Entrer en avent

« C’est que la question des taxes est derrière nous et que c’est la question de "la vie qu’on nous fait vivre" qui met le feu. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

« Ce qui résiste n’est pas par essence rebelle mais vivant ; il n’a pas à être contrôlé mais à être reconnu [1]. » René Lapierre

Hasard de calendrier, bizarre de coïncidence, dans mon week-end s’enchainent samedi insurrection, dimanche entrée dans l’avent. L’a-quoi ?

Espèce en voie d’extinction ou sous-espèce à peine existante, catholique d’extrême-gauche, la crèche et les voitures qui crament, ça s’emmêle dans mon cœur. Ça fait quelques semaines que j’y songe, à l’avent, que l’attente de noël s’inscrit dans mon monde – une attente bien particulière, qui s’en fout des cadeaux. Comme les gilets jaunes, illes s’en foutent des cadeaux que veut leur donner le gouvernement, illes s’en foutent aussi de nommer des représentants qui iraient négocier. Illes veulent un truc plus grand, plus large.

[Illustrations : Stephen Loye]

Bon, mais l’avent. L’avent c’est la vingtaine de jour avant Noël où on se prépare à la naissance d’un enfant dans le fond d’une étable miteuse. Enfant reconnu ensuite par des bergers pauvres (et certainement un peu péquenauds) comme celui qui viendrait changer la face du monde. Dieu avait pas arrêté de dire aux juifs qu’il allait venir et Dieu, la puissance, l’omnipotence, l’infini, s’est ramené sur terre sous les traits d’un bébé minuscule qui sentait pas le cadum. Préparer son cœur, rien à voir avec la décoration de son chez-soi sur fond de « il est né le divin enfant », ni avec le tableau de la famille nucléaire qui installe sa crèche et prépare ses cadeaux.

des fois je regarde l’inertie. ça fait tellement de mois que les nouvelles repassent la destruction en boucle depuis la suppression de l’ISF, première mesure. on voit le personnel des hôpitaux psychiatriques occuper leurs locaux, à bout, on compte tous les services publics qui sont dans la merde, on entend tous les récits de galères, l’éleveur de poulet qui a pas de salaire et c’est sa mère de 74 ans qui lui fait 50€ de courses toutes les mardis pour qu’il s’en sorte. on dit les chiffres des migrant.e.s qui se noient dans la mer, la police lacère leurs tentes et les expulse, celles et ceux qui les aident sont condamné.e.s en justice. ParcourSup, l’augmentation des frais de scolarité pour les étudiant.e.s étranger.ère.s s’emmêlent avec les violences policières et tous les comités qui se battent pour que soit reconnu ce qui a été, les meurtres. les militant.e.s de Bure poursuivi.e.s parce qu’illes questionnent l’empire nucléaire. la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui s’est faite écrabouiller et toutes les mains arrachées. les lois passent comme un carrousel infernal avec sa petite musique insultante et rien n’empêche qu’on utilise encore du glyphosate. dans sa bouche à lui, quand il prend la parole, du mépris, de classe, de caste – y a qu’à traverser la rue pour t’acheter un costard, toi le gaulois réfractaire dont la vie ne vaut rien.

ça doit être quelque chose comme ça, préparer son cœur.

Pendant l’avent on médite le mystère de Dieu qui se donne comme ille veut, quand ille veut. Celui que j’ai dans le cœur, je le reconnais à un certain rapport à la surprise. Le Dieu qui me met le cœur en flammes passe son temps à défaire mes idées toutes faites, à refuser mes renoncements, à sortir ce que j’ai enterré, ille m’appelle à vivre à une vie vraiment vivante. J’imagine que cette idée est quasiment inaudible pour le commun des mortels tant l’Église et ses enfants de chœurs sont arc-boutés sur la conservation (des valeurs, de la morale, des pratiques) mais dans mon cœur Dieu demande de l’air, il passe son temps à me déterritorialiser, il m’apprend à accueillir ce qui vient pour ce que c’est, il m’apprend à me tenir sur la pointe du temps, où c’est frêle et puissant.

