Notes chiapanèques

Par Joseph Andras

paru dans lundimatin#133, le 12 février 2018

Joseph Andras est un écrivain français. En 2016, il a reçu le prix Goncourt pour son premier roman De nos frères blessés, prix qu’il a cependant refusé ainsi que la dotation qui l’accompagne. Il expliquait alors qu’à ses yeux « la compétition, la concurrence et la rivalité sont (...) des notions étrangères à l’écriture et à la création. » Il précisera plus tard : « Je ne pouvais l’accepter [le prix Goncourt], par simple souci de cohérence, et laisser s’"institutionnaliser" ce récit et les idéaux portés par les personnages. » De nos frères blessés raconte l’histoire de Fernand Iveton, communiste pied-noir, guillotiné le 11 février 1957.

C’est depuis les montagnes du Chiapas au Mexique qu’il nous a joint pour nous proposer la publication de ce récit de voyage.

Nous cheminons sous un ciel blanc dans les pas d’une jument et d’un paysan. La première porte nos sacs à dos, sanglés à la selle, le second un chapeau sur la tête et un talkie-walkie à la ceinture. Semelles et sabots s’enfoncent parfois dans la terre, humide d’une pluie de peu ; quatre fils électriques fendent une nature de toujours. Les monts capturent l’œil de leurs verts sourds. Deux chiens nous accompagnent et d’autres aboient sur notre passage. D’une rangée de maïs, un indigène nous salue – c’est bien le nom d’usage, ici, malmenant nos oreilles de Français, Code colonial oblige, le nom que les premiers concernés revendiquent pour se dire au monde après que ce dernier avait cru bon, les ayant « découverts », de les appeler Indiens.
La communauté à laquelle appartient ce paysan, rencontré au point de rendez-vous en amont fixé, se dévoile au terme d’une heure et demie de marche. Quelques toits de tôle, d’abord, un sentier de caillasses abrupt puis un terrain de basket-ball en guise de placette – c’est à quelques enjambées, dans un hangar aux couleurs de l’Armée zapatiste de libération nationale, l’EZLN, que nous logerons les quinze prochains jours. Un grand portrait d’Ernesto Guevara (« Hasta la victoria siempre »), écaillé à hauteur du regard, et un buste d’Emiliano Zapata («  Tierra y Libertad »), un fusil dans la main droite, encadrent la porte de bois et d’entrée, déglinguée, quoiqu’entravée d’une chaîne. « Justicia - Libertad - Democracia  », lit-on en façade, larges lettres capitales blanches sur fond noir troué d’une étoile rouge. Les quatre fenêtres, disloquées, ont des faux airs de meurtrières. L’homme nous tend une clé puis sa main pour nous saluer. « Compañeros.  » Camarades – ce mot n’en finit pas de me saisir, le seul, sitôt prononcé, à faire d’un inconnu son prochain.
Nous posons notre paquetage sur la dalle de béton après avoir remercié l’animal, coupables, pour l’aide qu’il nous offrit sans l’avoir désiré. La salle est vaste, haute sous un plafond rampant. Des chaises semblent à tort attendre de trop rares visiteurs. Trois autres pièces, petites, composent le lieu : une sorte de cuisine sans électricité, une salle d’eau à l’abandon et un sordide coin toilettes. Nous nous partageons l’espace (Jules P. prend l’estrade au fond, moi le milieu et la table en bois) puis déroulons nos duvets sur le sol, entassons nos bouquins et nos carnets de notes – voilà un mois que nous séjournons dans l’État du Chiapas, au Mexique. Aux murs de la pièce, les traces, dessinées ou peintes, d’anciens volontaires de la Brigade d’observation civile, non-étatique, qui nous amène à notre tour ici : « Free Palestine », des emblèmes zapatistes, d’autres de l’ETA ou de l’anarchisme.
La nuit tombée, la Commission – quatre camarades indigènes – nous rend visite afin de nous souhaiter la bienvenue et répondre à nos éventuelles questions pratiques. La communauté compte trois épiceries (assez pour acheter de quoi cuisiner au feu de bois, dehors, dans un cabanon prévu à cet effet) et nous prenons acte des dissensions politiques ou partidaires internes comme des limites géographiques à ne pas franchir. Un villageois, zapatiste, fut naguère abattu par des paramilitaires ; c’est l’une des raisons de notre présence : assurer quelque trop modique solidarité internationaliste, prendre des notes sur la situation, témoigner en cas de heurts, rédiger un rapport sur les droits humains. Les compas [1] montent la garde en continu et communiquent, d’un bout à l’autre de la communauté, par émetteur-récepteur radio mobile.
Un réverbère éclaire les abords de notre logis. Des chiens, gueule fine, étiques et affamés, y hasardent quelques pas. Craintifs tout d’abord, queue basse, filant pour si peu, puis dormant non loin de nous au gré des jours et, plus encore, de la nourriture que nous leur fournirons. L’un d’eux, émouvante femelle aux mamelles creuses, protège deux ou trois chiots qui ne s’aventurent guère plus loin que le terrain de sport.
Ce premier soir, la lune est ronde, dragée haute dans l’acide noir.
Les bêtes s’en vont hurler pour elle, lointain souvenir d’un sang de loup ; des grillons font leur la nuit, peuplée, stridulée. Allongé, la tête enfoncée dans ma veste de treillis roulée, je lis les mémoires de Margarete Buber-Neumann, déportée en Sibérie soviétique à la fin des années 1930 – l’échec du communisme de caserne ne signe pas la fin de l’émancipation du vivant, seulement la nécessité de repenser la question du pouvoir d’à peu près fond en comble : le zapatisme s’y essaie, justement, depuis le mitan des années 1990…

