« Pour un déconfinement néolibéral »

Ce qu’Emmanuel Macron n’a pas dit lundi soir

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Ce texte complète, dans l’après-coup du discours présidentiel, un texte de pré-vision, qui anticipait ce discours, Pour un déconfinement néolibéral, Lundi Matin 238 du 13 avril 2020.

Commençons par un résumé du discours du président :

Déconfinement progressif le 11 mai ;
Réouverture progressive des crèches et des écoles : nos enfants doivent pouvoir retrouver le chemin des classes.
Mais les lieux rassemblant du public, comme les bars et les restaurants, resteront fermés.
Cette date du 11 mai sera celle du retour au travail pour le plus grand nombre.
À condition que les règles sanitaires soient respectées (y compris dans les écoles : la distanciation restera une règle jusqu’à la découverte d’un vaccin).
Devront, par contre, restées confinées les personnes âgées.
Le 11 mai nous serons en capacité de tester toute personne présentant des symptômes ; mais tester l’ensemble de la population n’aurait aucun sens (rires en coulisses) [1].

Notons le silence sur l’Europe, la gestion de la dette, et les conflits sociaux à venir.

Regardons alors les titres des journaux de ce mardi 14 avril au matin : Espérance, 11 mai le premier jour de l’après, Ouf ! Soulagement.
Comme on pouvait s’y attendre, les journaux n’ayant guère l’esprit critique (mettons à part Médiapart) et les journalistes encore moins, tous les journaux matinaux sont tombés (volontairement) dans le piège tendu, et qui a exigé plusieurs jours de consultations.

Nous pouvons donc en arriver au piège.
Et, plus précisément, à la grande arnaque du déconfinement pour motifs économiques (relire pour un déconfinement néolibéral, LM 238).
Notons d’abord la (pré)vision prophétique du premier article (toujours noté premier article) sur le déconfinement néolibéral.

