Offensive d’Iran

Adreba Solneman

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

Pour comprendre l’importance et les enjeux du soulèvement actuel en Iran, il est nécessaire de se pencher sur ce qu’a été la « révolution iranienne » de 1979 et la contre-révolution qui l’a suivi. Or l’histoire de cette révolution est très mal connue en occident, nous pourrions même dire qu’elle a été sciemment incomprise tant elle échappait aux canons de la gauche de l’époque. Quelques-uns se sont néanmoins attelés à ne pas se satisfaire du prêt-à-penser qui vit dans l’insurrection un accès de violence barbare contre le progrès et une régression dans un totalitarisme arriéré. Nous pensons évidemment à Michel Foucault [1] mais aussi et surtout aux travaux de La bibliothèque des émeutes, collectif de théoriciens anonymes qui prirent la révolution iranienne comme point de départ de leurs recherches. Les auteurs ayant disparus et leurs ouvrages étant désormais introuvables, nous reproduisons ici un long extrait du magistral « Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979 » d’Adreba Solneman. Si le ton et le vocable peuvent parfois paraître agaçants, le contre-récit proposé est documenté et brillant.

Étant donné la longueur de cet extrait, nous en avons fait une version PDF facilement imprimable et téléchargeable ici.

A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979

1) Avant le 9 janvier 1978

Rien n’est plus rare, rien n’est plus mystérieux que la naissance d’une idée. La conscience, en effet, ne conçoit une idée qu’au moment de sa réalisation. Aussi l’origine d’une idée particulière, son germe, est-il toujours dans la spéculation. Elle vient de Dieu, disent les uns, d’une foule de hasards, de conditions, de circonstances, leur réplique-t-on ; pour d’autres, une idée est la propriété d’un individu, comme inhérente à sa naissance ; pour d’autres encore, l’idée est le mouvement de l’esprit se prenant pour objet ; enfin, ceux qui soutiennent qu’un simple regard peut détruire l’humanité font d’une idée l’orphelin et l’achèvement d’une rencontre, la vérité de l’amour.

L’idée dominante de notre histoire est la révolution iranienne. Une fois visible, elle était déjà visiblement dans toutes les têtes, et dans beaucoup de choses. Mais le moment et le lieu de sa genèse et de son origine sont encore à découvrir. La solution de l’histoire est la maîtrise du temps. Cette idée sera découverte en même temps que faite. Voilà ce qui nous sépare encore de notre but.

Selon leur point de vue, selon leur intérêt, les commentateurs font démarrer la révolution iranienne au début de l’humanité, dans la victoire de Cyrus sur Astyage, dans la défaite de Hoseyn à Karbalâ, dans la Constitution de 1906, dans le bref gouvernement de Mosaddeq en 1953. Par contre la plupart taisent l’insurrection de 1963, où l’âyatollâh Khomeyni fut propulsé, par la colère de la rue, à la tête du mouvement religieux d’opposition. Il est vrai que ce mouvement resta une péripétie iranienne, en grande partie parce que l’information occidentale était alors divisée entre admirateurs du Shâh et nostalgiques des amis du Front National de feu Mosaddeq, et que ’la classe moyenne les intellectuels et le Front National ne se sont pas seulement tenus à l’écart mais ont nettement pris partie contre le mouvement et les campagnes n’ont pas bougé’. Aussi le journal Le Monde estime-t-il alors tranquillement 150 victimes à l’issue d’un événement dont depuis, il semble généralement admis qu’il en a fait 10 000. Mais, si alors Khomeyni devient une star nationale, exilée en Irak pour la ténacité de ses protestations fin 1964 et que les chefs de la classe moyenne, des intellectuels et du Front National sont restés les mêmes depuis quinze ans, ceux qui font la présente histoire ne s’en souviennent plus : ils venaient tout juste de naître. C’est pourquoi tous, et je suis du nombre, ont laissé passer dans l’indifférence ou la myopie les premières manifestations de ceux qui ensuite les ont faites toutes. Car elles passaient vite, banales, sans fond apparent. Ce n’est qu’à partir du 9 janvier 1978 que le ton monte jusqu’à la tribune qu’il a failli faire effondrer.

Il faut donc revenir légèrement en arrière de cette date avec l’humilité de ceux qui ayant manqué le début ne le retrouveront pas de sitôt. En 1977, l’Etat iranien est gouverné par un despote qui se dit ’Roi des rois’. Sa ’cour’ se compose des chefs d’une armée équipée d’un matériel impressionnant, de gros financiers et de beaucoup de kitsch. Comme dans toute dictature, la cohésion est assurée par une police dite secrète, la SAVAK, qui concentre la haine et la peur, et décorée par un parti unique, le Rastâkhiz, qui concentre l’arrivisme et la corruption ; comme dans toute dictature, une opposition partagée entre la guérilla (fedayines, mojahedines et staliniens du Tude essentiellement) et la notabilité en exil (le Front National de feu Mosaddeq) ; une petite bourgeoisie moins bien en cour que la grosse, donc un bazar mécontent, une paysannerie bousculée par une réforme agraire qui ne l’a évidemment pas enrichie, donc une campagne mécontente, une urbanisation vertigineuse, donc des bidonvilles mécontents, un clergé qui perd sa prééminence éducative et culturelle, donc mécontent.

Le 7 août, le Shâh sacrifie son Premier ministre Hoveydâ à cette accumulation de nuages (qu’en gestionnaire on prononce crise économique) en le remplaçant par Amuzegâr. Le grognement, sourd, continue. Toute l’année, la police est obligée de livrer aux ex-paysans qui squattent la périphérie de Téhéran des combats qui dégénèrent en émeutes, encore anonymes, déjà meurtrières. Du 1er au 4 octobre à l’université, le 7 et le 9 octobre à Rey et Qom, des manifestants et des pèlerins, réclamant le retour d’exil de l’âyatollâh Khomeyni sont chargés sans mesure. Les 15, 16 et 21 novembre, c’est la SAVAK elle-même qui se charge de la voirie sociale, alors qu’au même moment le Shâh est attendu à Washington, d’un côté par Carter, de l’autre par des compatriotes exprimant vigoureusement son impopularité (124 blessés). Le 7 janvier, le journal pro-gouvernemental Ettelâ’ât publie un article où l’âyatollâh Khomeyni est traité d’agent de la Grande-Bretagne et d’homosexuel. Le lendemain, 10 000 étudiants en théologie descendent dans les rues de la ville de Qom, sincèrement déterminés à mettre en évidence ce qu’ils pensent de la calomnie. Le 9 janvier, aussi bien à Qom qu’à Mashhad, Ahvâz Shirâz, Kermân, Esfahân, on compte les morts.

Rien dans ce début qui justifie l’extraordinaire de la suite. Mais, plus vite que dans le monde, l’ambiance générale en Iran avait changé. La marchandise réussit dans cet Etat une percée particulièrement brutale et insolente ; brutale en proportion du taux de croissance accélérée du prix du pétrole, insolente en ce que ces profits soudain immenses furent investis en armement ampoulé, en projets industriels pompeux, et surtout dans un luxe tapageur, qui augmente autant la soif de richesse que l’impuissance à s’enrichir, la fascination que la répulsion, la séparation que la rage à communiquer, le désir de liberté et l’angoisse devant cette liberté et ce désir.

La morale, devant cette explosion, est déchirée. La corruption se généralise. La prostitution devient modèle d’Etat. La honte et la colère des pauvres, devant leur impuissance, quand la richesse s’accroît si près d’eux, se retourne contre le tyranneau, futile, auto-satisfait, ignorant, vulgaire, prostituant l’Iran à la marchandise, à laquelle il est lui-même prostitué. Pour ce maquereau-putain, qui voulait ancrer son ignoble commerce plus de vingt siècles plus tôt, bien avant le Moyen Age musulman, dans l’Empire perse, ce modèle d’avachissement par le luxe, il était symptomatique de reprocher à l’austère et intègre Khomeyni d’être ce qui rendait l’Iran et lui-même répugnants : vendu à quelque puissance étrangère et pervers.

Comme quoi, la profusion des prétextes, l’intensité du débat et la profondeur des vues ne dépendent que de la profusion, l’intensité et la profondeur de l’aliénation. C’est l’aliénation, pour et contre laquelle les révoltés modernes commencent et soutiennent des guerres civiles.

C’est l’aliénation qui a fait commencer celle d’Iran d’une manière obscure, l’a poussée au-delà du point où une SAVAK est plus haïe que crainte, bien au-delà de la déchirure de l’Etat et du spectacle, jusqu’au point où elle a perdu son immense objet.

2) Du 9 janvier au 4 septembre 1978

L’émeute du 9 janvier à Qom a engendré un mécanisme unique dans l’histoire des révolutions modernes : 40 jours après une manifes-tation survient une nouvelle manifestation, qui est le deuil de ses morts. L’Etat est obligé de faire de nouveaux morts. Car si organiser une manifestation pour un lendemain est facile, tenir plus d’un mois l’indignation et la colère contre l’intimidation, l’oubli et la peur, est fort rare. Mais si un tel défi a lieu, il faut décourager de pareils obstinés, ou renoncer soi-même au pavé, car le deuil des victimes de l’Etat, ils veulent le transformer en Deuil de l’Etat. Les nouveaux morts sont alors les premiers organisateurs de la prochaine manifestation, 40 jours plus tard.

C’est une rare situation, où les vivants sont si dangereux qu’il faille les tuer, et où ces morts multiplient ces vivants. D’un côté, une armée qui se renforce avec ses morts comme dans une partie de Djambi, qui devient brave jusqu’à la folie, déterminée jusqu’à la ferveur, joyeuse jusqu’à l’enthousiasme, passionnée, passionnante, intelligente, en un mot invincible ; de l’autre, le moral fléchit quand tout est retourné contre soi, gestes, discours, aveux, et les désertions se multiplient au fur et à mesure qu’il faut tirer avec des mitraillettes sur des invulnérables, sur des esprits. Car c’est l’esprit de vengeance et de liberté pratique, le retour du Weltgeist (sans cheval), qui, même hors des cycles de 40 jours, va partout fonder des prétextes à noise, pillage et fêtes, multipliant en retour les cycles jusqu’à ce que tout instant et chaque jour soient comme ce 9 janvier 1978.

40 jours après l’émeute de Qom, c’est le Samedi Noir de Tabriz, où les insurgés ont tenu la ville pendant presque 24 heures. Même le gouvernement reconnaît 10 morts, ce qui est une fraction de la vérité, c’est-à-dire un mensonge ; 40 jours après Tabriz, journée de deuil et grève générale prévues pour le 30 mars ; dès le 28, tout le pays en émeute, surtout à Yazd, où l’opposition parle de 25 morts, ce qui peut être aussi bien exagéré que sous-évalué, parce que l’’opposition’ se trompe sur ses intérêts, et cherche à tromper les autres sur les leurs, comme si elle les connaissait ; le 9 avril, la mesure de la menace réelle est révélée par les partisans du Shâh, qui descendent dans les rues, 300 000, et forment des comités d’autodéfense. Mais en acceptant la rue comme tribune, on n’endigue plus le désordre, on le grossit. Fin avril, les universités sont soulevées, on n’attend plus les jours de deuil pour les multiplier ; puis 40 jours après Yazd, dans cette même Tabriz, à Qom et enfin à Téhéran, l’Etat remporte ses premières victoires inutiles : c’est le 7 mai. Le 9, le Bâzâr est en grève, Qom brûle, insurgée ; le 11, l’armée tire sur une manifestation dans le Bâzâr de Téhéran, le Shâh ajourne un voyage en Bulgarie (il a pris froid), la presse se voit interdire de parler des manifestations (elle a pris chaud) ; le 15, assaut et prise de l’université de Téhéran par la police. Le 6 mai déjà, Khomeyni avait fait au ’Monde’ cette effroyable prédiction : ’c’est le début d’une gigantesque explosion aux conséquences incalculables.’

La journée du 7 mai aura duré jusqu’au 11. Quand une journée dure 4 jours, quand un deuil devient une fête armée, on entre en révolution. Ce phénomène a pour conséquence d’être incalculable pour tous ceux qui sont pris de vitesse, aussi bien l’âyatollâh Khomeyni, ’Le Monde’, le Shâh. Le Shâh et son gouvernement ont même été pris de panique. Et c’est avec l’angoisse que la brutalité du désordre n’excède celle de la remise en ordre, qu’ils appréhendent la prochaine vague. Or le 5 juin, 15e anniversaire de l’insurrection de 1963, et le 17 juin, 40e jour après le 7 mai, c’est le calme. Et ce prince, aussi ignorant de l’histoire des révolutions que de l’esprit qui déjà régnait à sa place sur ses sujets, fut rassuré aussi vite qu’il avait perdu son sang-froid. Depuis lors, son parti suivra toujours les événements, non pas comme le parti de Khomeyni, qui suit en improvisant, où le parti du ’Monde’, spectateur inquiet mais applaudissant, mais à contre-temps, prenant toujours la mesure du mouvement en dissonance, lors du mouvement suivant.

Le 22 juillet, on enterre l’âyatollâh Ahmad Kâfi à Mashhad, deuxième ville sainte de l’Iran. En 3 jours il y a 200 morts. La rumeur gagne le pavé de Qom (un flic tué), puis Téhéran, Tabriz et Esfahân, où le retour de l’âyatollâh Hoseyn Khâdhemi, début août, est salué par 4 jours de combats sanglants. Alors qu’il est évident que les insurgés veulent déjà tout autre chose, le Shâh propose des ’élections libres’ que rien ne forcerait d’ailleurs à exécuter si la proposition calmait les esprits. Le 11 août, aussi peu à propos, c’est la proclamation de la loi martiale. Le lendemain, 12 août, les scènes de guerre civile ont gagné le Bâzâr ainsi que douze autres villes qu’Esfahân, qui vient seulement d’être reprise par la troupe. Le 13, une bombe dans un restaurant américain de la capitale fait 40 blessés. Le 15, on manifeste pour le tchâdor à Khorramâbâd. Alors qu’une dérisoire amnistie (711 détenus) accompagne une nouvelle censure sur les manifestations, on pille déjà et on se bat encore partout. Toutes les mesures du gouvernement passent pour odieuses, intolérables, y compris ce qu’il concède chichement, qui est considéré comme un dû depuis fort longtemps payé au prix du sang, et qui, de plus, passe pour misérable manoeuvre politicienne, cherchant à noyer une juste vengeance. Lorsque les esprits communs sont dans cette disposition, vous m’excuserez, ils ne sont plus communs : tout est possible.

Le 19 août, c’est l’incendie du Grand Rex d’Abâdân, qui fait 377 morts. Les pauvres d’Iran ont été les premiers et les seuls à critiquer le cinéma du point de vue de la dignité humaine. Ceux qui n’y ont vu que geste de moralistes attardés, parce que les religieux islamiques en ont fait un cheval de bataille, risquent eux-mêmes de voir brûler bientôt leurs cervelles iconolâtres dans quelque salle d’art et d’essai, pratiquant des réductions pour chômeurs et vieillards. Et, les jours qui suivirent, des cinémas brûlèrent à Mashhad, Shirâz et Rezâye. L’incendie d’Abâdân fit beaucoup d’usage dans les deux camps et beaucoup de cinéma dans le monde. Provocation policière, radicalisme anti-abêtissement ou anti-occidental, maladresse de pyromane, qu’importe ? C’est la déclaration de la guerre civile.

Mais le premier pas du Shâh, 4 jours après les obsèques du 23 août, est un pas en arrière. Il change de gouvernement. Sharifemâmi, réformiste, musulman, remplace Amuzegâr : il promet la fin de la censure et la lutte contre la corruption : il est déjà infiniment en dessous de la situation. Le 31 août, alors que Hua Guofeng est venu en personne cautionner le Shâh à Téhéran, l’armée y fait 10 morts place Jâle, aux 40 jours de Mashhad ; et encore 11 le lendemain à travers tout le pays. A Téhéran le 4 septembre, la ’Eyd-e Fetr, la fin du ramadan, est pour plusieurs centaines de milliers de personnes l’occasion de fêter et de manifester. L’âyatollâh Shari’atmadari lance un ultimatum : trois mois pour organiser les élections et libérer tous les prisonniers politiques. Les premières insubordinations se manifestent dans l’armée. A Hamadân, l’ancienne Ecbatane, on abat la statue de Darius le Grand.

3) Vendredi Noir

Mais tout cela n’est encore qu’un début. La suite est possédée par la passion. Cette arme, plus redoutable que la plus redoutable inventée par ceux payés pour, et plus ancienne que le plus ancien instrument, cristallise les partis.

Le parti de la raison, qui est le parti de l’Etat, mène, par essence, une guerre sainte contre la passion : la raison ne tolère rien au-delà des lois, et la passion ne tolère aucune loi. Ce parti, qui d’abord avec l’indignation du bon droit, puis avec le désespoir de la mauvaise conscience, travaille à anéantir toute passion, l’a aussi concentrée toute contre lui. Il est divisé en deux fractions qui se soutiennent en s’opposant. La première (en Iran : le Shâh, généraux, technocrates, bureaucrates, capitalistes, scientifiques, etc.) diffame toute passion avec une ardeur bornée qui ressemble à de la passion : elle appelle fanatisme la spontanéité, folie la conscience de soi, bestialité la générosité, canaille les pauvres qui cessent de l’être ; elle déclare son irréconciabilité à ces forces du mal et s’attire donc l’acharnement de leur indignation. La seconde fraction de ce parti (en Iran : les politiciens d’opposition, marxistes, notables, économistes, universitaires, etc.) censure la passion. Ce somptueux phénomène collectif n’existe même pas : l’origine de la révolution est une faute de gestion, pas une explosion de désirs, non pas une folle débauche d’énergie sexuelle, mais une folle débauche d’énergie pétrolière ; le but est la fin d’un malentendu sur la survie, pas la fin d’un malentendu sur la vie, non pas la restauration de la communication généralisée, mais la restauration de l’économie et de l’Etat. Au moment de la tentative d’abolition de la tristesse, cette triste fraction se verra à son tour censurée, dans l’allégresse.

Le second parti est le parti de la mystification, qui est le parti de la religion. La passion y est reconnue, même respectée. Mais elle doit être déportée dans l’intériorité ou dans les rites. Son immédiateté brute n’est que la grossière marque de l’ignorance. L’activité des religieux iraniens a toujours été double : applaudir la passion des pauvres iraniens, et leur en fournir la raison après coup. Cette prudente traduction du délire pratique en idéologie a été tout le fanatisme qui leur a été reproché : approuver tout débordement victorieux, puis lui trouver sa théorie dans le dogme. Quand la passion devient légale, obligatoire même, elle cesse, refroidie, ou combat sans merci ses propres et ultimes débordements. Ce parti a évité la critique par son approbation éclairée de l’injustifiable et son suivisme sournois, et a travaillé à récupérer toute passion en l’égarant à la poursuite d’objectifs trompeurs.

Le troisième parti, à cette heure le premier, ennemi des deux autres, est le parti des gueux, qui découvrent la passion comme pratique de leur subjectivité. Et il va vite. Le parti de la mystification n’est pas encore organisé et le parti de la raison est déjà désorganisé. Tous deux sous-estiment encore la puissance, la pénétration et les incroyables perspectives de l’irrigation réciproque et sans intermédiaire de la conscience. Les gueux soupent déjà à la table de concepts que les valets ignorent encore. Les ouvriers d’Iran font déjà la grève sauvage quand leurs patrons pensent qu’il faut commencer à faire de la politique. Les rues, le temps, la vie sont envahis par les vertiges de barbares farouches et déterminés, quand des corrompus avachis et apeurés prétendent hautement maîtriser la gestion des trottoirs, des minutes, du pain. Avec une gravité poussiéreuse et docte, ces vaincus demandent la paix et le silence au milieu du plus fou rire du siècle.

A la fin du ramadan, le Shâh essaye de substituer la ruse à la force. Le ministère Sharifemâmi doit produire l’union sacrée libérale entre le Front National, seul parti politique d’opposition constitué, et le Rastâkhiz, seul parti politique autorisé. Le Front National est une sorte de poubelle où fermente la plupart des politicards véreux, les uns jadis exclus par le Shâh, les autres espérant se faire un galon de carrière en s’y montrant opposés. Outre sa servile tiédeur, ce parti doit l’extraordinaire sympathie ainsi que la publicité démesurée dont le fait bénéficier la presse occidentale, au fait d’être l’héritier du parti de Mosaddeq, salope réformatrice défunte, dont le grand mérite semble d’avoir été renversé par la CIA en 1953. Ce petit mais bruyant regroupement de démocrates de carrière se rencontre dans toutes les ’démocraties libérales’ comme parti centriste, petit par le nombre, grand par la quantité et la qualité des places honteuses, et hors de toutes les dictatures comme opposition académique exilée ; et partout sans soutien ni sympathie chez les gueux. Ce Front National-là s’imagine déjà, grâce à Sharifemâmi, disposer des religieux dans l’opposition, des militaires à la cour, et bientôt du Shâh au pouvoir, devenir arbitre de l’Iran, et pourquoi pas, de toute la région géopolitique. Si l’on peut trouver une ruse dans cette histoire, c’est que ce minuscule tango mégalomane, improvisé dans quelque coulisse, ne fut pas remarqué des acteurs de l’immense scène. C’est ainsi que le Shâh, perdu dans ses dérisoires calculs d’opérette, s’avéra n’être qu’un figurant, pas mieux informé qu’un lecteur du ’Monde’, au milieu de l’offensive ennemie.

Déjà avant la ’Eyd-e Fetr, les premières grèves sèment la conster-nation. Et le lendemain de l’ultimatum de Shari’atmadari (encore présenté hors d’Iran comme le grand-âyatollâh le plus chéri des Iraniens parce que c’est le grand-âyatollâh le plus chéri du Front National) c’est le nombre et la vigueur des fêtes, la menaçante détermination de ceux qui déjeuner, qui forcent les chefs religieux à un ordre de grève générale (une grève générale d’un jour est partout dans le monde une technique à risque léger pour contrôler et désamorcer des grèves sauvages) pour le 7 septembre, 7e jour des 10 tués du 1er septembre (l’impatience multiplie les commémorations : 40e, 7e, 3e jour même). Le gouvernement, affolé, interdit la manifestation du 7. Le Front National, puis les organisateurs religieux, soulagés, approuvent l’interdiction et annulent hâtivement l’événement.

Trop tard : les gueux n’entendent plus que ce qui les pousse. 500 000 personnes sont dans la rue le 7, sans autorisation, sans chefs. Le 8, la loi martiale est proclamée. A la sortie de la mosquée de la place Jâle, l’armée tire sur des manifestants qui ouvrent leurs chemises aux balles. Ce carnage, où la religiosité du sacrifice fait le pain blanc des moralistes, a beaucoup servi aux idéologues, hors d’Iran pour expliquer la suite, à l’intérieur pour la récupérer en lui imposant des rites. Ils sont logiquement plus discrets sur la bataille qui a suivi jusqu’au lendemain dans les quartiers sud-est de Téhéran, où l’armée prend les barricades au canon, et où les muchachos de Téhéran périssent par milliers, armes de fortune à la main, intérêts égoïstes bien dans la tête. Autant dans la liberté, l’anonymat et l’isolement des insurgés, que dans la furie soldatesque si inhérente aux guerres civiles, il souffle un air de Commune de Paris sur ce ’Vendredi Noir’. Si les dizaines de veaux abattus place Jâle ont éclipsé les milliers des guerriers restés sur les champs de bataille alentour, si le grotesque début a fait oublier la fin héroïque, si la bataille de guerre civile a pu être dissimulée derrière l’attentat terroriste d’Etat, la fête, aussi brève que furieuse, aura eu lieu dans les ruelles obscures où les informateurs professionnels n’ont pas osé s’aventurer.

Le Vendredi Noir, premier grand engagement de cette guerre, est une défaite de notre parti. Mais, pour l’ennemi, c’est déjà une victoire à la Pyrrhus. D’abord, parce que c’est le gros de ses forces qui s’est trouvé exposé à une audacieuse attaque de notre seule avant-garde. Ensuite, l’esprit particulier de cette guerre fait que le sacrifice de cette avant-garde, même s’il est magnifié en légende par la propagande ennemie, afin d’être admiré plutôt que vengé, a amené le gros de nos forces en vue de l’ennemi, y a déployé la colère, semé la hardiesse la plus folle.

Et puis, l’ennemi qui commençait à se bricoler une unité, une ligne de Front National-Shari’atmadari-Sharifemâmi, se retrouve soudain déchiré, irrémédiablement divisé par l’insurrection. Le Front National est obligé de rompre avec Sharifemâmi, responsable du massacre. Mais Sharifemâmi ne rompt pas avec le Front National, le divise à son tour en faisant arrêter certains de ses chefs et pas d’autres. ’L’irréversible est commis’ soupire l’un d’entre ceux laissés libres, Shâpur Bakhtiyâr.

Sharifemâmi, promu pour négocier, se retrouve au bout de deux semaines face à une réprobation armée. Ce Bluthund, bien dans la tradition social-démocrate de Noske et Imre Nagy, avait cru, avec la complicité tacite de Shari’atmadari et du Front National qui avait essayé de dégonfler la manifestation du 7, avoir les mains libres contre les gueux les plus révoltés de Téhéran. Quel ascendant cela lui aurait donné dans la négociation ! Mais déjà le 8 n’était plus le 7. Le politicien Sharifemâmi était parfaitement ignorant de l’ambiance de Téhéran, au moment où il était appelé à la conjurer par des intrigues de cabinet. Les hommes qui ont perdu le haut du pavé, ce Vendredi Noir, sont faits pour gérer la paix, pas pour mener la guerre. Maîtres des chuchotements à huis clos, la loi martiale leur coupe la parole aussi. Et Sharifemâmi, qui n’aura régné que 10 jours, devra trembler à son poste encore deux mois, retard étonnant, qui mesure la lenteur fatale de son maître, le Shâh.

Comme les autres ennemis de l’insurrection qui n’étaient pas au gouvernement, les chefs du parti mystique, vivement impressionnés par le sacrifice de l’avant-garde gueuse, et ce qu’elle promettait, ont cru devoir dissimuler qu’ils étaient ennemis des vaincus, parce qu’ils voyaient en eux les futurs vainqueurs. Le 6 septembre, Khomeyni de son exil irakien avait appelé d’une manière générale à continuer grèves et manifestations, ignorant probablement que le clergé de Téhéran avait commencé au même moment à faire imprimer les tracts qui rétractaient la manifestation du lendemain. Car jamais le haut clergé shi’ite ne se montre désuni, tant la loi non-écrite du consensus y est principe de base. Les oppositions ou différents entre ayatollahs ont été exploités spectaculairement par les politologues mais ne traduisent presque toujours que le manque de coordination des ayatollahs. Les vraies disputes entre ayatollahs n’ont pas de publicité et ont pour arbitre le consensus, c’est-à-dire l’opinion générale la plus évidente. Après le Vendredi Noir, le consensus donnait tort à Shari’atmadari, et ce sont l’arrestation de l’âyatollâh Nuri (qui avait dit la prière à la mosquée de la place Jâle) et la déclaration de Khomeyni qui évitent au clergé d’être compté parmi les ennemis ouverts des insurgés et qui permet à Khomeyni de devenir l’oracle de Delphes de la récupération. Le 10 septembre, consensus corrigé, Khomeyni, Shari’atmadari et le Front National appellent à la résistance passive. Ceux qui veulent en faire des chefs révolutionnaires radicaux, ont souligné le mot ’résistance’ et gommé ’passive’. Pour nous, qui savons de quels récupérateurs farouches il s’agit, nous noterons que ces petits chefs apeurés ont voulu transformer, en gardant les apparences, la résistance active qui était partout, en résistance passive qui serait à leur botte. Comme l’avouait, encore étourdi quelques mois plus tard, Sanjâbi, chef du Front National : ’En fait, le mouvement religieux tout comme nous a été dépassé par cette lame de fond populaire.’

4) Grève généralisée

Mais ce qui a réellement transformé cette journée d’émeute en journée révolutionnaire, c’est son écho. Et son écho n’était pas dans la presse, ou dans les cycles des deuils musulmans, ou dans l’indignation et la désapprobation, d’ailleurs feutrées, des spectateurs du monde, ou dans le violent tremblement de terre de Tabas le 19 septembre, mais dans la grève qui commence.

En Iran, un patron avait le droit de renvoyer un employé au bout de 6 jours d’absence injustifiée. 5 jours après le début d’une grève, le travail reprend donc avec grève du zèle, sabotages et beaucoup de discussions, en attendant le prochain Deuil, pour recommencer une grève de 5 jours. Comme il n’existe aucune organisation ouvrière, aucun syndicat, aucune unité, toutes les grèves sont sauvages et spontanées, hétéroclites et désynchronisées, admirables de courage et d’obstination. Depuis fin août, où les premières grandes quoique courtes grèves sont connues, jusqu’à début novembre, le refus du travail devient général et permanent. Son déroulement reste chaotique et mal connu. L’information n’y trouvant ni les chefs ni les images qui sont la substance de son discours, a toujours dégradé ce mouvement en appendice ou en arme supplémentaire de politiciens ou de religieux dans leur lutte pour s’emparer de l’Etat. Les appels à la grève de Khomeyni, par exemple, étaient soit de l’ignorance, soit du suivisme intéressé, soit une insolente hypocrisie, car la plupart intervenaient en pleine grève. Et les journées isolées de grève générale, loin d’épuiser les grévistes comme tous les récupérateurs du monde le souhaitent, les ont unis dans le plus dangereux des forums : la rue. Ainsi, la grande grève iranienne, dont la fin est encore plus insaisissable que le début, avait au plus haut point développé les vertus d’une grève sauvage réussie : paralyser l’ennemi en restant disponible à l’insurrection ; donner des armes à ceux qui la font contre ceux qui la subissent ; renverser ainsi l’ordre de la paix et du travail civils où ceux qui travaillent donnent des armes à ceux qu’ils subissent.

Les économistes sont toujours moins inquiets qu’ils le disent, lorsqu’une grève renverse leurs courbes sur leurs graphiques. Mais celle d’Iran renversait leurs graphiques sur leurs têtes. D’abord, pour un économiste, une grève générale de deux jours passe pour une catastrophe irréparable ; au bout d’une semaine, le pays commence à manger ses conserves, à savoir ses réserves ; au bout de deux, réduit à la mendicité, rejeté en arrière de plusieurs siècles sur la capricieuse roue économiste du temps, on commence à y mourir de faim. Cet holocauste pour imaginations ouvrières ne s’est évidemment pas même esquissé en 5 mois de grève en Iran. De plus, les ouvriers du pétrole, la marchandise chouchoute, sur laquelle les projecteurs et l’affection des économistes restèrent concentrés au point qu’elle éclipsait parfois toute autre, se comportèrent vraiment en mauvais exemples. Quoique mieux payés que les autres, ces ouvriers avaient commencé à exiger des hausses de salaire. Mais que firent ces ingrats une fois satisfaits de ce côté-là ? Au lieu de reprendre leur enviable travail, ils revendiquèrent autre chose : le 3 novembre, en exigeant la satisfaction de tous les points demandés par Khomeyni, ils formulent un prétexte commun à tous les grévistes, et en dépassant avec une désinvolture souveraine les aumônes et le cadre même des patrons et des économistes, se rapprochent dangereusement de la critique du travail même. Depuis ce jour, les économistes se sont faits très discrets sur l’Iran, rejoignant le silence des journalistes sur la grève. Mais les grévistes iraniens ont prouvé aux gueux de tous les pays, que face à la pire des législations, malgré un ordre on ne peut plus dispersé, on pouvait réaliser la grève générale la plus longue connue, et la plus efficace. Les qualités qu’il fallut déployer, dans un monde où la séparation entre les pauvres a atteint un tel degré de raffinement policier, pour réussir une entreprise qui paraît aussi désespérée à tant de pauvres de par le monde, sont le meilleur hommage à la puissance du souffle que les gueux d’Iran avaient alors créé.

La loi martiale fut d’abord suivie d’une paralysie angoissée de tout ce qui s’agitait sur le devant de la scène. Le Shâh, l’armée du général Oveisi, administrateur de la loi martiale, que les premiers appels à la défection énervaient, le gouvernement de Sharifemâmi, qui multipliait son zèle dans la lutte contre la corruption, projet ardemment souhaité le 7 septembre et dérisoire le 9, les politiciens libéraux, qui s’époumonaient dans les ’unes’ occidentales, les religieux qui la veille pactisaient et ceux qu’on avait empêché de pactiser, et les diplomates et conseillers étrangers qui complétaient ce tableau digne du meilleur Goldoni, tous souhaitaient et craignaient le prochain remous, selon l’antique dilemme des crépuscules d’Etat : plutôt un effroi sans fin ou une fin effroyable ?

Mais les auteurs du Vendredi Noir, quoique durement secoués, gardent l’offensive et modèlent chaque jour à la baguette ce paysage politique qui a vieilli si vite. Alors que tout le monde craignait le 15 septembre, qui est le 7e jour, le calme demeure à Téhéran, mais pas à Tabriz ( 9 morts). Les grèves s’étendent (le 15 septembre et le 1er octobre sont décrétés grève générale), les tracts circulent, les cassettes-magnétophones acquièrent le monopole de l’information, le verbe monte dans les mosquées. Du 1er au 3 octobre, c’est à Khorramshahr que le sang coule ; le 5, à Khorramâbâd ; dans la semaine, à Amol et Bâbol.

Le 6, Khomeyni quitte Najaf en Irak et arrive à Paris. Le 7, la rentrée universitaire est l’ouverture d’un nouveau champ de bataille. Le 9 est le 3e jour de combat dans 20 villes d’Iran. L’impressionnante série de combats, toujours avec des morts, continue le 10 et le 11 à Téhéran. La détermination croît : encore 16 morts le 16 octobre. Tous les jours, on viole la loi martiale, on défie avec sa vie un gouvernement trop mou et trop dur, on s’insurge contre une vie peu enviable, on veut bien mourir pour que ça change, par conviction, par émulation, par jeu. Les consciences s’en prennent à l’esprit du temps, qui partout lâche pied. Ouvriers du pétrole à Abâdân, de l’acier à Esfahân, bazaris de Téhéran, même les étudiants, même les journalistes ne craignent plus les vendredis noirs, la guerre civile. Le 27 octobre, il y a encore 10 villes où l’on se bat. Le 30, il y a 85 morts dans 50 villes insurgées. Les Occidentaux, tous collaborateurs du Shâh (ceux qui sont dans la rue, et y ont trouvé goût au point d’y abandonner leur carrière ou leur religion, ne sont pas considérés comme des Occidentaux) quittent massivement l’Iran.

Avant le Vendredi Noir, avant la grève généralisée, les insur-rections semblaient folles et présomptueuses, isolées dans la pesanteur du quotidien, dont s’extraire paraissait une éprouvante et téméraire entreprise qui désignait à la répression les meilleures forces du mouvement, condamnant celui-ci à être laminé par ses propres envolées. Depuis le Vendredi Noir, la haine a gagné les plus timorés. La stupeur et le désarroi qu’a provoqués l’instauration de la loi martiale se sont renversés, grâce à la grève, en une rage dévorante, mêlée à cette sombre et intérieure solennité, non dépourvue d’allégresse, qu’ont ceux qui préfèrent mourir que subir. La folle détermination qui poussait les manifestants de l’été à demander des réformes est devenue la terrible détermination à n’en plus accepter. L’espoir s’est mû en noire certitude ; et les villes d’Iran, en veillée d’armes.

5) 4, 5 et 6 novembre 1978

Sur 50 nouveaux cadavres, le 24, a commencé la dernière semaine d’octobre. Chaque jour, la désobéissance accumule les progrès et ses zélateurs en multiplient les adeptes. Le mouvement se soude, une unité d’ambiance se fonde, plusieurs avalanches semblent confluer vers une nouvelle journée révolutionnaire, dont le Vendredi Noir n’aura été que le sinistre présage.