Dieu n’a pas de calendrier pour nous surprendre et nous demander d’être vivants mais mettons que l’Église a ménagé des ruptures dans le « temps ordinaire [2] ». L’avent, le carême sont des moments où on fait péter les murs dans nos cœurs pour lui faire une place à Lui et pour se laisser appeler, où on est, à être des vivants.

samedi c’était fou, électrique, on regardait twitter pour savoir ce qui se passait, affrontements à Bastille, barricade de sapins place Vendôme, le temps d’arriver tout le monde avait déjà disparu pour aller ailleurs, on sait pas où. j’arrivais avec l’idée de retrouver le comité Adama et les Queers VNR mais j’ai retrouvé personne, j’ai trouvé tout le monde, tout le monde un peu partout, qui parlait de sa colère, qui criait, qui marchait, qui regardait. à Opéra j’ai croisé environ 200 personnes qui partaient sur les boulevards en direction de République. quand j’ai rejoint la rue de Rivoli c’était l’attente, la bagnole de flic brûlait en grosses flammes et fumée noire à l’angle de la place de la Concorde. des gens ont dit « au Louvre » et c’est parti au Louvre. tout le monde était partout sans itinéraire politique à déclarer, avec tout le possible entre les bras.

Si Dieu non plus ne déclare pas son itinéraire c’est que la vie ne prend pas des voies intelligibles [3]. La vie surprend quand elle jaillit et ici elle jaillit d’autant plus fort qu’elle a longtemps été comprimée, dans des horaires de travail, dans le décompte de la performance, dans des impératifs sociaux, dans chaque sous qu’on économise, dans la honte de ne jamais « réussir ». Et si je parle théologie, que je m’arrête sur un mot aussi large que « la vie », c’est que la question des taxes est derrière nous et que c’est la question de « la vie qu’on nous fait vivre [4] » qui met le feu. Le gouvernement peut bien faire des moratoires et reculer, on joue maintenant sur un autre terrain, celui de la vie et de vouloir vivre une vie vivante [5]. Pas la vie absurde du travail, de la production, de la carrière mais celle qu’on voudra bien inventer et qui est encore sans visage. Les journalistes sont en panique, les politiques nous demandent de nous calmer mais pardon, c’est notre vie qui est en jeu et ces derniers jours on est vivant.e.s plus qu’on ne l’a été parfois les dix, vingt dernières années de notre vie, à l’intérieur de nous ça brûle !

la prière c’est ce que je connais de plus proche de ce moment qu’on vit où tout est là et tout est possible. quand tu pries tu te tiens sur le rebord du temps, à la rencontre de ce qui est là et que tu ne connais pas, à la rencontre de ce que tu n’as pas encore pensé, au plus proche de tes émotions, mais décentrée aussi, comme dans une position stratégique. t’es dans ton cœur profond (un peu au niveau de l’estomac en ce qui me concerne) dans un endroit où tu es aimée et à partir duquel tu peux faire des trucs audacieux, sortir de tes retranchements, être surprenantes.

j’adore ça prier. c’est gratuit et quand t’en sort t’es prête à aimer le monde, t’es prête à te battre, à être libre, à dire non. c’est un endroit où tu es aimée parce que tu existes, tu existes et c’est merveilleux. Dieu s’en fout de tes « expériences professionnelles », de ton CV, de ton allure, de ta flexibilité, de ton salaire, ille t’aime et à son contact j’apprends à faire taire la norme sociale pour laisser parler mon désir. ça me rend socialement ingouvernable. bizarre dis comme ça mais la prière c’est un des terrains de mon émancipation.

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En Europe, l’avent se passe pendant les jours les plus courts de l’année, il fait noir tout le temps. C’est déprimant et prophétique : il faut qu’on décille le regard. Le Jésus dans la crèche nous apprend à déplacer notre point de vue au niveau de la paille, à porter attention aux événements qui sont étouffés par notre rapport élitiste à l’Histoire. Et ça sort, dans toutes les bouches. On raconte son histoire dans la rue, on occupe les ronds-points avec son histoire, on met son histoire et son ambulance en travers de la circulation, de l’impératif de circulation où faut que ça avance que ça bouge que ça produise. on sort son vécu de la sphère domestique et privée et on en réalise la dimension politique [6]. On réalise que c’est pas juste mon histoire à moi, les fins de mois et la sensation d’être « coincé entre l’objectif inatteignable de devenir trop riche pour ne plus avoir le souci de l’argent, et la réalité permanente du risque de dégradation sociale [7] ». C’est pas juste moi qui galère à trouver un boulot bien payé, des horaires décents, à avoir des congés, qui me réveille la nuit en pensant à l’argent. Cette réalité est produite, produite par un monde qui fait des vies intenables et d’un coup la fatigue nerveuse c’est plus ma faute, c’est pas moi qui suis pas assez solide ou pas taillé.e pour la réussite. Et cette précarité sociale mise en commun c’est ni une fatalité sociale, ni une malédiction personnelle c’est un front de lutte. C’est ça le trick du bébé dans la crèche : Dieu ne s’intéresse pas aux puissant.e.s, en tout cas pas à leur puissance. S’il est venu dans nos corps c’est pour nous rejoindre là où c’est fragile et que cet endroit soit l’espace d’une libération.