***

J’avais retrouvé Jules dans une communauté, une autre, non-indigène et libertaire. Ses membres – une vingtaine de jeunes femmes et hommes de tous horizons, ou presque – pratiquaient la méditation et l’autodéfense : repas le plus souvent en commun, dortoirs, quelques animaux, deux ou trois gosses.
Nous nous étions rendus à l’Université de la Terre, fief citadin et intellectuel du zapatisme au sud de San Juan Chamula ; j’avais parcouru la bibliothèque – de l’espagnol, de l’anglais, du français ; du Zola, du Breton, du Sartre, du Gide, du Maïakovski, du Althusser et du Tintin –, écouté une chorale mixte saluant la mémoire des indigènes assassinés par le pouvoir (les paroles semonçaient « l’hydre capitaliste du gouvernement », exhortaient à défendre « la patrie » et à protéger la « Terre-Mère » que l’on ne saurait vendre) et discuté avec une féministe kurde de passage sur le continent. Des fresques, aux murs ; des photographies de Gandhi et Mandela ; des drapeaux noirs flanqués de l’étoile rouge ; un hommage au penseur écologiste Ivan Illich.
Jules avait croisé un vieux barbu qui jurait avoir, un jour, été pris en stop par Mesrine sur les routes de France ; j’avais eu d’aimables échanges, dans quelque cuisine carrelée de San Cristóbal de Las Casas, avec un candidat de Podemos persuadé que la gauche radicale se coupait du grand nombre en s’enfermant dans ses codes, ses marqueurs, ses mots d’ordre et sa mythologie. Nous avions dans une auberge passé plusieurs soirées en compagnie d’une anarchiste allemande travaillant aux côtés de femmes battues, dont, la honte m’étreint, le prénom m’échappe en écrivant ces lignes : grande brune aux cheveux ras, yeux d’un bleu rare. Elle m’avait parlé du Comité invisible et moi de Rosa Luxemburg ; elle avait loué la nécessité de multiplier les zones autogérées, anti-étatiques et horizontales et moi les possibilités parallèles de mobiliser de plus amples strates de la population : nous avions pu, cela va de soi, nous renvoyer au nez nos vanités nationales historiques et réciproques.
« Le zapatisme est un petit mouvement, qui n’intéresse pas le Mexique », nous avait assuré quelque habitant de la capitale culturelle du Chiapas, la « ville vampire » aux murs constellés de pochoirs représentant les prisonniers politiques et de slogans fraîchement tracés par le Front national de lutte pour le socialisme : « Halte à la paramilitarisation », « Solidarité avec les détenus », « La santé est un droit, pas un luxe », « Halte au terrorisme d’État », « Des médicaments pour le peuple »… Une femme de Mexico, interlocutrice occasionnelle du sous-commandant insurgé Marcos – connu sous le nom de Galéano depuis son auto-dissolution en mai 2014 et son retrait de la direction de l’organisation révolutionnaire –, n’en jurait pas moins : « Le zapatisme n’est pas une guérilla de plus ; ils ont construit une réelle autonomie. C’est une contagion silencieuse, depuis quelques années. Le gouvernement ne peut pas rentrer sur leurs terres. »
Nous avions rencontré une peintre dont les œuvres contribuent à forger l’identité visuelle si singulière du mouvement, une Chilienne en exil, incarcérée sous la dictature de Pinochet, et croisé quelques soldats de l’Armée zapatiste, illustres cagoules et tenues au cordeau, puis séjourné dans un caracol – l’un des cinq centres organisationnels que compte, dans les montagnes, le zapatisme dans le Chiapas. « Para todos todo, nada para nosotros », indiquait un panneau à l’entrée, face à la guérite et la barrière rouge et noire en charge du contrôle des entrées : « Pour tous, tout ; pour nous, rien », salutaire devise qui forcerait le sourire de nos parlementaires. Celles et ceux qui montaient la garde, sans armes, portaient des passe-montagnes ou des foulards. Les journalistes de la presse dominante sont, on le comprend, interdits d’accès : l’organisation eut à pâtir de leur improbité rétribuée. La Junta de Buen Gobierno, la Junte de bon gouvernement, supervise la gestion des municipalités autonomes : les postes sont temporaires, rotatifs et non rémunérés – la politique ne saurait être une profession. Celle qui accepta notre demande revendique d’être « le cœur central des zapatistes face au monde ».