Alors que son 59e anniversaire est marqué par des manifestations et l’ostentatoire obscurité du Bâzâr (la ville devait être illuminée), alors que, chaque jour maintenant, ses sujets sont massacrés pour sa sauvegarde (des morts sont avoués le 27, le 29, le 30 et le 31), alors que son armée est obligée d’occuper les champs de pétrole d’Abâdân (le 31) pour qu’au moins leur possession échappe aux grévistes, alors que ses adversaires qu’il croit politique de libérer (les ayatollahs Tâleqâni et Montâzeri le 31) sont acclamés par 250 000 personnes au coeur de sa capitale, le Shâh d’Iran perd courage. Ce n’est pas un télégramme de félicitations de Brejnev (qui n’est pas de l’ironie) pour son anniversaire, ni la réception faite à son fils le jour de ses 18 ans par Carter, qui lui éclaircit l’esprit et l’engage aux décisions tant attendues de ses partisans. Car s’il y a des barricades dans Abâdân, ce même 31, il y a la grève à Iran Air et les Iraniens manifestent jusque sous les fenêtres de la Maison-Blanche, gâchant la fête de l’héritier en alertant le protecteur du père.

Ces marques de bienveillance réitérées des gouvernements américains et russes ont, après coup, surpris. Le Shâh était un tortionnaire notoire, un dictateur que la morale politique situe sans contredit à l’extrême droite, insoutenable devant le public de ces deux Etats. Mais le Shâh avait fasciné par sa fortune. Auréolé par la presse la plus populiste, ce fat avait vu se répandre parmi les dirigeants plus puissants mais moins absolus que lui l’habitude de le courtiser. Comme dans l’époque pré-historique de l’Iran (avant 1978), il fut identifié seul à la valeur marchande de tout ce qui émanait de son pays, l’habitude, la facilité, l’aveuglement contribuèrent fort à ce que les gouvernements américains, russes, chinois, japonais et de la Communauté Européenne, continuèrent de le soutenir, tous, même au-delà du point critique. Mais pourquoi n’avoir pas remplacé ce petit dealer brutal et corrompu à partir du moment où il devint évident que ses subordonnés mettaient en péril la galette pour avoir sa tête ? Eh bien, aussi peu le Front National pour les Américains, que le parti Tude clandestin pour les Russes, ne représentaient suffisamment les remous qui alertaient maintenant l’attention du monde, pour s’emparer sans risque de l’Etat iranien. Et les religieux, qu’est-ce que c’était ? Tout sauf le futur Etat. Alors, il ne reste que le Shâh et vaincre rapidement cette grandissante rébellion sans têtes, avant que ce cauchemar insensé ne se rêve dans d’autres lits.

Devant le désarroi du Roi des rois, c’est à son parrain, le Président des Etats-Unis, que les lieutenants du Shâh demandent de prendre une décision qui se fait attendre depuis que le Vendredi Noir a creusé cette vague dont l’amplitude se manifeste maintenant dans le déferlement.

Sharifemâmi est trop dur, lui disent les représentants de la fraction technocrate-libérale du parti de la Raison. L’armée est aussi haïe que le Shâh, elle est trop exposée. Le Vendredi Noir, au lieu d’arrêter la passion des gueux, l’a décuplée, et la provocation quotidienne des armes continue de l’aggraver. Ce qu’ils veulent, nous ne le savons pas vraiment et nous doutons qu’eux-mêmes le savent. Mais, renvoyez Sharifemâmi, laissez-nous organiser une monarchie constitutionnelle avec des élections, abroger la censure, installer des syndicats, bref, laissez-nous déterminer leurs velléités, afin qu’ils ne déterminent plus les nôtres, laissez-nous demander à ces ignorants devenus dangereux ce qu’ils demandent, et nous épuiserons leurs cris. Car s’ils écoutent quelqu’un, ce sera quelqu’un qui les écoute. Le début des Droits Démocratiques, dont votre propre parti est le champion en Amérique et le sera dans le monde, ce dont il vous sera reconnu le mérite, sera la fin de la grève. La fin de la grève sera la fin des émeutes, ou, au pire, la division dans la canaille. Qu’alors l’armée sorte de l’ombre où elle aura été justement ménagée, et nettoie la minorité de trublions les plus acharnés au nom du gros du peuple, qui, poussé par le besoin et calmé par de raisonnables promesses, aura repris le travail. Le Shâh, honoré comme un monument, sera enfin utile. Mais l’économie, la vraie richesse du pays, sera enfin entre les mains de vrais spécialistes, rationnels et pondérés, qui sauront en partager le bénéfice pour le profit de tous.

La fraction armée du parti de la Raison lui tint à peu près ce langage : Sharifemâmi est trop mou. Il est vrai que l’armée est haïe ; mais elle l’est parce qu’elle accomplit la basse besogne de ce gouvernement dont elle est lâchement désavouée : si elle tire, l’armée est grondée ; si elle ne tire pas, elle est encore grondée. C’est la guerre ! L’ennemi est à l’offensive, et, stratégiquement, nous sommes mal disposés pour le recevoir : une nuée de négociateurs, qui ne veulent pas reconnaître que la guerre a commencé, parce qu’ils y perdraient leur emploi, nous entrave et favorise les gueux qui attaquent et s’infiltrent partout. Leur moral est gonflé par les défaites mêmes, le nôtre miné, tant que chaque jour nous serons obligés de nous laisser harceler, comme une armée d’occupation loin de ses bases. Le Shâh, qu’il vous faut soutenir maintenant, parce que vous aviez d’excellentes raisons de le faire au début de votre mandat, en annonçant qu’il ne violait pas les Droits de l’Homme, affirmation qu’il serait aussi honteux que dangereux de devoir rétracter, n’est faible que parce qu’à la vigueur des assaillants il ne répond pas par la vigueur de ses propres moyens, qu’un coupable scrupule empêche de déployer de façon à résoudre rapidement, plus par la peur que par un sang odieusement quotidien, cette rébellion grossie par la propagande arriviste d’une opposition pourtant impuissante à l’endiguer. Depuis 50 ans les Présidents des Etats-Unis n’ont investi en rien de plus qu’en l’armée, en Iran. Faut-il maintenant retirer ce merveilleux instrument, le laisser gagner par la corrosion jusqu’à une désintégration qui le retournerait contre ses propriétaires ? A quoi d’autre sert-il s’il ne peut maintenir l’ordre qui le justifie, autour de ses propres casernes ? Et puis, derrière les effarantes libertés que s’est prise la populace se miroite le communisme. Et qu’est ce que le communisme ? Le respect, l’autorité, sont déjà si entamés, que la propriété est comme abolie et tout Etat menacé. Et dans le meilleur des cas, l’Iran sera subordonné à votre rival, l’URSS, qui en est si voisin. La suprématie des USA, pour laquelle l’armée iranienne a coûté si cher, sera perdue, et les électeurs américains hasarderont pour la retrouver, tous les changements. Au contraire, laissez l’armée monter en première ligne, et nous reprenons l’offensive dans cette guerre d’extermination de tout ce qui nous fonde.

Mais alors que Carter hésite et refuse d’admettre l’urgence, l’offensive est toujours dans l’autre camp. Le 4 novembre, à Téhéran, l’armée tire sur une manifestation partie de l’Université. Les manifestants inaugurent alors une nouvelle tactique : ils forment des groupes de 100 ou 200, inattaquables dans les embouteillages chroniques de la ville, et attaquent des banques et l’Hôtel Intercontinental, QG des journalistes étrangers. Le lendemain, fiers d’avoir 72 martyrs, comme Hoseyn à Karbalâ, 60 000 insurgés, perfectionnant la tactique de la veille, détruisent banques, débits de boisson et cinémas, symboles de la dégénérescence anti-islamique, et je serais fort surpris, compte-tenu de l’ambiance, que le pillage ne se soit pas étendu au-delà. Au coucher du soleil, la statue du Shâh est déboulonnée ; un blindé passe et repasse sans intervenir dans cette fête. Des postes de police, l’ambassade de Grande-Bretagne, le siège de la SAVAK, le ministère de l’Information sont saccagés ; partout l’armée laisse faire.

Ce même 5 novembre, Sanjâbi refuse la direction du gouvernement. Car le lendemain, le Front National ’doute que l’ordre puisse être maintenu’. Ce qui en vérité signifie : le Front National sait que l’ordre ne peut pas être maintenu, par le Front National. Evidemment : l’armée triche ! Uniquement pour ravir le pouvoir aux bons démocrates, elle laisse ces barbares émeutiers dévaster et maîtriser le centre de Téhéran pendant deux jours, les renforçant ainsi dans cette dangereuse cohésion qui accroît encore leur irrespectueuse détermination ! Le dépit des démocrates de profession, relayé par les haut-parleurs de l’information internationale, s’oublia jusqu’à reprocher à l’armée de n’avoir pas commis un nouveau massacre les 4 et 5 novembre ! Pour une fois ils avouèrent franchement que le carnage de leurs ambitions leur est plus sensible que le carnage de ceux sur qui ces ambitions sont construites ! Ils appelèrent coup d’Etat d’extrême-droite le fait que l’armée ne bougea pas !

La fraction armée du parti de la Raison n’avait fait que la preuve qu’elle était devenue indispensable en première ligne ; et qu’il fallait donc lui donner la liberté d’y agir. Cette rude ruse qui ruina les plus savantes manoeuvres politiciennes, fut immédiatement récompensée. Le 6 novembre, les généraux Azhari, chef d’Etat-Major, nommé Premier ministre, Oveisi, administrateur de la loi martiale, nommé ministre du Travail dans un pays en grève, et Qarabâqi, nommé ministre de l’Intérieur dans un pays insurgé, reçoivent le soutien public de Carter. Le nouveau gouvernement monte au front, l’armée occupe tous les journaux, ferme toutes les écoles. Mais plus il arrive en vue du feu ennemi, plus son ardeur se tempère. Azhari, continuant les demi-mesures de Sharifemâmi, fait arrêter spectaculairement deux have-been piliers de l’Empire, Hoveydâ et Nasiri, ex-chef de la SAVAK ; et deux would-be piliers de l’Empire, Sanjâbi et Foruhar : les uns pensent que c’est pour préserver et grandir leur peu de popularité politique, les autres pour contenter à peu de frais les derniers et désespérés partisans du Shâh. Il est toujours plaisant, et le recul dans le temps souligne ce contraste, de constater quels calculs étroits et puérils peuvent amuser les plus hauts responsables ennemis à deux doigts de l’abîme. Clausewitz, à propos de la campagne de 1806, montre bien ce décalage entre les vieux officiers prussiens aux tics frédériciens et la jeune armée française qui vient les balayer. Le vieux Khomeyni s’y trompe moins : ’Les jeunes ont refusé le Shâh.’

Pour notre parti, où j’espère on m’excusera de m’être quelque peu appesanti sur les misères ennemies, car ce sont elles qui y furent le plus remuées, les 4, 5 et 6 novembre ont d’abord contenu une pleine journée d’impunité, largement utilisée. Car au moment où des manifestants savent se diviser en petits groupes de combat, il font la preuve de leur unité, pour même qu’une nouvelle tactique puisse être expérimentée, et avec succès, il faut un surcroît de confiance, réciproque et en soi. Cette journée révolutionnaire aura ensuite permis de mesurer le retard de l’ennemi qui réagit seulement deux mois après le Vendredi Noir, en abandonnant enfin les apparences de conciliation, qui étaient devenues une entrave si manifeste à sa nécessité quotidienne de réprimer. Maintenant, les jeunes, qui une fois encore ont tout fait, et qu’il est indécent de décrier comme étudiants, car beaucoup cessaient ce jour-là de l’être, savent qu’ils vont tirer ; et l’armée sait qu’ils vont descendre dans la rue.

Cet antagonisme simple et clair était pourtant loin de s’être frayé un chemin à travers la confusion des consciences : le Shâh, par exemple, le jour même où il instaure un gouvernement qui renforce rigoureusement la loi martiale, s’en excuse à la télévision en le promettant ’provisoire’, salue une ’révolution nationale’ qu’il exècre, et est à son tour salué pour sa ’sincérité’ par des politiciens libéraux qu’il persécute ; dans l’autre camp, même manque de coordination : le 4 novembre, jour même où commence la plus moderne des émeutes, s’arrête dans les champs de pétrole d’Abâdân, quoique très provisoirement, la plus moderne des grèves. Enfin, le 3 novembre, Khomeyni avait menacé quiconque collaborerait avec le Shâh ; les libéraux squeezés, qui n’ont jamais imaginé d’avenir sans le Shâh, diront que c’est cet interdit qui leur a fait refuser le gouvernement, parce qu’ils ont besoin de se montrer maintenant valets de Khomeyni pour espérer un strapontin dans l’opposition, depuis que l’armée le leur refuse au gouvernement ; et hors d’Iran cette même valetaille se lamente que l’extrémisme de ce même discours de Khomeyni profite à l’armée, et que l’extrémisme de l’armée profite à Khomeyni. Comme si l’armée ou Khomeyni faisaient à ce moment l’histoire, comme si les sauvages extrémistes de la rue n’étaient que manipulés entre une junte sanguinaire et un vieillard fou et irresponsable !

Avant janvier 1978, l’âyatollâh Khomeyni était inconnu dans l’histoire du monde. En janvier 1979, il était devenu l’homme le plus controversé du monde. Cette éblouissante carrière, à 78 ans, lui a attiré en même temps qu’une admiration qui allait jusqu’à l’idolâtrie, une jalousie et une haine qui ont atteint de nouveaux sommets dans la calomnie, dont les moyens ont si fort progressé depuis ceux auxquels les falsificateurs l’ont comparé, du Vieux de la Montagne à Hitler. Khomeyni a toujours été, et c’est son trait saillant, en cohérence obstinée avec sa religion. C’est l’impuissance à en critiquer la religion qui a fait la diffamation du bonhomme. Il a toujours été guide, et jamais autocrate, il a toujours donné des directives générales et rarement des ordres précis, lorsqu’il a un litige à trancher c’est en théologien, et souvent en théologien longtemps indécis, qui prend conseil. Il s’est toujours conformé à l’avis général, au consensus, et c’est ainsi qu’étant absent ou spectateur dans toutes les journées révolutionnaires, il les a approuvées, tant que la vague qui le portait ne refluait pas, observateur plus méticuleux que jaloux de sa popularité, suiveur plus dévoué que servile de l’avis de la majorité d’une population, non pas qui vote, mais qui descend dans la rue, comme celle d’Iran alors. Lorsqu’il a commencé à être entendu, il demandait avec fermeté la chute du Shâh, sans quoi il ne pouvait rien dire d’autre, et toutes les rues d’Iran pensaient déjà cela. Un homme aussi droit et aussi simple, aussi sincère et aussi cohérent, qui arrive aussi vite et aussi haut, est évidemment décrié par tous les carriéristes de moindre réussite, qui en se demandant avec aigreur comment il a fait, ne peuvent qu’imaginer qu’il est pire qu’eux. Il paraît incompréhensible aux domestiques de l’Etat, de l’industrie, de la culture, de la religion, qui en ont tous, d’arriver soudain, sans buts cachés. Car à tous les échelons de la hiérarchie, ceux qui l’admettent sont persuadés que s’ils n’y sont pas plus haut, c’est parce qu’ils sont encore trop bons.

Mais ce moine, porté puis établi au sommet de la plus grosse vague qui ait jamais grossi, n’a vécu que cette année en tant qu’individu, et y a peu fait. Car quoiqu’il le parut, il n’était pas révolutionnaire, quoiqu’il le devint, il n’était pas chef de parti, et quoiqu’il s’en soit toujours défendu, il a fini par passer pour politicien, homme d’Etat. Sa célébrité, qui est toute sa monstruosité, l’a privé de son individualité, l’a aliéné. L’histoire de notre époque est faite par des gueux, non plus par leurs représentants, chefs, guides. C’est l’inégalée puissance des gueux d’Iran le seul secret de l’inégalé succès de Khomeyni. C’est parce que le Vendredi Noir et les 4 et 5 novembre les gueux ont envahi Téhéran, que ce que Khomeyni dit (et répète justement les 6 septembre et 3 novembre) est entendu et non pas l’inverse. S’il est le sommet visible du raz-de-marée, sa limite, il n’en a jamais été le moteur. Ses cassettes, distribuées dans les mosquées, sont l’écho de ces émeutes. Mais c’est bien la rue qui produit ces cassettes comme sa réflexion, comme elle vient de produire le gouvernement militaire comme sa réaction. La vitesse et la pénétration des événements réussissent dès alors à transformer le dirigeant Khomeyni, un individu social de chair, d’os et de pensée, en image. Dans cette image hâtive et déformée (cf. : ’L’Image de Khomeiny dans les titres à la Une de Libération’ par Nushin Yavari) se lit en négatif ce qui la nécessite : l’image de Khomeyni est le premier esprit abstrait, la chose religieuse même, de la révolution iranienne, le concentré négatif de tous les esprits qui y sont attaqués, et notamment des marchandises. L’individu disparaît, en notre temps, à l’opposé de ce qu’il est, dans ce qu’il représente. Esprit, ambiance même, ne sont pas encore nus tant que des images d’individus les dissimulent. Les perdants du 6 novembre sont aussi ceux qui voient Khomeyni, devenu un complexe et obstruant concept, comme un de ces individus dont ils croient encore qu’ils agissent à leur guise et sont en mesure de maîtriser leur histoire.

Le 6, le 7 et le 8, jusqu’au 10 novembre, on se bat dans la plupart des villes d’Iran ; le 12, Deuil national (7e jour) et grève générale (un comité nie que l’opposition ait pu lancer un ordre de grève pour le 12, puisque ’de larges secteurs du pays sont déjà en grève’), 30 morts à Khorramshahr, pillée, incendiée. L’armée traque les grévistes du pétrole, espérant sauver la boutique en sauvant la marchandise-vitrine. Mais même cette partie-là est déjà perdue : ’Qui a donné le mot d’ordre de grève ? Personne en particulier, tout le monde est d’accord. Il n’y a pas vraiment d’organisation. C’est dommage. Mais à force de tirer sur nous, les militaires vont nous forcer à nous organiser et même à nous armer. Nous écoutons Khomeiny et nous lisons les tracts des Moudjaheddines.’ Les 19 et 20, 40 morts à Shirâz. Le 25 novembre, Mashhad est insurgée, et les premières désertions ouvertes commencent dans l’armée. Le 26, 500 000 manifestants occupent cette même ville. Plus les échauffourées prouvent que le gouvernement Azhari ne progresse ni n’impressionne davantage que son prédécesseur, plus la gravité de chaque accroc rend toute conciliation impossible pour le Shâh et inutile pour ses ennemis, et plus le présent semble aspiré par l’avenir. L’ombre du Moharram, mois des martyrs, s’étend comme un linceul sur novembre, creusant ses plis le long des virulentes imprécations de Khomeyni : ’N’hésitez pas à verser votre sang pour protéger l’Islam et renverser la tyrannie’ dira-t-il le 1er décembre. Puis : ’le sang triomphera de l’épée.’

6) Du 1er moharram à l’Ashurâ (du 2 au 11 décembre 1978)

A la mort du prophète Mohammad en 632, ce ne fut pas son cousin et mari de sa fille Fatima, ’Ali, qui fut élu calife, mais Abu Bakr, qui nomma ’Omar, auquel succéda ’Osman. ’Ali, le premier Emâm, devint 4e calife en 656. Sous son califat (656-661) se produisit le schisme (shi’a en arabe signifie ’parti’, c’est l’origine du mot shi’isme) des musulmans. Son fils, Hasan, reconnut Mo’âviya, le premier calife Omeyyade. Mais après la mort de Hasan, son frère Hoseyn, devenu Emâm, ne reconnut pas Yazid, devenu calife à la mort de son père Mo’âviya. A Karbalâ (dans l’Irak d’aujourd’hui) eut lieu la bataille finale de Hoseyn contre l’armée de Yazid, le 10 octobre 680, ou 10 moharram 61. L’Emâm Hoseyn y fut tué parmi ses 72 compagnons au terme d’un sacrifice héroïque, clé de voûte de la légende shi’ite.

Le moharram est le premier mois de l’année lunaire des shi’ites, qui dure environ dix jours de moins que l’année solaire occidentale. Pour les shi’ites, c’est le mois du martyre, en commémoration du martyre de Hoseyn. Tâsu’â (le 9 moharram) et ’Ashurâ surtout (le 10, anniversaire de la bataille de Karbalâ) en sont les principales fêtes. Si les shi’ites ont longtemps admis dans le martyre une fatalité et une incitation à la résignation, des théoriciens shi’ites modernes, parmi lesquels ’Ali Shari’ati (mort exilé à Londres en 1977) avait en ce moment en Iran le plus incroyable des succès littéraires clandestins, faisaient au contraire du martyre de Hoseyn la condition et le début exemplaire de la victoire du shi’isme. Cette tendance optimiste et combative du shi’isme se calquait beaucoup mieux sur la jeune et radicale insurrection, que le défaitisme fataliste traditionnel.

A partir du 2 décembre, qui en 1978 est le 1er moharram, commence un hallucinant engagement, comme ce siècle macabre n’en avait pas encore vu. La mort n’y est plus crainte, plus méprisée, mais vénérée. La joie, la colère, la douleur et la fierté, toutes extrêmes, y sont ralenties en exergue par la solennité. Tout rassemblement est interdit. Chaque jour, le mois du martyre est honoré par des processions, qui se terminent en émeutes, où l’armée, acculée, fait des martyrs. Mais cette routine des jours n’est que la préparation des nuits. Le soir, on provoque des embouteillages pour violer impunément le couvre-feu. Puis, tous les toits et terrasses de Téhéran se couvrent d’hommes et de femmes déterminés, et d’un bout à l’autre de la ville se libèrent l’angoisse et la haine par vagues répétées jusqu’au matin, dans le cri de ’Allâh Akbar’, Dieu est grand, ce vieux pléonasme. Dans les rues, la troupe qui patrouille en bas de ses ennemis, a ordre de tirer sur les toits. On imagine la démoralisation des soldats, derrière des employeurs si démunis, en face d’ennemis si puissants, si nombreux, si sûrs d’eux, traversant leur propre capitale, sous les haut-parleurs des mosquées appelant à leur résister. Cette armée qui n’a jamais fait de guerre, et que le Shâh a équipée comme si de la planète elle devait les faire toutes, doute, et commence à se désagréger à l’ombre du drapeau rouge (le sang des martyrs) et du drapeau noir (l’Emâm Hoseyn) qui flotte sur le Bâzâr. Les cinq premiers jours du moharram, le gouvernement reconnaît 12 morts, ce qui prouve qu’il les sélectionne avec grand soin, parce qu’ils sont parmi les 1 300 tués réels. A Najafâbâd, notamment, l’armée tire au canon, on évacue les cadavres au bulldozer. Or, s’il est admirable que beaucoup veulent bien mourir, il l’est encore plus qu’en même temps, tous veulent maintenant gagner. Et il faut être un informateur occidental bien asservi pour supposer que ces enragés-là ne veulent que changer de gouvernement ; et même le militant shi’isme de la victoire, de Shari’ati à Khomeyni, paraît bien tempéré dans cette tempête. Car on s’attaque maintenant au sacro-saint matériel : à Esfahân, notamment, les hauts fourneaux sont sabotés, ’il faut au moins 6 mois pour les remettre en état’. ’On estime que si les problèmes politiques étaient réglés demain, il faudrait au moins six mois pour remettre en marche l’économie, qui est en grande partie paralysée.’

Mais comme ce beau crépuscule qu’est ce moharram décrit si tristement par l’économiste de service, menaçait et se préparait depuis l’ultimatum nullement oublié de Shari’atmadari et le Vendredi Noir, l’Ashurâ menace et se prépare dès le début du moharram. Les généraux, qui n’en mènent pas plus large que leurs soldats, travaillent fiévreusement à une capitulation qu’ils espèrent encore honorable. Le 8, la procession de l’Ashurâ, qui est le 11 décembre, est autorisée. L’armée quitte la ville au cortège de Tâleqâni pour la citadelle que sont les collines au nord de Téhéran, où se terrent toutes les complicités de la dynastie des Pahlavi : princes du pétrole et de la cour, gardes prétoriennes, conseillers culturels et étrangers, flics, banquiers, diplomates. Le 11 comme le 10, entre 1 et 2 millions de manifestants laissent exploser la joie de cette victoire sans appel. Et l’Ashurâ, par une ironie mécréante, est le premier jour du moharram où il n’y a pas de morts à Téhéran. Les seuls qui s’y battent sont les militants islamiques et gauchistes, érigeant déjà en spectacle les nuances qui séparent leurs méthodes de récupération, sur le premier territoire libéré, dont ils se disputent la confiscation.

Depuis la démonstration de l’Ashurâ, le clergé shi’ite encadre enfin de manière convaincante ce mouvement somptueux. La première critique que les révolutionnaires iraniens ont laissé passer est la vieille tarte à la crème légaliste. Khomeyni et les autres chefs religieux ont toujours dénoncé l’illégalité du Shâh (la légalité venant du Coran, ils en sont dépositaires). Ainsi, ils justifient la révolte, lui imposent de l’extérieur ce qu’elle ne peut tenir que d’elle-même, sa perspective, lui donnent un Droit, lui donnent une Loi. Ainsi, ils démentent impunément la négativité de cette révolte, et font au contraire du Shâh un révolté négatif contre l’autorité légale. Ainsi ils promettent l’absolution sans confession à tous les timorés : la dette morale des crimes commis pendant l’insurrection sera affranchie, tant que la légalité sera islamique, ce qui transforme les innombrables mauvaises consciences en clientèle. Ainsi ils noient les plus radicaux dans la grande masse des légalistes. Ainsi ils sauvent aussi la légalité elle-même. Ce n’est donc pas la fin de l’Etat iranien, mais au contraire sa pérennité, que ce moharram si impressionnant garantit ainsi.

Si un hors-la-loi n’est pas toujours révolutionnaire, un révolutionnaire est toujours hors-la-loi. Le parti de la subjectivité, de l’homme total, ne reconnaît pas de ’règle impérative imposée à l’homme de l’extérieur’, nie toute loi. Même ses propres principes, rares, mais sur lesquels il est intransigeant, sont discutés en permanence, parce qu’ils sont sus éphémères, utiles en leur temps seulement. La spontanéité, dont il a été montré assez clairement, je l’espère, à quel point elle est motrice de cette histoire, rencontre, dans cette usurpation religieuse des présupposés et des fondements de la révolte, son premier et dur joug. Et là lui revient la seule loi de l’histoire dont elle n’a encore connu nul dépassement. C’est ce que Brennus énonçait aux Romains : vae victis.

Dans le parti insurgé, les concepts religieux sont devenus les idiomes de la communication. Qu’il ait fallu réquisitionner jusqu’à la religion pour contrôler ce parti est certainement la plus grande victoire de ce parti ; mais que ce voile posé sur la communication n’ait pas été critiqué dans la communication est aussi sa faiblesse. La religion s’affirme maintenant comme la limite de la révolution iranienne, et pour la première fois depuis les ravages de la guerre de Trente Ans, comme la limite du monde.

7) De l’Ashurâ au 13 janvier 1979

L’Ashurâ de 1978 est le premier grand spectacle organisé avec la gracieuse et figurative participation des ennemis de tout spectacle, la première tentative d’empaillement de la spontanéité iranienne. Elle proclame, en pleine rue, l’unanimité des Iraniens. Les conservateurs, les frustrés, les brimés, les timorés, les passifs, les résignés se sont enfin sentis plus à l’abri dans le cortège rituel que derrière les treillis. Ils sont venus dévitaliser l’insurrection le premier jour où a été garanti que l’insurrection ne serait pas massacrée. Ceux qui s’extasient ou s’horrifient du gigantisme de cette unanimité, parce que le troupeau de moutons en entier s’aventure dans la forêt des loups, ne sont eux-mêmes que des moutons. Les moutons iraniens ne sont pas moins dociles que les moutons portant d’autres passeports. L’Ashurâ en est plutôt la preuve que le contre-exemple : on n’y va pas chercher l’ennemi, on y bêle bien fort pour qu’il ne s’approche pas ; et nous voulons notre berger et ses chiens.

Malgré leurs pertes considérables, ceux qui ont goûté à la désobéissance de leur propre chef, on s’en doute, seront difficiles à résigner aux lois des pâturages. Et, paradoxalement, le jour de l’Ashurâ, où le monde entier admet officiellement l’unanimité des Iraniens, elle cesse. Ici commence le haut plateau de la révolution iranienne, période indécise et disputée, qui contrairement à d’autres révolutions, où tout bascule dans le paroxysme d’un seul quart d’heure, va prendre presque trois ans pour décider le sort du siècle. Ici commence le premier débat public ouvert à tous et où tout est en jeu, dont il est si difficile de rendre compte, parce que tout n’y est que chuchoté, et ces chuchotements mêmes sont recouverts d’énormes bruits ennemis destinés à les recouvrir, pour devenir eux-mêmes objets de ces chuchotements sinon si redoutables. Désormais, tout le monde discute, même ceux qui restent moutons. Aucun Etat n’aura jamais eu à abriter moins d’unanimité entre ses citoyens que l’Iran des mois et années à venir.

Chargés d’éviter la radicalisation du cheptel, de fournir les sujets de discorde et de policer leurs solutions, les chefs religieux proclament l’unanimité, grâce à Dieu et avec Dieu. Ainsi, la première grande fête religieuse, et la seule à avoir été une fête, est le début de l’hypocrisie. Car ce n’est pas Dieu qui a fait l’unanimité, même pendant cette ’Ashurâ. C’est, négativement, le Shâh. Cette unanimité est la fin du Shâh, et la fin du Shâh est la fin de cette unanimité. Et comme il n’y a ni Dieu ni unanimité, les nouveaux chiens bergers sont déjà, avant leur première pâtée, contraints de tendre l’oreille aux chuchotements pour suivre ce qu’ils sont censés diriger, comprendre ce qu’ils sont censés expliquer, savoir ce qu’ils sont censés détenir.

Or le Shâh n’est pas encore déchu. Et, peut-être gagné par les transes qu’il a cristallisées contre lui, il semble enfin aussi vivre des émotions extrêmes. Un jour, il croit tout perdu ; et le lendemain de l’Ashurâ, parce qu’il a survécu à cette terrible fête, et parce que ce jour-là il n’a été nulle part nécessaire de provoquer ou d’attaquer son armée pour la battre, il croit soudain tout gagné. Les jours qui suivent, il organise des manifestations à son soutien : leur maigreur et leur hargne, malgré l’appui de l’armée et de la police, en contraste immédiat avec le flot impressionnant et en liesse des 10 et 11 décembre, le mettent à nu comme chef mégalomane d’une famélique minorité vindicative.

Même le gouvernement des Etats-Unis le reconnaît maintenant : le Shâh est foutu. Un rapporteur spécial, Bell, sonne l’ignoble et honteux revirement dans la confusion la plus démagogique. Le 12 décembre, il informe Carter que son Maximilien d’Autriche n’est plus tenable à Mexico. Le Président des Etats-Unis feint d’être surpris. On apprend que la CIA, son propre service de renseignements, lui a dissimulé la gravité de la situation, lors de rapports précédents. On n’apprend pas pourquoi. Alors que les responsables russes étouffent leurs fautes dans des couches superposées de lourdeurs bureaucratiques, leurs homologues américains font ce genre de mises en scène de boulevard, pas davantage digestes. Le moindre pauvre qui a lu son quotidien falsifié depuis le début du Moharram, sait donc au moins une semaine avant Carter, que ce protecteur du Shâh devra donc désormais trouver un autre protégé. Et c’est vers un scandale de CIA qu’on essaye de manipuler l’attention publique, spéculant impudemment sur son ignorance, sa docilité. On préfère donner le spectacle aussi laborieux qu’onéreux d’un Président des Etats-Unis dupé, plutôt que d’avouer la vérité : l’exécutif s’est trompé dans ses choix, et pour défendre les intérêts dont il a la charge, trahit son allié pour en courtiser plus librement l’adversaire.

Mais revenons à nos moutons. Comme partout où l’Etat et la marchandise ont hiérarchisé et spécialisé les villes, la province imite la capitale. Les événements de province sont à ceux de la capitale comme la profondeur de champ à l’action, comme les choeurs au soliste, comme l’italique au mot : ils encadrent, ils reflètent, ils soulignent. Ainsi le défilé de l’Ashurâ de Téhéran précède ceux de Tabriz, Esfahân, Mashhad. Leur simultanéité est une illusion chronologique. En réalité, pour un observateur équidistant de toutes ces villes, placé au centre du monde et dans la perspective de l’histoire, l’Ashurâ de Téhéran a 24 heures d’avance. L’usage du temps historique ne se construit pas au moyen des divisions objectives de la mesure du temps, mais au moyen des retards subjectifs de l’information. Le premier événement d’une époque, d’un mouvement, est celui qui en est pratiquement connu le premier et non celui qui devrait théoriquement l’être. Il est bien révélateur de leur parti-pris, que les ’historiens’ n’ont jamais reconnu ce principe de la relativité de l’information, bien que même dans toute guerre, ceux qui la font, agissent selon les retards de l’information, et non pas selon la succession chronologique objective des faits.

Aussi l’Ashurâ, qui manifeste avec éclat la prééminence de Téhéran, est-il un jour sans morts, tant pis pour les 30 cadavres d’Esfahân ; tant pis pour la lointaine ville sainte de Mashhad qui dans une ambiance passionnelle digne de celle qui anime Téhéran, déroule son propre soulèvement, parallèle à celui de la capitale, la différence étant proportionnelle au feutrage de la communication entre les deux villes. Qui désormais s’intéresse aux étapes qui font devenir Mashhad selon son nom, ’lieu de martyre’ ? Où les SAVAKis viennent violer des jeunes gens sous les fenêtres de l’âyatollâh Shirâzi ! Où, comme à Addis Abbeba, il n’y a pas un an, l’armée vend les cadavres aux familles ! Où, à l’assaut que l’armée donne à l’hôpital, ce ne sont pas les insurgés qui deviennent des blessés, mais les blessés qui deviennent des insurgés ! Où ’les médecins, debout, poing levé, scandent : Marg Bar Shâh (Mort au Shâh)’ ! Où la prison se mutine ! Où les cortèges funéraires se terminent par des massacres et les cortèges funéraires de cortèges funéraires commencent par des lynchages de délateurs ! Et où enfin, signe encore plus sûr de la distance de l’information de la capitale à la province, parce que là il ne s’agit justement pas de l’information ennemie, le 29 décembre, une manifestation de joie collective déferle à travers toute la ville à la vitesse de la rumeur trompeuse selon laquelle le Shâh aurait quitté l’Iran.

Mais dans le temps cette fausse rumeur n’est pas loin d’être vraie, et la réalité de son contenu, bien davantage qu’une prémonition, n’est déjà qu’une question de jours. Car si les débats divisent et subdivisent les partenaires de l’Ashurâ à la vitesse des torrents après l’orage, le Moharram continue avec ses nuits sur les toits et ses combats quotidiens, où les plus tièdes continuent de soutenir fermement les plus enragés. Que le Shâh meure ou fuie ! Et le lendemain de la joie déçue de Mashhad, le dépit y fait plus de 100 morts. Les 14 et 15 décembre, il y a 50 morts à Shirâz et Qom ; le 25, 12 à Sanandâj et Sâqqez au Kordestân ; le 29, 53 à Qazvin ; à Téhéran, fin décembre, on ne compte plus les morts, mais les jours successifs où il y en a. Le 29 décembre, la ’population’ attaque la prison de Hamadân. Ces moments heureux sont pénibles pour nos ennemis, parce que leur gêne et leur indignation les démasquent sans exception, lorsque des ’populations’ amnistient tous les hors-la-loi. En effet, les prisonniers ’politiques’ sont souvent des petits chefs, des valets, hostiles aux ’droits communs’ qui sont des gueux, souvent ennemis de la valetaille (comme si vol, viol, meurtre, etc. n’étaient pas des délits d’opinion au même titre que libéralisme, islamisme, stalinisme etc.). Pendant une autre mutinerie à Mashhad, les ’droits communs’ durent forcer les ’politiques’ à sortir ensemble pour pouvoir sortir aussi, résumant parfaitement dans cette libération tumultueuse, la désunion sincère et l’union forcée des mutineries sociales de cette période. Toujours au chapitre des mutineries, à Tabriz, les soldats ont tiré sur l’un des leurs qui avait tiré sur la foule, puis on grossi la manifestation qu’ils avaient ordre d’arrêter ; à la caserne La’visân, à Téhéran, ’2 soldats ont vidé leurs chargeurs sur les officiers “immortels” (24 morts)’. le 31 décembre, battu par ses ennemis, lâché par ses alliés, critiqué par ses amis, le chef de cette armée qui se dissout, le général Azhari, démissionne de son poste de chef d’un gouvernement, qui ainsi se dissout aussi.

