Quatorze Haïkus de pensée

« Les algorithmes sont sciemment élaborés pour "étayer la toute jouissance" des foules mondialement prolétarisées. »
Jean-Marc Royer

Jean-Marc Royer - paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Sur le chemin d’une invitation à une rencontre de psychanalystes, psychiatres et psychologues, m’étaient venues les réflexions suivantes, rédigées sous forme de « Haïkus de la pensée ».

Haïku 1. La numérisation du monde par quelques entreprises états-uniennes, nous l’avions déjà analysée comme la « peste noire du genre urbain », mais il vaudrait peut-être mieux la qualifier de « crime contre l’humanisation » puisque les algorithmes sont sciemment élaborés pour « étayer la toute jouissance » des foules mondialement prolétarisées [1]. C’est ce qui permet de comprendre qu’il n’y a plus besoin d’élaborer une idéologie de la domination : « ça fonctionne tout seul », ou plutôt juste en bougeant un doigt, pour cliquer ou le faire glisser sur le petit écran.

Haïku 2. À la suite des témoignages de Frances Haugen, l’ex-ingénieure de Facebook partie avec des milliers de documents, il apparaît que la notion de « radicalisation algorithmique », propre au fonctionnement de tous lesdits « réseaux sociaux », ne peut plus être ignorée par la théorie critique. Par exemple, cette industrie numérique est en passe de devenir une puissance de premier ordre dans la Grande Révolution Culturelle et Planétaire, la GRCP du néolibéralisme [2].

Haïku 3. Cette citation d’Einstein : « Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé » est plus connue que celle que lui inspira la lecture de La mort de Virgile  : « Ce livre me montre clairement ce que j’ai fui en me vendant corps et âme à la science : j’ai fui le JE et le NOUS pour le il du il y a ». [3]

Haïku 4. Mises en place par Sciences-Po il y a quelques années, leurs dites « humanités numériques », constituent un oxymore aussi dévastateur que celui qui fut inventé par le xixe siècle positiviste et que l’on nomme encore : les « sciences humaines ».

Haïku 5. Les logiques d’évaluation sont une contribution non négligeable à l’éviction du désir dont l’obsolescence est contrebalancée par le remplissage addictif des tubes digestifs et des canaux corticaux. Autant dire que l’obésité galopante est autant psychique que physiologique et que les fabricants d’opiacés et autres trafiquants agro-industriels ont un bel avenir devant eux.

Haïku 6. L’axiome du capital – rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme en valeur – indexait déjà les dividus à l’âge de l’infans, c’est-à-dire au temps de l’apprentissage nécessaire à la « gestion de ses besoins ». Mais à l’âge adulte, dans cette civilisation, il est devenu l’essentiel de leur activité et leur horizon. Ainsi, chacun est appelé à devenir l’actionnaire majoritaire de son corps, de ses organes et de ses restes auboncoin ou ailleurs.

Haïku 7. La contamination du verbe par la rationalité calculatrice – et transgressive – efface la place du sujet dans le texte et s’accommoderait de son élimination dans la réalité. C’est dire que la psychanalyse est une des rares antithèses du mode de connaissance scientifique moderne qui subsiste encore, mais très difficilement : à cause de ses rendez-vous ratés à Francfort, New-York et Londres.

Haïku 8. Sous peine de ne plus s’y retrouver, il est devenu de la toute première urgence de maintenir le distinguo entre Réel et réalité, violence et agressivité, savoirs et connaissances.

Haïku 9. Mon prochain s’est évanoui dans le distanciel, le chat, la visio, les sms, les posts, les emails et lesdits réseaux sociaux. La preuve : ça communique à tout va et en continu. Un verbe dont Lacan se gaussait. L’autre jour, au cimetière de Guitrancourt, j’ai cru entendre un fou rire.

Haïku 10. L’effondrement socio-politique des sociétés (ou de ce qu’il en reste) témoigne du fait qu’il n’y a plus que des dividus, comme le souhaitaient Hayek et Thatcher. C’est pourquoi l’essence du capital – la mort – rôde à présent, à la recherche d’un terreau fertile. Elle a déjà ses jardiniers.

Haïku 11. Lorsqu’un État « déclare la guerre » à un autre État – en fait à une population, dite « ennemie » – c’est qu’il « prend sur lui » de lever l’interdit du meurtre et peut ainsi y encourager ses propre citoyens, pour peu qu’ils aient revêtu un uniforme et suivi un entraînement (ou pas, comme en Russie).

Haïku 12. Lorsque les mots et leurs usages sont calculés pour brouiller les consciences et la relation à autrui, il n’est pas surprenant qu’en désespoir de cause, les pulsions puissent se mettre au service de la mort. À Port-Royal, c’est ce qui nous faisait dire à quelques amis, il y a bientôt quatre ans : « ça sent la guerre à plein nez ». Elle a d’abord pris le masque – chirurgical – de la pandémie avant de revêtir des habits plus traditionnels, sous notre nez. Comme souvent, certains se sont alors empressé d’enfiler un autre masque, moins visible et sans injonction étatique ; celui du carnaval médiatique.

Haïku 13. Depuis trois décennies, les controverses idéologiques, historiques ou politiques ont progressivement laissé la place aux clivages nationaux-religieux ou identitaires et bigots lorsqu’ils nous viennent des Etats-unis. Dans le premier cas il pouvait exister un débat, certes parfois violent. Dans le second, chacun proclame son appartenance à la face de l’autre, une guerre de tous contre tous, symptôme des effondrements sociétaux et nec plus ultra du néolibéralisme.

Haïku 14. Plus nous avançons vers « la Barbarie 2.0 », plus l’insoumission deviendra difficile, jusqu’à y risquer… son intégrité physique ? sa liberté ? sa vie ?

Jean-Marc Royer

[1Plus sûrement et plus profondément attachées à leurs écrans que les ouvriers du xixe siècle à « leurs métiers à tisser » industriels.

[2Il y a là beaucoup plus qu’une paraphrase ironique, évidemment.

[3Einstein, à qui Hermann Broch avait adressé un exemplaire de La mort de Virgile, exprima dans une lettre de remerciement la fascination qu’exerçait sur lui cette œuvre, en même temps que sa résistance acharnée à accepter ce qu’elle exprime. Cité par Banesh Hoffmann, in Albert Einstein, créateur et rebelle. Paris, Seuil, 1975. p. 272.

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