Chaque jour, nous mangions – des haricots rouges et des tortillas, pour l’essentiel – sous le portrait d’Abdullah Öcalan, leader du PKK embastillé par l’État turc, et dormions dans des lits superposés que l’usage dirait peu ou prou « de fortune ». En zone zapatiste, l’alcool et les drogues sont prohibés, de même que l’usage de pesticides. Les fresques recouvrant chaque bâtiment donnaient à voir les figures nationales, le maïs sacré, Frida Kahlo, la rébellion contre l’ordre néolibéral, l’escargot totémique (symbole du temps à retrouver face à la modernité déferlante et l’hybris capitaliste, avatar de la lutte à construire pierre après pierre), l’incontournable Che ou le combat des Afro-Américains. J’avais noté, amusé, ce slogan peint dans l’ombre d’un toit : « L’algèbre de l’éducation révolutionnaire est la dialectique ».
Nous avions longuement discuté avec quelques militants zapatistes, dansé – un peu et très mal – et assisté aux cours d’histoire anticapitalistes prodigués à la centaine d’élèves de l’internat, appelés « camarades » par leur « promoteur d’éducation ». « Nous marchons et le gouvernement ne sait plus vraiment comment agir », nous avait confié N., en espagnol et à visage découvert (comme le sont la presque totalité des zapatistes une fois franchie, hors rassemblements semi-publics, l’enceinte des caracoles). Le mystère quant à leur nombre est à dessein entretenu par la direction. « Un zapatiste naît tous les jours, impossible de savoir », avait confirmé notre interlocuteur, paysan et enseignant d’une trentaine d’années. N. affichait des pommettes pleines, de sombres yeux creusant une face qu’une barbiche prolongeait en poils indécis. « Nous n’avons pas la possibilité ni le luxe de partir ou de voyager, car on n’a pas de sous et on doit construire l’autonomie. C’est difficile de vivre en communauté mais c’est ainsi. Nous sommes en guerre. Mais nous avons beaucoup d’espoir : les petits feront ce qu’on n’a pas su faire. Nos parents ne savaient pas lire et il n’y avait pas d’écoles. Beaucoup de bébés mouraient d’une simple fièvre. Le zapatisme a changé tout ça. »
En cette année 2018, le Congrès national indigène s’apprête à présenter une femme,
María de Jesús Patricio Martínez, aux prochaines élections présidentielles : une rupture, avant tout symbolique, avec le paradigme autonomiste jusqu’ici déployé (« La lutte pour le pouvoir est une lutte pour le mensonge », estimait Marcos en 2001). « On ne veut pas gagner les élections mais gagner des camarades », nous avait-on expliqué. « Oui, ça a choqué beaucoup des nôtres, cette nouvelle stratégie. Mais les Juntes n’en ont rien à faire de gagner des voix, on veut juste obtenir plus d’espace pour le peuple. La candidate est un prétexte. Nous continuons à penser que la lutte doit venir du bas : le gouvernement, l’éducation, la nourriture, tout ça doit venir des gens. C’est la conception indigène de la lutte. Les Mexicains au pouvoir ne sont pas mexicains. Ils utilisent le drapeau pour vendre le pays. Ils ne travaillent pas pour le peuple mais pour les intérêts, transnationaux, du capitalisme. Il y a deux Mexique : celui d’en haut et celui d’en bas. Le vrai est en bas. Nous sommes le Mexique profond. »