Le 29, Shâpur Bakhtiyâr avait accepté de former un gouvernement, à condition que le Shâh s’en aille. Terreur dans l’aile sanjabiste du Front National dont Bakhtiyâr est issu, et qui donc désavoue ce dernier avec d’autant plus de fureur qu’il risque d’y être assimilé. Le nouveau Premier ministre, carriériste impénitent qui n’a pas su résister à l’ultime promotion, et qui est sincèrement ému par les grèves et la canaille, est le dernier, avec la presse occidentale et Carter, à croire que tout va s’arranger si le Shâh fuit. En attendant, c’est le général Oveisi, plus avisé, qui s’enfuit aux USA avec le butin d’une autre carrière. Et pendant que Bakhtiyâr cherche ses futurs ministres parmi les rats trop lents pour quitter le navire, les foudres très sèches de Khomeyni et leur écho très apeuré du Front National s’entrecroisent sur sa tête-paratonnerre. Le Front National, dont le radicalisme soudain est l’expression de sa servilité de toujours, appelle à une manifestation anti-Bakhtiyâr pour le 7 janvier. La manifestation religieuse aura lieu le 8. Saluons au passage les règlements de compte de Dezful (10 morts), Kermânshâh (100 morts) et Qazvin (40 morts le 1er janvier, où les chars ont écrasé 30 voitures).

Bakhtiyâr, social-démocrate dans toute l’horreur du terme, qui a connu la rare mésaventure d’avoir été excommunié une semaine avant d’avoir été intronisé, le 5 janvier, fait rouvrir les journaux et tirer avec des balles en plastique. Ainsi, la manifestation du 7, sans morts, dévoile plutôt la complicité du ministre que la radicalité de son ancien parti, et se termine dans le soulagement prématuré de ces fines fleurs de tactique de cabinet. Car le 8 janvier prouvera au Front National que d’avoir manifesté avant les religieux lui a plutôt attiré des suspicions que des parts de la révolte, qu’il croyait livrée à la criée, comme dans une OPA ; et à Bakhtiyâr, qu’il n’a jamais dépendu de lui d’étrenner son poste différem-ment que ses prédécesseurs Sharifemâmi et Azhari : par le sang d’une

manifestation qui le condamne irrémédiablement. Car le 7 n’a été que l’insignifiant préambule du 8, où réapparaît, mais rodée, la tactique de harcèlements par petits groupes mobiles, et où il y a au moins 10 morts.

Nous sommes loin du Vendredi Noir où les victimes, immobiles, tombaient en rangs serrés. Les manifestants sont maintenant décidés, expérimentés et lucides. Ils attaquent des objectifs précis, ambassades, commissariats, sièges de la SAVAK, administrations, banques, hôtels. Leurs petits groupes saccagent et se retirent, insaisissables pour une armée rongée par les désertions, incapable de s’adapter au terrain, à son tour immobile, bientôt cible facile comme dans un Vendredi Noir à l’envers. Avouer 10 morts, c’est dire l’acharnement de ce 8 janvier, premier anniversaire du premier soulèvement de Qom, où on tire avec des armes désormais en plastique, non plus contre un troupeau béat qui se rue à la mort, mais contre des bandes où la passion s’est organisée, où la gloire de mourir est devenue gloire de vaincre, plaisir de devenir les maîtres du pavé, intelligence pratique.

Le 13 janvier, ’... tard dans la nuit, un phénomène d’auto-suggestion collective a fait voir à des centaines de milliers d’Iraniens montés sur les toits de leurs immeubles, les traits de Khomeiny se dessiner... sur la face de la lune’ rapporte ’Le Monde’. Ce phénomène mérite qu’on s’y attarde pour plusieurs raisons. La première est qu’il est l’éclairage le plus cru sur l’incurie des services d’information dominants dont la puérile règle positiviste matérialiste ’je ne crois que ce que je vois’ s’inverse sans s’avouer pour l’occasion en ’je ne vois que ce que je crois’. Aucun envoyé spécial présent du ’Monde’, du ’Figaro’ et de ’Libération’ n’a osé démentir franchement ce que des centaines de milliers d’Iraniens ont formellement vu ; aucun non plus n’a osé franchement reconnaître qu’il l’avait lui-même vu. Ces journalistes, fermement méprisants pour tout ce qui n’est pas matériellement prouvé, et qui passent leurs journées à spéculer sur des mouvements bakhtiyaro-ministériels, dont leurs feuilles de choux sont tartinées pendant d’illisibles pages entières, accordent au mieux deux lignes à un tel phénomène. D’abord, comme les journées se passent à assiéger le notable, la nuit, c’est le couvre-feu, lorsque les Iraniens se réveillent, ils dorment ; ensuite, de toutes façons, un tel phénomène n’a pas de sens. Comprenez-moi bien, ce sont des centaines de milliers d’Iraniens obscurantistes et déchaînés qui sont fous, qui se trompent, et non pas ces trois serpillières déléguées à Téhéran pour y faire reluire ce qui s’y passe avec les vernis idéologiques de leur soumission quotidienne et éternelle. Ce serait ridicule de parler de ce genre de phénomène sans pouvoir le prouver ! Car la raillerie du bar de l’Hôtel Intercontinental est une des meilleures censures du monde.

Le camp très restreint de ceux qui veulent bien parler de visions est divisé en deux ; ceux qui les admettent, qui parlent de Vierges Marie, mais qui n’admettent pas qu’une vision ne soit pas chrétienne ; ceux qui s’en amusent ou s’en délectent, qui parlent d’OVNIs, mais qui n’admettent pas qu’une vision ne soit pas crétine (quoique pour les OVNIs, parce que, matériellement, on estime avoir une hypothèse invérifiée, un courant se prenant au sérieux s’est développé). La presse contrainte de parler de la nuit du 13 janvier a donc été encore moins nombreuse que celle qui s’est permise d’occulter.

Deux siècles de matérialisme font qu’on appelle idéalisme tout ce qui ne commence pas par un entier positif ; et idéalisme, cette maladie infantile, est une injure qui signifie déiste, mystique, marchant sur la tête. Tout phénomène visible doit être prouvé physiquement, sinon il n’existe pas, assure sans réplique Mr. Foutriquet, qui depuis son enfance croit en l’économie, la matière et le bonheur, toutes choses qu’il a forcément vues et sans aucun doute prouvées physiquement, ainsi que les mille lieux communs abstraits d’une propagande concrète qu’il ânonne, convaincu en plus qu’il a tout inventé. Très parent de ce Mr. Foutriquet, on retrouve notre journaliste du ’Monde’ : il se débarrasse en ’phénomène d’auto-suggestion collective’ de ce qu’il craint de devoir commenter, expliquer. Qu’est ce qu’un ’phénomène d’auto-suggestion collective’ ? Rien. Rien égale : rien de physique. Ah bon, une lubie. N’en parlons plus alors. C’est juste dans plusieurs centaines de milliers de têtes qui marchent justement sur la tête. Les pauvres Iraniens, pense Mr. Foutriquet en lisant son ’Monde’, ils ont encore du chemin à parcourir avant d’arriver au même point que nous !

Voyons le ’Figaro’ : ’Dans la nuit de samedi à dimanche c’était la pleine lune. Des milliers et des milliers de gens ont cru reconnaître dans l’astre un peu recouvert le visage de Khomeiny. “Il arrive, il arrive c’est un signe de Dieu” criait-on partout. La foule a passé la nuit à regarder la lune et à remercier le ciel. C’est l’Orient !’ Quand même ! Quels grands enfants ces Iraniens ! Il y avait des nuages ! Et ils sont tellement cons, ces milliers et milliers d’Iraniens, qu’ils n’ont pas fait le rapprochement, entre ces nuages et le visage de Khomeyni dans la lune, comme Thierry Desjardins qui est allé se recoucher en secouant la tête ! Non mais, quelle bêtise ! Cher Desjardins, si jamais j’ai l’occasion de te rencontrer au détour de quelque ruelle déserte de Téhéran, que tous deux nous affectionnons la nuit tombée, je t’apprendrai l’Orient : il y a des choses qui t’ont échappé.

Passons à ’Libération’ : ’“Regardez bien la lune, vous verrez on aperçoit distinctement l’image de l’ayatollah Khomeiny... C’est un signe très bon, ça veut dire qu’il arrive et que tout va s’arranger”. Parce que la pleine lune éclairait samedi soir la capitale iranienne, le standard d’un des hôtels du centre de la ville, où descendent traditionnellement les journalistes étrangers a failli sauter : des dizaines d’Iraniens ont en effet cherché à joindre les correspondants étrangers pour les adjurer de contempler le ciel... “Ces histoires sont un coup de la SAVAK ou de la CIA qui ont projeté sur la lune l’image de Khomeiny pour prouver que les Iraniens sont superstitieux” protestait téléphoniquement une femme le dimanche matin auprès du bureau de l’AFP de Téhéran.’ Glissons vite sur l’étrange cause à effet de la pleine lune au blocage du standard : admettons à la décharge de son auteur que c’est un effet de style manqué et non pas une tentative insidieuse de faire supposer qu’il n’y avait rien..., sauf, vous savez, quand c’est la pleine lune, les gens disent et voient n’importe quoi, ils sont un peu hors d’eux, phénomène prouvé, et viennent, pour un rien, importuner les éminents correspondants étrangers. La citation à l’AFP, a bien l’odeur caractéristique du journal qui la porte : ce mélange de putasserie extrême et de désinvolture hâtive que la partie moderniste de son public va jusqu’à applaudir, parce qu’elle s’y reconnaît. C’est une femme qui proteste, parce que ce journal est alors féministe, par téléphone, parce que c’est invérifiable. Si l’intègre ’Libération’ avait eu une opinion propre, il nous l’aurait apprise crûment, sans avoir besoin de la mettre dans la bouche d’une fantôme. Mais même cette femme ne nie pas le fait (et c’est pourquoi le journaliste, qui ne peut pas le reconnaître, lui, met en scène cette femme) puisqu’elle croit en un trucage. La dénonciation de ce trucage doit nous convaincre qu’il existe en Iran des révolutionnaires raisonnables, comme cette femme, comme les lecteurs de ’Libération’, matérialistes, logiques et pas superstitieux. Malheureusement, le trucage dénoncé est tellement improbable, qu’il est lui-même un comble de superstition : la SAVAK et la CIA auraient projeté sur la lune l’image de Khomeyni pour prouver la superstition des Iraniens. A qui ? Aux lecteurs de ’Libération’ ? Alors que l’écrasante majorité de la presse occidentale soutient l’opposition contre le Shâh, et met en sourdine la publicité du fanatisme religieux tant que le Front National soutient les religieux et que le Shâh n’est pas tombé ! De plus, comment SAVAK et CIA auraient réussi l’exploit technique, secret, de projeter l’image de Khomeyni sur la lune ? Et pourquoi la CIA, ni personne d’autre, ne s’est jamais servi depuis d’une ’technique’ et d’un ’support’ publicitaires aussi spectaculaires (Bonté d’âme ? Mort du savant fou ?) ? Et en admettant l’absurde, à savoir que ces services secrets ont réellement eu les moyens d’une pareille projection, ce n’est évidemment pas Khomeyni qu’ils auraient montré, mais le Shâh ! Ce n’est pas hors d’Iran qu’ils ont alors les ennemis qu’il s’agit d’impressionner ! Il est évident qu’il vaut mieux se servir de la superstition que de la dénoncer quand on cherche à récupérer des pauvres. Car il est évident que les pauvres sont superstitieux ; mais ceux d’Iran moins alors que ceux de France, qui croient sans ciller aux plus paranoïaques constructions et qui préfèrent s’expliquer un phénomène incompréhensible par la toute-puissance occulte de la CIA, ricanant de l’illusion séculaire, universelle et beaucoup plus simple qu’est Dieu.

C’est de Khomeyni et non de Dieu que les gueux d’Iran ont vu l’image sur la lune. Début janvier, les gueux d’Iran ont la pensée disciplinée dans les combats de rue et débridée dans les combats d’idées : leurs succès sur le terrain leur ont ouvert des perspectives dans l’histoire, que le petit peuple journaleux, colmateur coincé, le dos à la brèche, ne veut ni ne peut voir. Le moment, trop peu fréquemment observé, d’un mouvement qui découvre avec ravissement sa force inespérée, est arrivé : ’Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir.’ Les gueux d’Iran veulent tout. Il ne leur reste plus qu’à tout faire, puisque tout c’est tout faire.

Tout faire, c’est rendre à Dieu son royaume ; c’est forcer le retour du douzième Emâm, l’Emâm du temps, disparu en 874, et que les shi’ites attendent depuis. On voit ce qu’il y a de séditieux dans cette formidable sincérité qui consiste à vouloir réaliser la religion. Car, rend-on son royaume à Dieu, qui serait moins capable qu’une horde de gueux furieux, de l’arracher à la marchandise et aux différentes idéologies qu’entraîne son culte ? Siffle-t-on l’Emâm du Temps comme un chien égaré ? Ce désir de mettre fin au temps, ce désir d’achever le sacré en le faisant soi‑même, hasarde et menace bien trop l’Islam shi’ite pour que l’image lunaire du 13 janvier, qui en découle, ait pu être une conspiration khomeyniste, comme il a pu être dit bien plus tard par ceux qui, dans l’amalgame du temps si courant au nôtre, avaient oublié, qu’alors, non seulement Khomeyni ne disposait encore d’aucune SAVAK ou CIA, mais les avait contre lui.

L’Ashurâ avait fissuré qualitativement l’unité des Iraniens. Mais la lutte contre le Shâh rallie encore chaque jour quantité de partisans de dernière heure jusque parmi les collabos qui craignent la tonsure. L’enthousiasme est ce qui étend la détermination, à l’infini semble-t-il. Jamais autant de gueux, ensemble, n’ont eu le même objectif pratique, la même licence et la même ferveur, jamais passion aussi concentrée, aussi redoutable, ne s’est montrée aussi collective. L’image de Khomeyni projetée sur la lune, le 13 janvier 1979, est l’expression de la subjectivité collective des gueux d’Iran révoltés.

Ils veulent le retour de Khomeyni : ils le font. Ils ont fait Khomeyni : ils ont fait Khomeyni image. Khomeyni est l’image de leur unité, son retour en est la preuve, comme le Shâh est la raison de leur unité, et son départ la preuve. Khomeyni est aussi bien l’image concentrée du départ du Shâh que du retour de l’Emâm du Temps. L’image de Khomeyni sur la lune, créée immédiatement par quelques centaines de milliers de subjectifs gueux d’Iran, est-elle plus extraordinaire que l’image d’Armstrong sur la lune, médiatisée par la télévision et vue passivement par quelques milliards de gueux objectifs du monde ?

Dans la médiatisation gît une explication physique qui dans l’immédiateté nous échappe. Je proteste, en tant que gueux, de connaître davantage le phénomène physique qui a fait marcher Armstrong visiblement sur la lune, que celui qui a permis aux traits de Khomeyni de s’y dessiner, tout aussi visiblement. Et ce n’est pas parce que d’aucuns connaissent l’explication physique de l’un de ces phénomènes que l’autre n’existe pas. Quelle est l’explication physique de la physique devrions-nous demander à tous ces athées orthodoxes, qui ne se posent que les questions qui les arrangent. La chicane physique se dissout dans ce qui la fonde, comme la science du même nom, qui depuis deux siècles qu’elle est devenue jugement dernier, ne cherche qu’à justifier ses propres présupposés.

Il n’existe aucune science des passions. Il faut dire qu’elles sont si unilatéralement et durement réprimées, déformées, aplaties et parfois vendues sur les écrans de la crédulité publique, mais alors sous une forme édulcorée et engraissée, comme des boeufs dans un concours agricole, qu’il n’en reste, chez la plupart des individus, que le rêve. Ce dont sont capables, ensemble, des gens passionnés, nulle trace depuis la fin de la poésie, à l’aube de la seconde offensive ouvrière, juste avant le début de la présente histoire. La fin de la poésie coïncide avec la fin de la passion, et leur résurgence est nécessairement commune et collective, au travers du sas incroyablement étanche de l’objectivité. Donc, nulle indication, hormis dans les travaux les plus vilipendés de Wilhelm Reich, de ce dont seraient capables des gens aussi nombreux, aussi concentrés et aussi chargés que les gueux d’Iran d’alors, dans une situation aussi exceptionnelle. Les gueux d’Iran, le 13 janvier 1979, forment la plus belle image de notre histoire. C’est aussi la plus redoutable hypothèse sur la grandeur des hommes.

8) Du 8 au 13 janvier 1979

Le 12 janvier, Cyrus Vance, secrétaire d’Etat des Etats-Unis, avait fait l’annonce officielle du départ du Shâh. C’est encore une faute : au lieu d’être applaudi pour la bonne nouvelle, le gouvernement américain est blâmé pour son ingérence ; au lieu de prouver aux gueux d’Iran qu’il ne l’approuve plus, le gouvernement américain se substitue désormais au Shâh, usurpe son trône et le fonde ; au lieu de rassurer les gueux en s’effaçant dans une neutralité silencieuse, le gouvernement américain les inquiète en semblant révoquer spectaculairement celui qui ne peut donc rétrospectivement être considéré comme davantage qu’un chargé d’affaires américain ; et ce chargé d’affaires, déprécié ou ménagé au point de ne pouvoir annoncer lui-même sa résignation à ceux qui l’ont forcée, fait paraître cette révocation comme une simple suspension ; au lieu, donc, de paraître enfin opposé au Shâh, le gouvernement américain en paraît le comble ; et en voulant se déclarer serviteur des gueux d’Iran, le gouvernement américain se dévoile maître haïssable de leur maître haï. Une pareille faute ne s’explique que par l’habitude de cette administration de privilégier, en toute décision publique, l’effet produit sur les citoyens américains, qu’une telle autorité de leur ministre flatte, sur l’effet produit sur les gueux d’ailleurs, qu’une telle autorité vexe : les premiers sont passifs, même quand ils votent tous les quatre ans ; les seconds sont en train de faire l’histoire de leurs temps en Iran, et conséquemment, bien plus que les premiers, des Présidents des Etats-Unis, comme on le verra. Le 16 janvier, après avoir nommé un Conseil de Régence, le Shâh s’envole vers l’Egypte, début d’un exil définitif et migrateur, où ses immenses rapines seront le seul contrepoids aux embarras que suscitent à leurs hôtes tous les disgraciés.

La scène trop brève qui suit, je voudrais la voir dans le monde entier. Dans ce crépuscule, dont la nuit du 13 janvier est le prologue, entre le départ du Shâh et l’arrivée de Khomeyni, c’est la licence de pensée la plus complète, richesse sans partage des guerres civiles, privilège exclusif des victoires rebelles encore ni réprimées ni récupérées.

L’orchestre est plein à craquer, c’est le monde. Grands Etats, marchands, policiers, d’une loge à l’autre s’interrogent du regard et n’osent venir sur cette scène où la lumière est si bizarrement, si savamment répartie. Le public est stupéfait et scandalisé, mais paralysé, incapable d’intervenir contre ce spectacle trop vivant pour être bien en main, qui l’insulte.

Le décor c’est Téhéran, et le décor du décor c’est tour à tour Ahvâz, Dezful (6 morts le 18), Sanandâj et toujours Mashhad, Esfahân, Shirâz, Tabriz et Qom. Téhéran est une Agora. Ce qui y est horrible, on le sent bien à travers les informateurs, c’est d’en être exclu. En être exclu, c’est d’être exclu des ennemis du couvre-feu, de n’avoir pas accès à la nuit. Le Nord, qui surplombe la ville, la forteresse, en est maintenant aussi la prison militaire. On mange aussi peu qu’on dort : on n’a pas le temps. L’usage des voitures s’est scindé en queues devant les postes d’essence, rare à cause de la grève ou d’une pénurie destinée à la discréditer (comme s’en plaint Tâleqâni), et en matériau pour barricades. Ainsi le fond sonore perpétuel est celui de combats au loin. La grève enfin, transforme le temps cyclique du vieux théâtre quotidien en temps historique de l’antique aventure des hommes.

Les protagonistes sont l’original de la pièce. Le Shâh et Khomeyni sont des portraits ou des cassettes. Bakhtiyâr est déjà une ombre, Bâzargân pas encore. Au fond de la scène se joue la scène de l’armée qui fond. Le devant est vide, puis s’emplit soudain à faire peur, puis se vide soudain : on ne distingue aucun personnage dans ces déferlements géants, rapides, extrêmement salés. Les dialogues sont des rumeurs, des cris, des choeurs. L’auteur, anonyme, serait Dieu s’il n’était pas l’esprit du temps.

Le 16 janvier, le rideau s’entrouvre sur le diapason de l’ambiance de cet opéra sans musique : on déboulonne les statues, on change les noms de rues. C’est la fête à Téhéran au premier plan, le Shâh est parti. Ce n’est pas comme dans ’Les Affinités Electives’, où, lorsque s’en va un personnage principal, on voit grossir un ou plusieurs personnages secondaires. Non, la fête s’est intensifiée par degrés, et par degrés elle a réuni tant de protagonistes qu’il n’y eut plus de place pour le Shâh et que Khomeyni n’y put participer qu’en tant que drapeau. Au fond de la scène, le même jour, c’est le massacre d’Ahvâz, 700 morts, le glas pour Bakhtiyâr, dont l’excuse l’accuse : l’armée ne lui obéit plus. Alors pourquoi l’arriviste ne démissionne-t-il pas ? En conservant toutes les responsabilités, il endosse aussi celle-là. Le contraste entre kermesse, devant, et massacre, derrière, est le grotesque, qui fait peur et rire dans l’histoire.

Ce jeu dans le temps, cette vacance de chef, entre le Shâh et Khomeyni, est aussi le jeu, la marge, entre la répression et la récupération. L’événement culturel, entre ce 16 janvier et le 1er février, est l’un des si rares en ce siècle, qu’il convient de l’applaudir. Pourtant, il convient aussi de le critiquer : c’est l’absence de critique qui y est critiquable. Certes, il est difficile de reprocher à ces acteurs si naturels, agressifs, débordants de vie, et si nombreux et insaisissables, que de Shakespeare à Hollywood on n’a jamais rien imaginé de si énorme, de s’être accordés, après une année aussi meurtrière, comme un répit dans la satisfaction positive d’une passion pareillement débordante de négativité. Mais quand tout va si vite, même un bref relâchement de vigilance n’est jamais rattrapable. La xénophobie (anti-afghane chez les manifestants, relayée joyeusement par leur ennemi Bakhtiyâr, qui en fit arrêter plusieurs, et pas pour les protéger) et l’adéquation grandissante de la religion à l’extraordinaire des événements, furent ainsi les malheurs de cette vacance de pouvoir qui s’est étendue jusqu’à cette vacance de critique.

La scène suivante est l’Arba’in. L’Arba’in est le deuil des martyrs de Karbalâ, 40e jour après l’Ashurâ. Ce 19 janvier défie l’imagination : à Téhéran, quatre millions de manifestants font s’écrouler les coulisses, devenues inutiles : aucune scène de l’histoire humaine n’avait encore été aussi pleine. Là encore, le grotesque fait rire autant qu’il effraye : c’est un mariage monstrueux entre la quantité et la qualité, la passivité et la révolte, où chaque figurant est acteur et où chaque acteur est noyé parmi les figurants ; et ce plus gigantesque 40e jour de deuil de tous les temps, est le premier qui ne commémore aucun mort.

La fermeture de l’aéroport de Téhéran, qui fut présenté comme une chicane stupide de l’armée, gâche le point d’orgue, autant voulu par le public que par les acteurs, autant craint par l’intéressé : le retour de Khomeyni. Mais les gueux souverains montrent les dents : le 26, jour où les militaires ferment l’aéroport de Téhéran, il y a de 9 à 26 morts dans la capitale ; le 28, 1 million de manifestants dans ses rues ; le 29, l’armée y en tue encore 40 ; et 2 de plus à l’occasion d’une arrogante et inutile parade militaire le 31. Jeudi 1er février enfin, l’idole est ramenée, sous les applaudissements discrets de ceux qui en attendent la fin de la folie, et dans le délire de ceux qui ont exigé d’avoir ce totem au milieu de leur fête. ’Téhéran ce jeudi a perdu la raison. Qui aurait pu contenir une telle foule ? Toute police aurait été impuissante, tout service d’ordre annihilé devant un tel déferlement.’ Quand il écrit qu’une ville perd la raison, comme si elle pouvait en avoir, il ne faut plus s’inquiéter de celle du journaliste, mais de ses informations, qui affirment, goût du spectacle oblige, un nouveau et presque improbable record de gueux agglomérés sur la route de l’aéroport au cimetière Behecht-e Zahrâ, haie d’honneur unique de vainqueurs, admirant la restitution de leur vivant trophée.

De tous les genres connus, c’est l’épopée qui ressemble le plus à cette plus moderne des créations. Et ce qu’elle a de plus moderne, c’est qu’elle comprend tous les genres du passé. Un simple changement d’éclairage, un mot, un geste, fait passer du burlesque au drame, du mime à la déclamation, de la chorégraphie à l’improvisation, du théâtre de marionnettes au cinéma, de la tragédie à la comédie. Les valets, par exemple, comme chez Molière, conspirent. Il leur faut paraître rivaux, mais ils s’aiment ! Au Conseil de la Régence du Shâh, Khomeyni oppose un Conseil de la Révolution ; à Bakhtiyâr, il oppose Bâzargân, et à blanc mouton, mouton blanc. Le chef du Conseil de Régence fait allégeance à Khomeyni. Pour sauver l’Etat en faisant passer Bakhtiyâr au service de la ’révolution nationale’ applaudie par le Shâh il y a trois mois, les valets prévoyaient la mise en scène suivante : Bakhtiyâr va à Paris et présente sa livrée de Premier ministre du Shâh à Khomeyni, qui en échange d’un geste si généreux et si soumis, lui tend une livrée de Premier ministre islamique. Pas de chance pour Khomeyni et Bakhtiyâr (qui pour mener à bien cet arrangement avait fermé l’aéroport de Téhéran), leur maître furieux, la rue, arrive au milieu de la scène, et les remet au travail dans l’obéissance, ces 26, 28 et 29 janvier. Bâzargân nommé, joue au ping-pong avec son vieux compère Bakhtiyâr. Le ministre du Shâh promet qu’il va cesser de payer les fonctionnaires en grève, celui de Khomeyni annonce qu’il va demander à tous les travailleurs une journée de travail symbolique. Bâzargân qui est allé à Abâdân, mettre au pas la grève du pétrole, comme jadis les staliniens la Commune de Barcelone, surenchérit ainsi sur son collègue Bakhtiyâr qui s’écrie : ’Je n’exclue pas que si la populace fait des bêtises elle soit accueillie par des balles... les cocktails molotovs on leur répond.’ Mais les deux larrons, sur le point de s’aboucher publiquement, avec en croupe, l’un les restes de la grande armée de Qarabâqi qui cherche son Tauroggen, l’autre, Khomeyni, qui comme Alexandre Ier se contenterait d’un Congrès de Vienne, sont à nouveau sévèrement remis en place par le courroux de la rue qui à partir du 8 février défait définitivement ces fiançailles. L’ombre de la guerre d’Espagne, car c’est ainsi qu’on imagine encore une guerre civile, plane. L’armée pense déjà ne pas pouvoir la soutenir. Les religieux savent qu’ils ne sauront pas la mener. L’opposition spectaculaire entre dispositions du Shâh et dispositions de Khomeyni rend difficile la négociation, en creusant une ligne de partage au milieu de l’Etat, qu’à son tour seule la négociation peut sauver. Ce sont les gueux, et eux seuls, qui ont enfanté cette situation et avorté tour à tour toutes les tentatives de négociation de la valetaille. La ruine si durable de l’Etat iranien est leur oeuvre, exécutée par leurs valets qui y furent si opposés.

Deux brefs discours, sur la foule et les armes, vont maintenant faire tomber le rideau, pour libérer le cours des événements dont ils sont la chair et l’intelligence, en même temps que le début et la fin.

Jusqu’au 1er février 1979, cinq grandes manifestations ont réuni plus d’un million de gueux dans Téhéran : Tâsu’â, le 10 décembre 1978, un million, ’Ashurâ, le 11 décembre, entre un et deux millions, Arba’in, le 19 janvier 1979, quatre millions, le 28 janvier, un million, et le 1er février, retour de Khomeyni, entre quatre et cinq millions. Même la police chinoise, et a fortiori aucun parti opposé à l’Etat, n’a jamais pu faire descendre dans la rue des foules aussi considérables, aussi souvent. Cette nouveauté a fasciné autant qu’effrayé. 500 000 manifestants dans une agglomération de cinq millions d’habitants peuvent constituer un parti ; 5 millions de manifestants dans le coeur de la même ville de cinq millions d’habitants, sont quelque chose d’inconnu dans notre histoire, dont les Iraniens ont les premiers fait l’expérience. Le journaliste qui se demande ’Qui aurait pu contenir une telle foule ?’ se pose la même question que l’Etat, et reflète le pessimisme du parti de la récupération en ajoutant ’Toute police aurait été impuissante, tout service d’ordre annihilé’. Une foule est réputée imprévisible, car soumise à la plus légère étincelle de colère ou de panique. La grandeur inédite de celle-ci (et au-delà d’un million de manifestants, les instruments de mesure manquent aux observateurs) semble en multiplier vertigineusement le risque. De plus, c’est une foule qui s’est unie par la révolte, la négativité ; elle renverse son illégalité-même en légalité unique et souveraine : elle fait loi ; elle a pour prémices le mépris de la passivité et la promptitude à la fête publique qui ont pour graines les deux grands fléaux de l’Etat, l’émeute et la grève sauvage ; elle contient tous les gueux : elle est l’embryon d’une redoutable assemblée générale. Mais ces rassemblements si incontrôlables déçurent aussi bien les craintes des uns que les espoirs des autres. Tous les gueux ne sont jamais un parti. Foule, comme masses chez les marxistes, n’est jamais que le mot de dédain pour qualifier les misérables agglutinés sans pensée. La pensée, la négativité, la qualité de chacun et de tous est aliénée par cette immense quantité. Autant les petits commandos rapides et ravageurs des 4, 5, 6 novembre sont prisonniers, englués dans la foule, autant leurs ennemis policiers et idéologues, également englués, y sont dissimulés. La critique pratique est figée par cette multitude. Et l’ennemi y est comme un vers dans le fruit. Cette foule si dense et si immobile étouffe toute colère, toute panique. Comme la grande armée perse de Xerxès arrivant en Grèce, elle est solennelle et impuissante. Agglomérat inorganisé, son unanimité légalise sans débat ni combat. Légaliser c’est instituer. Instituer le mépris de la passivité et la fête publique, c’est restaurer la passivité et l’ennui public. Au Ding, l’assemblée générale de leurs guerriers, les Goths, eux, parlent, parlent tous, communiquent. Au contraire, les gueux de Téhéran scandent et obéissent enfin. Au moment où ils font trembler la terre, ils se taisent, intimidés par leur propre puissance, et battent des mains. Les grandes manifestations si impressionnantes de Téhéran, qui n’ont jamais fait de morts, ont été des trêves. Si elles interdisent toute contre-offensive de l’Etat, elles ensablent aussi l’offensive des gueux. Mais la précarité de l’Etat est si grande, que même si ces manifestations immobilisent les loups parmi les moutons, les mettent à découvert et les fatiguent, la terrible impression qui prévaut est qu’il a abandonné les rues de sa capitale à ses ennemis, qu’une simple poussée peut déchaîner. Et le 1er février, personne ne pense déjà que la foule est devenue trop nombreuse pour bouger, que l’ennemi est dans ses entrailles, et que son élan, qui paraît si formidable, y rencontre la limite où il s’émousse.

’Chefs religieux, qu’attendez-vous pour nous donner des armes’ demande la rue ce terrible 29 janvier qui a défait l’alliance Khomeyni-Bakhtiyâr en faisant 40 morts. Le 1er février, dans l’avion qui ramène Khomeyni, l’arriviste Qotbzâde préfère inquiéter la presse et apaiser les émeutiers, en annonçant que des distributions d’armes ont alors lieu en Iran. Ce n’est certainement pas grâce à lui que tant de déserteurs partent en volant l’armée, que tant de postes de police sont attaqués, seules sources d’armes. Cette demande est la première exigence que les émeutiers formulent aux religieux. Que ceux-ci enfin rompent la soumission pour laquelle passait leur silence à l’égard de leurs chefs auto-proclamés et parlent en maîtres, fait mentir précipitamment Qotbzâde. La gloire de mourir n’est que dans la gloire de gagner. Cet empire, il faut des fusils pour en raser les vestiges. Pactiser ou reculer, c’est pareillement cracher sur le sang des martyrs passés et à venir. Aujourd’hui, parler les mains nues, c’est mendier couvert d’or. Bakhtiyâr réplique aux cocktails Molotov, ils sont devenus insuffisants pour répliquer à Bakhtiyâr. Guerre civile ou guerre sainte, nous ne craignons que de reculer, que le déshonneur de se soumettre. Voilà le parti insurgé, les gueux qui veulent cesser de l’être, la scission du troupeau du 1er février. Embarras, conciliabules, chuchotements de l’autre côté de la barricade : les armes sont un sujet tabou en public. Les religieux en premier : ils n’en ont pas. Et ils ne sont pas organisés pour encadrer des gueux armés. Ils ne le sont pas davantage pour en acheter à l’étranger, ni bien sûr, pour en arracher à l’armée. Comme il n’est pas question de détruire l’Etat, il faudra bien une police, une armée. Autant s’allier avec celle qui est là, plutôt que de se précipiter à la suite de dérapages radicaux, dont le succès paraît bien coûteux, bien indécis. En second : les chefs de l’armée actuellement craignent tout, pêle-mêle, les gueux, leurs soldats, les religieux, les américains, le communisme, l’Islam, la pénurie, la grève, Allâh, la paix, la guerre, en un mot, ils craignent pour leur tête. Leurs forces s’effeuillent comme une virilité vérolée, et ils ne sont pas plus équipés, entraînés, organisés pour soutenir une guerre civile sur des bases morales aussi désastreuses. Vaut-il mieux négocier son salut avec un allié dangereux parce qu’il vous craindra, ou combattre seul un ennemi dangereux parce qu’il ne vous craint pas ? Ce vrai dilemme de généraux se trouve tranché par l’alliance de Qarabâqi avec le parti de Khomeyni, bien peu guerrière trahison, quitte à lui sacrifier quelques têtes galonnées intransigeantes, et à lui équiper une milice nécessaire pour achever les troubles et récupérer les déserteurs, mais sous tutelle. En dernier, les organisations de guérilla (mojahedines et fedayines surtout) mouillent leurs petites culottes depuis que la marotte qui les fonde, les armes, devient l’exigence première des révoltés. C’est pourquoi leurs adhésions se multiplient soudain, phénomène que ces indécrottables militants attribuent avec leur manque d’humour coutumier à l’excellence de leurs théories sur l’impérialisme et le capitalisme. Par ailleurs, ils l’ont toujours dit, les armes sont le préalable à tout. Et ils rêvent tout haut d’une distribution magique au ’peuple’, distribution qu’ils entreprendraient en personne, pour fabriquer une ’armée populaire’ qu’ils encadreraient, également en personne. Ces petits chefs se croient enfin arrivés à l’exaucement du songe qu’ils croient le plus secret de leurs longues années de clandestinité : la construction de leur police, de leur Etat et de leur peuple ’anti-impérialiste’ et ’non-aligné’. Ajoutons que notables, industriels, libéraux et ’intellectuels’ sont toujours et partout contre une distribution gratuite des armes. Tous ces gens-là se vendent la suite de l’histoire : les fedayines négocient avec les mojahedines qui négocient avec Khomeyni, qui négocie avec Qarabâqi, qui négocie avec Khosrodâd ; Sanjâbi négocie avec Bâzargân, qui négocie avec Bakhtiyâr ; le Tude négocie ; Américains, Russes, Israé-liens, Palestiniens négocient. Mais l’homme de la rue (au sens où il l’occupe) veut tout tout de suite. Et dans la jeune patrie du courage, on n’attend plus les vieux négociateurs apeurés.