Premier article où il s’agissait de pré-voir le discours du président, d’anticiper les thèmes abordés ainsi que la logique du déconfinement néo-libéral « quoi qu’il en coûte » (en risques sanitaires).
Maintenant que l’oracle présidentiel a été proféré, il convient de l’analyser comme « grande arnaque » : un tour de prestidigitateur.
L’art du prestidigitateur est de détourner l’attention.
Un prestidigitateur n’est pas un magicien ; c’est purement et simplement un escroc qui exerce avec art.
Le déconfinement est une escroquerie de prestidigitateur.
Le confinement était ressenti comme une lourde peine quasiment d’emprisonnement.
L’annonce d’une « remise de peine » a paru porter un nouvel avenir et, en soi, un nouveau monde, déconfiné.
Ah, l’espérance, combien de stupidités propageras-tu !
L’annonce présidentielle a apporté un tel soulagement et porté une telle perspective que le détail de son contenu a été rendu invisible.
L’art du prestidigitateur est de détourner l’attention, ici par le ouf de soulagement, pour agir à côté, hors des regards fascinés par l’espérance (le piège à cons ordinaire, utilisé par tous les détrousseurs de bourse).
Quel est le véritable problème du déconfinement (à part déconfiner, justement) ?
Problème évacué par le tour de prestidigitation et par le « lâche soulagement ».
Le problème est simple : l’épidémie ne sera ni « vaincue » rapidement ni ne sera vaincue à la mi-mai : il faudra vivre avec, selon un calcul de risque assurantiel (présenté dans le premier article).
L’immunité du groupe national (français) est, pour l’instant et avec les moyens mis en œuvre, indéterminable : rappelons la plaisanterie présidentielle, tester l’ensemble de la population n’aurait aucun sens (toujours le même problème que celui des masques, puisqu’on ne peut pas tester, faute de moyens, décidons que c’est inutile).
Le déconfinement va donc s’opérer dans l’incertitude absolue.
Incertitude réduite par un calcul de risque un peu cavalier (toujours le premier article).
Nous entrons donc directement, grâce à ce déconfinement hasardeux, dans une gestion économique du risque, gestion qui s’impose à tous et surtout à ceux qui seraient « soulagés », ne supportant pas ou plus le confinement quasi carcéral.
Gestion du risque dont témoigne la décision de maintenir fermés, après déconfinement pour motif économique, les lieux de rassemblement, les cafés, les restaurants, etc.
Pourquoi maintenir fermés les restaurants mais ouvrir les crèches et les écoles ; mais pas les universités !!
Toute personne concernée sait qu’une crèche ou qu’une école primaire est un « cluster » infectieux, un rassemblement de « moutards » qui ont la goutte au nez, un foyer de propagation épidémique proprement évangélique.
Mais, toujours analyse statistique du risque, ces « moutards » et leurs parents, s’ils sont suffisamment « jeunes », ne présentent pas de risque significatif.
Il faut donc courir le risque.
Mais le retour à l’école à la mi-mai est bien prématuré et dangereux : on ne sait pas qui est immunisé ou ne l’est pas.
Nous sommes face à une loterie ; à gérer comme une loterie.
Quitte à éloigner systématiquement les grands-parents, maintenus plus longtemps en confinement (toujours relire le premier article), ou encore les parents ou les nounous s’ils (ou elles) sont âgé(e)s.
Pourquoi courir un tel risque ?
Pourquoi une telle absurdité ?
Maintenir fermés les lieux de rassemblement mais rouvrir les écoles, qui sont les pires lieux d’infection ?
Tout enseignant pourra en témoigner, tout grand parent peut s’en souvenir (des « rhumes de crèche » si désagréables).
Pourquoi alors ?
Pour des raisons économiques évidemment.
Car il s’agit bien de remettre au travail.
Et, sans doute, dans des conditions fortement dégradées (tournons nos regards vers la Chine).
Comme expliqué, toujours dans le premier article, pour que les parents puissent « retourner au travail » ou plus « récupérer » le moment de l’arrêt (des grandes vacances) il faut que les enfants soient gardés.
« Quoi qu’il en coûte ».
L’arnaque du présidentiel prestidigitateur se dédouble en une hypocrisie méchante.
Bien loin de présenter le retour à l’école comme une nécessité (dangereuse)
pour la production, libérer les parents pour leur permettre de travailler plus, ce retour est présenté comme un acte grandiose de magnanimité envers les pauvres familles et les familles pauvres, celles qui ont été « perdues » ou qui ne sont pas entrées dans le flux innovateur du « télé-enseignement » ou de l’enseignement du futur (sans classes ni professeurs).
Alors, encore une fois, qu’il ne s’agit de rien d’autre que de remettre l’économie en fonctionnement et avec turbo si possible : ah ! toutes ces dettes à rembourser !
Comme nous l’avons expliqué dans le premier article, le gouvernement néolibéral joue de et sur la peur, stratégie du choc, effet Katrina, joue de la peur de la grande crise économique, du chômage, des faillites, et de l’incapacité à l’auto-organisation (coopérative).
D’où le lâche soulagement.
Ouf, une perspective de reprise.
La communication gouvernementale a été très erratique. Annoncer les prolongations de confinement par étapes a été une erreur « psychologique » ; qui a pu susciter panique et psychose, de la guerre longue dont on ne voit pas la fin.
Mais désormais, la communication de crise a été reprise en main, avec le thème inusable (et aliénant) de l’espérance (ce thème religieux si éculé).
Il fallait porter sinon de l’espoir au moins une perspective (de fin « eschatologique »).
Et même annoncer, mais en virtuel, de grands changements, potentiels.
Mais lesquels ?
Macron comme élève des écoles religieuses !
Les uns après les autres, Chine, Italie, Espagne, tous les États viraux centraux, ne parlons pas des miraculés du virus, Pays-Bas ou Allemagne, tous se remettent au travail. Comme avant, ou pire.
Qui pouvait croire à un « après » fantastique !
Une interruption de l’économie, si jouissive soit-elle pour certains, si inquiétante soit-elle pour d’autres (il faudrait reprendre le thème des luttes des classes au temps du coronavirus), cette interruption est, finalement, un désastre pour tous.
Désastre dont la réparation sera immensément coûteuse.
En résulte, déjà, bien avant le déconfinement économique, un débat violent sur le thème : qui paiera ? (Toujours les luttes des classes).
Qui paiera ? Comme lors de la dernière crise de 2008 ou comme pour les Grecs ? Toujours l’effet Katrina.
La structure ordo-libérale de la communauté économique européenne (CEE sous domination allemande) exclut que « la réparation » des dommages économiques de l’épidémie puisse se faire autrement que par un accroissement de l’austérité [2].
Le dogme ordo-libéral n’a pas souffert du virus !
L’absence totale de « solidarité européenne », le jeu exacerbé de la compétition entre les nations ou les systèmes nationaux (fiscaux, par exemple, l’absence d’unification fiscale étant calculée pour exacerber la compétition), dans la CEE, il n’est pas innocent que les Pays-Bas soient à la fois un paradis fiscal et l’État qui a le plus refusé la demande de « solidarité », dans la concurrence fiscale tous les coups sont permis, surtout profiter du malheur du concurrent, tout cela implique que « la désinflation compétitive », l’austérité salariale, l’oppression au travail sous menace virale, tout cela doit être renforcé.
Il est impossible que l’économie s’arrête davantage « quoi qu’il en coûte » d’un point de vue sanitaire.
La mise à l’arrêt de l’économie, le confinement, la distanciation de protection, tout cela était le signe de l’immense humanité du gouvernement.
Mais l’humanité, comme la charité, a des limites (économiques).
Et comme tous les confinés se sentaient menacés par cette crise économique (plus que par la pandémie), comme tous avaient plus peur de la crise économique que de la menace virale (ah, les pauvres restaurateurs), comme aucun des confinés, en dehors de belles chansons printanières, n’imaginait un « après » autre qu’un « avant », sans doute détérioré, mais enfin avec du boulot, l’annonce présidentielle a diffusé partout le bonheur (et un bonheur orwellien).
Après le ouf gouvernemental (relire la fin du premier article) arrive le ouf travailleur.
Enfin nous allons pouvoir repartir au travail !
Et bientôt, et de nouveau, montrer que les cafés et les restaurants (la restauration) sont les lieux principaux de la « résistance » à l’adversité ; comme après les attentats.

[1Pour plus de détails, lire l’article d’Ellen Salvi, Médiapart du 14 avril 2020, Macron promet la sortie de confinement, mais ne donne aucune garantie.

[2Sur cette question du carcan européen sous dogme ordo-libéral allemand, voir Yanis Varoufakis :
The European Union is Determined to Continue Making the Same Errors it Made after 2008, Jacobin interview, The Jacobin, April 12, 2020 ;
The EU’s new coronavirus relief deal is a gift to Europe’s ennemies, The Gardian, April 13, 2020.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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