Le topographie zapatiste récuse en effet le découpage idéologique dont nous sommes coutumiers, entre une droite et une gauche que la morale et la pratique opposeraient ; le mouvement mexicain, longtemps par la voix du sous-commandant Marcos, parle de l’en haut et de l’en bas, des possédants et des gens du commun. Le paysan-enseignant avait insisté : il n’existe pas de différences profondes entre les deux camps institués – la gauche est une droite en retard, ou inversement. « Le zapatisme est né quand toute la gauche avait disparu. Nous sommes nés quand tout était mort. C’est pour ça qu’on nous a regardés comme ça : o n est arrivés comme une espérance. » À quoi cet homme rêvait-il, à terme ? « Un monde où on mange pareil, où on a les mêmes maisons, où personne ne meurt de faim quand d’autres ont trop à manger. Un monde où il n’existe ni centre ni périphérie. Un monde de la communauté, contre la vision capitaliste du monde, celle de l’argent et de la destruction, de l’individualisme et du pouvoir, du suicide et du patron. » Les zapatistes de langue tsotsil, une langue maya, usent d’ailleurs de deux termes différents pour désigner le « travail » : ámtel et kanal ; le premier renvoie au labeur non-salarié, au bénéfice de ses proches ou de la collectivité (le travail de la terre, de l’éducation ou de la politique) ; le second a trait au marché, au patron, à l’exploitation hiérarchique et la vente de sa force de travail. Lui-même, tout instituteur qu’il soit, n’est pas payé en sa qualité de militant zapatiste : « On sert le peuple. »
« Des gens viennent ici et croient que le zapatisme, c’est le paradis. Non ! Il y a des luttes, des choses à régler entre les gens. Et même avec soi-même. C’est un processus. Pour les femmes, par exemple, ce n’est pas toujours facile de s’extraire de la tradition. Mais les femmes passées par les écoles zapatistes sont bien plus autonomes. » Une zapatiste, justement, noirs cheveux raides, nez busqué et paupières appuyées, nous avoua : « Si tu permets la destruction de la Nature, tu permets ta propre destruction. Nous devons demander la permission à l’arbre avant de le couper. Toute chose est sacrée, pour nous. Les hommes, les pierres, les bêtes, tout. »
Nous avions obtenu l’autorisation – les étrangers étant soumis à d’assez strictes réglementations – de visiter l’hôpital du caracol, aux côtés de deux « coordinatrices de santé », farouches, à dire vrai, et ne parlant pas l’espagnol. Sur la façade, peints, Zapata tout en moustache, Guevara tout en sourire, une Vierge bigarrée et une combattante cagoulée armée d’un fusil. Un chien boitait, une femme allaitait son enfant le sein dévêtu. L’établissement de soins comptait un dentiste, un laboratoire d’analyses, une salle pour les radios, un bloc opératoire, six chambres, un service gynécologique et ophtalmologique. Seuls les zapatistes pouvaient en bénéficier à coût réduit ; les praticiens, eux aussi bénévoles, furent formés par la solidarité internationale. Un autel rendait hommage, avec force icônes, à la mère du Christ ; une fresque pédagogique rappelait aux usagers les règles d’hygiène élémentaires.
Un indigène jouait de la guitare, au loin, absorbé par la brume. Des travailleurs s’attelaient à quelque chantier à deux pas de l’église, à proximité des coopératives gérées par les femmes. Dans le modeste bureau de la Junte, auquel nul étranger n’a accès sans être escorté par son responsable attitré, une grande peinture du sous-commandant Marcos nous avisait – par ailleurs fort peu représenté, imperméable qu’il se dit à tout « culte de la personnalité ». Sur le bureau, cette inscription : « Mourir décemment, c’est mourir en insurgé. »