9) Du 8 février au 16 février 1979

Le 8 février 1979, une manifestation de soutien à Bâzargân, nommé Premier ministre par Khomeyni le 5, réunit à nouveau plus d’un million de manifestants dans les rues de Téhéran. Une si grande disponibilité pour un prétexte si futile n’a pas manqué d’alarmer tous les négociateurs, bien qu’on ne signale pas de morts. Pour la première fois, des soldats en uniforme défilent avec le cortège. Le même jour, le général Qarabâqi rencontre Sahâbi, nommé par Khomeyni chef du Comité de Coordination des Grèves, qui avaient bien besoin d’être assujetties ; les 10 000 derniers nostalgiques du Shâh (on a l’impression qu’il y a un an qu’il est parti, tant la conscience du temps se transforme) associent leurs rancoeurs au stade Amjadiye ; à Gorgân, il y a 10 morts et 45 blessés.

Le 9 février à 22h30, une unité de la Garde Impériale (appelée brigade Jâvidân) attaque une caserne de cadets de l’armée de l’air (appelés ’homafars’) dans le quartier de Farahâbâd, derrière la place Jâle, à l’est de Téhéran. Les homafars venaient de manifester bruyamment leur enthousiasme à la projection enfin télévisée du retour de l’âyatollâh Khomeyni, ce que les javidans considéraient comme mutinerie et trahison. Mais les habitants de Farahâbâd prennent parti pour les homafars, et les javidans, d’assiégeants, deviennent assiégés. Afin de pallier la supériorité en armement des javidans, des homafars, sur l’aéroport de Dushân Tappe, non loin de la caserne de Farahâbâd, distribuent le contenu de l’arsenal aux insurgés ; et c’est tout Farahâbâd qui se hérisse de barricades. C’est la revanche du Vendredi Noir. Les guerilleros fedayines, assemblés à un meeting à l’Université, pour fêter le 9e anniversaire de la ’lutte armée’, avec leurs rites et la bénédiction d’un discours de Bâzargân, sont la première police à arriver sur le lieu du crime.

Le 10 au matin, les 150 javidans sont morts, pris ou chassés. A 11h, des renforts sont envoyés du nord de la ville vers le quartier insurgé, mais interceptés bien avant d’y arriver, grâce, dit-on, aux indiscrétions d’officiers transfuges, ce qui a pour effet d’étendre le champ de bataille jusqu’aux points de rencontre. A 14h, Bakhtiyâr annonce un couvre-feu de 16h30 à 5h. Retranché dans l’école Alavi où il a élu domicile depuis son retour à Téhéran, Khomeyni, dépassé mais circonspect, apparaît sur sa télévision pirate pour désapprouver et l’insurrection et le couvre-feu : ’Je n’ai pas encore donné l’ordre du Djihad... Mais je ne peux pas supporter cette sauvagerie... La proclamation de la Loi Martiale est illégale et illégitime. Le peuple ne doit pas la respecter.’ Entre-temps, l’insurrection gagne les quartiers nord de Téhéran, et les gardes impériaux, qu’une dérisoire bien qu’ancestrale forfanterie a surnommés ’les immortels’, se trouvent assiégés dans leur propre caserne. Le soir du couvre-feu le plus long, Téhéran vit un festival de son et de lumière. Le public est au complet, si l’on excepte quelques journalistes respectueux des lois et dont les grandes réserves de courage ont fondu net à la mort d’une balle dans le coeur d’un journaliste du L.A. Times, apparemment le seul à s’être risqué dans Farahâbâd la nuit précédente. Un savant labyrinthe de barricades et de constructions diverses s’établit. Des enfants en sont les architectes, mais ils sont aussi les hommes d’armes et les fêtards fous de leur urbanisme éphémère. A 19h, les portes de la sinistre prison Evin sont enfoncées, tous les prisonniers sont libérés, y compris Hoveydâ, qui y avait été incarcéré pour corruption. Craignant le lynchage, il essaye de se reconstituer prisonnier, et ce n’est pas sans mal, dans cet instant de liberté, qu’il trouvera des geôliers protecteurs. Alors que les javidans contre-attaquent en force à Farahâbâd, où ils sont à leur tour durement contrés par l’euphorie d’un courage sans bornes qui se sait maintenant armé, le Majles (depuis novembre la débandade parmi les ’députés’ avait été encore plus spectaculaire que parmi les soldats) est pris et incendié.

Le 11, à 5h du matin, c’est la manufacture d’armes de la place Jâle qui change de maîtres : liesse, joie, détente, cours d’armes improvisés. Le commissariat central et 17 commissariats de quartier sont pris. A midi, l’est de Téhéran, dont les épaisses colonnes de fumée effrayent, jusque dans les cieux, les rares privilégiés qui peuvent fuir en avion, est contrôlé par les incontrôlés. Place Eshratâbâd, la Police Militaire, après avoir tiré au fusil mitrailleur sur la foule, finit par se rendre : le bâtiment avait été défoncé par des camions lancés à fond. Peu fiers, les défenseurs seront épargnés par les assaillants, malgré la colère qu’on imagine. A 14h, tout le monde s’embrasse, mieux qu’un minuit de jour de l’an, et une onde de plaisir traverse la ville, mieux qu’un Allâh Akbar une nuit de moharram : la radio annonce que l’armée, dont le Conseil National de Sécurité s’est réuni dans la matinée, se retire dans les casernes et proclame sa neutralité. Le 9, lorsque l’accroc entre javidans et homafars, deux unités des forces armées, déclenchait l’insurrection, de nombreux officiers envisageaient encore la guerre civile. Les espoirs, comme tout le reste, basculent vite pendant les heures d’insurrection, et les partisans de ces officiers fondent à vue d’oeil : le 10 au soir, même ce Conseil National de Sécurité fut si près de passer, armes et bagages, à ’la canaille’, que le général Badri dut le menacer de son revolver pour le maintenir dans le devoir, qui ne durera que la nuit ; car le 11 au matin, la foule armée et l’armée désarmée révèlent plus de transfuges en uniforme que de loyalistes. La guerre civile, où les militaires auraient été un parti, était devenue chimère : ils n’avaient plus de troupes. Ces généraux, plus courtisans qu’officiers, plus souvent tortionnaires que durs avec eux-mêmes, étaient justement haïs, autant par le soldat que par l’émeutier. Le général Badri, d’ailleurs, ne survécut pas 24h à son exploit, avant d’être abattu par ses propres soldats. Ceux qui ne disparurent pas dans la clandestinité ou dans l’exil furent bientôt fusillés. On y vit leur manque de courage : des quatre premiers exécutés, quatre jours plus tard, un seul, a‑t-on rapporté, Khosrodâd, mourut dignement, aussi inflexible dans la mort qu’en uniforme.

Ce qui continue le 11 après 14h, est comme un spectacle qui continue malgré une extinction de projecteurs. La version officielle présente cette année de révolution en Iran, d’abord comme une opposition contre un dictateur, ensuite comme Khomeyni contre le Shâh. Si Khomeyni et Bakhtiyâr n’ont pas pu s’accorder, ce ne serait pas parce qu’ils sont séparés par l’intransigeance de la rue du 29 janvier, mais à cause de l’intransigeance de l’un ou de l’autre : les gueux d’Iran ont été massivement occultés en tant que sujets de l’histoire. C’est Khomeyni tout seul qui a soulevé les Iraniens, peut-on lire sans contradiction. En vertu de cette façon de voir, la neutralité de l’armée, qui est en réalité la reddition sans condition de ses généraux, est considérée comme la défaite du Shâh face à Khomeyni, donc, ’la victoire de la Révolution Iranienne’. Il est capital d’enterrer publiquement la ’révolution’ dans sa victoire. C’est là que la prétendue ’information objective’ intervient avec le maximum de subjectivité dans le processus même dont elle rend compte. Car si les gueux du monde entier apprennent qu’on continue à se battre dans Téhéran, que les gueux de Téhéran ont l’offensive, que vont-ils penser ? Que vont-ils faire ? Même s’ils ne se posent que la question contre qui et contre quoi cette offensive est dirigée, même s’ils ne manifestent que pacifiquement leur soutien aux insurgés de Téhéran, on ose à peine se figurer la portée d’une telle action, à Téhéran même. Les 9, 10 et 11 février, sont donc rapportés, toujours sans contredit, comme étant ’les trois glorieuses’. Le retrait de l’armée dans les casernes doit donc être salué comme la fin officielle des combats. On a eu chaud, avec 600 morts + 1 journaliste on s’en tire aux moindres frais, s’empressent de rapporter les informateurs officiels, ç’aurait pu être la guerre civile. Le parti Khomeyni, avec moins de désinvolture, car son public est moins docile, et mieux informé, va maintenant broder sur la même thèse : puisque tout le monde est uni derrière Allâh, derrière nous, la bataille a donc logiquement cessé. Et si certains continuent à se battre, ils ne sont donc pas derrière nous, derrière Allâh, ce sont donc logiquement des partisans du Shâh.

Dans Téhéran, la vraie guerre civile continue sans répit. Il faut l’impudence d’un demi-siècle d’insolence et d’ignorance de la guerre, pour qu’une armée annonce ainsi sa neutralité au milieu de la bataille, en espérant que ceux d’en face, qui ont tant souffert, vont eux aussi se retirer dans leurs casernes, sans même occuper le champ de bataille, sans même piller le camp ennemi. Les derniers dignitaires de l’Empire se battent maintenant pour leur vie. Les casernes sont assiégées. Les guerilleros se battent pour occuper les centres de décisions et les points qu’ils croient stratégiques, et qui le sont pour un S.O., parfois entre eux, parfois contre des gueux sans carte de parti. Les khomeynistes entrent maintenant dans les combats, effrayés de devoir se battre aujourd’hui, quartier par quartier, pour une ville qu’ils pensaient acheter hier par la négociation. Et, partout, l’ange noir de la vengeance, publique et particulière, projette l’ombre de ses ailes sur le bonheur furieux de ces sauvages armés. Plus tard dans la journée, c’est l’attaque si sanglante et le sac de la radio. ’Des milliers de pièces d’archives sont éparpillées, déchirées, brûlées’ se plaignent les journalistes, dont le radicalisme s’est toujours arrêté à la sacro-sainte salle d’archives. Encore plus tard, la télévision tombe aux mains de ses grévistes, auxquels se superpose tout de suite le filou Qotbzâde. Les pillages dans les ’beaux quartiers’ du nord, et les explosions de dépôts de munitions ponctuent cette après-midi commencée dans les concerts de klaxons et les rafales de mitraillettes en l’air. Les mollas, qui attendaient l’ordre du Jehâd en défendant la forteresse Alavi, sortent maintenant dans les rues pour faire la police, et faire cesser ce que réprouve la peur du plaisir.

Le 12, de 9h à midi, les gardes impériaux à Saltanatâbâd et La’visân sont attaqués, battus, tués, dispersés. A 15h, Khomeyni lance son premier appel à la reddition des armes : ’Les armes doivent être déposées dans les mosquées.’ ’La vente d’armes est blasphème.’ ’Ne laissez pas tomber d’armes aux mains d’ennemis de l’Islam.’ ’Les soldats islamiques doivent être armés, mais d’autres n’en ont pas le droit.’ ’Démasquez ceux qui s’opposent à rendre leurs armes.’ ’Tout acte d’incendie et de sabotage équivaut désormais à un acte de trahison.’ La radio conseille de ne pas se servir des armes pour régler des comptes personnels. Comme toujours prévaut ici la règle que tout ce qu’on est forcé d’interdire ou de déconseiller se fait donc. Tout le monde se tire dessus, et comme il n’y a plus d’uniformes, cela devient très confus et assez dangereux. A l’Université, par exemple, une fusillade d’une vingtaine de minutes semble amuser tout le monde. On ne sait pas qui sont les agresseurs qui finissent par passer leur chemin sans qu’il y ait eu de victimes. On se sert simplement des armes pour le plaisir de manier enfin ces nouveaux jouets drôles et violents, tant convoités.

Le 13, les gouvernements américains et russes ont reconnu le nouveau régime. Bâzargân repointe le bout de son nez, et s’installe dans les locaux de Bakhtiyâr, qu’on dit arrêté, ce qu’on démentira par la suite. Sous les auspices des 78 ans de Khomeyni, Bâzargân, 72 ans, nomme la croûte Sanjâbi, 74 ans, ministre des Affaires étrangères. Qu’advient-il de ce collectif de vieillards qui s’applique à confisquer leur histoire aux adolescents de ce temps ? Une attaque du siège du gouvernement (et pas par la SAVAK), repoussée avec peine, chahute la première rencontre des deux ministres ; quant à Khomeyni, son inquiétude n’est pas non plus douteuse : ’Evitez la panique. Ne soyez pas méchants.’ Des religieux se vantent d’avoir sauvé Nasiri, ex-chef de la SAVAK, qui sera quand même passé par les armes trois jours plus tard ; Qarabâqi est quand même démis de ses fonctions ; la grève à la télévision continue quand même, maintenant contre Qotbzâde, qui va devoir en baver pour réussir son hold-up sur l’organe qu’il convoite. Ceux qui refusent de rendre les armes sont maintenant nommés ’ennemis de l’Islam et de la révolution’. Les ’ennemis de l’Islam et de la révolution’ sont déjà majoritaires, aussi bien à Téhéran que dans le reste de l’Iran.

Le 14 à 10h du matin, un groupe a posteriori identifié comme fedayine attaque la télévision Qotbzâde, que les mojahedines défendent.

Le même jour, un autre groupe dominé par les fedayines occupe l’ambassade des Etats-Unis (l’enlèvement et l’exécution de l’ambassadeur américain dans l’Afghanistan voisin, également le 14 février 1979, ne semble pas en rapport direct avec les événements de Téhéran). Yazdi, nommé la veille ministre des Affaires Révolutionnaires (ce titre apparemment antinomique doit s’entendre comme une menace : s’il existait un ministre des ordures, ce serait évidemment pour pourvoir à leur suppression), vient, sur l’ordre de Khomeyni, déloger sans coup de feu, mais bien entouré de mojahedines, le groupe composite qui a osé bafouer le Droit International. Ce 14, on se bat sauvagement à Shirâz, Esfahân (où la ’passation de pouvoir’ avait été rapportée achevée une semaine auparavant) et surtout, apparemment, à Tabriz, où il y aurait déjà 250 morts, et où le combat principal semble être, là aussi, la prise de la radio, que soi-disant la SAVAK vient de perdre. Mais c’est à Téhéran que continue de se jouer le destin de ces villes. Jusqu’au 12, les informateurs y ont admis 700 morts. Depuis, les fusillades se font plus rares le jour, et plus nombreuses la nuit. Les informateurs passent les journées à guetter les entrées de cabinets (ministériels, s’entend) parce que pour eux c’est là que l’histoire doit se faire, et les nuits terrés à l’Intercontinental : il n’existe donc d’évaluation ni de l’intensité, ni du sens des combats après le 12. C’est à peine s’il y est fait allusion. Les speakers de la radio répètent pourtant sans arrêt que ’avoir une arme en tant qu’individu ne sert à rien’. Ils déclarent que les enfants devraient être désarmés ! ’Only anarchy and political warfare prevailed in the major cities.’ ’Maintenant c’est une bataille contre l’anarchie.’ Bâzargân ordonne la fin de la grève pour le 17 et, par conséquent, demande aux déserteurs de rejoindre les casernes.

Le 15, les nouvelles autorités, pour avoir le ton à la hauteur de l’ambiance, n’hésitent pas à parler comme celles qui viennent d’être chassées : ’déposez les armes ou nous vous envoyons l’armée.’ Le burlesque de la menace, dans un pays où il n’y a plus d’armée depuis quatre jours, a peut-être fait commettre aux émeutiers la faute de souffrir cette première insolence gouvernementale. L’ambassade du Maroc, à son tour, est attaquée et reprise. Les 7 000 derniers Américains évacuent l’Iran en catastrophe. A peine annonce-t-on la fin des combats à Tabriz, qu’on en découvre à Rezâye, Sanandâj et Kermânshâh : tout le Kordestân. Comme on sait très peu ce qui se passe à Téhéran même, on en est réduit

aux conjectures les plus hasardeuses sur la forme et le contenu des événements de province. Pendant ce temps, comme le PC portugais cinq ans plus tôt, le Tude stalinien manifeste son manque de contrôle de la grande grève en s’associant à la hâte à l’ordre de reprise du travail. La piétaille de l’armée demande une épuration regardée comme incroyablement radicale par l’ennemi, et qu’il faut qualifier de très modérée : tous les généraux (on ne pouvait être général sans être nommé par le Shâh) et plusieurs colonels. Une instruction de Khomeyni résume ce soir-là le cauchemar de tout Etat où il n’y a plus de police pour faire respecter la propriété : ’Ne pas attaquer les maisons particulières et n’arrêter personne à partir d’aujourd’hui sans autorisation du gouvernement légal.’

Le premier point sur lequel il faut être absolument intangible est que cette semaine a été une fête. Depuis mai 68, dire qu’une révolution est une fête s’entend comme un ennuyeux et militant pléonasme qui respire autant la festivité que la plus fade litanie. Mais si ceux qui se rendent avec autant de facilité à convertir en fêtes toutes les révolutions du passé, c’est pour mieux minimiser et dramatiser celles du présent ; et le présent de celle de Téhéran n’est pas prêt de basculer dans le passé. Ceux qui ont connu, même brièvement, ces moments sans intermédiaires, sans séparation, où l’on peut tout dire, et faire tout ce qu’on dit, savent déjà qu’une insurrection est toujours une fête, ou a perdu son sens, et qu’une fête ne mérite son nom qu’à partir du moment où elle est entrée en insurrection et qu’on mesure son intensité à la vitesse et à la puissance de réaction ennemie. Les jeunes de Téhéran ont ainsi confirmé cette expérience paradoxale, découverte depuis un an et sans cesse perfectionnée : il n’y a pas de fête sans ennemi. Je ne dirai donc rien de plus sur les curieux lampions, guirlandes, chants, danses, dialogues, feux, artifices, amours et tout le flot de vitalité incomparable, qui à ce moment-là a rendu Téhéran la plus brillante capitale du monde, parce que d’autres, qui auront moins souffert du recul, sauront l’illustrer avec plus de précision et de charme.

Le deuxième point sur lequel il est impossible de tolérer un avis contraire, est l’absolue spontanéité de ce jeu. Tous les informateurs, eux-mêmes désorientés, ont été obligés de reconnaître qu’aucun groupe constitué n’avait préparé, encore moins manipulé, voire dirigé cette insurrection. De Khomeyni, on voit même qu’il est désemparé, à cause de

ses négociations, comme Shari’atmadari le Vendredi Noir, au point que le lendemain du début des fusillades, il déconseille encore ce fait accompli. Il est important de le redire, parce que les auteurs de l’offensive ont été depuis complètement occultés, ce débordement de tous chefs oublié, au même titre et pour la même raison que la fête. Il a même été insinué, quasiment partout, tant il est devenu impensable et inavouable que des gueux attaquent sans ordre et font tomber un Etat sans consigne, que le mérite de la chute de Bakhtiyâr revient, selon l’insinuateur, au communisme international, à la CIA, ou aux chefs religieux.

La troisième remarque qu’il faut observer concerne une fois de plus l’information. Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse là d’une obsession particulière de l’auteur. L’information dont je dispose est l’instrument de mesure. Déjà son manche, trop long, est d’un maniement peu aisé, mais sa finition, incroyablement bâclée, souvent par cécité mercantile, rend l’instrument impropre à saisir même les objets pour lesquels il a été conçu. Et il tremble tellement, que même quand il paraît à peu près ajusté, on a la dangereuse impression de pouvoir être plus précis et plus juste au jugé qu’en l’utilisant. J’ai déjà dit, entre autres à propos de la reddition du 11 février, que nos ennemis s’en servaient plus souvent pour taper, soit par le silence, soit par un tapage démesuré, que pour mesurer. Et donc, non seulement les journées du 12 au 16 et après sont présentées sous un jour pour le moins déformé, mais c’est également les journées du 9 au 12 qui s’en trouvent faussées. Il faut aussi ajouter que la plupart des documents iraniens parus entre début 1979 et fin 1980 ont été par la suite méticuleusement détruits par le gouvernement iranien, aussi bien en Iran que hors d’Iran, où cette censure s’est opérée avec la complaisance de toutes les autorités concernées. (Un seul exemple suffira à éclairer cette pratique aussi révélatrice que partagée : le journal Kayhân a toujours eu une édition en anglais. Dès le 8 janvier 1979, date à laquelle Bakhtiyâr élargit la presse, ses journalistes se sont crus dans une démocratie occidentale, où un journal se doit d’être respectueux mais incommode face à son gouvernement, ce qu’on appelle franchise, liberté d’expres-sion, etc... Il va de soi que les gouvernements iraniens successifs, tous pressés comme nous verront qu’ils le furent, ne pouvaient pas tolérer longtemps ces petites bouderies, quand même la réticence leur était devenue un obstacle plus dangereux qu’utile. Le 9 septembre 1979, le gouvernement reprit Kayhân, qui depuis, même dans sa version anglophone est un organe officiel. Il est devenu impossible de trouver aucun numéro de toute cette période ’d’indépendance’, le marché ayant été passé entre Kayhân et toutes les bibliothèques où il était reçu à l’étranger, de ne continuer à les abonner qu’à la condition expresse qu’ils suppriment toutes les éditions de cette époque. On applaudira au passage l’honnêteté et le courage des grandes bibliothèques européennes, qui ont toutes donné dans ce marchandage orwellien, préférant les fades communiqués à venir de la République Islamique, aux documents de la riche période qui la fonde.)

Il semble donc qu’une meurtrière bataille entre Fedâ’iyân-e Khalq et Mojâhedin-e Khalq (Khalq signifie peuple) se soit déroulée pendant

toute la semaine et ait tourné à l’avantage des derniers, qui défendaient alors le gouvernement Bâzargân en l’aidant à s’installer et en protégeant ses membres et ses amis. Les fedayines se sont retrouvés alors dans un état de faiblesse et de désorganisation qui ne leur permettait plus de rêver à leur ambition première, le contrôle militaire de la capitale. Mais d’autres organisation s’étant armées au cours de l’attaque des casernes, notamment les comités Khomeyni et les comités d’usine, organisations de base qui s’étaient créées au cours des six mois précédents, mais sans être encore fédérées, ce qui révéla de très grandes disparités, souvent même des hos-tilités d’un comité à l’autre, sans compter les scissions des mojahedines et des fedayines et les innombrables groupuscules, les mojahedines ont craint à leur tour que leur lutte contre les fedayines les avait trop exposés et trop affaiblis pour se faire l’arbitre du nouvel Etat. Le 14 février, en se partageant le contrôle militaire de l’aéroport, mojahedines et fedayines commencent une alliance. Je dis ’commencent’, parce qu’apparemment, les combats entre eux n’ont alors que décru progressivement dans une sorte de course au contrôle des groupes armés, impossible au demeurant, étant donné leurs différences de taille, de combativité, d’idées, d’objectifs, de lieux, d’organisation et même d’armement. Et dans cette bataille de tous contre tous, qui avait déjà commencé avant la défaite de l’armée, les particuliers ne se sont pas privés non plus de se servir d’armes si chèrement acquises. C’est le propre des révolutions de trancher soudain beaucoup de différents suspendus ; et moins les objectifs et les débats entre révolutionnaires sont clairs et publics, plus les règlements de compte particuliers et privés peuvent se faire dans l’obscurité et la crapule. En Iran, la jalouse confiscation du débat dans le silence des mosquées a favorisé les balles dans le dos. 
Maintenant les gueux d’Iran ont enfin les armes et toujours l’offensive. La porte de l’Etat est enfoncée, un mur porteur est effondré ; la marchandise n’a jamais été plus maltraitée : c’est miracle, elle reflue même. L’ennemi en fuite, tourné, multiplie les marches forcées à découvert, pour réunir ses corps éclatés sur des lignes de retraite hors d’atteinte. La tribune est libre. De grandes perspectives s’ébauchent à travers le dernier brouillard qu’il s’agit de lever.

B) Du 17 février au 3 novembre 1979

1) Iranie de l’histoire

La totalité est le concept le plus oublié de l’histoire. La révolution iranienne est la tentative la plus remarquable pour que son siècle ne soit pas le plus oublié de la totalité. Ses contemporains sont tellement habitués, abrutis même, par la lente mais apparemment irrésistible progression de l’objectivité, cette pratique de division des choses et des hommes par les choses, qu’ils ne semblent pas pouvoir en imaginer, ne serait-ce que le ralentissement. La résignation, la soumission à l’érosion des consciences, l’esclavage à la modestie, la routine de la plus grise servitude, la fatalité de l’aliénation sont telles que les pauvres non-iraniens de 1979, valets ou gueux, ont dans leur écrasante majorité laissé passer la grande avalanche iranienne avec une apathie et une incompréhension dans leurs intérêts qui sont aussi inquiétantes que folles. Si l’avenir n’est pas trop occupé pour reconnaître notre pauvre temps, je pense qu’il ne le notera nulle part mieux que dans ce contraste extrême du mouvement qui remet tout en cause d’un monde si ignorant qu’il ne sait même pas cela.

La totalité est le terrain de jeu de la subjectivité. L’apparition de la totalité est la suppression par les hommes de ce qui les médiatise. La totalité n’est pas une vision, plus ou moins d’ensemble, ou une somme de choses, la totalité est le mouvement de la réalité devenant effective, une hache qui tranche jusqu’aux fondements de l’existence. Nulle part mieux qu’à Téhéran en 1979, il ne convient de saluer l’irruption pratique de la totalité, le premier festin moderne de la conscience.

Rien n’explique mieux le retour de l’Islam comme idéologie dominante que ce retour de la totalité comme pratique historique. L’Islam est d’abord une idéologie souple. Ses interdits et les devoirs de son culte sont rigides. Ces détails de comportement, malheureusement, arrivent à passer pour les grandes affaires et les grandes pensées du siècle de la marchandise. Dans le monde semi-athée qui a décrié comme une aberration l’application rigoureuse de quelques préceptes concrets de l’Islam, qu’il assiège de calomnies pour rendre cette idéologie incritiquable, règne une rigueur réellement aberrante dans les idées générales. L’Islam, au contraire, est aussi fidèle à quelques détails pratiques qu’ouvert à toute idée nouvelle. Le Coran et les traditions constituent ses uniques sources, et elles sont adaptables à tout, interprétables et interprétées à l’infini. En Iran, bousculé d’abord par la soudaine et violente pénétration de l’objectivité marchande, et éprouvé et façonné au soulèvement encore plus vif et plus profond des gueux en 1978, l’Islam, brutalement réveillé, avalait et digérait à la hâte le gros de la modernité idéologique du monde. Ainsi les idéologues islamiques parlent aussi volontiers d’économie, de classes sociales, d’impérialisme, de Marx et de Freud, que leurs homologues léninistes, situationnistes ou néo-keynésiens. Mais de façon complé-mentaire à son adaptation théorique aux thèmes et aux méthodes de la récupération la plus moderne, l’Islam faisait valoir ses antiques conceptions, qui pour la plupart recouvrent des concepts bannis du long tunnel matérialiste et reviennent spontanément à la critique du vieux monde dès que les pauvres s’en donnent la joie. Aussi ne faut-il nullement comprendre l’Islam en Iran comme la religion ancienne que son nom évoque. Les gueux l’ont fait triompher des idéologies concurrentes en la corrigeant. Et les valets, quoique maugréant, ont préféré se laisser imposer ce compromis, ravis que cette nouvelle Commune leur laisse autant la parole que celle de 1871 avait laissé aux bourgeois la Banque de France. Cet Islam hybride de 1979 schématise et explique les mouvements les plus vastes en les mariant avec les trucages les plus récents. En ce sens il est un stade suprême de la récupération, un produit nouveau et rationnel, maniable et rentable, un assemblage fertile d’ingrédients séculaires et de produits chimiques récents, assené au moyen de techniques d’avant-garde dans un emballage qui reproduit l’authenticité comme un tableau hyperréaliste. Ce n’est donc évidemment pas cette religion antique qui a accouché des fiévreuses secousses de 1978, comme l’ont sans cesse prétendu les porte-parole de la valetaille, mais ces fiévreuses secousses de 1978 qui ont accouché de cette néo-idéologie. Elle n’a donc jamais été l’utérus d’une grossesse monstrueusement infinie, mais le cordon ombilical d’un nouveau-né qu’il fallait étrangler.

Dans l’Islam, la totalité se prononce ’towhid’ et a un contraire, ’sherk’. Le towhid est l’unité de Dieu, de la nature et de l’homme. Le towhid est l’unité première et toute l’unité. C’est un concept de base primordial. Ce n’est pas du particulier qu’on s’élève au général, mais la généralité qui fonde et détermine la particularité. Ce n’est pas en mettant une brique sur l’autre qu’on atteint les cieux, comme le soutient le positivisme matérialiste, qui, lorsqu’il rencontre le scepticisme, préfère conclure qu’il n’y a pas de cieux. Le towhid, de plus, est le concept qui explique le mépris des musulmans pour les autres religions, parce que, non sans raison, ce concept leur paraît le concept même du monothéisme (le christianisme, avec sa sainte trinité, leur paraît polythéiste). De plus, et ceci décrit aussi bien l’Islam que le concept de towhid, la contradiction même est sherk. On ne contredit ou combat que justement ce qui s’avère être sherk, diviseur, mauvais, athée, ou plus exactement c’est le sherk qui contredit l’harmonie de la terre, dont l’homme est le vice-régent de Dieu. Ainsi est-ce un crime de diviser, et le consensus est souvent souverain.

Enfin le towhid est la genèse et l’au-delà de l’histoire. Dans ’Philosophie de l’Histoire’ de ’Ali Shari’ati, toute l’histoire est la division du towhid et du sherk. L’histoire commence avec la dispute de Caïn et Abel ; et toute l’histoire, jusqu’au-delà de sa fin, se déduit de l’interprétation de cette dispute ; et toute cette interprétation se veut construite sur la ’science’, notamment la ’sociologie marxiste’. Caïn, le méchant, le sherk, l’agriculteur, qui introduit la propriété privée et l’exploitation de l’homme par l’homme, qui méprise Dieu, convoite la fiancée de Abel, le bon, le pâtre, le communiste primitif, en unité et en harmonie avec Dieu et la nature. (Shari’ati, qui exclut de son amalgame allégorique le passage du matriarcat au patriarcat, fait un simulacre d’analyse freudienne, pour montrer que l’Islam peut intégrer Freud.) Caïn tue Abel. Le temps sans contradiction du paradis sur terre est fini, le monde est divisé. Il le restera jusqu’au retour du communisme, cette fois évolué, et de la société sans classes, jusqu’à la victoire de Abel sur Caïn, et du towhid sur le sherk. Shari’ati dit en substance ceci : voyez, la sociologie, l’économie politique la plus moderne, peut nous aider à comprendre le Coran. Mais dans le Coran, tout était déjà là : l’allégorie de l’histoire qui est allégorie de l’aliénation. Et donc, on a raison de se révolter, d’approuver les sciences les plus modernes, de connaître les découvertes les plus sherk, d’admirer secrètement Marcuse, et, pourquoi pas, d’être un petit prof de gauche de cet Islam qui commence et finit dans ce towhid éthique et exquis.

Le towhid est donc l’harmonie, l’ordre, la paix. Mais la totalité, l’Iran en 1979, c’est l’humanité marchant vers sa réalité, un incessant conflit, mille contradictions. Que les apôtres du towhid soient alors obligés de proclamer leur victoire est déjà une plaisanterie on ne peut plus sherk. Le décalage de l’idéologie au mouvement qui dissout les conditions existantes, le freinant mais la forçant à mentir, se manifeste ici dans toute son étendue. L’Islam new-look, towhid en tête, doit momifier en préalable inamovible la totalité qui se manifeste comme mouvement, et doit déclarer, dès le moment de son avènement, l’avènement du contraire de ce qui est là. Cette avant-garde dernier cri de la pensée rampante est l’arrière-garde essoufflée du mouvement anonyme. Car au moment où ces idéologues de l’unité arrivent au pouvoir grâce à elle, c’est dans la pire division, au moment où le paradis de l’au-delà est censé avoir trouvé sa tête de pont ici-bas, c’est le chaos le plus coloré, au moment où ces pseudo-Adams crient towhid, towhid, ceux qui font l’histoire, et qui les ont amenés là, font le plus noir des échos : anarchie, anarchie.

Cette anarchie n’est pas une anarchie d’anarchiste. Sans idéologues, sans théoriciens, sans syndicats et sans ministres, elle n’est désignée que par ceux qui ne l’ont pas faite : ’l’anarchie est le plus grand danger qui menace le pays’ résume le 27 juin en obligeant porte-parole de tous les valets, l’Emâm Khomeyni. L’Etat est en miettes qu’on hésite à recoller, la marchandise s’avarie dans un ravin, sans secours : priorité à la vengeance ; ensuite on discutera morale dans le mépris du travail, dans l’orgie des débats, des disputes, des discours, des organisations, des bagarres. Le meilleur aveu de cette cacophonie d’ordres et de contre-ordres, de cette brillante débauche de contradictions, de cette vie pleine et intense, de cette pluralité forcément peu goûtée par l’ennemi, est fourni le 13 juin 1979 par Eric Roulure, informateur du ’Monde’ : ’En attendant que la question du pouvoir soit tranchée, la guerre civile larvée se déroule à des niveaux différents et selon les clivages les plus insolites. Dans la mosaïque de peuples, d’ethnies, de religions qu’est l’Iran, dans un processus de bouleversements politiques, sociaux, culturels d’une rare complexité, en l’absence d’un mouvement politique fort et structuré, capable d’encadrer et de diriger la population, les conflits de tout ordre sont destinés à se multiplier dans la confusion et l’incohérence du moins apparentes.’

Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979, la progression chronologique était aussi la progression de l’être vers l’essence, de la révolte vers la révolution : comme une belle avalanche de bonds qualitatifs, la lutte contre le Shâh, sur la pente raide du temps, entraînait dans son bouleversement toute la montagne de la société, malgré les lamentations des propriétaires de chalets contraints de fuir sans leurs biens, les mauvaises excuses des secouristes, les mensonges des géologues et les doctes déductions de quelques météorologues obséquieux. Mais déjà dès le 16 février, alors qu’on continue encore à s’y battre tout le temps (’autant les journées sont calmes à Téhéran, autant, dès la nuit tombée, il n’est pas rare d’y entendre claquer les mitraillettes’, 17 avril), l’entente est tellement brouillée dans le grand cheval de Troie de l’Islam qu’il faudra attendre le 4 novembre pour qu’un grand coup de spectacle rende à tout et à tous une date incontournable. D’ici là ce ne sont que disputes particulières, et les puissants projecteurs affolés des ennemis des gueux errent comme ivres sur ce champ d’explosions diverses et spontanées, sans en découvrir les rapports ou les intérêts, illuminant soudain un détail, puis frôlant par hasard les silhouettes fantomatiques d’une dispute qui aurait pu faire sauter le monde, et qui aussitôt retourne à la nuit des temps.

2) Vengeance

Un Etat sans police n’est plus qu’un territoire. En Iran il n’y a plus de police. Un territoire sans armée est un désert ou un terrain de jeu. En Iran l’armée a explosé et s’est faite dépouiller de son autorité, de son aptitude à faire la police. Armés et ingouvernés les gueux d’Iran sont indésarmables et ingouvernables. La critique, la passion et à chacun la même arme, voilà ce qui distingue l’homme libre.

L’Islam est une idéologie construite pour subjuguer de tels guerriers par le verbe, puis leurs ennemis par l’épée. Aucun homme n’ose prétendre s’être soumis cette pensée ; quand cette pensée a commencé d’exister en se soumettant les hommes les plus rudes de son temps ! Mais notre temps est devenu plus rude encore que celui de Mahomet. Car, si les idéologues de l’Islam ont été les seuls à espérer s’imposer aux émeutiers de Téhéran, les émeutiers de Téhéran n’ont jamais été réduits par le verbe, qui était leur arme, mais par l’épée, qu’il a fallu leur planter dans le dos.

