparaît comme le parangon dystopique de la modernité (surconsommation électrique, traçage, fusion, contrôle en temps réel). La fuite en avant des GAFAM24 et des grands industriels de centres de données s’illustre comme l’un des plus cuisants symptômes de cette dramatique fantasmagorie. Ils déploient dans une vertigineuse débauche de flux ce qui est le nœud même de la logique du capitalisme : l’expansion infinie. L’accumulation et l’ivresse technologique du secteur numérique apparaissent en contradiction totale avec la décroissance énergétique et le tournant technique dans lesquels il faudrait radicalement s’engager.

L’hypothèse de ce texte est que l’infrastructure numérique a un double : l’infrastructure électrique. Le continuum électrico-numérique compose une complexe infrastructure dont on peine à distinguer les rouages, trop grands, trop complexes. Pour démêler la rouerie infernale de la mégamachine, il faut revenir à la base : l’infrastructure et ses câbles. Alors que le numérique accompagne une électrification massive des usages (objets connectés en tout genre et numérisation des services), le système électrique, lui, dépend de plus en plus du numérique pour fonctionner (flexibilité, pilotage en temps réel). Le tout nécessite toujours davantage de centres de données pour interconnecter et traiter les données mais aussi d’infrastructures de production et de distribution électrique pour les faire fonctionner. L’analyse des connexions infra-territoriales du numérique révèle une infrastructure électrique à bout de flux. Saisir le numérique par sa matrice électrique, c’est recomposer une intelligibilité matérielle. Éclairer la matérialité du grand système technique électrique peut préfigurer de profondes restructurations, d’inévitables démantèlements. L’enjeu : débrancher des segments, réinventer des liens techniques sans forcer ni arraisonner le vivant ; repenser les structures et la gouvernementalité des réseaux pour bâtir d’autres communs techniques.

[1Pour les définitions et une approche globale du phénomène, voir le rapport Ademe publié en 2019 : Cécile Diguet et Fanny Lopez, avec la participation de Laurent Lefebvre, L’Impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires, Rapport Ademe, février 2019.

[2Installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE). Sont classés ICPE des usines, ateliers, dépôts, chantiers et toute installation pouvant présenter des dangers ou des inconvénients, soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité ou la salubrité publiques, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature, de l’environnement et des paysages, soit pour l’utilisation rationnelle de l’énergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique.

[3En anglais, le mot hub désigne le centre d›une roue. C’est un point de concentration des réseaux, une zone d’interface qui assure par sa position géographique et/ou infrastructurelle la concentration d’un maximum d’interconnexion.

[4C’est le Power Usage Effectiveness (PUE) qui fixe l’efficacité énergétique du secteur. Sans être un indicateur suffisant, il est universellement reconnu. C’est le rapport entre l’électricité consommée par les serveurs et celle qui entre dans le bâtiment. La moyenne française se situe autour de 2,5 PUE, ce qui signifie que, pour 1 Watt consommé par l’informatique, il faut 2,5 Watt à l’entrée du centre de données.

[5Ce chiffre résulte d’un travail de comptage mené en 2020 avec l’Institut Paris Région dans le cadre du groupe de travail data centers en Ile-de-France.

[6L’ensemble des informations et chiffres de cet ouvrage viennent de visites de site en Europe et aux États-Unis et d’entretiens menés depuis 2018 avec plus de 200 personnes (industries numériques, opérateurs de réseaux électriques et collectivités).

[7L’unité de puissance MW ou GW est utilisé pour désigner la puissance. La consommation ou la production s’exprime en MWh ou Gwh.

[9La journaliste Jade Lindgaard est l’une des premières à alerter et à enquêter sur la croissance de ce phénomène en Île-de-France. Voir notamment : Jade Lindgaard « L’envers des data centers (1/3) : Ordiland en Seine-Saint-Denis », Mediapart, 5 aout 2014. Voir également le chapitre de thèse de Clément Marquet sur la lutte d’opposition à Plaine Commune : Clément Marquet, Binaire béton. Quand les infrastructures numériques aménagent la ville, sous la direction de Jérôme Denis, thèse soutenue le 30 octobre 2019 à l’Université Paris-Saclay (ComUE), dans le cadre de École doctorale Sciences de l’Homme et de la Société en partenariat avec Télécom Paris (Palaiseau, établissement de préparation de la thèse) et de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (Paris, laboratoire).

[10Région Île-de-France, 2012, Schéma Régional du Climat, de l’Air et de l’Énergie de l’Île-de-France, www.srcae-idf.fr/IMG/ pdf/SRCAE_-_Île-de-France_version_decembre_2012_vdefinitive _avec_couverture_-_v20-12-2012_cle0b1cdf.pdf [consulté en ligne le 6 mars 2019].

[11Fournisseur de service internet.

[12Réseau de diffusion de contenu.

[13Soit 4 bâtiments : PR 8, 9, 10, 11.

[14EADS.

[15Pour Paris, c’est 143 % pour Marseille 350 %. Voir notamment : www.interxion.azureedge.net/cdn/ff/bLb4Q3q1xkyCvplqf01L2CR81jfGbQbyow2FyTkb-0/1607585444/public/ 2020-12/DataGravityIndex_1.5_Final_0.pdf [consulté en ligne le 17 octobre 2021].

[16Le Forbes Global 2000 est un classement annuel des deux mille plus grandes sociétés par actions mondiales, publié par le magazine américain Forbes.

[17Elles auront besoin d’une puissance de calcul de 8,96 exaflops supplémentaires et de 15 635 exaoctets de stockage privé de données par an pour gérer efficacement leurs données d’entreprise. Cf. Digital Realty, Data Gravity Index DGx : Report measuring the intensity of Data Gravity and its effect on the Global 2000 Enterprises, Digital Realty, 2020. www.interxion. azureedge.net/cdn/ffKbLb4Q3q1xkyCvplqf01L2CR81jfGbQbyow2FyTkb-0/1607585444/public/2020-12/DataGravity Index_1.5_Final_0.pdf [consulté en ligne le 17 octobre 2021].

[18Guillaume Pitron, L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un Like, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.

[19Fabrice Flipo, La Face cachée du numérique, Paris, L’Échappée, 2013 ; Fabrice Flipo, Le Numérique, une catastrophe écologique, Paris, L’Échappée, 2021.

[20Rapport Ademe 2019, op. Cit.

[21Andrae Anders S. G. et Edler Tomas, « On Global Electricity Usage of Communication Technology : Trends to 2030 », Challenges 6, 2015, p. 117-157. Dans cette étude, la consommation électrique en 2013 est estimée à 21000 TWh (7 % représentent 1470 TWh) et les projections pour 2030 atteignent 61000 TWh. On compte une production annuelle de 7 TWh pour un réacteur nucléaire.

[22John Dewey, Le Public et ses problèmes [1927], Paris, Gallimard, « Folio essais », 2010.

[23Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet, « Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 1er août 2017. www.journals.openedition.org/rfsic/2910 [consulté en ligne le 5 janvier 2022].

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