***

Le ciel en se couchant se blottit dans sa coquille de cuivre.
Assis à l’entrée du hangar échu à la Brigade, je songe au barrage qu’il nous fallut passer sur l’une des routes de la région – le taxi avait très simplement payé les activistes indigènes, non zapatistes, qui obstruaient la voie, découvrait-on dans le tract qu’ils avaient pris soin de distribuer à chaque véhicule, pour protester contre les atteintes aux droits humains dont ils se disaient l’objet – et à l’attroupement, ailleurs, plus tard, de villageois au bord d’un ravin que nous avions longé où venait d’être retrouvé le cadavre d’un homme assassiné.
Jules revient d’une marche à l’entour, la tête dans les nuages gris de sa cigarette.
Les jours passent, identiques, fil terrien d’un temps que l’Homme saisit encore, sans flux ni connectivité, données de masse ni traçage. Les membres « conscients » de la communauté – entendre politisés – se rassemblent chaque soir afin d’échanger sur l’organisation de leur village, partagé qu’il est entre catholiques et évangélistes, bénéficiaires des programmes de l’État mexicain et contempteurs résolus de ce dernier.
Un vent léger irrite les arbres. Deux dames âgées conversent au fond de leur jardin, un chien sur l’asphalte déguste un épi de maïs, un cheval hennit sans se faire voir, un scorpion file à travers le cabanon où nous soufflons sur les braises d’un feu trop capricieux. Un vieil homme – long nez coiffant une fine moustache grise, torse nu, jean, polo blanc jeté sur des épaules sans gras – nous convie chez lui, où baguenaudent quelques poussins ; il nous montre le portrait de son père, orné de l’ange Gabriel ; sa femme, visage d’airain fêlé coiffé d’un fichu duquel deux nattes dépassent, nous offre à dîner des haricots rouges et des cucurbitacées. Deux de leurs fils ont émigré aux États-Unis. Des larmes montent aux yeux de la mère, dans l’ombre portée d’un hamac, à l’évocation de la lutte menée par leur communauté, contre le gouvernement, les paramilitaires – dont on nous répète qu’ils s’entraînent non loin, là-bas, dans les montagnes – et les entreprises internationales lorgnant sur le secteur. « C’est une tragédie que je n’oublierai jamais », confie l’un des fistons, la vingtaine, à propos du dernier assassinat. La mère ôte son foulard, dénoue ses cheveux puis les tresse sous l’ampoule jaune. Des « Hallelujah » s’élèvent de l’église mitoyenne – le vieil homme rit.
Il me donnera, quelques jours plus tard, des racines pour apaiser une fièvre passagère : « C’est mieux que la chimie. »

***

Chez B., un des compas en charge d’encadrer la Brigade. Il ne quitte jamais son talkie et nous raconte s’intéresser, pas à pas, poco a poco, à ce que la gauche offre d’idées et de cadres théoriques : la lutte concrète, ordinaire, l’a mobilisé d’abord et avant tout. « Si Marcos appuie la candidate à la présidentielle, c’est qu’elle doit être bien. » B. improuve ceux des évangélistes de la communauté qui, sous couvert de « refuser les problèmes », ne s’engagent pas, puis tance les « opportunistes » qui consentent à l’argent de l’État en dépit de leurs critiques – il n’en faut pas moins vivre ensemble, avec « respect ». Le maire de la commune (« un salaud », lâche-t-il en s’esclaffant) fut autrefois « viré » : depuis, les habitants s’auto-gouvernent.
Les cafés fument et passe un chat.
Nous grignotons des tamales, pâte de maïs enroulée dans des feuilles de palmiers. Sa fille, moins de dix ans d’âge, dessine et entend bien étudier à l’avenir. B. nous conte une blague, interminable, que son épouse précise ou contredit, c’est selon, se coupant l’un l’autre, à propos du roi d’Espagne.

***

Le soleil ouvre une brèche d’une main molle, brumaille, nuages d’un rose fatigué du rouge qu’il porte en lui. J’observe longuement des fourmis affairées. Nous jouons aux échecs avec Jules, forts d’un plateau confectionné avec le couvercle de la poubelle des toilettes et de pièces taillées dans les pans de cartons qui font office de volets (je perds toutes les parties).
Un sachet d’oignons sur la table, un sermon religieux à la radio, deux ou trois poules sur le carrelage – nous discutons. « Moi, j’aimerais beaucoup être zapatiste. Mais la communauté accepte, dans sa majorité, les aides du gouvernement. C’est donc difficile d’imaginer une autonomie absolue, pour le moment : on n’a pas notre propre école, on n’est pas assez conscients », nous confie V. dans sa robe rouge, frange grise et dents d’argent. « J’aimerais aussi beaucoup me passer de pesticides, mais on ne sait pas. Personne ne nous a appris. » Un sourire, presque une moue dépitée. « Il n’y a pas de justice », conclut-elle.
Le départ approche – nous n’aurons, c’est heureux, aucun affrontement à consigner.

***

« En route vers la révolution socialiste », exhorte à notre retour l’un des murs de San Cristóbal, où campent des indigènes expulsés de leurs terres : bric-à-brac de tentes et de banderoles, un portrait, encore un, d’un Zapata assassiné il y a de cela un siècle. C’est ici, précisément, que 20 000 zapatistes masqués, silence et discipline, avaient défilé en 2012, poings levés face aux drapeaux de l’EZLN et du Mexique : « Vous avez entendu ? C’est le bruit de votre monde qui s’effondre. C’est celui du nôtre qui ressurgit. » Jules compte y rester quelque temps encore ; je gagne Mexico en autobus, songeant à Trotsky y tombant un jour d’août, crâne éclaté. Oui, à quand l’effondrement ?

Janvier-février 2018

[1Diminutif de compañeros.

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