La première mesure de ces idéologues est de vouloir rétablir l’Etat. Le premier fait du rétablissement de l’Etat est de disposer de la coercition, c’est-à-dire des armes. La seule consultation islamique, au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire s’adressant aux guerriers libres, avec l’unique autorité de la connaissance et de la supériorité spirituelle, a eu lieu dès le 13 février 1979 : c’est le second discours public de Khomeyni depuis la chute du dernier gouvernement nommé par le Shâh. Pas davantage que dans le premier, la veille, qui commence par ce premier point qui présuppose une police ’tout acte d’incendie ou de sabotage équivaut désormais à un acte de trahison...’, on n’y trouve d’hommage aux victimes, d’éloge ou de program-me des vainqueurs ; mais cet ordre, dont l’absence de buts avoués souligne les buts cachés, où l’autorité du ton se substitue à l’autorité des arguments, et où la violence du verbe a pour fonction de dissimuler la violence de l’angoisse : ceux qui refusent de rendre les armes seront considérés comme ’ennemis de l’Islam et de la révolution’.

Ainsi parle-t-on aux esclaves qui ont peur des sbires d’un Shâh, mais pas aux gueux libres qui les ont vaincus les mains nues. Le 12, selon des chiffres invérifiables, 300 000 armes à feu étaient distribuées dans Téhéran ; une semaine plus tard, 1 500 000 dans tout l’Iran ; 6 % seulement auraient été restituées à la suite de cet appel et des suivants. Voici ce que signifient ces chiffres rares, qui n’ont pas besoin d’être officiels pour être éloquents et qu’il n’aura pas suffi de taire (ce qui, malheureusement, est le meilleur indice de leur vérité) pour occulter : 6 % des guerriers libres seulement soutiennent Khomeyni. C’est trop peu pour reconstruire une police. Qu’importe, en guerre civile, la foule des figurants qui ont gonflé le défilé du 1er février, mais qui n’ont pas osé prendre les armes ? Les auteurs de l’appel de Khomeyni, les utilisateurs de son autorité, savent désormais qu’ils ne pourront désarmer le mouvement qu’en le suivant, à l’usure, en approuvant ses outrances pour les enrayer, en le divisant, en le distrayant, en harcelant les attardés, prétendant toujours le guider, mais l’égarant, l’embourbant si possible pour briser son rythme. Par ailleurs : pourquoi les insurgés n’ont-ils par rendu les armes ? Les derniers complices du Shâh, lui-même traqué, ne sont plus à craindre. N’ont-ils pas confiance ? Comptent-ils se servir de leur arsenal ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? Contre qui ?

A partir de la révolution russe, les Etats se sont considérablement renforcés contre leurs citoyens. Ce siècle a vu se réaliser les cauchemars les plus pessimistes de Kafka, puis les plus sinistres d’Orwell. Le contrôle de plus en plus tatillon de tous les aspects de la vie sociale et même de la pensée, sont bien le contraire d’un perfectionnement raffiné de la civilisation, bien plutôt, par la rigueur bornée dans les détails, d’absurdes mais implacables mécanismes et l’absence générale de passion, ce qu’il y a de méprisable dans la barbarie. L’Etat moderne, a, pendant ce siècle, produit plus de barbares modernes que l’antiquité n’en a jamais connus. Plus l’Etat ainsi carapacé tombe, plus il tombe de haut, et plus il tombe de haut, plus il libère une intensité davantage contenue : ce qu’il y a au contraire de noble dans la barbarie, la vengeance, que la pudeur appelle l’épuration, s’est manifestée de façon croissante de Budapest en 1956, en passant par Lisbonne en 1974. D’abord, son objet avoué est la police secrète du régime déchu ; puis, le sommet de la hiérarchie sociale ; puis, si on la laisse faire, elle s’étend aux indicateurs de cette police ; puis, comme une épidémie, elle dévale toute la hiérarchie ; et c’est toute la classe des valets qui est ainsi menacée, parce qu’on ne devient valet que nommé par des supérieurs hiérarchiques et non pas par ses pairs à la base. L’épuration comme critique de la hiérarchie est l’action révolutionnaire qui cristallise la classe des valets : même les chefs de l’opposition au Shâh ont du pactiser à un moment ou à un autre avec son régime : comment croyez-vous qu’on devienne avocat, professeur, gros commerçant, voire âyatollâh, et qu’on le reste sans s’être compromis avec une dictature aussi serrée, et qui dure depuis cinquante ans ?

Voici donc, pour tous les valets, les termes du premier, du plus impérieux débat dès la fin de l’Empire : comment endiguer et interdire la vengeance à ces gueux armés, sans passer pour leurs ennemis, sans passer par leurs armes. Le décalage entre la fureur des gueux, justifiée par les exactions du tyran mais fondée par le plaisir d’expérimenter ainsi leur souveraineté, et l’embarras inquiet des représentants auto-nommés des valets, est le même que lors du Vendredi Noir, des journées de février, et qu’entre la pensée pratique du mouvement insurgé et l’idéologie islamique chargée de le rattraper. Il est nécessaire de le souligner parce que tous les ragots sur l’Iran présentent l’épuration comme l’agression sanguinaire d’un groupe de dirigeants atrocement pervers, malgré la modération d’un autre groupe de dirigeants, démocrates, libéraux et censés. En réalité, les valets ont mis en scène leur tactique la plus ancienne et la plus efficace : ils se sont scindés spectaculairement pour médiatiser tout aussi spectaculai-rement ce débat sur la vengeance. Le 10 mai, l’ignorante candeur d’un journaliste nous confie un peu tard : ’les principaux dirigeants de la nouvelle république se sont distribués les rôles : les uns tiennent un langage militant, voire agressif pour conserver la confiance des masses ; les autres assument le rôle ingrat dans ce pays qui consiste à réclamer la vie sauve pour les tenants de l’ancien régime.’ Selon quoi se sont-ils scindés ? Selon la proximité de la menace : côté ’langage militant’, les religieux les plus persécutés sous le Shâh, avec à leur tête Khomeyni, dont les complicités avec l’Etat qui vient de tomber (par ex. avec ses généraux dans la première semaine de février) paraissent encore négligeables par rapport à l’acharnement irréductible, à la prison et à l’exil, qu’il a vécus depuis la naissance d’au moins trois Iraniens sur quatre ; côté ’rôle ingrat’, les notables laïcs derrière Bâzargân, ce fumier qui cache alors son vieux compère sanglant Bakhtiyâr, et que les gueux ont manqué de peu dès le 14 février. Hors d’Iran, comme un seul homme, on soutient Bâzargân dans cette pseudo-dispute, parce que l’écrasante majorité des valets s’identifie davantage à lui qu’à Khomeyni. C’est un débat de polichinelle qui tente alors d’amuser des vengeurs masqués : ’rôle ingrat’ : ne cédons pas, je vous prie, à nos bas instincts ; restons raisonnables : l’administration est pleine de spécialistes capables et utiles au pays ; ils ont peut-être eu un peu les sens brouillés, et d’ailleurs, sous le Shâh, n’était-on pas un peu contraint de collaborer ? ’Langage militant’ : comment, chenapan ! Vous et vos impérialistes amis protestez contre la juste punition de quelques faquins selon nos justes lois ! Eh, qu’est-ce, s’il vous plaît, que 80 coups de fouet pour un trafiquant d’héroïne qui a plusieurs vies sur la conscience ? On entendait moins vos cris indignés quand des milliers de victimes étaient massacrées par ces quelques rares tortionnaires que nous sommes bien obligés maintenant de condamner à mort ! (Le sophisme de cet argument très répandu consiste en ceci : les victimes de la SAVAK le furent avant que l’Iran n’entre dans l’histoire. Par contre, chaque victime d’après le 15 février est au centre d’une question historique. C’est un compliment involontaire du spectacle d’être obligé de s’en indigner. Et comme c’est donc un compliment à ceux qui ont fait l’histoire, les ’langage militant’ qui la subissent alors, s’en passeraient volontiers.)

Alors qu’on commence à fusiller des généraux (16 et 20 février), Khomeyni appelle les mojahedines, vainqueurs des fedayines, à garantir sa défense et celle de l’Etat (20 février) ’aider l’armée et la police à maintenir la loi et l’ordre et à écraser les bandits’. Début mars ’le fait est que des fusillades ont lieu toutes les nuits, faisant grand nombre de morts’ pendant que les tribunaux islamiques, souvent constitués spontanément, bien trop spontanément pour tous ceux qui sont trop mouillés pour ne pas craindre leur manque de contrôle, continuent à condamner dans l’allégresse, sous la pression de la rue. Dans la nuit du 13 au 14 mars, on signale 11 exécutions, et pour la première fois ’des politiques’ qui n’auraient pas de sang sur les mains. Il s’agit en fait de responsables de la télévision du Shâh, menteurs infiniment plus dangereux qu’un régiment de gardes impériaux en chaleur. Cette exécution signifie que les tribunaux islamiques, au contraire de réfréner la vengeance des gueux, sont dans certains cas devenus leurs instruments, d’autant plus redoutables qu’institutionnalisés.

On se figure la panique chez les valets ! Le même jour, la peine de mort est requise contre l’ancien Premier ministre, escroc par excellence, Hoveydâ ! Son successeur actuel, Bâzargân, affolé, intervient auprès de Khomeyni, par l’organe duquel il suspend les exécutions et les procès politiques, le 16 mars. Cette interdiction, qui ne peut toucher que les tribunaux, est plutôt une façon de se dédouaner qu’un coup de bluff, et plutôt un coup de bluff que la preuve d’une autorité retrouvée. Les particuliers la nuit, les comités au crépuscule, et parfois même les tribunaux en plein jour, passent outre sans que personne n’ose les en empêcher. ’... Une délégation constituée par le procureur de Téhéran, des représentants du tribunal révolutionnaire et des “gardiens de la révolution” se rendit à Qom et somma l’Imam Khomeiny de permettre la reprise des exécutions capitales. “Si vous ne le faites pas, nous tuerons tous les prisonniers sans autre forme de procès”, lui dirent alors les membres de la délégation. Cet épisode dramatique que narre brièvement M. Bazargan - et que nous ont rapporté avant lui dans le détail des personnalités proches de l’ayatollah Khomeiny - a failli déboucher sur des émeutes. “A Ispahan par exemple, nous dit le président du Conseil, la population a pris d’assaut la prison centrale et a massacré plusieurs responsables de l’ancien régime.” L’Imam Khomeiny aurait alors dit à M. Bazargan : “Pour l’instant, nous n’avons pas le choix. En attendant l’apaisement qui couronnera vos efforts, les procès devront se poursuivre.”’ De plus, dans le Pakistan voisin, premier pays à loi islamique, on se prépare à l’exécution de Ali Bhutto, et tout au début d’avril, les gueux d’Iran n’arrivent pas à comprendre pourquoi Hoveydâ aurait moins mérité la mort que Bhutto. Le 5 avril, jour du supplice de Bhutto, paraît un ’code pénal islamique’ dont l’absence avait été la justification officielle pour l’arrêt des exécutions. Le 6, la levée de l’interdiction des exécutions consacre le spectacle de la scission de la fraction Khomeyni et de la fraction Bâzargân. Le 8, Hoveydâ passe à la trappe dans le tollé international qu’on imagine : un homme à la table duquel tous les dirigeants du monde ont soupé ! L’exécuter, c’est menacer tous les dirigeants du monde !

Maintenant qu’il y a une loi, il faut une police. Le 19 avril on réinstaure un corps public de ce nom, par l’interdiction faite à tout autre corps, et donc aux comités, de procéder à des arrestations. Ces terribles comités sont également sommés de répondre à un questionnaire sur leurs participants. Enfin pour arracher la loi à l’immédiateté de la rue en la revêtant de dignité officielle, la télévision, depuis mi-avril, retransmet des procès, garantissant ainsi une transparence lourdement exigée hors d’Iran, où, soit panique, soit démagogie, soit bêtise, on reste absolument sourd aux difficultés quasi insurmontables des récupérateurs, et où on leur reproche avec impatience d’être incapables d’établir soudain la quiétude fourbe et morne dont tous les valets voudraient la terre recouverte. Lien entre les vieux Etats du monde et le nouvel Etat iranien, Bâzargân, confronté à l’impatience et à l’incompréhension des gueux, ne trouve que la même impatience et incompréhension auprès de ses semblables. Le 15 mai, au moment où le Shâh, Sharifemâmi, Azhari et Bakhtiyâr sont enfin condamnés à mort par contumace (ce qui ne coûte pas cher et plaît), une interview, où il tente de conjurer au moins le bon sens des informateurs, ne fera que transformer leur éventuelle ignorance sur le fond de ce qui se passe en Iran, en mauvaise foi, sous le masque de la même vertueuse indignation. Et pourtant, cette fois-là, Bâzargân plaide avec la sincérité que donne le désespoir : ’l’Imam m’a dit : votre intervention serait bénéfique à terme. Mais en attendant, les tensions sont telles que si nous n’exécutons pas les coupables, le peuple risque fort de se livrer à des massacres... Le président du Conseil iranien se plaint à ce propos de l’ignorance de la presse occidentale. Vous ne concevez pas, dit-il avec force, à quelle fantastique pression populaire nous sommes soumis, tous sans exception. La fièvre révolutionnaire n’est pas tombée depuis la chute du Shâh, bien au contraire. La vague de fond qui a balayé le régime impérial poursuit sa course impétueuse et cherche à tout détruire sur son chemin.’ Ce jour-là, Khomeyni demande que cessent les exécutions capitales à l’exception des ’personnes dont il serait prouvé qu’elles ont tué ou torturé à mort’, puis la semaine suivante fait libérer 700 détenus dont 70 anciens parlementaires. Mais le jour même, voici le désaveu : ’La presse signale des manifesta-tions en province demandant l’exécution d’anciens tortionnaires ou responsables locaux de la SAVAK.’

A partir de début juin, les fronts se stabilisent. D’un côté, l’épuration sauvage, et sa forme modérée, les demandes excessives ; de l’autre, la lutte acharnée pour policer cette épuration ; et entre les deux, comme tampon et terrain d’affrontement, les tribunaux islamiques. Le scandale de la vengeance, s’il ne régresse pas encore, ne progresse plus. Les informateurs étrangers, dont le rôle est éminent, ne peuvent plus faire de copie avec l’inflation monotone de sentences identiques, quand elles sont dans le loi, même islamique, et leurs entrefilets, apparemment résignés et réellement soulagés, deviennent de plus en plus laconiques. Les dirigeants de l’Etat iranien, au contraire, léchés par les flammes, sont bien obligés de continuer à chercher des extincteurs. Le 26 juin, on interdit aux pasdarans d’arrêter des soldats ou des flics ’pour délits mineurs’, puis le 5 juillet, prétextant l’insécurité sur la frontière irakienne (qui est la révolte de la province pétrolifère du Khuzestân), Khomeyni proclame une amnistie pour l’armée et la police. Le 11 septembre, il faut de nouveau interdire aux pasdarans de se mêler des affaires du gouvernement en arrêtant des membres de l’administration. Enfin le 15 septembre, un décret-loi est censé contrôler l’épuration des SAVAKis dans l’administration (contre l’avis de Bâzargân qui souhaitait leur impunité), et commence l’épuration des ’corrompus’ à l’Université qui doit rouvrir le 24.

La vengeance est un feu, la vengeance est un plaisir. La vengeance est aussi prompte que le revanchisme est durable, aussi joyeuse que la vindicte est aigre, aussi feu d’artifice que la rancune est économie, consomption intérieure, rongeuse et bourgeoise. La vengeance effraye plus parce qu’elle frappe librement que parce qu’elle frappe fort. A propos de l’Iran, il n’a jamais été question que du mot sanitaire d’’épuration’ pour désigner cette pratique de seigneur. C’est sous ce même mot, à partir de fin juin, que la vengeance repue et épuisée passe insensiblement dans le revanchisme, la vindicte et la rancune. Grâce à la loi, et comme en témoigne le désintérêt grandissant de la presse, le feu brûlant s’est éteint et est devenu ce plat bourgeois qui se mange froid.

La vengeance est la première passion d’homme libre, d’homme enfin libéré. En Iran, elle a été le feu de paille de la fièvre révolutionnaire, chauffant l’âtre de violences plus profondes au moment de disparaître en fumée. Elle s’accommode mal d’institutions. Lorsque des individus s’adon-nent à cette noble passion, ils n’ont besoin d’aucun intermédiaire et d’aucun délai. Ils se passent de prisons, ils ne retiennent pas leur jugement. Si un témoignage ou une certitude leurs manquent, ils prennent la responsabilité de les deviner, ou ils acquittent sur le champ. Si un gueux veut se venger, généralement il décide tout de suite et il oublie. Les tortures subtiles, les cruautés raffinées, sont contrairement à ce qu’en pensent leurs victimes, des plaisirs très inadéquats à rendre un coup, une offense ou une humiliation : il est extrêmement rare qu’une vengeance soit compliquée, surtout dans l’énorme tension soudain libérée d’une révolution, où la première passion va à la satisfaction la plus rapide et la plus simple.

Dans l’Islam, toute loi est loi de Dieu. Les faqihs sont ceux qui connaissent le mieux la loi de Dieu et qui sont appelés à l’appliquer. L’Islam n’a pas besoin de code pénal, et même, puisque le Coran et les traditions sont toute loi écrite, un code pénal est anti-islamique. Les hommes n’ont pas le droit d’émettre des lois, ils ne peuvent que les interpréter. Mais le néo-Islam a besoin d’un Etat moderne autant que l’Etat a besoin d’un code pénal béni par l’idéologie dominante, d’où ce monstre appelé ’code pénal islamique’. Les gueux se sont laissés donner la loi. A la question, préférez-vous la loi islamique ou une autre, ils se sont distrai-tement laissés prendre au piège. Ils ont répondu, la loi islamique bien sûr, parce que là encore, seul l’Islam, par sa loi du talion promettait de légaliser ce qu’ils pratiquaient déjà librement. La bonne réponse était la loi c’est nous, et nous allons vous en faire tâter, insolents valets, puisque vous êtes si préoccupés de la connaître et puisque, justement nous y sommes. A la guerre, se laisser donner la loi est synonyme de défaite. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les troupes auxiliaires trahissent : les tribunaux, fraction modérée et légaliste des vengeurs avant le code pénal islamique, deviennent vite des bastions de l’arrivisme après, à mi-chemin de la rue, au milieu de laquelle ils siègent comme des thermomètres, et de l’Etat qui les paye pour garantir son idéologie : ’Nous nous trouvons à un stade d’évolution sociale en Iran, où les actes seuls dispensent de les justifier et de les expliquer... ainsi donc, le tribunal islamique, s’il tient la mitraillette d’une main doit tenir la plume de l’autre... la victoire des faibles sur les forts est en même temps la victoire de l’unicité’ - towhid - ’sur l’athéisme’ - sherk - (Tribunal islamique révolutionnaire, 24 avril 1979).

Mais la vengeance des gueux apaisée, les tribunaux ne se dissolvent pas. Les valets vont maintenant faire payer cher d’avoir eu si peur. La loi, et l’amplitude que la colère des gueux lui a donnée, les tribunaux pleins de valets d’autant plus vicieux et rageurs qu’ils n’ont pas trouvé meilleure cachette que dans l’ex-gueule du loup, et l’insouciance des gueux qui n’imaginent même pas de conséquences à leurs justes règlements de compte, vont maintenant se retourner contre eux. C’est la vengeance de la vengeance qui commence en rampant.

3) De la baise

Dès qu’on dépasse la vengeance, cet acte inutile, on arrive à son contraire qui la fonde, le besoin. Le matérialisme a généralisé la conviction que les hommes se révoltent pour satisfaire des besoins. Si les pauvres se révoltent parfois lors d’un besoin insatisfait, comme le manque de pain à Paris en 89, la vérité de leur révolte n’est pas la satisfaction de ce besoin, comme l’a prouvé 93. Contrairement à la théorie matérialiste de la nécessité de la révolution, la révolution est plutôt une critique de la nécessité et du besoin. La révolution iranienne est à cet égard exemplaire.

Les humains ne sont pas humains parce qu’ils procréent ou parce qu’ils mangent, par cela ils sont animaux. Ce n’est pas dans la nécessité de sa survie que l’humanité se distingue : en cela elle est une espèce animale comme les autres. Le projet révolutionnaire est une proposition de dépassement de ces besoins, de l’obligation et du devoir. Il s’y agit d’organiser la société humaine, non plus en fonction de ces contraintes animales, mais au contraire, en fonction de ce qui l’en libère, de ce qui distingue l’espèce humaine, jouer, parler, jouer.

La domination des besoins, dans la société moderne, est devenue une tyrannie. Je ne parlerai même pas ici du besoin de marchandise, dont tous mes contemporains savent que ce n’est pas vraiment un besoin, mais agissent comme s’ils l’ignoraient. Mais la contrainte, inhérente aux besoins animaux, est devenue la charpente de notre communauté, étouffant jusqu’à l’imagination d’un monde sans police ; la peur de la précarité augmente dans la même proportion où celle-ci semble reculer ; la communication diminue en proportion du nombre de communicants, comme s’il s’agissait d’un gâteau qu’il faille partager en davantage de parts. Le besoin, attaqué pas à pas, recule pas à pas, dans l’infini. Plus le besoin est poursuivi ainsi, plus il grandit. Mais plus les hommes le poursuivent ainsi, plus ils rapetissent, à l’image de leurs chefs, devenus aujourd’hui des valets fourbes et myopes. Etroitesse, indignité, humiliation et falsification sont les gages outrageants d’un monde qui sera toujours dans le besoin, où l’espèce humaine progresse comme dans du sable mouvant.

La sexualité est un besoin bâtard, né du besoin de reproduction et du plaisir, et le plus souvent orphelin de l’un et l’autre. La sexualité est un néo-besoin, résultat laissé pour compte de plusieurs réorganisations et redécoupages de l’activité et des relations humaines, comme le Tchad et le Liban sont les résidus du découpage post-colonial. Et, de ce fait, comme le Tchad et le Liban, la sexualité est un générateur perpétuel de conflits insolubles. C’est la psychologie moderne de Freud, puis de Reich, qui a cristallisé la sexualité en tant que telle, révélant d’abord qu’existait désormais, historiquement, une activité génitale par elle-même, et en elle-même. La théorie de la sexualité s’est d’abord manifestée comme critique du refoulement sexuel. Ainsi la sexualité elle-même est apparue d’emblée comme un besoin de toujours, que cette théorie n’ambitionnait que de rétablir dans cette dignité.

Les gestionnaires (on ne peut gérer que le besoin) nés après la théorisation de la sexualité, y ont sans difficulté adhéré. La critique du refoulement leur tient même lieu souvent de refoulement de toute critique. L’énergie employée à refouler est nécessairement supérieure à l’énergie défoulée, une perte sèche, calculent-ils en bons économistes. De plus, elle risque d’exploser. Alors que bien encadrée, cette sexualité peut être satisfaite, donc anéantie. Sa canalisation, par ailleurs, compte tenu du travail et de la surveillance constants qu’elle implique, contribue à la fois à la prospérité et au silence social.

A la révélation apocalyptique des conséquences catastrophiques du refoulement sexuel (Freud, Dada, Spartakus) a succédé la tolérance du défoulement sexuel, bientôt discrètement encouragé. Passant avec désarroi, culpabilité et une soif réellement insatiable, du refoulement obligatoire au défoulement encadré, les pauvres sont restés pauvres. Ce honteux défoulement autorisé, loin de supprimer leur misère, comme certains s’en vantent naïvement, n’a même pas supprimé leur misère sexuelle, la renforçant au contraire. Ce défoulement s’exprime sous diverses formes, en diverses activités. Mais l’activité dominante, née en Europe au siècle dernier, et dont la soudaine et impérieuse propagation à travers toutes les nouvelles divisions de la société matérialiste a fait apparaître la sexualité en tant que besoin et théorie, le défoulement sexuel par excellence, séparé de la pensée consciente, blindé contre l’émotion, et divisé de l’ensemble de la vie, se dit baiser, bumsen, fuck.

Le mot argotique baiser, s’accoupler entre humains, a un second sens qui supplante le premier (qui en français n’a lui-même chassé que tout récemment le sens précédent, embrasser) mais en en faisant éclore la vérité (comme le baiser-copulation a été l’éclosion de la vérité du baiser-embrassade). Il signifie posséder, tromper, humilier. Lorsque deux partenaires sexuels baisent ’ensemble’, l’un baise l’autre, le possède, le trompe, l’humilie. L’un est séparé, blindé contre l’autre, qui est inter-changeable. Le refoulement consiste à absorber toute émotion et toute énergie sexuelle dans la fortification d’un mur défensif (la carapace qu’est le caractère) pour interdire toute pénétration d’émotion d’autrui, mais qui interdit réciproquement toute évasion de ses propres émotions. Plus on est insensible au partenaire, plus on retranche le dialogue, la pensée, mieux on baise. Wilhelm Reich, qui toute sa vie a combattu cette ’peste émotionnelle’, notait dès 1923 la différence entre le plaisir prétendu ou supposé et le manque quasi-général de plaisir. La baise, qui depuis est devenue un meilleur véhicule de cette peste émotionnelle que la peur de l’interdit, est un défoulement qui protège et renforce le refoulement. La baise est un avortement de rencontre qui permet à des personnes carapacées de décharger à l’intérieur de leur carapace. Dans les intarissables conversations chuchotées par les pauvres modernes à ce sujet, revient souvent la question de savoir si la baise, opposée à l’amour, se différencie qualitativement de l’onanisme : la baise est une apparence de communication.

Le libertinage et la prostitution sont les deux ancêtres imparfaits de la baise, où l’un au moins des deux partenaires est hostile ou au moins indifférent à l’autre. Mais ces deux activités, issues des interdits moraux et sociaux sur l’amour, ont en commun avec l’amour d’être un résultat ou une préparation de l’activité générique humaine, la communication. Dans le libertinage, la communication se fait sous forme de dissimulation ou de mensonge, dans la prostitution sous forme d’argent, de communication aliénée. Dans la baise, la communication est un accident extérieur. Baiser n’est ni un résultat, ni un prétexte à communication. Baiser, c’est satisfaire sa sexualité séparément de toute autre satisfaction. Pour la première fois, une activité sexuelle appauvrie fait de la sexualité un pur besoin.

La baise est une rencontre falsifiée, qui n’a que l’enveloppe charnelle de la réalité, une pratique au rabais, les restes du festin qu’on jette aux pauvres. Ce sont les choses qui pratiquent, dans l’abstraction, la communication. De la chose, les pauvres n’ont que la forme, le contenu leur échappe. Au fond de notre baise, notre reproduction, que des techniques médicales commencent à falsifier aussi massivement que notre nourriture ou notre atmosphère, nous échappe. Nos enfants, fruits de cette absence de maîtrise sur nos propres corps et notre propre vie, aussi grotesquement que la digestion de notre néo-nourriture, nous ont déjà échappé, dès la naissance.

Quelle que soit la façon dont il s’y prend pour baiser, le pauvre moderne est insatisfait jusque dans la satisfaction même. Il a beau y mettre l’ardeur d’un sportif, l’application d’une secrétaire ou la psychologie de Foucault, il manque toujours quelque chose. Car dans la baise comme dans l’argent, plus on en a plus on en manque. Comme il y a des avares et des boulimiques, il y a désormais des baiseurs à la chaîne. Le principe du besoin, le quantitatif, est bien le principe de la baise. Comme ceux qui souffrent le plus du manque d’argent ne sont pas ceux qui en ont le moins, mais ceux qui au centre de sa circulation ressentent le plus le contraste entre toute la richesse et la part négligeable qui leur en est dévolue, ceux qui souffrent le plus du manque de baise, dans les innombrables petites annonces, réseaux téléphoniques ou télématiques, peep-shows et sex-shops, dans tous ces ersatz permis mais tapis dans la semi-obscurité de la honte, ne sont pas ceux qui baisent le moins, mais ceux qui enragent le plus d’être privés de communication, alors que leur profession, leur âge, et leur situation dans le monde, les placent au centre de cette insaisissable communication qui se fait sur leur dos. Souvent valets subalternes dans les plus récentes divisions du travail, les frustrés d’argent calculent qu’à force de s’investir en entier et sans condition dans l’exécution de leur besogne salariée, leurs recettes y dépasseront un jour le coût faramineux de cette dépense, comme les frustrés de sexualité, qui sont les mêmes, calculent que l’épuisement de leurs sexes sera payé par l’épuisement de leurs désirs, que leur multiplication de rencontres noiera la détresse de leur solitude, que la liberté sexuelle qu’ils affichent comme un complexe droguera dans les délices leur esclavage si profond. Ces adultes infantiles grimpent des escabeaux pour attraper la lune. Ils perçoivent l’activité dominante de leur sexualité comme les enfants séniles qui en sont le résultat perçoivent l’héroïne : la baise est un flash de quelques secondes (et avec l’accoutumance, le flash même s’efface) entre des heures, des jours, des mois, des années d’ennui, d’angoisse et d’absence, meublés seulement de la grise frénésie de tractations sordides. La baise n’a pas élevé, elle a abaissé, elle n’a pas permis aux individus de maîtriser leur existence, elle a, au contraire, renforcé leur sujétion. Baiser est inséparable de séparation, de peur, de silence.

La seule critique pratique de la baise est l’amour. Autant la baise anesthésie, divise et frustre, autant l’amour réveille, unit et comble. La baise est au travail ce que l’amour est au jeu. La baise est la sexualité de la survie, l’amour est le grain de beauté de la vie. Comme l’histoire, l’amour est fait de révolutions et de bonds qualitatifs, comme le quotidien, la baise est une monotone répétition de coups, une morne plaine quantitative.

Il ne s’agit pas encore ici de tracer précisément, mais simplement de signaler, cette frontière qui se trace elle-même entre baiser et aimer, parce que, quoiqu’elle prenne des allures de fossé aux conséquences considérables, elle n’est encore nulle part reconnue. L’exemple le plus immédiat est dans l’emploi des mots. Alors que baiser est partout l’activité sexuelle dominante, aimer est encore le mot dominant dans la sexualité. Malgré les foudroyants progrès du langage populaire, le mot argotique baiser est encore perçu comme péjoratif, s’appliquant à une activité que les pauvres veulent encore le plus souvent pudiquement magnifier. A cause des foudroyants progrès de l’activité de baiser, le mot aimer est devenu l’un des plus ambigus et contradictoires de la langue.

La généralisation de la baise a tellement raréfié l’amour que l’amour est mythifié bien au-delà des inquiétantes légendes du romantisme, qui l’avaient désexué. L’impossibilité des pauvres à s’élever à la noblesse de cette reine des passions, qui rend fou et prêt à donner sa vie, fait que les pauvres déifient l’amour et sont prêts à devenir fous de Dieu, prêts à donner leur vie pour lui : le concept de Dieu a aussi pour fonction de concentrer l’amour en tant qu’absolu. Comme l’authenticité devant le déferlement des marchandises et l’air pur devant le fog des villes et des esprits, l’amour, devant la baise, s’est réfugié sur le haut des cimes.

A l’inverse, le concept d’amour a aussi subi une dégradation considérable. L’amour est devenu si commun qu’on aime son prochain, mémé, bébé, son chien, le cinéma, son jean, la vie, toute chose. Il est même certaines choses qui aiment, et il est même des choses qui aiment des choses (entre mille exemples, cette chaîne de télévision qui étonnamment fabrique ce charabia si intelligible : le sport aime la une). Que l’amour soit ainsi communément dans les choses n’est pas qu’un vulgaire abus de langage, mais bien l’un des phénomènes les plus ravageurs de notre époque.

Le concept d’amour ainsi écartelé entre un sublime qu’on n’atteint jamais et un profane dont on ne s’extirpe jamais, est le reflet négatif des progrès de la baise, et, dans le même mouvement, de l’évanescence de l’amour. Ces deux extrêmes de la conception de l’amour cristallisent également les deux partis qui s’emparent officiellement du débat sur les moeurs, et notamment en Iran, où ce débat a réellement lieu. Le débat entre le parti pro-amour de Dieu et le parti pro-amour des choses, a pour fonction de rationaliser l’amour par le même contraire par lequel Staline espérait rationaliser l’intelligence : un militantisme policier allié à une police militante.

Si la baise est arrivée dans l’Europe de Reich, comme Lindbergh au-dessus de l’Atlantique, annoncé, étonnant, donnant à réfléchir, brisant enfin de vieux interdits déjà ébréchés, elle s’est abattue sur l’Iran du Shâh comme une catastrophe, à la vitesse du dernier Phantom acheté aux Etats-Unis dont le pilote aurait eu une soudaine défaillance. Soudain, la peste émotionnelle ravage un pays plus dense que l’Europe de la Peste Noire, en commençant par son prince. Le cortège de transformations morales et sociales qui suivent la baise comme les percepteurs byzantins suivaient les armées de Justinien en campagne, découvert avec la même stupeur qui se transforme rapidement en haine, est certainement la première cause de la colère de 1978. Et la baise est une activité d’autant plus injurieuse pour les pauvres qui la découvrent, qu’ils n’y échappent pas eux-mêmes.

Un grand bravo à ces commentateurs et informateurs qui, dans la vertigineuse explosion des sens de 1978, dans la promiscuité sans exemple de Téhéran, n’y ont pas vu le moins du monde une façon de bander ! Comment, au milieu d’une moiteur aussi manifestement sensuelle, peut-on avec une pareille obstination à ne rapporter que des stupidités politiciennes d’une poignée de vieillards consentant tous leurs efforts à faire cesser cette euphorie ! Ce silence complice, avant d’être décomprimant, dénonce ses auteurs comme n’étant eux-mêmes que de prudes petits baiseurs qui préparent leur retraite contre les débordements de la jeunesse.

Les conditions à Téhéran ont été idéales pour l’amour : jeunesse, liberté, soleil, fête et guerre civile. Dans la guerre civile, autorité, loi et traditions tombent, le champ de l’amour, qui ne se satisfait d’aucune limite, s’ouvre soudain dans la débauche de rencontres, d’émotions, de palabres. Le tout ou rien, l’éphémère, la hardiesse à outrer, la destruction des habitudes, le mépris de la mort, toute la grâce et l’intelligence du quattrocento italien renaissent dans cette année 1356 de l’hégire. Il est donc impensable que l’amour, cette pratique éminemment révolutionnaire, aussi légère que profonde, aussi grave que drôle, la plus intense et la moins essentielle, ce superflu indispensable, ne se soit pas plus exercée en Iran que partout ailleurs en 1979. Que la jeunesse de Téhéran ait partagé sur l’amour le silence asphyxiant de son ennemi, marque d’abord la limite de tout le mouvement dont elle est le coeur. Si la théorie d’une chose est la vérité de son dépassement, ce n’est pas encore d’Iran que nous viendra la théorie de l’amour.

Cependant, le débat sur l’amour, la baise et la sexualité, n’a eu lieu en 1979 qu’à Téhéran. C’est d’ailleurs ce qui nous autorise à parler de révolution iranienne. Ce débat, chuchoté dans la confusion, honteux au milieu des passions les plus diverses, dans un épais brouillard idéologique, s’est déroulé dans les pires conditions. Mais il n’y en a pas d’autres : engager ce débat-là c’est en même temps supprimer les conditions existantes.

La question de la reproduction, des moeurs et du plaisir, n’a jamais été, comme dans ces lignes, séparée de la foule des autres questions dont retentissait la place publique de Téhéran : bien au contraire, elle est leur émotion et leur violence, leur irrationalité et leur vie, en un mot, leur unité. Quoique immédiat et omniprésent, en un désastreux paradoxe, ce débat n’a jamais été posé qu’en d’autres termes que les siens : ainsi, la vengeance est sa première manifestation.

Dans le débat sur la baise, la vengeance a eu l’intérêt de désigner ceux qui ne bandaient pas : les valets n’éprouvent que du déplaisir quand l’Etat explose dans la rue où la communication s’ébauche sans intermédiaire. C’est ainsi que les valets du monde entier n’ont jamais su que les gueux de Téhéran, au sommet de leur excitation, cherchaient à formuler cette excitation : il fallait au moins la ressentir pour avoir l’élévation de vouloir la maîtriser, même maladroitement. Ainsi que la vengeance a divisé les valets des gueux, le débat sur la baise a divisé les gueux entre eux sous le regard perplexe des valets impuissants, qui n’ont fini par s’y introduire qu’en leur fonction d’idéologues, toujours sans même savoir de quoi il était question.