« Il est né le divin enfant, jour de fête aujourd’hui sur terre, il est né le divin enfant, chantons tous son avènement. » Le Christ est né en contexte d’oppression, la Palestine occupée par les Romains, et beaucoup de gens l’ont vu comme un messie politique qui allait mettre l’occupant dehors. C’est pas ça qu’il a fait. Le Christ nous apprend à ne pas attendre le grand soir. Même si on fait tout tomber, Macron, l’ISF, l’économie, la ve république, si on invente autre chose, yaura toujours un matin après le soir où il faudra tout commencer, tous les matins seront un matin pour commencer et c’est certainement ça qui nous gardera vivant.e.s. Celui qu’on attend de voir naître dans la crèche c’est pas celui qui va tout régler d’un coup de baguette magique, c’est pas le père noël, c’est celui avec lequel on va pouvoir s’attaquer au défi d’être vivant.e.s, de continuer à être vivant.e.s ensemble dans le temps et de construire un monde qui nous le permettra.

Marion Sénat

[1René Lapierre, Renversements : l’écriture-voix, Montréal, Les Herbes rouges, 2011, p. 162.

[2La liturgie catholique se sépare en différents temps, les temps particuliers (avent, carême, temps de pâques) et tout le reste du temps qui s’appelle le « temps ordinaire ».

[3À l’inverse du capitalisme qui pour sélectionner, rendre plus performant.e, faire circuler, a besoin que les choses, les personnes et les situations soient intelligibles.

[4« Le contenu véritable d’Occupy Wall Street n’était pas la revendication, collée a posteriori sur le mouvement comme un post-it sur un hippopotame, de meilleurs salaires, de logements décents ou d’une sécurité sociale plus généreuse, mais le dégoût pour la vie qu’on nous fait vivre. Le dégoût pour une vie où nous sommes seuls, seuls face à la nécessité, pour chacun, de gagner sa vie, de se loger, de se nourrir, de s’épanouir ou de se soigner. » Comité Invisible, À nos amis, édition pirate, 2014, p. 47. Résonne aussi : « alors maintenant, je les vois partout, ils sont là, ils nous touchent, les pires des salauds que tu peux imaginer, et qui nous font la vie qu’on a […]. » Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Paris, Minuit, 1988, p. 17.

[5Leslie Kaplan, Les Outils, Paris, P.O.L, 2003, 340 p.

[6« Celui que l’on ne veut pas reconnaître comme être politique, on commence par ne pas le voir comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu’il dit, par ne pas entendre que c’est un discours qui sort de sa bouche. […] Pour refuser à une catégorie, par exemple les travailleurs ou les femmes, la qualité de sujets politiques, il a suffi traditionnellement de constater qu’ils appartenaient à un espace “domestique”, à un espace séparé de la vie publique et d’où ne pouvaient sortir que des gémissements ou des cris exprimant souffrance, faim ou colère, mais pas de discours manifestant une aisthesis commune. Et la politique de ces catégories a toujours consisté à requalifier ces espaces, à y faire voir le lieu d’une communauté, fût-ce celle du simple litige, à se faire voir et entendre comme être parlants, participant à une aisthesis commune. Elle a consisté à faire voir ce qui ne se voyait pas, entendre comme de la parole ce qui n’était audible que comme du bruit, manifester comme sentiment d’un bien et d’un mal communs ce qui ne se présentait que comme expression de plaisir ou de douleur particuliers. » Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004, p. 243‑244.

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