La fraction des gueux de loin la plus nombreuse soutient que la sexualité moderne, à bas le Shâh, avilit. La minorité soutient que la baise libère, abat le Shâh aussi. Jamais les deux positions n’ont été énoncées aussi clairement dans le feu de l’action, ce qui aurait eu pour premier mérite de montrer qu’elles ne sont nullement antagoniques. La baise avilit et libère. Elle libère en détruisant les mille interdits qui permettaient à la communauté de maîtriser les émotions en les atrophiant, elle avilit justement en supprimant cette maîtrise, en transformant les individus en jouets désorientés d’une sexualité sans but. Là est la division profonde des gueux d’Iran. Les deux fractions, en s’opiniâtrant dans leur dispute, se sont affaiblies.

Pour une fois ce ne sont pas les idéologues qui se sont saisis d’un débat pour le falsifier. Ils n’ont même jamais su qu’il a eu lieu. Ce sont les deux fractions de gueux, de plus en plus échauffées par ce désaccord sourd et intermittent, qui se sont saisies d’idéologues concurrents pour donner du poids et de la forme jusque dans le spectacle à leur argument respectif. C’est certainement la faute décisive des gueux d’Iran. C’est comme si en 1871 une moitié des communards avait ouvert les portes de Paris aux Versaillais, pendant que l’autre aurait fait rentrer les Allemands, afin de l’emporter dans une dispute. La peur l’a emporté sur le plaisir et aussitôt on a ce gauchisme qui défend cette abominable activité qu’est la baise, et le néo-Islam qui défend cette abominable morale patriarcale que la baise compromet. Désormais, la défensive l’emporte sur l’offensive, ce qui est une folie à ce moment de la guerre civile. Quand l’idéologie reprend le dessus sur la théorie, les pauvres recommencent à agir selon des dogmes, plutôt qu’à discuter selon leur pratique.

C’est à propos du tchâdor, le voile que portent les femmes, que le débat sur la baise accède à la publicité. Le Shâh l’avait interdit ; donc, en 1978, les manifestantes l’arborèrent comme un drapeau. Or voilà que les hezbollahis exigent qu’il soit rendu obligatoire ! Dès le 8 mars a lieu la première manifestation de femmes, sans voile, aux cris de ’A bas Khomeyni’ ; les hezbollahis contre-manifestent : ’tu te vêtiras ou nous te battrons’ ; les manifestantes répliquent : ’nous préférons être battues mais libres’. Le 10 et le 12, les hezbollahis attaquent les manifestations de femmes à l’injure, au bâton et au couteau ! La sensualité de ces agressions (pourquoi les hezbollahis n’ont-ils pas utilisé leurs armes à feu ?) devient trop torride pour les gauchistes fedayines : ils retirent leur soutien à la manifestation féministe du 13, qui ’déstabiliserait’ le gouvernement Bâzargân, que ces apprentis valets viennent de décider de soutenir. Cette manifestation, qui a quand même lieu, finit ’noyée dans la contre-manifestation’. Le journaliste, qui utilise cette intéressante formule, omet malheureusement toute explication sur cette noyade à laquelle il a donc heureusement échappé. A partir de là, gauchistes et islamistes évitent de prendre la rue comme théâtre de cette scène de ménage. Ils cherchent dorénavant à se baiser d’une manière plus sournoise.

Côté gueux, le débat sur le voile est un voile sur le débat. La peur de déchirer le voile, est la peur de parler de la baise et de l’amour, et elle est partagée par les défenseurs et les adversaires du tchâdor, bienheureux de dépenser toute leur ardeur à un fortin aussi avancé, à un symbole aussi concret. Il y avait cependant de quoi rire devant le désarroi des féministes tiers-mondistes, soudain partagées. Il y a moins à rire du bruit qu’elles en firent, et qui rendit impossible tout débat en profondeur.

Qu’importe que l’homme à vagin porte un voile pour ne pas être désiré par l’homme à couille ? Il est vrai, comme l’assurent les gueux islamiques, que l’homme à vagin est infiniment plus respecté dans la société islamique traditionnelle que dans la société de baise moderne. Mais c’est parce que l’homme tout court est infiniment plus respecté dans la société islamique traditionnelle, et non pas parce qu’il y est moins exposé au désir, mais malgré qu’il y soit moins exposé au désir. La suppression du voile est une conséquence de la suppression de la dignité. Réinstaller le voile, l’apparence de la dignité, sans réinstaller la dignité, aliénée dans les choses, c’est humilier encore davantage, une sorte d’exorcisme grotesque. Dès le 8 mars, la voix de Khomeyni, étranglée d’appréhension devant la menaçante intensité de ce débat pourtant encore subalterne, cherche à l’éterniser en rendant un jugement d’Argus qui permet aux deux partis de continuer la dispute sans la dépasser : ’le voile n’est pas un ordre, mais un devoir.’

Dans ces prémisses du débat sur la sexualité, on a vu très peu d’armures fémino-gauchistes noyées dans une écrasante majorité de gueux carapacés d’Islam. Le noyau dur de ces derniers sont les mostaz’afines, les déshérités. Le noyau dur de ce noyau dur sont les hezbollahis, le parti de Dieu (comme si le Dieu du towhid pouvait être la raison d’une division en partis !). Les hezbollahis ne sont évidemment pas un parti traditionnel, policé, carriériste et récupérateur, construit entre la cotisation, le militantisme et la hiérarchie institutionnalisée. Les hezbollahis sont le groupe le plus calomnié de la révolution iranienne. Ils ’forment un milieu louche où se sont infiltrés des truands de tous bords, des escrocs, des voleurs, des clochards, des hommes habiles à manier le gourdin et le couteau. Maîtres de la rue, ils sont présents dans toutes les manifestations religieuses’. Shâpur Haqiqat est professeur à la Sorbonne et ne peut donc approcher la pègre et le ’lumpen-prolétariat’ que côté bâton, ce dont il se venge par derrière, assuré de n’être que méprisé par le peu de ses ennemis qui le lisent : ’ces individus auraient pu, dans d’autres circonstances, servir n’importe quelle politique fascisante, laïque ou non, de gauche ou de droite.’ Quand un valet parle de quelqu’un qu’il ne connaît pas, la première chose qu’il demande est au service de qui il est. Celui-ci, bien drapé dans sa livrée de gauche, en oublie naturellement de signaler que les hezbollahis ont toujours soutenu la grande grève de 1978, qu’en authentique lumpen-prolétariat ils auraient pourtant du casser, selon les analyses de gauche, pendant que les cours de Haqiqat à la Sorbonne se poursuivaient tranquillement ; il ne nous dit pas non plus pourquoi les hezbollahis n’ont jamais servi le Shâh, qui est pourtant par excellence ’n’importe quelle politique fascisante’ ; ce lâche modéré avoue donc encore moins le courage obstiné de ces extrémistes, fers de lance et martyrs du combat de rue, à la seule obstination desquels il doit d’arrondir ses fins de mois avec d’ignobles petits bouquins vulgarisés sur l’Iran. Il est bien avisé d’y calomnier d’avance ceux qui un jour pourraient lui en réclamer les droits d’auteur.

A ma connaissance, ces ’bandes noires’ qui ’ne sont pas une invention du régime islamique’, n’ont existé sous le nom de hezbollahis qu’à partir de la dispute sur la sexualité. Comme les émeutiers de Soweto et davantage encore les délinquants des kébélés, cette lie de la terre fait peur parce qu’elle semble n’avoir peur de rien. Mais comme la Mafia, ses lois plus sacrées et plus dures que celles qu’elle avait l’habitude de transgresser, sont soudain menacées par la chute des règles à laquelle elle vient de contribuer. Alors elle fait régner sa terreur de cette explosion de tension, de cette menace d’orgie, à la mesure de son courage qui l’a permise. C’est une tragédie historique de voir les irresponsables de la société qu’ils ont ravagée de leur courage, ravagés par la peur d’être responsables, et n’utiliser cette responsabilité qu’à étendre cette peur aussi loin que leur influence. Tout ce qui interdit le plaisir se raidit en proportion que le plaisir approche, jusqu’à ce qu’interdire le plaisir devienne le plaisir. Les premiers châtiments, bien avant le code pénal islamique, sont aussi sexuels que ce qu’ils sanctionnent. On fouette les adultérins, les voleurs, les alcooliques ; on exécute les violeurs, les dealers, les homosexuels. Ce ne sont pas les idéologues islamiques qui ont manipulé les hezbollahis, ce sont les hezbollahis qui ont contraint ces idéologues à interpréter la shari’a et la morale islamique, dans ce qu’elles ont de plus radical. Les hezbollahis ne sont ni des SA ni des SS, encore moins les hachichis du Vieux de la Montagne, mais d’abord les stricts moralisateurs du néo-Islam. Car pour les ’olamâ, ces idéologues en turban, il faut d’abord éviter la confrontation avec cette fraction gueuse intraitable, aux hommes si farouchement inquiets de leur dignité, si susceptible chez des caractères si trempés. Comme pour la vengeance, les récupérateurs commencent, non pas par récupérer, mais par abonder dans le sens des gueux les plus féroces, pour se mettre à l’abri eux-mêmes. Ce n’est que lorsque le respect craintif des ’olamâ pour la dignité des déshérités se sera renversé en crainte respectueuse des déshérités pour la dignité des ’olamâ, que la corruption, d’autant plus vile que la loi était dure, réapparaîtra, corollaire infaillible de la décontraction des domestiques.

Mais ni les interdictions de la viande congelée, de l’alcool, de la culture du pavot, ni même cette phrase pleine de sens du médium islamique de la révolution iranienne, Khomeyni, qui a fait hurler tous les observateurs occidentaux, parce qu’ils ont tous un walkman à la place du cerveau : ’la musique est l’opium du peuple’, ne peut combattre la baise. Et dans le même temps que les pauvres se résignent à tolérer le néo-Islam, ils se résignent davantage à pratiquer la néo-sexualité, objet de leur révolte, dont ils ont su si peu parler, comme l’atteste encore la voix du même Khomeyni après huit mois de débat avorté, le 30 octobre 1979 : ’ce que l’Occident exporte dans notre pays est précisément ce qui nous ruine : la liberté de forniquer.’

4) Première grande défaite du travail et de l’économie

Le problème central des valets est de remettre les gueux au travail.

Les valets croient s’accomplir dans le travail et dans le travail seulement. Les valets, au contraire des gueux, ont quelque chose à perdre dans le travail, parce qu’ils y croient. Les valets, au contraire des gueux, ont quelque chose à gagner dans le travail, parce qu’ils y bandent. Les valets s’engagent d’eux-mêmes là où il faut traîner les gueux de force, s’illusionnent là où les gueux sont résignés, y font carrière, y meurent. Les valets organisent leur existence autour du travail et une part de leur travail est d’organiser les gueux autour du travail des gueux. Pour les valets, le travail est source de toute richesse, mais pour les valets seulement.

La grande grève de 1978 a été une catastrophe pour les valets : les gueux ont fait l’expérience qu’il est possible de survivre sans travailler, pendant cinq mois ; les valets ont fait l’expérience qu’au bout de cinq mois, il devient difficile pour eux de survivre si les gueux ne travaillent pas. Les gueux ont fait l’expérience qu’il leur est impossible de vivre en travaillant, pendant que les valets ont fait l’expérience que leur survie est inutile si les gueux ne travaillent plus. Ainsi a été menacée la théorie sur laquelle repose toute l’organisation sociale : la théorie du travail obligatoire, la théorie du travail source de toute richesse. La menace est considérable : la théorie du travail des valets, seule, justifie que les gueux travaillent, et surtout, seule, justifie l’existence des valets.

Les grévistes ont fait l’expérience de l’insurrection, de la prise d’armes, de la fête, de la vengeance, de l’amour, de l’abondance des débats. Eux qui ignoraient que la survie pouvait avoir un au-delà ici-bas, ont commencé à vivre. Commencer à vivre leur a donné la mesure de leur puissance : à mains nues, à visage découvert, ils ont battu une police féroce, puis toute une armée, pris leurs armes et mis en fuite leurs chefs, pourtant soutenus pendant des années par tous les Etats du monde. Ils doivent cette victoire étonnante, si chargée d’émotion, à la charge de cette émotion, et ils commencent à s’en douter. Ils commencent à se douter que d’arrêter le travail et prendre la rue est la condition de toute leur force et de tout leur plaisir. L’essentiel pour eux, c’est ce contraste extrême, qu’ils ont fait eux-mêmes, entre la misère quotidienne, du travail au loisir, et la richesse historique des cinq derniers mois. Aussi, lorsque Bâzargân leur demande de reprendre d’urgence le travail le 17 février, ils ont l’impression d’une autre façon d’exiger la reddition des armes, d’un retour de la tyrannie.

Car le malheur des valets est que, lorsque les gueux ne travaillent plus, ils ne sont ni chômeurs, ni oisifs, ni paresseux : ils discutent. La parole, cet organe de maître, qui dans l’organisation sociale des valets appartient à l’objectivité, est soudain utilisée contre elle, et donc, contre eux, ses maquereaux. En Iran, les valets font pour expérience que le travail a pour première fonction la censure. Ce n’est même pas d’écrire ou de lire qui sépare le pauvre d’aujourd’hui de l’homme total projeté par Marx, c’est de parler : tant que les pauvres travaillent, ils n’ont rien à dire. Le problème central des valets n’est plus de remettre les gueux au travail, mais de les faire taire. Voici le dialogue entre la Fraction Economiste qui ne le pense pas encore et la Fraction néo-Islamique des valets, qui est née, sans le savoir, de la violente démystification du travail en Iran :

(février 1979)

F.E. - Remettre les grévistes au travail est primordial. Une fois au travail, ils ne parleront plus.

F.I. - Nous pensons plutôt que s’ils ne parlent plus, ils retourneront au travail.

F.E. - Nous jouons sur les mots. Cinq mois de grève, cinq mois sans exportation de pétrole, c’est cela notre ruine.

F.I. - Pour nous, au contraire, c’est la fortune.

F.E. - Partout dans le monde, après chaque révolution la fortune ne s’établit que lorsque la paix sociale se rétablit ; et la paix sociale ne se rétablit que lorsque le travail reprend.

F.I. - Cela est vrai, mais n’est qu’un résultat. Mais puisque cela est vrai dans l’histoire (nous sommes souples), nous ordonnerons la reprise du travail (nous sommes fermes), dans notre langage, c’est-à-dire pour la victoire de la parole, pour l’Islam. Mais ne vous faites pas d’illusions : le plus difficile sera d’expliquer que la victoire de la parole, la victoire de l’Islam, est le silence.

(mai 1979 : le travail n’a pas suffisamment repris)

F.E. (amèrement) - C’est votre fraction qui paralyse nos efforts ! Les discussions sur l’Islam détournent du travail !

F.I. - Ce n’est pas nous qui entamons ces discussions et vous le savez. Le mieux que nous puissions faire est de les islamiser pour notre tranquillité commune. Il vaudrait mieux abandonner ce bastion avancé qu’est le travail, qui ne servait qu’à endiguer la parole des gueux, puisque ce bastion n’est plus tenable.

F.E. - Mais vous perdez la raison ! Le travail n’est pas un bastion avancé, au contraire ! C’est la base de toute opération ! Le monde et la richesse sont construits sur le travail, la parole n’est qu’un fruit du travail. Plus ces esclaves, actuellement révoltés, que nous encadrons, travaillent, plus nous, l’humanité, pourront communiquer, comme manger, boire, respirer, baiser. Sans travail, pas d’économie, sans économie, pas de parole.

F.I. - Vous êtes si oublieux que l’économie n’est qu’une idéologie, que vous attribuez au travail la place de Dieu et à l’économie, la place de la religion.

F.E. - Vous ne pensez tout de même pas, parce que Dieu est ce bastion avancé, dont vous parliez pour décrire le travail, auquel ces gueux d’aujourd’hui s’arrêtent comme à une curiosité, que la religion a cessé d’être une idéologie !

Ainsi ces deux fractions sont écartelées sur le fond d’une dispute, qui sera tranchée par les gueux qui l’ont suscitée : chacune reproche à l’autre de n’être que du vent et chacune a raison. Religion et économie sont la même chose dans la guerre du temps, champs de mines, mirage, diversion. Pendant des siècles, la religion a suffi, seule, à maintenir l’immobilité. Puis, s’effritant sous les coups impérieux des pauvres, elle a cédé sa place à sa variante, l’économie, alors jeune, tolérante, universelle. Mais pendant que cette nouveauté s’usait, se raidissait, se dogmatisait et se puritanisait, en première ligne, la religion pansait ses plaies sous les quolibets (qui protègent de la critique : tue-t-on un adversaire auquel on a donné un coup de pied au cul ?), se faisait un lifting discret. A travers les fissures de l’économie, elle renaît, jeune, tolérante, universelle. Gageons qu’après vingt siècles de domination de la religion moderne, vingt décennies de règne de l’économie, le règne de la néo-religion cèdera avant vingt ans.

Mais hors d’Iran tous les gestionnaires ne sont qu’économistes, et voient avec autant d’incrédulité que de mauvaise grâce triompher ces valets islamistes, non pas par la force de leurs arguments, mais par la force de la rue, qui les inspire. Ce soutien du monde entier ralentit la défaite iranienne des valets économistes (libéraux et de gauche), pour bientôt l’embourber dans une guerre de positions où les valets islamistes seront autant isolés des autres valets du monde qu’ils avaient tenté d’isoler les gueux d’Iran de ceux du monde : autant les islamistes iraniens reprochent déjà aux économistes iraniens d’être la tête de pont du vieux monde en Iran, autant le vieux monde reprochera bientôt aux islamistes iraniens d’entretenir des têtes de pont parmi les valets hors d’Iran. Reste ce constat d’avenir : la période de février à octobre 1979 est la période de la faillite de la remise en ordre de l’Etat d’Iran par la remise au travail de ses gueux, et conséquemment, la première faillite depuis deux cents ans du parti économiste.

Cependant, même les islamistes n’en savaient et même n’en imaginaient rien, lorsque, au zénith des combats de Téhéran, Bâzargân appelle à la fin de la grande grève, à la reprise du travail pour le 17 février, fermement appuyé par Khomeyni ; et plus fermement encore par ce vieux chien fidèle mais crotté qu’est le Tude, ce PC iranien aussi édenté que tous les PC d’opposition, qui espère enfin manger dans la gamelle des ouvriers iraniens, en exigeant le premier la fin de cette maudite grève qui lui a toujours échappé.

Le 19 février, en parlant du pétrole, Bâzargân insiste : ’il faut exporter sinon la révolution va marquer le pas.’ Cette phrase, qui aurait pu être du Shâh, doit se lire ainsi : il faut exporter sinon le gouvernement va marquer le pas : seul le propriétaire du pétrole iranien, c’est-à-dire l’Etat iranien, a intérêt à son exportation. Pour Bâzargân, ce vieux bourgeois sans joie, la révolution c’est son gouvernement, sa petite entreprise de gestion de l’Etat. Les ouvriers y travaillent, Bâzargân, cette vieille larve, se charge d’y tout gérer, d’y gérer la révolution. Comme si, exporter et révolution, gérer et révolution, gouvernement et révolution, Bâzargân et révolution, n’étaient pas des contraires ! Ce camouflet lui sera rendu dès le lendemain, 20 février, par les ouvriers de la capitale du pétrole, Abâdân, qui une semaine après l’appel public au travail de Bâzargân, font semblant de ne pas l’avoir entendu et méprisent souverainement ce ministre (Bâzargân s’était fait haïr par ces ouvriers en janvier, lorsque, avant d’être nommé chef du gouvernement, au plus fort de la grève, il était venu à Abâdân autoritairement, et au nom de Khomeyni, nommer ses créatures à la tête des comités de grève) en envoyant un télégramme à Khomeyni où ils l’assurent qu’ils reprendraient le travail dès que lui, Khomeyni, en donnerait l’ordre. Sous-entendu : comment, nous qui entendons parfaitement ce qui est le plus radical, aurions-nous pu entendre parler de reprise du travail ? Oseras-tu, toi aussi, Khomeyni, exiger pareille lâcheté ? Qu’est-ce que c’est que ces foutaises économistes ? Nous, ouvriers du pétrole, avons bien compris : il ne faut pas exporter du pétrole, ou la révolution va marquer le pas.

Les gueux ne sont pas une classe économique : ils ne se définissent pas par leur travail, mais par leur place hiérarchique dans la société, par leur absence d’engagement dans les moyens de communication objectifs, et consécutivement, par l’étendue de la perspective que leur liberté d’engagement leur laisse contre. Les gueux d’Iran sont jeunes, nombreux, dissemblables, et autant le travail domine le quotidien de chacun, autant il est négligeable (et négligé) dans l’histoire commune qu’ils font. Les gueux d’Iran n’ont aucune théorie du travail, logique reflet de la pratique fort lâche qu’ils en ont.

Les ouvriers iraniens sont dans une situation assez différente que les ouvriers des pays où la classe ouvrière est un monument historique. Ils sont nettement minoritaires parmi les gueux, et aucune organisation ne les médiatise en tant qu’ouvriers. D’ailleurs, cinq mois de grève dans un pays où dominent les entreprises de moins de dix employés, ont acculé à la faillite presque toutes ces entreprises, et les économistes estiment le nombre des chômeurs entre 3 et 4 millions, sur 10 millions d’’actifs’, au milieu de 1979. La débandade des cadres et des bureaucrates devant l’épuration, et des capitaux devant la confiscation et la dilapidation, renforce en nombre et en poids l’exil et l’inchiffrable marché noir, qui assiège le marché du travail comme les bidonvilles assiègent Téhéran. Les ouvriers iraniens, jusque-là séparés entre eux, isolés et enviés des autres gueux dont la survie est beaucoup plus précaire, jouent dans le débat sur le travail le même rôle que les hezbollahis dans le débat sur la morale : ils sont le célèbre fer de lance, mais qui risque de se briser et de se retourner contre les gueux.

Mais dans un pays où les partis ouvriers sont constitués d’étudiants en exil, et où aucun syndicat indépendant n’a réussi à se faire tolérer, ni dans l’Etat, ni, à sa chute, chez les grévistes, les ouvriers, prudents mais décidés, se sont comportés d’une manière exemplaire. Ils se sont d’abord protégés des casseurs de grève en s’emparant des entreprises ; et ils se sont prémunis contre la récupération en ne s’unissant jamais qu’en acte. Depuis février, le refus du travail transcende leur courage en euphorie, leur obstination en fierté, leur suivisme prudent en insoumission ouverte. Bien moins exposés que les hezbollahis, l’ennemi a préféré les taire. Criant au scandale pour le tabou auquel grattaient les hezbollahis, les idéologues ont enseveli dans leur embarras celui avorté par les ouvriers iraniens : en le paralysant, mais en ne le laissant pas soigner par des spécialistes, ces derniers ont envisagé la critique du travail, sa suppression. Ils se sont ainsi portés au coeur du débat sur le monde, à l’orée du jeu. Cela, évidemment, l’ennemi ne pouvait même pas le reconnaître. Car, comme dans le néo-Islam on ne parle pas d’ouvriers, chez les économistes on ne parle pas d’ouvriers opposés au travail : pour l’économiste, l’ouvrier est le travail fait homme, donc sacrés tous les deux. Enfin ils ont montré qu’à la guerre l’éparpillement et la discrétion peuvent devenir des atouts redoutables. Comme la grosse caisse sourde et grave, ils ont poussé sans cesse.

Et puis, en cinq mois de grève contre le Shâh, l’armée, puis Bâzargân, avaient habitué les ouvriers à affronter l’adversité à travers leurs nouvelles organisations. Là, dans leurs conseils et comités, tous les pauvres d’Iran avaient commencé à balbutier les premières formules contre la pauvreté. Ils avaient pris des armes, ils avaient pris la parole. Ils avaient pris confiance en leur force, en leur jugement. Un simple ordre au retour du travail ne suffisait plus à les faire obéir ou douter.

Le 21 février, Entezâm, porte-parole du Bazargang, se fait le porte-parole de cet échec inchiffré dans cet appel au secours : ’les ouvriers ont certes repris le chemin de l’usine, mais ils passent leur temps à tenir des réunions politiques. Si ça continue, ce sera la catastrophe.’ L’écho amplifié de cette inquiétude grandissante vient de Bâzargân le 28 février : ’la population s’est habituée au rythme accéléré des événements et sur son élan elle veut que la révolution soit parfaite et totale tout de suite. Or, avant même d’entreprendre des réformes de structure, il faut remettre le pays en marche et ce n’est pas facile après cinq mois de grève.’ ’Les extrémistes nous poussent à aller très vite, et moi je ne cesse de répéter, patience, patience, patience.’ Alors que la révolution menace ’de marquer le pas’ ! Alors même que les ’extrémistes’ font preuve de toute la triple patience du contradictoire vieillard dès qu’il s’agit de retourner au travail et à l’exportation de pétrole ! Le 15 mars, alors que pour des raisons de démagogie islamique, en une première marque de dédain public pour l’économie, Khomeyni a proclamé la gratuité de l’eau et des transports, contre l’avis de son Premier ministre, ce Bâzargân vient pleurnicher à la télévision sur les malheurs de la gestion. Et comme il ne connaît pas encore les dangers de l’ambiance qu’il déplore, il lui échappe d’en souligner le mauvais exemple : ’En dépit de cette situation dramatique, les ouvriers, bien qu’ayant touché une grande partie de leurs salaires pendant les mois de grève, réclament maintenant des gratifications équivalant à 2 ou 3 mois de leur traitement.’

Les économistes, n’osant toujours pas avouer, autant par cécité que pour exorciser, que le seul problème ’économique’ de l’Iran est que les ouvriers ne veulent plus travailler, commencent à se crêper le chignon. Tous sont d’accord, par axiome économiste, pour dire que le Shâh est tombé à cause d’une ’crise économique’. En effet, c’est bien connu, tout événement capital, a fortiori une révolution, a pour fondement nécessaire une ’crise économique’. Seulement, depuis la chute du mauvais gestionnaire fautif, la ’crise’ est pire qu’avant. Les néo-islamiques n’économisent pas leur fiel pour accuser la gauche économiste de les empêcher d’infiltrer les grévistes qu’ils traitent comme leur propriété privée ; la gauche économiste accuse la droite économiste de continuer à laisser piller l’Etat par les impérialistes étrangers ; la droite économiste accuse les néo-islamiques d’instaurer des gestionnaires plus islamiques qu’économistes : de fait, dans beaucoup d’entreprises s’installent des néo-dirigeants, plus religieux que comptables, parce qu’il vaut mieux alors des récupérateurs capables de policer les débats des ouvriers, que des gestionnaires capables de calculer leur rentabilité, et menacés, de surcroît, par l’épuration ; quant aux économistes gestionnaires étrangers, ils commencent à se retirer de ce juteux marché où leurs entreprises sont à leur tour pillées par les gueux, qui font la loi, et par les grèves ouvrières, qui continuent : ’Celles’ - des entreprises étrangères - ’qui ont résisté à l’épreuve fonctionnent dans un contexte difficile dominé par l’effervescence sociale. Les travailleurs qui avaient été licenciés conformément à la législation en touchant leurs indemnités, reviennent avec des lettres des comités Khomeiny, donnant l’ordre aux patrons de les embaucher ou de les payer. Les patrons résistent en apportant la preuve qu’ils sont en règle, mais le climat est lourd.’

Enfin les néo-islamiques s’en prennent aux ouvriers, parce que quand les ouvriers ne travaillent pas, les idéologues du néo-Islam rencontrent des arguments auxquels leurs théoriciens ne les ont pas formés. Début mai, Banisadr, alors considéré comme l’économiste de service des islamiques, appelle les ouvriers à ne plus se servir de l’arme de la grève, trahissant par là l’abondance de son usage. Le 17 mai, pour son 79e anniversaire, Khomeyni mégaphone avec une terrifiante franchise ce en quoi les gueux sont devenus plus dangereux que les pires valets : ’Ceux qui incitent les ouvriers à continuer la grève sont coupables de trahison, plus que les assas-sins de l’ancien régime.’ Enfin, le 13 juin, Eric Rouleau d’information confirme l’insistance de cette même peur : ’dans de nombreuses entreprises des “conseils ouvriers” tentent, tant bien que mal, de pratiquer l’autogestion ; les grèves, autrefois réprimées dans le sang se multiplient malgré les appels angoissés et les menaces des responsables religieux ou gouvernementaux.’

Le Khuzestân est la province au sud de la frontière entre l’Iran et l’Irak. C’est la seule province arabe d’Iran. Et c’est la province pétrolifère d’Iran. C’est à travers l’arabe et le pétrole que les informateurs, qui sont tous restés à Téhéran alors qu’on se battait au Khuzestân, ont filtré les événements qu’ils rapportent sur cette province. Les revendications nationalistes arabes, bien amplifiées par l’écho nationaliste kurde de la province voisine, ont servi à dissimuler que des gueux se battaient contre des valets au Khuzestân ; et le pétrole a servi à dissimuler que les ouvriers qui se battaient, ne se battaient pas pour le pétrole. Les événements du Khuzestân en 1979, sont un condensé de ce qui fut plus tu, mais qui eut lieu, pendant la même période, avec une profondeur et un radicalisme comparables, à Téhéran. Retracer par les combats au Khuzestân comment les ouvriers, au milieu des autres gueux, ont combattu en Iran, ne veut pas dire qu’ils s’y sont battus plus ou mieux, mais que l’éclairage ennemi, autant appliqué à faire de l’ombre qu’à aveugler, permet mieux d’en parler.

Un mot tout de même sur le pétrole. Le pétrole a la même fonction parmi les marchandises que Khomeyni parmi les pauvres : il est fétiche, idole, paratonnerre et baromètre. Séparé et opposé spectaculairement aux autres marchandises, le pétrole passe pour vital. Pour les économistes, la théorie de la gestion de l’Etat iranien est la théorie de la gestion du pétrole iranien. Cette théorie est une théorie de parti d’opposition, et c’est la théorie de tous les économistes d’opposition : il faut que l’Iran arrive à équilibrer ses comptes sans le pétrole, parce que le pétrole sera bientôt épuisé ; il faut donc que l’Etat iranien en diminue les exportations pour les faire durer, en diminue les profits, et les réinvestisse exclusivement dans des projets qui aboutiront à cette autarcie post-pétrolifère. Le travail des économistes d’opposition est justement de faire de la théorie économiste. Leur travail, lorsqu’ils arrivent aux affaires, est de gérer, c’est-à-dire de pratiquer la même et nécessaire gestion que leurs prédécesseurs, en laissant leur sage et raisonnable théorie économiste à leurs successeurs dans l’opposition, car la division entre théorie et pratique n’est vraie que dans l’idéologie, où elle est devenue cette division du travail entre gestionnaires et gestionnaires en attente. Et en effet, pour réaliser cette théorie raisonnable, il faut une police pas chère, l’absence de corruption, des ouvriers besogneux, des gueux dociles, toutes choses qui n’ont jamais pu coexister que dans les sermons et programmes économiques d’opposition. Comme ceux nommés par le Shâh, les gestionnaires autour de Bâzargân ont besoin de beaucoup d’argent du pétrole, tout de suite et tout le temps, pour entretenir une police et une armée qu’on ne leur vend qu’en qualité insuffisante ou en quantité exagérée, donc cher, et pour s’assurer les spécialistes indispensables et l’administration, par la très coûteuse corruption. Comme sous le Shâh, les économistes du gouvernement exigent d’exporter au maximum, et les économistes d’opposition fulminent contre le déraisonnable gaspillage accéléré du pétrole iranien et sa corollaire dépendance aux grandes compagnies multinationales. Ainsi tous les valets de cette époque subordonnent les combats de ce monde aux fluctuations de cette marchandise bien plus magique que l’apparition du visage de Khomeyni sur la lune, et, à cause de cette magie, y entraînent presque toujours les gueux.

Les émeutes du Khuzestân commencent fin mai. Signe avant-coureur, les combats de Masjed-e Soleymân, le 18 mai, dont l’origine, la teneur et l’issue se sont perdues dans les atermoiements désemparés des informateurs à la pige. Le 25 mai, la grève des dockers de Khorramshahr est annoncée. Ayant débutée avant, elle sera le véritable foyer de l’insurrection ouverte, et ne s’éteindra qu’après elle. Le 30 mai commencent des combats dans la même ville. L’amiral Madani, gouverneur de la province, proclame l’Etat d’urgence. Après 36 heures d’affrontement, les deux partis, retranchés de part et d’autre de la rivière Kârun, reconnaissent entre 20 et 80 morts. Le lendemain 1er juin, les gardiens de la révolution, contrôlant à nouveau la majorité de la ville, tirent sur une manifestation conspuant Madani. Le couvre-feu est maintenu. Les insurgés réclament leurs morts. Madani, soucieux de faire diversion, accuse l’Etat irakien, effarouché et consterné d’un tel radicalisme à ses frontières, d’y masser des troupes et d’armer ces ennemis de l’Etat. Ces troupes sont évidemment là pour soutenir Madani, la frontière et les deux Etats, et, pour ce qui est des armes, quel Etat en livrerait à des insurgés aussi imprévus qu’imprévisibles, qui, de surcroît, ont pillé les arsenaux cinq mois plus tôt ? Les ’militants arabes’, poussés par l’auto-détermination pratique qu’ils ne contrôlent plus, ne revendiquent plus l’autonomie, mais l’indépendance. D’autres idéologues y découvrent le fond de leur désaccord : le ministre du pétrole de la République Islamique, Nazih, devant le calme qui agite Abâdân ce 1er juin, soutient contre le towhid et le chef du Parti de la République Islamique, l’âyatollâh Behechti, que l’Islam ne peut pas résoudre tous les problèmes, notamment ’économiques’. Le 6 juin enfin, le Sheikh Khâqâni et l’amiral Madani signent un accord impliquant la libération des prisonniers, la dissolution des gardiens de la révolution locaux et la poursuite des auteurs des troubles, leurs ennemis communs. Quatre jours après cet accord spectaculaire, ni mandaté, ni ratifié par les insurgés, on arrête des ’trotskystes’ à Ahvâz ’à la suite des affrontements armés qui se sont produits dans cette ville’. Ce n’est que ce même 10 juin que les dockers de Khorramshahr négocient la fin de leur grève. Cette première phase de la révolte du Khuzestân a montré que des gueux sont capables d’aller dans la rue pour protéger une grève ouvrière et que des ouvriers sont capables d’éterniser une grève pour que les gueux restent maîtres de la rue. Elle a montré la division des idéologues islamiques et économistes. Elle a révélé aux gueux la force et les limites de ces idéologies ennemies, jusque dans leurs propres rangs. Elle a permis aux plus déterminés, dont le nombre s’est multiplié, de comprendre qu’attaquer des laïcs comme Madani n’est pas forcément soutenir l’Islam, qu’attaquer des gardiens de la révolution n’est pas forcément soutenir les nationalistes arabes, qu’ils n’ont aucun Etat à nourrir, et que comme l’Etat ne respire que par le travail, leur a fait entrevoir que leur refus de l’Etat se fonde dans la critique du travail. La fin de cette première phase est donc un compromis laborieux entre récupérateurs infiltrés parmi les gueux (Khâqâni) et néo‑policiers assiégés par les gueux (Madani).

Après deux semaines de calme, le 26 juin, une manifestation à Abâdân reprend radicalement les hostilités dans ce qui devient une limite ressentie à cette radicalité, la province. Les 7 et 8 juillet, une première série impressionnante de sabotages prouve que les gueux, et particulièrement ceux des ouvriers qui sont révoltés, sont entrés dans une nouvelle phase de la critique du travail : les destructions d’oléoducs, voies ferrées, bâtiments publics ridiculisent tout traité entre l’abject Sheikh-âyatollâh et l’odieux pseudo-libéral amiral. Dans l’émeute du 10 juillet à Khorramshahr, 40e jour après le sanglant 31 mai, on retrouve, retourné non sans ironie contre le gouvernement islamique, le cycle des deuils. Le 17, alors que des ’troubles’ sans précision sont toujours rapportés du Khuzestân, Khâqâni, dont le seul usage serait de s’imposer en tant que mini-Khomeyni du Khuzestân, disparaît mystérieusement : il ressurgira quelques jours plus tard à Qom, où il aurait été ’déporté’ (c.-à-d. éloigné dans une représen-tation, comme Khomeyni à Paris, dix mois plus tôt) sur l’incitation de l’avisé Madani. Le 22, Ahvâz est à nouveau à la rue. Madani, auquel les uns reprochent le désordre autant que les autres l’ordre (eh non, ce n’est pas toujours drôle d’être cadre intermédiaire !), tentera de se disculper en disant pour une fois la vérité sur le Khuzestân, qui est alors la vérité sur l’Iran, parce qu’elle est la vérité sur toute révolution : ’la population exploitée et opprimée pendant des décennies par les shahs, sans qu’elle puisse même se plaindre, imagine qu’elle peut aujourd’hui tout obtenir tout de suite.’

Islam, partis ouvriers ou de gauche, et nationalistes arabes, en plein progrès dans leur constitution d’une clientèle ouvrière, ont été surpris par cette soudaine reprise de l’offensive gueuse et hésitent à s’engager dans son sillage ou à s’y opposer. La puissance du mouvement apparaît dans leur choix de le suivre, au risque de devenir la cible désignée de l’autorité centrale. C’est le sens de cette phrase, où le journaliste, quand il écrit ’ouvrier’ ou ’arabe’, parle en réalité de petits chefs ou groupuscules ouvriéristes et nationalistes : ’le radicalisme ouvrier se mêle sans se confondre à la virulence des dissidents arabes.’ Par mégarde ou inconscience, on apprend même que des ouvriers se battent entre eux, chose inadmissible pour les économistes qui ont foi en un monde divisé en classes économiques. Cependant, comme dans toutes les révolutions, la classe ouvrière, qui n’est telle et donc unie que pendant la paix civile et par le travail, se divise en larbins des larbins et en insurgés modernes. Le 22 août, ’les exportations de pétrole ont récemment baissé’ (pauvre Bâzargân, combien sa révolution marque le pas ! Le 12 octobre 1979, la production de pétrole brut tombera même à 1 million de barils par jour, soit moins qu’au plus bas de la grande grève de 1978) ’en raison de divergences idéologiques opposant les travailleurs du principal port d’embarquement’. Je laisse le terme ’idéologique’ pour qualifier ces divergences, à l’auteur de cette citation, l’amiral Madani. Nazih cherchera à bagatelliser cette baisse incachable, en prétextant une tempête, qui aurait eu lieu au large d’Abâdân. Je ne résisterai pas à la tentation de garder ce mot malheureux pour décrire la vraie cause du naufrage de l’exportation, la rencontre entre ouvriers gueux et ouvriers valets. C’est encore la même tempête qui a fait apparaître, puis disparaître ces ’intellectuels chômeurs’ qui, dès fin avril, squattaient la mairie d’Abâdân ; qui fait sauter les dépôts de munitions, détruire les bâtiments publics, saboter les oléoducs, harceler les gardiens de la révolution au milieu du refus larvé de travailler le plus généralisé. C’est dans le clapotis des querelles de valets que s’étale au public le combat de plus en plus anonyme, de plus en plus clandestin, de plus en plus farouche, des gueux du Khuzestân. Et les exportations du pétrole brut ne réaugmentent pas, malgré les divergences idéologiques des dirigeants du principal port d’embarquement : la tempête a fait précipiter les nationalisations, pour contrôler l’épuration et arracher la jouissance de ce port à ses ’travailleurs’. Khomeyni a du envoyer son gendre, l’hojjat ol‑eslâm Eshrâqi, ramener le calme plat, grâce au Coran. Nazih, en bon ministre de Bâzargân, voudrait limiter l’épuration aux SAVAKis, alors qu’Eshrâqi, espérant profiter des disputes entre ouvriers, préconise d’étendre l’épuration aux ’communistes’. Tous deux savent fort bien qu’il y a si peu de communistes qu’il faudrait alors les inventer, et que le plus Nazih des deux se retrouverait le lendemain en tête de liste rouge. Ce fou, soutenu par tout l’Occident, tente un dernier coup de poker pour sauver le parti libéral, sa propre carrière, sa tête : il somme Khomeyni de désavouer son propre gendre, sans quoi, lui, ministre du pétrole, démissionnerait, soutenu par une grève ouvrière ! Le lendemain d’un bluff aussi grossier, il disparaît dans la clandestinité, hué par les islamistes, applaudi par les libéraux, dans l’indifférence des gueux. Le 28 septembre, le docile néo-islamique Mo’infar est nommé à sa place. La même dispute entre plus d’économie et plus d’Islam met alors aux prises le libéral arrivé Bâzargân, et l’arriviste islamique Banisadr. Le 15 septembre, le premier critique les ’éléments hostiles à la propriété privée’. Comme s’il ne s’agissait pas des gueux, qui alors exproprient depuis le centre des villes jusqu’au fin fond des champs, le second fait mine de se sentir visé dans sa burlesque théorie de l’économie d’après le towhid, où toute propriété est propriété de Dieu, dont l’homme, qui n’a même pas le droit de se suicider puisque sa vie même est propriété de Dieu, est une sorte de métayer, de valet, de Banisadr.

L’acharnement confus des idéologues à médiatiser la dispute, donne toute la mesure de cette deuxième phase de la révolte du Khuzestân. Conduite à partir d’une semi-clandestinité contrastant avec le marais de la polémique abandonné à l’ennemi, elle exprime à la fois que ses auteurs ne se sentent pas suffisamment forts pour renverser la continuation de la société du Shâh chez ces ennemis, mais qu’ils l’attaquent plus en profondeur, et durablement. Grève larvée et guerre civile larvée en sont les résultats, qui s’étendent aussitôt à tout l’Iran. Il faudra que toutes les armées de deux Etats transforment cette province en Palatinat de Louvois pour en extirper cette racine. Et tous ceux qui pensaient, même pour des raisons non-économistes, que c’est la grande grève de 1978 qui a fait tomber le Shâh, sont, fin octobre 1979, contraints de penser, pour les mêmes raisons, qu’a fortiori Bâzargân, et même Khomeyni son mentor, arrivent au terme de leur sursis.

5) Les troubles de la parole

Comme sous les pavés il y a la plage, sous le travail il y a la pensée. Le travail est la pensée objective, aliénée. En Iran, la critique pratique du travail a libéré la pensée subjective dans une abondance de manifestations, une grandeur et une diversité de vues, dont les individus des ’classes laborieuses’ ne peuvent même pas rêver.

La parole est le fixateur de la pensée subjective ; elle est aussi son gage. Elle est son chant et sa statue, sa synthèse et son programme. La parole est toujours de la pensée médiatisée, objectivée, ce qui l’oppose à la pensée en actes comme la conscience à la passion : bien qu’il y ait de la passion dans la conscience et de la conscience dans la passion, la théorie n’est pas toute pratique et la pratique n’est pas toute théorie.

L’effondrement simultané de la police et du travail, les deux principaux garants de la censure, a instauré en Iran la liberté de la parole et de la pensée, c’est-à-dire sans borne. Douaniers des bornes de la parole et de la pensée objective, les principaux groupements de valets subissent soudain la critique sans autorité pour la faire taire. La critique est le moteur et le régulateur, le mouvement et la preuve, le révélateur de la vraie pensée, la pensée libre, la vérité pratique. Tout dire, c’est tout critiquer. La critique est toujours une pratique et c’est une pratique sociale. La critique dépasse dans leur unité la contradiction entre pratique et théorie, entre action et pensée. Les idéologues ont pour fondement de leur place sociale, de leur existence même, l’entretien et la justification de cette contradiction. C’est pourquoi les menteurs libéraux, gauchistes et néo-islamiques sont tout d’abord en pleine déroute lorsqu’on ne peut plus parler plus haut que ce qu’on fait, ni agir plus bas que ce qu’on dit.

La première borne rétablie par ces partis valets bousculés, est de dénaturer cette critique en la présentant sous sa forme, dans sa quantité, comme la sempiternelle et inévitable kermesse qui accompagne tout changement brutal de gouvernement, et où le petit peuple exalté épuise rapidement son euphorie imbécile. Cela permet de taire sa qualité, d’ignorer son contenu, de cacher sa nouveauté. Ce qui filtre hors d’Iran est l’existence de milliers de tracts, de centaines de journaux (à la mi-août 1979, pour Téhéran seulement, 180 quotidiens, hebdomadaires et mensuels d’information générale nés depuis février, 500 demandes de parution officielles, sans parler de toute la presse clandestine destinée à le rester), de batailles de pamphlets dignes de la Fronde, de livres maudits, de livres interdits. Mais les valets du monde entier font un écran volontaire sur ce qui se dit dans les assemblées de quartier et d’usine, dans les dédales des bazars et les places publiques, dans les écoles et les mosquées. Rien de cette littérature si prolifique de ce printemps perse n’a été traduit hors d’Iran. Le débat de ce siècle bénéficiant des conditions les plus riches a été isolé et asphyxié par le silence de ses ennemis, qui, incapables d’y prendre part, en ont muré l’accès et enterré la diffusion. Seuls les pâles échos distordus de la propagande vieille comme leurs idéologies des éternels militants de gauche et quelques ouvrages de soudaines vedettes néo-islamiques (Bâzargân, Banisadr, Khomeyni, etc.) sont substitués au plus vivant des débats. Ainsi la communication entre gueux d’Iran et gueux du monde est interceptée et remplacée par la pseudo-communication entre valets d’Iran et valets du monde. Même les fameuses cassettes pré-enregistrées (dont les plus célèbres ont été les exhortations de Khomeyni depuis son exil parisien) n’ont franchi la frontière iranienne que dans le sens de l’importation. Et si de multiples scribouillards de tous bords ont tenté de canaliser la puissante explosion iranienne en l’édulcorant spectaculairement hors d’Iran, il n’est pas connu que des Iraniens écrivaient alors sur le monde, ce qui paraît non seulement vraisemblable, mais aussi beaucoup plus à propos.

Battue en brèche à Téhéran, la censure s’est donc reconstituée à la frontière iranienne. La première mesure des valets du monde entier contre la parole libre en Iran a été de la circonscrire à l’Iran. C’est pourquoi hors d’Iran, le débat iranien n’apparaît nullement comme un débat entre gueux, complètement occultés, et valets, mais entre les différentes divisions de valets seulement. La première victoire des idéologues est de faire passer un débat sur le monde pour un débat entre idéologues, au moyen d’idéologies déjà connues. Là non plus donc, rien de nouveau. En conséquence, les gueux du monde ne se sont jamais reconnus dans les événements d’Iran, et n’ont jamais soutenu, encore moins songé à imiter les gueux d’Iran, dans ce qui leur était présenté comme une ennuyeuse tragédie, mi-absurde, mi‑exotique.

Si les valets d’Iran sont divisés, c’est sur la manière de contrôler à nouveau le débat, c’est-à-dire de le figer et de restaurer la possibilité policière de le falsifier. Cette division spectaculaire oppose les libéraux, porte-parole du vieux monde, et chargés d’en sauver les meubles au nom de sa modernité, aux gauchistes et néo-islamistes, chargés de la récupération et de l’infiltration des gueux. Cette division est également le reflet de leurs places dans la société : les libéraux sont les valets supérieurs ou spécialisés, grands bourgeois, professions libérales, notables, cadres, officiers de l’administration ; gauchistes et néo-islamistes recrutent aux échelons inférieurs de la hiérarchie parmi les valets les plus pauvres, étudiants, contremaîtres, sous-officiers, petits commerçants, bas-clergé, paysans. Les libéraux sont aussi la tête de pont de l’étranger (l’étranger est l’étranger à la révolution iranienne, du diplomate américain à l’exilé qui n’a pas osé rentrer à la chute du Shâh ; cette naïve xénophobie qui correspond à une insuffisante théorisation des groupes sociaux en mouvement dans la guerre sociale, a rapidement été exploitée par les idéologues en de nombreux amalgames, d’où la résurrection du puant nationalisme iranien ou l’usage systématique du non moins puant mot-choc ’impérialisme’). Non seulement les libéraux filtrent la publicité de la révolution iranienne hors d’Iran, mais ils sont introducteurs et pourfendeurs méprisés puis haïs, comme le Shâh, de tout ce qui fait la richesse du monde et la pauvreté des pauvres.

Lorsqu’en janvier 1979 Shâpur Bakhtiyâr abolit la censure du Shâh, il y eut un putsch des journalistes libéraux sur l’information dominante. Kayhân, Ayandegân, Ettelâ’ât, les principaux quotidiens nationaux, tombèrent aux mains de leurs rédactions. Ni leurs ouvriers, ni leurs lecteurs, bien sûr, ne furent consultés. Ceux-ci s’indignèrent vite des professions de foi occidentalo-démocrates de ces carriéristes qui avaient tous rampé sous le Shâh et s’auto-proclamaient maintenant porte-étendards de la liberté, prétention tapageusement amplifiée hors d’Iran, où ce coup de force de spécialistes salariés est présenté comme le summum de la liberté possible, par leurs collègues de tous les pays.

Un second putsch eut lieu à la radio et à la télévision les 12 et 13 février. L’arriviste Qotbzâde, muni du seul mandat de son ambition personnelle, s’en empara, avec culot, au milieu de l’émeute. On se souvient que le 14, les gauchistes fedayines, toujours en retard, furent repoussés lors d’une fusillade par les gauchistes mojahedines, qui en croyant pouvoir le doubler, défendaient l’arriviste. Mais l’arriviste Qotbzâde, plus malin, fit appel en direct à des spectateurs, sans prendre la peine d’expliquer à ces renforts quels intérêts ils renforçaient. Une grève immédiate des journalistes libéraux, scandalisés d’avoir été devancés par un outsider, permit à l’arriviste d’être le premier à utiliser l’arme de l’épuration contre des grévistes. Au lieu d’atteindre des sommets spirituels, ’La Voix de l’Islam’ devint d’abord un objet de curiosité par son islamisation terre à terre ; puis, très vite, dans le foisonnement des moyens d’information ambiants, un objet d’ennui, abandonné. Avant d’avoir appris à s’en servir, la fraction islamique avait réussi à neutraliser le plus puissant des organes dominants. Gauchistes et libéraux en furent déboutés avec brio par un arriviste, étouffant dans leur précocité les âpres convoitises de ces alliés concurrents.

Les gueux ne tardent pas à manifester leur désaccord devant ces passations hâtives. D’abord, n’étant plus seule à parler, cette presse ennemie n’est plus écoutée. Le 23 mars, ’Le Monde’ s’indigne des pressions sur Kayhân : en un mois, le bouche à oreille lui aurait déjà fait perdre 50 000 lecteurs sur 800 000 ! Pour Le Monde, il ne peut s’agir que d’un odieux complot contre la liberté si un confrère libéral perd des lecteurs en période révolutionnaire. Le Monde ne sait pas encore que la révolution des gueux, dont celle d’Iran est l’ébauche, supprimera tous les journaux quotidiens (cette triste mesure du temps !), à commencer par ceux qui ont le plus longtemps et le plus impunément menti, depuis Kayhân et La Prensa, en passant par le Washington Post et la Pravda, Sun et Bild, La Croix et Les Echos, El Pais et La Gazetta dello Sport, jusqu’à, bien sûr, Le Monde. Ensuite, conseils et comités de base passent à la critique ad hominem. Des furieux viennent jusque sur leurs lieux de travail prendre à partie et molester des journalistes. Exigeant à leur tour l’épuration, les comités Khomeyni occupent radio, télévision et journaux le 10 avril. ’Tous les journalistes le disent : il n’y a pas de censure imposée par le haut, mais parfois nous recevons des menaces de gens incontrôlés.’

La presse occidentale et la presse occidentalisée d’Iran, devenues elles-mêmes cette censure imposée par le haut, se croient affranchies de devoir rendre des comptes. Habituées comme leurs lecteurs en temps de paix sociale à laisser passer, voire à cautionner de multiples ’petits’ mensonges, elles ne savent nullement que la révolution est par essence la critique de toute petitesse et de tout mensonge. Pas davantage à l’écoute de leur public que lorsque ce public se taisait, elles ne manifestent que le puéril triomphalisme, tempéré de vertueuses craintes, de leurs propres carriéristes, qui s’imaginent déjà arrivés, c’est-à-dire à la tête de l’Iran devenu une sorte de vaste quotidien libéral.

Gauchistes et islamistes, s’ils n’ont pas des prétentions moindres, n’ont pas des moyens aussi immenses. En jouant le tampon entre cette presse libérale, dont ils voudraient bien confisquer les meubles, et l’indignation de ses ouvriers et lecteurs, dont ils voudraient bien confisquer la parole, ces deux fractions d’idéologues s’allient, comme deux petites employées rivales, avides de plaire, s’empruntent leurs ustensiles de maquillage (ainsi Dieu, non seulement n’est jamais critiqué, mais souvent adopté par les gauchistes, alors que les islamistes apprennent le militantisme gauchiste et bombardent en mot-vedette incritiquable le concept léniniste d’impérialisme). Le 26 avril, Khomeyni accuse, sans les nommer, certains journalistes occidentaux d’avoir été soudoyés sous le Shâh. Rien, soit dit en passant, n’est plus probable. Mais en accusant ainsi, l’oracle se fait le porte-parole du milieu entre les deux extrêmes, les gueux furieux dont il reproduit la véhémence, la presse libérale qu’il avertit sans agir contre elle. Comme un chien qui aboie avec les loups pour les épuiser, il met en garde en même temps ceux que veut mordre sa dangereuse escorte : ’après les fusils ce sont les plumes qui se sont dressées contre l’Islam’ fulmine-t-il de la même manière contre les ’intellectuels’ (superbe inversion : ce ne sont évidemment pas des fusils qui s’étaient dressés contre l’Islam, mais des gueux, dont la plupart se réclamaient de l’Islam, qui s’étaient dressés contre des fusils).

Je trouve important d’exposer ces crapuleries et les petites tricheries qui ont conduit à l’installation d’un dispositif contre les gueux, parce que ceux-ci, engagés dans un débat plus vaste et plus exaltant, n’y ont pas suffisamment exercé leur vigilance. Ces minuscules manoeuvres, auxquelles les valets sont formés, et que les gueux ont le tort de tolérer, sont exemplaires, pour toutes guerres sociales, de la façon dont l’ennemi se redispose après une défaite.

Le journal Ayandegân, traduisant une interview de Khomeyni au ’Monde’, la titre d’une interprétation plus qu’abusive : ’Khomeyni disculpe la gauche.’ Khomeyni furieux, bannit formellement un journal aussi désinvolte (ce que n’importe quel citoyen aurait fait, si ses propres propos avaient été aussi dénaturés). Mais Khomeyni, soit désir de dissimuler qu’il est obligé de renier l’alliance des islamistes et des gauchistes, soit qu’il craint l’interprétation d’un bannissement qui n’implique nominalement que sa personne, en formule une autre raison : le même journal a publié dans le même numéro un communiqué du groupe terroriste clandestin, Forqân. A ceux qui prétendent que Khomeyni est trop jaloux de sa personne, on objecte que c’est parce qu’Ayandegân couvre des criminels terroristes qu’il est excommunié ; à ceux qui se plaignent de l’interdiction d’un journal parce qu’il donne la parole à des réprouvés, on répond que c’est parce qu’il a déformé les propos de l’Emâm, qu’il est interdit. C’est la première censure, dans la mesure, il est vrai, où la parole de Khomeyni fait loi, contre une organisation indépendante, habilement amalgamée à une critique d’un mensonge. Les gueux ont été dupes : quelle que soit l’action de Forqân, leur intérêt était de protéger sa parole. Cet habile précédent ouvre un débat sur la loi sur la presse. Le 15 mai, le comité islamique de Kayhân en expulse 20 journalistes qui s’étaient solidarisés avec ceux d’Ayandegân. Dans le journal du Parti de la République Islamique (PRI) on peut lire : ’le journalisme indépendant ou neutre’ ou ’journalisme non-aligné’ relève de ’la démagogie ou l’ignorance’. Phrase pleine de sens pour les gueux qui l’inspirent et pleine d’arrière-pensées pour les valets qui l’écrivent. Le 3 juillet, le premier journaliste occidental est expulsé pour article ’malveillant’ (ce qui est un euphémisme : la presse occidentale, au mépris des faits et des démentis, dresse à son public une image horrible et fantastique de l’Iran, dominé par un cruel vieillard arriéré, appliqué perfidement et uniquement à la destruction de ce que cette presse appelle démocratie). Fin juillet, le gouvernement iranien profite de sa première offensive au Kordestân pour interdire les déplacements des journalistes étrangers sur le territoire de l’Etat.

Comme pour la vengeance, les gueux vont se laisser donner la loi par les valets islamiques. Une loi sur la presse a pour seule fonction de la limiter. Une loi sur la presse est le principe de la censure. La seule vraie liberté de la parole, est l’absence de loi la régissant, qui n’existe dans aucun Etat du monde, tant son principe est contraire à celui de l’Etat : même la grammaire commencerait à rattraper son retard sur le monde, en bonds surréalistes ! Mais si les pauvres acceptent qu’un gouvernement soit leur émanation, toute loi de ce gouvernement sera également comme fait par eux, en leur nom. Tant que les pauvres laissent passer des lois sans se révolter, ils resteront soumis.

Le 6 août, la loi sur la presse est effective ; le 7, Ayandegân est saisi, ses journalistes arrêtés ; le 14, une manifestation laïque fait la preuve de l’absolue minorité des partisans de la presse libérale : 20 000 sympathisants drainent 2 000 contre-manifestants et laissent 20 blessés. Le siège des gauchistes fedayines est mis à sac. Hors d’Iran, cette censure a été présentée comme une censure sur toute la presse, parce que cette presse libérale censurée y est considérée comme toute presse. Pour les gueux d’Iran, pour lesquels la parole était alors incensurable, contrairement à ceux des démocraties occidentales, elle ne pouvait censurer que des menteurs et des imposteurs. L’information, dans un moment historique où elle est si importante, ne se prenait plus alors dans de pareils torchons, mais de bouche à oreille, et dans la vaste presse parallèle. Les gueux avaient commencé à casser la gueule aux responsables libéraux, et c’est autant pour les protéger que pour affadir et diriger la colère que la loi devint nécessaire. En août 1979, les gueux n’y virent qu’une extension pondérée et légale de leur propre action, bien loin de pouvoir se retourner contre eux.

Commence alors un indigne cache-cache entre la presse occidentale et la censure, interdisant ’outrages et calomnies’ à la République Islamique, ponctué d’expulsions de contrevenants (un journaliste peut être tenu pour responsable de ce qu’écrit son journal, même sous une autre signature : les journalistes montraient en effet leur ’bienveillance’ aux autorités, puis leurs journaux publiaient leurs infamies dans les éditoriaux en marge de leurs articles insipides déclarés, ou sous d’autres signatures ; un journaliste ne peut plus exercer en Iran avec un simple visa de touriste : on voit la ruse ; sous peine de sanction un journal doit publier les démentis du gouvernement : en principe, la moindre des choses). Fin août, l’hystérie anti-kurde permet d’interdire 22 publications, dont toute la presse de gauche. Les militants islamiques s’emparent aussi du quartier général de toutes les gauches, l’Université, et y organisent même un autodafé aux cris de ’l’Islam est victorieux, le communisme sera anéanti’. Ils sont contrés par des gardiens de la révolution, qui, cette seule fois, feront honneur au sens premier de leur nom paradoxal (la plupart du temps ils se comportent en matons), et contredisent ainsi la mesure fondamentale de toute loi sur la presse : ’ceux qui déchirent des livres sont contre-révolutionnaires.’ Le 4 septembre, 12 journalistes étrangers sont expulsés d’un coup ; le 9, Kayhân et Ettelâ’ât sont nationalisés.

Les idéologues islamiques se sont emparés des journaux libéraux et ont interdit la parole aux gauchistes. Mais la victoire sur leurs rivaux les met alors en danger contre les gueux. Leur propagande n’arrive pas à faire l’unité contre les Kurdes. Les rites de la religion même ne semblent observés que dans la mesure où ils sont un refus du travail, un prétexte de rencontre ou d’agitation. Le gouvernement est de plus en plus violemment critiqué. Et les complicités des chefs religieux commencent à faire l’unité contre eux. Fin octobre, marche arrière, toute la presse de gauche est réautorisée : il vaut mieux avoir des alliés que de régner seuls avec des adversaires se renforçant dans la clandestinité que la puissance momentanée des gueux transforme en abri.

Téhéran, Khuzestân, Kordestân, banlieues, usines, campagne, partout la parole des troubles se formule en ces curieux troubles de la parole où la charpente d’un discours se dessine dans l’imagination issue de la communication généralisée : ’deux autres demandes ont été rejetées, l’une pour la diffusion d’informations périodiques sur bandes magnétiques, ce cas n’étant pas prévu par la loi sur la presse, l’autre à cause du “manque de compétence morale” de l’auteur de la demande.’

De Cronstadt en 1921 nous connaissons les Izvestia, et du Quartier latin en 1968, les graffitis. Mais de Téhéran, onze ans plus tard, l’intel-ligence a été interceptée et les cris intégralement déformés. Si pourtant l’avenir en est l’écho, c’est parce que la spontanéité explosive du mouvement n’est que sa séduction et sa jeunesse ; mais que son fond solide et puissant est son organisation. La richesse du discours de la révolution iranienne nous apparaît dans sa substance nourricière : c’est un mouvement des conseils.

6) Organisations des gueux

Les conseils, ouvriers, paysans, de soldats, de marins, d’entreprise, de quartier, Soviets, Räte, Shuras, depuis leur naissance en 1905 à St-Pétersbourg, ont toujours été tous vaincus. Les Etats bien différents qui ont eu à les combattre les ont fusillés tant qu’ils pouvaient être tus, calomniés s’il fallait les reconnaître, et se sont insinués par l’hypocrisie et la flatterie dans ceux qu’ils ne pouvaient plus que récupérer pour assassiner.

Les ’conseillistes’ s’émerveillent bruyamment, comme les hommes d’Etat s’irritent en silence, de ce qu’à chaque insurrection il en foisonne. La raison en est simple : une grève sauvage ou une insurrection éclate ; les organisations préexistantes n’y sont ni préparées ni conviées ; grévistes ou insurgés sont alors contraints de se coordonner, de se déléguer des responsabilités sans attendre que partis ou syndicats s’y intéressent ou s’y intègrent ; le conseil est né. Est baptisée conseil toute organisation de ceux qui n’en ont pas et se la donnent eux-mêmes. Une définition aussi large est comme un vaporeux déshabillé de gaze : chacun peut imaginer en dessous ce qui lui plaît ; et personne n’ose toucher à un tel concept de peur d’être déçu. La théorie des conseils, depuis Pannekoek, s’est arrêtée. La pratique des conseils, c’est-à-dire l’auto-organisation des pauvres quand ils se révoltent, soumise au siècle, s’y est engagée profondément, sans son ombre, sans sa théorie.

La révolution iranienne a été le plus vaste mouvement des conseils connu, et le moins connu. Ce paradoxe ne redémontre qu’avec éclat combien l’information est un monopole ennemi (des conseils). Dès le début de la grande grève de 1978, les ouvriers iraniens, privés des maquereaux syndicaux et des eunuques politiques alors en exil ou en clandestinité, furent bien obligés de s’organiser seuls et ensemble, pour défendre leur grève et pour s’approprier leurs usines. Lorsque l’engagement est au-delà du point de retour, lorsque donc communiquer est devenu nécessaire, il y a génération spontanée de conseils.

La longue répression sous le Shâh, et la durée exceptionnelle de cette grève générale, ont fait la force et la faiblesse des conseils iraniens. Leur force : toujours exposés à la répression directe, ils furent à l’abri de la récupération ; irremplaçables dans leur fonction, les conseils ne purent être ni noyautés ni attaqués de front par les mollas ou par les guerilleros, pas encore convertis en militants, et n’ayant pas encore l’autorité suffisante pour dénigrer ces organisations notoirement anti-shah. Leur faiblesse : le même couvre-feu, les mêmes combats quotidiens leur interdirent de se fédérer. Ainsi en février 1979, après quatre mois d’existence, les conseils en Iran s’étaient étendus à toutes les usines, puis à toutes les administrations en grève ; puis, avec la fuite des SAVAKis, et dans leur sillage, de tous ceux qui craignaient trop leurs compromissions passées, la pénurie de pétrole, d’aliments, de vêtements, d’eau et de médicaments, et la distribution des armes, des conseils se créèrent dans toutes les principales villes. ’Morris also reports that “neighbourhood committees, sometimes called islamic cooperatives, have been created to help those in need, particularly strikers and the families of those injured in street clashes”. One of the Teheran committees has put 200 people to work making low cost clothes and others are distributing medical supplies he says. “It appears” says Morris, “that a broad democratization of public life is occuring here, and that it is happening without any government control”.’ Aucun mouvement de conseils depuis le début du siècle n’a eu un baptême de feu aussi long, aussi profond. En février 1979, alors que l’Etat est en ruines, l’organisation de la société en conseils est un chantier dont les fondations sont déjà terminées.

La pauvreté et la rareté des rapports sur un phénomène aussi riche et aussi abondant entretiennent la confusion à ce sujet. La différence entre conseils et comités (révolutionnaires, islamiques et Khomeyni) est partout signalée mais nulle part expliquée d’une façon satisfaisante. Le plus probable est que le conseil est l’organisme des représentants de la base, alors que le comité serait une sorte de censeur idéologique et moral. Cela dit, la frontière entre les deux organismes est mouvante : dans beaucoup de cas les conseils ont joué eux-mêmes le rôle du comité, et les comités ont souvent la même modalité de fonctionnement, et même les mêmes compétences que le conseil. Bref, souvent les deux mots désignent la même chose. Lorsque c’est le cas, le conseil est le plus souvent issu du comité de grève de l’entreprise, et le comité, du conseil de quartier : ’la vacance de pouvoir et l’unanimisme révolutionnaire président à la formation des conseils de quartier qui se transforment par la suite en Komitehs que le nouveau pouvoir va s’approprier non sans difficulté.’ Construits autour du lieu de travail, les conseils ont plutôt été noyautés par les gauchistes, alors que les comités, construits autour de la mosquée, prenaient plutôt une teinte islamique.

Une disparité plus grande encore marquait leur organisation interne. Hélas, lorsqu’ils ont prononcé le mot magique de conseil, les conseillistes de tous bords présupposent leur organisation copie de celle à laquelle leur idéologie adhère. Ils s’intéressent à ce moteur du conseil à peu près autant que si c’était la tapisserie intérieure d’un carrosse. Je n’ai même pas de preuve qu’il y ait eu en Iran des conseils pratiquant la démocratie, quoique j’en sois persuadé, tant la situation y était favorable. Par démocratie j’entends ce que ses ennemis nomment démocratie totale, c’est-à-dire la libre élection et la libre révocabilité des délégués. La plupart des conseils iraniens semblent avoir été des conseils élus une fois pour toutes, et certains auraient vu leurs délégués nommés, par exemple par le mollâ du quartier ou le directeur de l’entreprise. D’autres conseils encore ont composé avec les restes ou les renouveaux de l’autorité d’avant la révolution. On trouve des conseils d’usine tripartites, un tiers de délégués du personnel, un tiers de sièges pour la direction et un tiers pour les représentants du ministère de tutelle. Ainsi se trouvait reproduit le schéma des syndicats du Shâh ; de même, de nombreux comités de quartier ont pactisé avec les nouvelles formes de police et les résidus des anciennes. Mais au cours de l’année 1979, l’éclectisme des conseils et la variété inimaginable de taille, de forme et de contenu semble s’être encore accrue par un mouvement de radicalisation de ces organismes devenus souverains, mouvement lui-même très inégal selon le lieu et le temps : ’dans toutes les entreprises, grandes ou petites, les comités ouvriers, nés pour la plupart pendant les grèves insurrectionnelles de l’automne dernier, ont instauré une sorte de “dictature autogestionnaire”. En collaboration ou non avec les comités islamiques, les ouvriers procèdent à des épurations, désignent leurs directeurs, s’octroient des hausses de salaire, fixent la nature et le niveau de la production. N’ayant aucun statut légal, ces comités ne sont pas passibles des tribunaux. Les licenciements ayant été interdits ‑ sauf dans des cas exceptionnels - les patrons ne peuvent pas non plus réduire leur personnel, et, encore moins, sanctionner les “fauteurs de trouble” qui bénéficient le plus souvent de la complicité des “comités islamiques”. On est loin des “chouras” , ces conseils mixtes patrons-ouvriers-employés que les intégristes musulmans avaient tenté d’imposer au début de la révolution comme substituts aux syndicats.’ Même s’il avait mieux connu le sens du mot ’Shurâ’ et la composition des syndicats sous le Shâh, cet approximatif journaliste du ’Monde’ n’en aurait pas moins marqué d’affolement d’autant de liberté à la base ; et s’il s’était douté de la pluralité ’absolue’ du mouvement qu’il esquisse avec autant d’effroi, certainement n’aurait-il même pas rapporté si peu de ce débat si vaste.

Mais si leur vie interne a été bariolée, l’action concertée de ces conseils sur le monde, et même sur le mouvement iranien, est restée bien pâle. Les pauvres y ont géré, et bien entendu, comme toujours, mal géré. Les conseils sont d’abord un instrument de défense, défense de l’entreprise, du quartier, défense du pauvre dans sa pauvreté, défense de ce qui est là. La plupart du temps, les conseils tendent à détruire des institutions pour les remplacer et non pas pour détruire l’activité de ces institutions. Quoique ils l’aient partout et toujours soutenue vigoureusement, ils ne m’est pas connu que les conseils aient pris l’offensive dans la guerre sociale. Cependant, devenant l’autorité responsable de la vie civile, le conservateur du bien public, un frein au mouvement de ses membres, les conseils, généralisés, ont été l’incontournable ennemi du gouvernement et la terreur secrète des idéologues.

C’est pourquoi l’écrasante majorité des idéologues a feint de soutenir les conseils. Il faut en excepter les libéraux, qui, chargés de la rénovation de l’Etat ont feint de les ignorer, comme la presse hors d’Iran, qui s’était faite en bloc l’écho de cette petite coterie-là. Toutes les gauches, même léninistes, ont fait comme Lénine en 17 et le SPD en 18, elles ont crié vive les conseils ! d’une voix blanche, sauf le Tude : ’the attitude of the left parties towards the councils is on the whole favorable. Only the Tudeh Party has achieved the historic distinction of being decidedly unenthusiastic about the whole idea of the workers’ councils, even in the teeth of the workers’ overwhelming enthusiasm... The vehemence of the Tudeh Party on this subject is puzzling. It seemed to me (something less than a belief but more than a suspicion) that it was stronger than any other party among industrial workers and also that those of his sympathizers who are or were members of councils are as fervently for the councils as everyone else.’ C’est que le PC iranien, qui sait avec un peu plus qu’une certitude qu’il a un peu moins qu’un soupçon d’influence auprès des ouvriers de l’industrie, contrairement à ce qu’en pense le brave de gauche écrivant dans ’Merip Reports’, sait aussi combien, de Cronstadt à Budapest et Prague, la pérennité du stalinisme a toujours eu pour préalable l’écrasement des conseils.

Les partisans officiels les plus chauds des conseils ont été parmi les néo-islamiques : ’Khomeiny himself has supported the idea of councils in the most general possible way (allegedly reluctantly and under pressure from Taleghani) although it is not clear what he means by the word.’ L’âyatollâh Behechti, le 1er mai, va jusqu’à dire : ’Pour libérer les travailleurs de l’oppression des propriétaires, il faudrait créer des conseils ouvriers islamiques, de vrais “soviets”’, six mois après le début de leur existence ! ’On assiste même à la tentative de lier le conseil au martyre par le slogan : “Il y a - deux choses, principes, institutions essentiels - le martyre et le conseil” (Chahâdate asto chôwra)’. Le mot conseil en Iran, Shurâ, est un mot coranique qui signifie consultation. De Mahomet à ’Ali, la consultation est restée un principe de commandement chez les fiers et farouches nomades qu’étaient les premiers musulmans. L’Article II de la Constitution de 1906, qui accorde à un Conseil de cinq religieux le droit de veto sur toute décision du Parlement, est l’exemple le plus célèbre de la survivance de l’antique coutume de Shurâ dans l’Iran shi’ite (il convient d’ajouter que ce droit n’a jamais pu s’exercer). Le néo-Islam ancre ainsi dans sa propre origine l’origine des conseils. C’est l’Islam, disent les menteurs comme Behechti, qui crée les conseils, les conseils sont vieux comme l’Islam. Les conseils ne sont pas l’organisation spontanée d’une révolution qui cherche sa théorie, mais le retour des conseils est du à un retour de l’Islam. Ainsi, quitte à bousculer un peu les répugnances de Khomeyni, le néo-Islam fait oublier qu’il prend le train des conseils en marche en prétendant qu’il est depuis toujours sa locomotive.

De février à octobre, comme en 1917 en Russie, les conseils, en 1979 en Iran, connaissent une impunité qui les transforme en avalanche. ’Pendant un temps (derniers mois de l’ancien régime, jusque quelques mois avant le départ de Banisadr)’ en été 1981, ’un bouillonnement conseilliste s’est emparé de la société toute entière, n’épargnant aucune organisation : universités, usines, écoles, administrations, villages, zones urbaines, régions ethniques etc. Ne serait-ce que pour rendre justice à la révolution iranienne, il faut, au risque d’en surestimer la portée, attirer l’attention sur la massivité et l’ubiquité du fait conseilliste en Iran pendant cette période.’ Jusque dans l’armée la critique de l’organisation passée se fait par l’organisation en conseils : ’De nombreuses unités ont élu des “conseils” de soldats, de marins, d’aviateurs. Conseils à ne pas confondre avec les “comités islamiques” avec lesquels ils coexistent quand ils ne les supplantent pas.’ ’Certaines unités ont élu leur propre commandant et refusent d’obéir à ceux qui ont été nommés par le chef d’Etat Major Général, qui, le plus souvent, finit par entériner la décision prise par la troupe.’ Mais au moment où les premiers conseils, forts de leur expérience et de son impunité se radicalisent et haussent le ton, l’hypocrite adhésion de tous les idéologues y pousse déjà en masse les timorés, les suivistes et les paysans. Comme les foules de l’Ashurâ avaient plus bloqué la rue à l’insurrection qu’elles ne la lui avaient ouverte, la généralisation permise des conseils est l’eau dans leur vin.

Il serait cependant trompeur d’oublier que cette victoire du quantitatif sur le qualitatif s’est déroulée dans une longue ivresse ne se cristallisant qu’insensiblement en gueule de bois. Dans les campagnes, les casernes, les usines, les écoles et les bidonvilles, de la propriété privée à la hiérarchie, en passant par la probité des chefs religieux, tous les principes de domination sont mis à mal sans mots d’ordre. C’est comme si, dans la glaise silencieuse dans laquelle est encastrée l’apathie des pauvres, l’absence de respect et le plaisir d’agir commençaient à insuffler un mouvement imperceptible à des millions de golems, condamnés à mourir sans avoir vécu. Les conseils sont la première étape de cette tentative de maîtriser leur histoire. Et de cette terrible poussée les dégâts sont visibles sur le champ : chaque conseil ne consulte plus que soi-même pour agir et l’Etat a perdu le contrôle de ce qui se fait, de ce qui se pense. Industrie, commerce, information ne sont plus coordonnés par une tutelle centralisée et ne le sont pas encore par une union à la base. Même la religion, si fort en progrès, est discutée et interprétée dans chaque comité par les passifs d’hier, d’où ses progrès. Le consensus prêché par les chefs religieux est un voeu pieux. D’abord charmés par l’avalanche de questions, ces théologiens sont maintenant épouvantés par la boule de neige des réponses. Ce n’est plus le sommet de la société qui maintient sous le poids grandissant de sa lente élévation ceux qui gémissent en la soutenant, c’est cette base, sur laquelle est construite la pyramide, qui la balance à bout de bras, menaçant à la moindre accélération de son mouvement, de lui faire perdre cet équilibre si fragile, dont le maintien est devenu un si grand miracle.

7) Organisations ennemies

Pendant l’année 1979, l’image donnée de l’Iran était celle de fractions concurrentes, âprement engagées dans une course au pouvoir devenu vacant. De multiples organismes, partis, groupes, groupuscules y sont mêlés, divisés, et chacun possédant ses atouts et ses fiefs considéré comme un des multiples ’centres de décision’, l’ensemble formant un tragi-comique chaos. Selon qu’ils commettent une analyse ’économique’, ’politique’, ’sociale’, ’théologique’, ’militaire’ ou ’globale’, les rapporteurs ennemis divisent chaque ’sphère’ entre quatre ou cinq concurrents. Voilà des parties de Monopoly bien incompréhensibles, quoique bien excitantes. Mais pourquoi durent-elles si longtemps ? En 1979, lorsqu’elle parle de l’Iran, l’information ennemie ne parle que de cette situation si anarchique et compliquée, qui n’est la situation anarchique et compliquée que des valets d’Iran. Un luxe de détails : ce que disent et jusqu’à ce que pourraient faire même des valets subalternes, laisse l’impression qu’on a beaucoup, peut-être trop, parlé de l’Iran. L’ironie à propos de l’incapacité de ces valets d’Iran à reconstruire l’Etat, s’est vite muée en agacement face aux excès de cet Etat, jamais compris comme l’écho affadi des excès de ses gueux. Car les gueux et leurs conseils ne figurent pas dans cette façon de présenter comme un jeu de société l’histoire du monde en Iran, sauf comme ajout, comme cartes ’Caisse de Communauté’ ou ’Chance’.

Comme dans tout jeu dans l’histoire, l’Iran en 1979 n’est pas divisé en quatre ou cinq, mais en deux : les gueux qui tentaient de s’organiser en conseils, avec les forces et les faiblesses qu’on vient de voir, et les valets qui tentaient de s’organiser malgré les conseils, avec les forces et les faiblesses qu’on va voir. Ce désordre dans les lignes ennemies, si promptement rapporté par tous les observateurs, et si persistant, a plusieurs causes : la marchandise, molestée, conspuée, sa circulation endommagée, vit son rôle de moyen de communication dominant ébranlé ; l’autre moyen de communication dominant, l’Etat, discrédité par le régime du Shâh, continua d’être détruit pendant que les conseils ne cessaient de se renforcer ; les valets n’osèrent jamais reconnaître que leurs ennemis étaient les gueux et furent donc obligés de s’organiser contre des épouvantails qu’eux-mêmes avaient plantés : communisme, athéisme, retour du Shâh, impérialisme, etc., ce qui les opposa entre eux et nuisit, pour le bonheur mais aussi la confusion des gueux, à leur efficacité ; leurs organisations ne furent pas construites en fonction de la lutte présente contre les conseils, mais en fonction d’une paix sociale hors de portée ; enfin les valets furent divisés sur la stratégie à adopter : répression ou récupération, ou plutôt, quel dosage entre les deux ? C’est pourquoi, à côté d’un Etat sapé à la base, qui cherche à se raffermir par le sommet, des organismes officiels nouveaux se constituent, usurpant des prérogatives, tantôt s’opposant à l’Etat poussés par les gueux, tantôt servant l’Etat contre les gueux.

a) Khomeyni

Sans titre ni fonction, Khomeyni est l’autorité suprême. On le nomme Emâm, ce qui veut dire guide religieux. Les shi’ites arabes donnent l’Emâm aux grands chefs religieux qu’en Iran on nomme plutôt ayatollahs. Mais les Emams pour les shi’ites sont surtout les douze grands Emams (dans le shi’isme duodécimain, majoritaire), descendants du prophète, et notamment le douzième, sous le règne duquel ils vivent depuis 1100 ans, et dont les shi’ites attendent la réapparition, puisque pour eux il vit toujours. En acceptant l’Emâm comme un titre, Khomeyni a accepté l’ambiguïté avec cette réapparition. En quittant Téhéran pour Qom le 1er mars, cet arbitre appelé à trancher tous les conflits qui lui sont portés, dont les délégués personnels (comme Eshrâqi au Khuzestân) ont autorité comme des commissaires de la Convention, cet idéologue dont les discours sont considérés comme le présent, et les directives comme l’avenir de l’Iran et des shi’ites, se soustrait progressivement à la vue de ceux dont il ombrage la destinée et passe dans la semi-obscurité de l’Emâm caché dont l’incarnation paraîtrait alors en Iran à la mesure de l’extraordinaire d’une grande révolution. Son image est partout, dans les rues, les maisons, les usines, les casernes, à la télévision, dans les manifestations, sur les badges. Des rues et une ville prennent son nom. Ses apparitions, dans l’éclat de la simplicité, espacées avec économie, renforcent cette image ; de même, il ne reçoit que très peu, mais aussi bien les petits que les grands. Si bien que son image est devenue la réalité, complexe raccourci d’une ambiance que sa personne ne travaille plus qu’à alimenter. Aussi applaudit-on son image comme des spectateurs applaudissent au cinéma, pour manifester l’enthousiasme de leur soumission dans l’oubli de la différence entre ce qui apparaît et ce qui est. La lâcheté démagogique de tous les partis leur fait, sans exception, même ceux que Khomeyni attaque nommément (le Tude, par exemple), approuver toutes les paroles de ce haut-parleur. Mais comme pour Mao Zedong en Chine, ces paroles souvent vagues, contradictoires et trop tributaires de l’événement, de la religion, de l’ambiance, peuvent se retourner comme des crêpes et rester toujours comestibles. Aussi les gueux avancent à couvert de citations de Khomeyni contre les valets qui agissent également avec des citations de Khomeyni. Khomeyni, milieu et miroir fidèle de la dispute et l’indécision entre gueux et valets dont il est le monstrueux compromis, tranche de plus en plus dans le concret, érodant par là même sa supériorité si jalousement entretenue, puis se rétracte avec la même véhémence, sans conscience d’autant d’indécision, sacrifiant sérénité et clarté à l’image de véhémence, bien plus nécessaire à entretenir alors face aux gueux que toute cohérence. Aussi le murmure gagne t-il même cette projection lunaire qui se veut perpétuelle ; et Khomeyni, maintenant sur la défensive, doit utiliser les fêtes religieuses pour compter, dans des cortèges où la spontanéité est bannie, ses partisans, noyés parmi ceux qui ont peur d’eux, et plus encore, des plus virulents parmi les gueux.

Ainsi, le 17 juillet, 3 à 500 000 personnes ressuscitent à Téhéran, le souvenir des grandes manifestations de l’hiver passé (Shâpur Haqiqat, nullement impressionné par ces foules devenues mornes et sombres, mais restant déterminées et maîtresses de la rue, ne signale dans sa chronologie depuis février 1979, qu’une seule manifestation : le 21 juillet, soit quatre jours plus tard, 50 000 personnes, soit dix fois moins, ont répondu ’à l’appel des formations laïques, nationalistes, libérales et des partis de gauche’ ! Comment un public qui n’a pour informations que ces énormités de pareilles crapules, pourrait-il soutenir, voire comprendre, la révolution iranienne ?) ; ainsi encore 1 million de manifestants à Behecht-e Zahrâ, le 7 septembre, anniversaire du Vendredi Noir. Enfin, le 26 octobre, le fourbe PRI appelle à manifester autour du slogan émotionnel et devenu vrai : ’Attention citoyens, l’Imam est seul.’ La première institution de l’Etat et de l’idéologie est seule par l’altitude, mais aussi abandonnée par la ferveur populiste. Là encore, comme à chaque ressac de l’ambiance, Khomeyni teste puis entretient avec soin sa popularité, son seul capital : plusieurs centaines de milliers de citoyens viennent apporter leur crédit à ce charisme chancelant, sans dissimuler la lézarde profonde du socle de la statue, mais témoignant aux valets du PRI que la masse de son bronze peut toujours se changer en canons.

b) Conseil de la Révolution

Un Conseil de la Révolution avait été nommé par Khomeyni avant son retour en Iran. Ce Conseil, qui ressemble bien davantage à l’idée de consultation que peut se faire un Emâm inconditionnel de Mahomet et ’Ali qu’à des conseils ouvriers, ou des comités, même portant son nom, arrogants et indépendants, n’a jamais été dissous à ma connaissance. Jamais non plus sa composition n’avait été rendue publique, ce qui permit de douter de son existence formelle. A part Khomeyni, tous les chefs religieux, de parti et de gouvernement, en auraient fait partie, prenant sous le parrainage de cet organisme toutes les décisions auxquelles Khomeyni ne pouvait pas s’abaisser et auxquelles le gouvernement ne pouvait pas s’élever. Les gardiens de la révolution, par exemple, auraient été fondés par ce Conseil. Mais on imagine mal tant de sommités se réunir secrètement bien après la chute du Shâh ; et sinon, comment le secret sur la composition du Conseil aurait-il pu être gardé devant les fans des vedettes toutes neuves qui le constituaient, et devant les chasseurs de scoop ? C’est pourquoi ce cénacle d’autant plus prestigieux qu’occulte (et flattant bien là le goût du secret du shi’isme) n’a eu d’importance que sur le papier. Ainsi, Tâleqâni en est puisqu’il en démissionne le 27 février, ainsi que Mahdavikâni, Rafsanjâni, ’Ali Khâmene’i, Banisadr et Bâhonar dont on dévoile l’appartenance fin juillet, pour qu’ils puissent faire leur entrée au gouvernement avec un poids dont manque alors leur obscurité relative. Le Conseil de la Révolution semble avoir eu pour fonction de pouvoir promulguer l’unanimité, le consensus, entre les hauts valets de plusieurs tendances, sans rencontrer leur opposition, tant après le départ précoce de Tâleqâni, il était devenu inimaginable pour un grand-âyatollâh, un chef de parti ou un ministre de s’en désolidariser sans s’exposer aussitôt mortellement. Tant que les conseils n’étaient ni détruits ni récupérés, tant que les valets d’Iran ne contrôlaient pas les armes, tant que la fragile popularité d’un vieillard (Khomeyni, le 1er mars 1979 : ’il me reste un ou deux ans à vivre’) est la seule institution sur laquelle ils peuvent compter, le Conseil de la Révolution a été pour les valets un atout de rechange.

c) Gouvernement

Le gouvernement, nommé lui aussi par Khomeyni avant la chute de Bakhtiyâr, était provisoire et responsable devant le seul Khomeyni puisque l’Assemblée (le Majles) était dissoute. Ce gouvernement manchot et sénile n’avait plus de bras pour frapper, plus de vigueur pour restaurer les ruines importantes d’une bureaucratie non moins importante et son seul attrait consistait dans la convoitise des arrivistes, qui, lorsqu’ils voient un Etat avec un pied dans la tombe, soupèsent déjà leur part d’héritage respectif. Le gouvernement Bâzargân, résolument libéral, laïc, bourgeois, était tout à fait sympathique à tous les autres gouvernements. Son seul objectif fut de reconstruire l’Etat. Malheureusement pour lui, comités et conseils ne crurent lui devoir obéir en rien et à aucun titre. Sahâbi, qui avait été nommé chef des comités de grève par Khomeyni dans une tentative aussi autoritaire que vaine de contrôler la grande grève, fut dès le 20 février nommé ministre des ’affaires révolutionnaires’ ; comme s’il y avait alors

d’autres affaires ! Aussi impuissant contre les conseils que contre la vengeance, ce gouvernement les dissolvait par la force, là où il en avait, c’est-à-dire presque nulle part. Il faut dire que gauchistes et islamistes critiquaient et gênaient de plus en plus ce gouvernement, persuadés qu’il fallait récupérer et infiltrer les organisations de base, pour reconstruire sur ces acquis qui paraissaient imprenables aux pauvres, un Etat plus solide que ce remake de Mosaddeq avec vingt cinq ans - et quels vingt cinq ans ! - de retard. Aussi le gouvernement, au lieu de se réapproprier toute l’organisation civile à la base, dut se cantonner, pour défendre l’idée même de l’Etat qui était en péril, non seulement contre ses vrais agresseurs, les pauvres modernes, qui étaient tabou, mais encore contre ses concurrents islamiques et gauchistes, qui pour s’introduire parmi les gueux critiquaient violemment ce gouvernement, et surtout son idéologie. Bâzargân s’en plaignit amèrement. Mais ses démissions, vues comme des caprices, furent refusées. Lui-même ne put retenir ses ministres qui tombaient par plaques, comme un vieux membre rongé par la syphilis.

Pourtant, comme il n’était nullement question d’une république des conseils, ou de l’abolition de toute légalité, il fallut bien, par respectabilité légaliste, abolir officiellement l’Empire et donner une légitimité au gouvernement provisoire. Le référendum sur l’abolition de l’ancien régime eut pour prologue, la première et peut-être la plus exemplaire dispute spectaculaire de ce nouveau régime, divisé pour régner : au lieu de leur demander s’ils voulaient ou non l’abolition, on demanda aux moutons que par courtoisie exagérée on appelle électeurs, s’ils voulaient ou non une ’République Islamique’. Ce sont les gueux, ce sont les conseils, ce sont les comités, qui auraient du rugir d’une pareille insolence, mais non, ce furent la gauche et les laïcs, dont les membres du gouvernement qui devint ainsi islamique, qui protestèrent contre cette formulation, proposant le non moins sinistre ’République Démocratique’. Parce qu’il y eut deux camps, au lieu d’en rire, les gueux se turent dans cette question sur l’organisation de la société, et dans un silence complaisant suivirent la balle à droite puis à gauche du filet, chacun priant pour son favori. L’arbitre de chaise, Khomeyni, penchait nettement d’un côté : les 30 et 31 mars, 98 % des votants mirent un petit bulletin vert (comme l’Islam) dans les urnes, alors que les 2 % qui y déposèrent un petit bulletin rouge (comme le drapeau du même nom) furent amalgamés aux nostalgiques des Pahlavi. Les opposants à l’’Islamique’ avaient demandé l’abstention. Ce petit scandale légaliste, qui fonda tous ceux qui suivirent, fut vite oublié.

Enfin, comme l’exige la tradition moderne des Etats, il fallut donner à cette République Islamique une ’Constitution’. Mais pour en déterminer, et l’importance dans l’Etat et la composition, on pensa recourir à une Assemblée constituante, toujours selon la même tradition. Le 3 août eut donc lieu l’élection à l’Assemblée des Experts (’constituante’ ne sonnait pas assez islamique) que boycottèrent les partis électoralistes par excellence, les libéraux et la gauche, estimant le terrain truqué d’avance, et sachant certainement sur un sujet si sensible pour eux, ce que truqué veut dire. L’écrasante majorité des ’experts’ est donc constituée de théologiens et de prêtres. L’opposition s’y targuera d’y avoir mis Qâsemlu, chef du PDKI kurde, Rajavi, chef des mojahedines, Javâdi, pouêt libéral, et l’âyatollâh Tâleqâni, très populaire à Téhéran. Cette Assemblée a pour seule tâche d’établir un Etat moderne, sous la prééminence d’un Emâm, et d’entériner le principe du Velâyat-e Faqih. Jamais, jusqu’à livraison, elle n’osa s’occuper même de murmurer contre la commande qui lui avait été faite. Et il n’est pas exagéré de dire qu’aucune organisation en Iran n’avait, depuis la chute du Shâh, autant oeuvré pour réintroduire par l’exemple, la servilité dans les affaires publiques.

d) Polices

La SAVAK était dissoute le 24 février. Dans le cas d’une police secrète, la dissolution formelle entraîne toujours l’anéantissement complet. Contrairement à ce qu’en sous-entend l’idéologie dominante, les polices secrètes ne sont pas peuplées de fanatiques, mais de carriéristes, et malgré le secret, tout relatif, d’ailleurs, dans lequel elles opèrent, ne sont pas des sectes soumises à des rites bizarres, mais des administrations donnant toute son extension à leur impunité. L’un des premiers mensonges, l’une des premières diversions, l’un des premiers actes de guerre contre le mouvement qui l’a permis, est, pour un régime qui s’installe dans les cendres d’une dictature, de brandir l’épouvantail du complot revanchiste de la police secrète du régime renversé, tablant sur le mélange irrationnel de peur et de haine que le nom infamant d’AVO, de PIDE ou de SAVAK avait semé. Mais comment la SAVAK, qui au sommet de sa puissance, plus crainte que la justice de Dieu, plus respectée que la Shâhbânu, maîtresse invincible de la place avec la complicité de tous les Etats du monde, a été prise d’assaut, pourrait-elle revenir, alors qu’elle est honnie dans le monde entier, que ses ennemis irréconciliables ont maintenant conquis ses armes, alors que ses membres sont traqués, en fuite, cachés ou pris ? Et même s’il avait existé une infime chance pour que revienne le Shâh, la SAVAK n’aurait pas été la première, mais la dernière chose qu’il aurait pu restaurer.

Une police secrète dégrade tous les autres services de police au rang d’auxiliaires craintifs, car policés eux-mêmes, et rendus inopérants par leur propre opposition au régime, née de cette frustration qui le plus souvent s’exprime par une grève de zèle et une résistance passive. Les polices ordinaires iraniennes, haïes pour l’uniforme du tyran qu’elles portaient encore, et méprisées pour se retrouver soudain moins armées que ceux qu’elles avaient à charge de contenir, s’évanouirent démoralisées, affaiblies par les désertions de toutes sortes, dans une paralysie d’anémique qui dura plusieurs mois (le 5 juillet il fallut même interdire officiellement aux gardiens de la révolution d’arrêter des policiers !). L’immobilité de ce corps encore gros, devant l’imprécision des lois, et la véhémence sanguinaire qui lui était opposée, ne fut donc jugée être un recours pour le gouvernement que lorsque celui-ci fut assuré qu’il ne pouvait maîtriser aucun autre groupe armé. Et, certainement, en étant obligé de s’appuyer sur une telle police, le gouvernement faisait son aveu d’impuissance et inaugurait, publiquement, sa propre agonie. Quant à l’armée, dont on coupait la tête pendant que par le bas elle était gangrenée par ses conseils, il devint même question, dans l’Etat, de l’abolir purement et simplement.

Pendant la prise d’armes de février, les valets, peu habitués à être si découverts, pensèrent un instant appeler à la place vacante les guerilleros gauchistes dont les organisations pyramidales semblaient une garantie pour sauver un Etat. Mojahedines et fedayines se disputèrent donc âprement la place honteuse, avant que la poudre de l’insurrection se dissipant du champ de bataille, on ne s’aperçoive que ce n’était pas eux qui s’étaient emparés du gros des armes, mais bien x ou y, insurgés anonymes.

Graduellement émerge alors le corps des ’gardiens de la révolution’, les pasdarans. Abu Sharif, qui en a été nommé commandant, prétend qu’il s’est occupé dès avant la chute de Bakhtiyâr de former ce corps (dans une interview donnée en décembre 1979) suivant un décret du Conseil de la Révolution, alors que ’Le Monde’ signale que les pasdarans ne sont placés sous l’autorité de cet organisme secret que le 8 mai, pour lutter contre les ’terroristes’. Là encore, le mensonge et le silence intéressé ne permettent pas, aux contemporains des événements, de saisir d’où proviennent les gardiens de la révolution, qui ils sont et où ils vont. Il semble que, angoissés par l’inopérance des appels à la reddition des armes, idéologues islamiques et gouvernement, ne pouvant plus confier leur défense aux sournoises et bien trop minuscules organisations gauchistes, essayèrent de promouvoir un corps franc, à la fois milice, police et garde nationale. Habillant de civisme des hezbollahis, couvrant de légitimité des voleurs d’armes, neutralisant au service d’un statu quo qu’ils craignaient de ne pouvoir instaurer, des pauvres auxquels ils donnaient l’éclat de leur propre livrée en les faisant s’avancer sous la lumière comme service d’ordre du spectacle, les valets mirent entre eux et les gueux, parmi lesquels elle était prélevée, cette masse d’armes, vite odieuse, et odieuse à tous.

Car les gardiens de la révolution (Comme une contre-révolution est une contre-offensive, une révolution est une offensive, et donc, une révolution, aussi peu qu’une offensive, ne se garde. L’expression ’garder l’offensive’ est assurément un paradoxe, tout comme ’garder un fugitif’ puisque le fugitif cesse de l’être au moment où il est gardé. Garder la révolution signifie arrêter l’offensive, un syndicat ou un boutiquier diraient défendre l’acquis. Les gueux d’Iran n’avaient alors encore rien acquis, sauf justement leur mouvement, et leur offensive que les pasdarans voulaient ’garder’ n’avait ni atteint son point culminant, ni affaibli les forces ou le moral de ses auteurs de sorte à justifier une quelconque défensive ; de même trouvait-on dans le titre de ’l’Immonde’ à la mi-février, ’La victoire de la Révolution’, la tentative de limiter à la chute du Shâh un assaut contre le monde.) étaient encore bien trop indépendants et puissants pour rassurer ceux qui les flattaient en les institutionnalisant. Bâzargân, au début, y vit une police comme les autres, mais lorsqu’il envoya les pasdarans contre les grévistes, ils refusèrent d’y aller. De même agirent-ils avec un peu trop de zèle au goût de leurs patrons islamiques lorsqu’ils arrêtèrent des parents de Tâleqâni qui étaient mojahedines. Les pasdarans furent une boule de feu devenant lave poreuse, non sans fumée. Là encore l’Islam, seule idéologie très présente et très souple, avait des gants, et sut, patiemment, prudemment, donner raison (au sens faire découvrir sa raison) à ce nouvel organisme répressif, composé d’hommes déterminés à éterniser février, comme si l’on pouvait garder un instant, si beau fut-il.

e) Institutions religieuses

Pour les mêmes raisons que les pasdarans gonflèrent leurs effectifs au détriment de la police, les institutions religieuses se virent soudain investies de l’autorité qui manquait aux institutions de l’Etat. L’arrivisme et le radicalisme se rencontraient et s’épousaient sous la bannière verte. Ce mélange, qui avait déjà réduit les fêtes de rue spontanées en fêtes religieuses à date fixe et les manifestations en cortèges, crispa comme dans une crampe douloureuse toutes les institutions religieuses promues au premier rang, parce qu’à ce moment, ce premier rang ennemi était le plus périlleux.

Les deux principales villes saintes de l’Iran, Qom et Mashhad, peuvent d’ailleurs être réduites, l’une à la comparaison avec l’arrivisme, l’autre avec le radicalisme islamiques. Dès la date du retour de Khomeyni, le 1er mars, Qom, à 150 kilomètres de Téhéran, fut considérée par beaucoup d’ambitieux comme le Versailles de la nouvelle République, et sa population, composée pour beaucoup d’étudiants en théologie, doubla, pense-t-on, en un an ; à Mashhad au contraire, au bout du monde, c’est la religion qui est mordue par la rage des conseils : ’Mashad is a city whose residents have taken control in what appears to be a loosely organized commune system, that links workers, doctors and religious leaders’ disait le Washington Post début janvier. De même, les mosquées contrôlent-elles parfois les comités et parfois sont envahies par eux. Les pélerinages redoublent. Des ’minorités religieuses’ (sunnites, israélites, baha’is) voient leurs différences avec les shi’ites devenir des débats, parfois sanglants. Ceux qu’on considère comme grands-ayatollahs, tous vieillards, se terrent, peu habitués ou propices aux tourbillons d’une jeunesse ignorante, à la religiosité trop soudaine pour ne pas devenir suspecte, sauf Khomeyni, Shari’atmadari et Tâleqâni.

Ce dernier est la coqueluche de la gauche (qui est loin de lui appliquer le précepte de Marx : toute critique a pour préalable la critique de la religion). Khomeyni lui confie la responsabilité de l’entreprise qui va épuiser la rue en permettant aux chefs néo-islamiques de mesurer soigneusement et régulièrement leur popularité et leur force coercitive : la prière du vendredi. Le vendredi est le dimanche de l’Islam. La prière collective avec sermon, antique institution ressuscitée de l’oubli, se déroule hors de la mosquée, devant des foules aux proportions de l’hiver passé, et va permettre de compter les absents en injectant peu à peu le dégoût de la foule dans ces foules iraniennes qui avaient tant le goût de la vie. Mais Tâleqâni, le 7 septembre, anniversaire du Vendredi Noir, après un silence de plusieurs semaines, profite de cette tribune pour critiquer la politique kurde de la république islamique. Le 9, ce grand récupérateur meurt avec les honneurs, sans que son assassinat, par ses pairs, n’ait jamais pu être prouvé. Provisoirement, l’âyatollâh Montâzeri le remplace dans sa fonction, devenue si importante.

Enfin, il n’a pas manqué l’oeuvre récupératrice dirigée : la Jehâd-e Sâzandegi (croisade de la reconstruction). Fondée à des fins économistes par Bâzargân, les libéraux en sont cependant vite épurés. Les pasdarans sont son aile militaire, et elle enrôle des volontaires, hezbollahis et étudiants, qu’on éloigne dans les campagnes, où, en même temps qu’ils en sont isolés, ils rendent haïssables le mouvement de Téhéran. La même sanction avait déjà frappé les Gardes rouges et les étudiants d’Addis Abbeba. ’The goals of the Jihad were officially stated as 1) to unite to energetic volunteers, especially university and high school students, unemployed high school graduates and others without work 2) to create lines of communication between the intelligentsia and the desinherited 3) to assist rural economic devellopments 4) to increase literacy among peasants 5) to propagate Islamic culture and the Islamic revolution in the rural areas... The Jihad considered every social and economic aspect of village life to be within its juridiction, such as setting up village councils and redistribution of land (which they supported but could not carry out in the absence of a word from Teheran)...’ Avant de devenir une énorme administration, cette Jehâd était associée à l’organisation, dans Téhéran, de ’journées’ orwelliennes, comme ce 1er novembre 1979, journée du ’sacrifice’ et de la ’lutte anti-impérialiste’.

f) Partis politiques

f1) Libéraux

Le parti du déjà mythique Mosaddeq, le Front National, oscillait entre la nostalgie des années 50 et l’absolue cécité des vieillards qui le dirigeaient. Il eut la douleur de subir une scission, d’où jaillit le FDN, rajoutant l’original vocable ’démocratique’ entre les lettres fanées du FN, réalisée par l’avocat Matindaftari, authentifié petit-fils de Mosaddeq. Contrairement au parti geignant de Sanjâbi, celui-là gémit avec véhémence, puisque la véhémence était le ton du jour. Il faut également faire une brève mention à la formation de Bâzargân, à peu près aussi lilliputienne que les deux autres, le Mouvement de Libération de l’Iran, créé quelques années plus tôt dans l’obscurité dans laquelle il est toujours resté, quoique, puis parce que, se prétendant islamique.

f2) Gauches

Les sociaux-démocrates ont fui avec Bakhtiyâr, il faut être Roulure pour s’en plaindre. Passons vite l’ultra-conservateur Tude, qui soutient Khomeyni, appelle au travail contre la grève et condamne les conseils. Alors que tous les autres partis politiques pensent que récupérer les gueux et massacrer les valets concurrents est la seule façon de s’emparer d’une dictature durable, le Tude pense que pour cela il faut massacrer les gueux et récupérer les valets. Pas beaucoup moins bornés, mais légèrement moins cyniques, un peu plus hypocrites, deux grands partis léninistes émergent de la brousse crépusculaire : les fedayines et les mojahedines. Meurtries par d’innombrables scissions, guerilleros impénitents, ayant le goût de la discipline et du secret, des armes et de la hiérarchie, de l’idéologie et de la vulgarisation, ces maigres bureaucraties sont déjà lourdes. C’est elles qui sont, à un degré moindre que le Tude, mais autant que les libéraux, la part conservatrice de la révolution iranienne. Partis des classes moyennes, ils défendent, non pas la modernité occidentale, mais le vieux monde occidental, ce qui dans ce vieux monde occidental est bien difficile à comprendre. Défenseurs du travail, du socialisme, de l’économie, d’une circulation limitée des marchandises, d’une armée populaire, d’un peu de religion, de beaucoup de nationalisme et de toutes les valeurs de la gaucherie mondiale, du féminisme au tiers-mondisme, ces misérabilistes ne comprennent pas, et s’y opposent avec vigueur, que c’est tout cela, justement, que les gueux d’Iran, auxquels ces cloisonnés prétendent faire la leçon, attaquent. Toutes les idées auxquelles la gauche iranienne se raccroche ont pris un coup de vieux depuis que les gueux d’Iran ont commencé à bouger en 1978, et ces fossiles coincés, qui rêvent de pouvoir ’progressiste’ à travers de sempiternelles réformes agraires et d’alliances de classe imaginaires, sont les derniers à pouvoir le savoir. Ils ne méritent même pas le préfixe néo, comme leurs rivaux islamiques. Hors d’Iran on oppose bien volontiers cette gauche, qui serait révolutionnaire, à l’Islam, qui serait archaïque. Mais en Iran, l’avis général est que les mojahedines sont plus à gauche que les fedayines athées, parce que les mojahedines sont musulmans, et que l’Islam est considéré comme à gauche du marxisme. Cette gauche qui feint d’ignorer que la gauche a cessé de se savoir révolutionnaire avec Bernstein, voire avec Ledru-Rollin, et ce gauchisme, qui n’est pas encore revenu de Chine, ni même du Portugal, sont donc mariés dans une modération dont la seule forme est radicale. Ces conservateurs brimés par d’autres conservateurs pensent que le fait d’être brimé va cacher le fait d’être conservateurs. Mais pour défendre le bazar et l’université, ils ont toujours pris le fusil, comme le boutiquier contre les voyous. Et nous qui sommes du parti des voyous, nous avons vu errer avec leurs oeillères, ces angoissés, vociférant des slogans ou chuchotant des mensonges, sur les décombres de leurs boutiques, qu’ils s’acharnaient encore à défendre, avec dévotion, contre les intempéries mêmes.

Ainsi, de la clandestinité à la clandestinité, le chemin de croix des gauches sera pavé d’espoirs pitoyables, de revirements honteux, de bassesses baptisées tactiques. Tude et fedayines, parce qu’ils sont athées, mais aussi parce qu’ils manifestent des prétentions disproportionnées avec ce qu’ils sont, se trouvent, dès février, violemment interpellés par Khomeyni. A l’air pur de la légalité, ces groupes enflent de manière éphémère, et l’hostilité de l’Emâm leur fut la meilleure publicité. Pourtant le Tude vient lui manger dans la main et les fedayines préfèrent reporter leur meeting du 20 au 23 février, où ils parviennent encore, fortement affaiblis par leur défaite armée contre les mojahedines, à réunir 100 000 personnes à l’université. De là au 1er mai, qui est la journée du ’sacrifice’ et de la ’lutte anti-impérialiste’ de toutes les gauches, il y a beaucoup de bagarres, et l’anniversaire de la mort de Mosaddeq, le 5 mars, un million de participants à Behecht-e Zahrâ verront les orateurs laïcs empêchés de parler et la fondation du FDN. Pour la fête du travail, il y a quatre cortèges : le PRI, Shari’atmadari et Tâleqâni ; le Comité de Coordination Intersyndical, made in Tude, qui rejoint lâchement le premier ; les mojahedines ; et les ’maoïstes’. ’Elles ont regroupé chacune quelques cent mille personnes’ arrondit tranquillement un journaliste qui sait bien que personne n’est allé compter. Puis comme les anathèmes et les combats de nuit continuent, c’est fin août que les sièges de ces organisations sont fermés (Tude), pris d’assaut (fedayines) par les hezbollahis, sans, bien sûr, l’intervention des gardiens de la révolution, et évacués (mojahedines), qui après plusieurs jours de siège acceptent de se retirer en bon ordre de l’ex-Fondation Pahlavi, dont ils avaient fait leur imposant quartier général. Alors que le Tude, à force uniquement de reptation et de reniement arrivera à rentrer dans une semi-disgrâce, les fedayines sont déjà rentrés dans les égouts d’où ils sortent et où ils ne peuvent plus proliférer. L’indécise et ambiguë attitude des mojahedines, semi-musulmans, semi-marxistes, qui critiquent un gouvernement, mais soutiennent un Etat, leur vaudra d’être rappelés par les islamistes bousculés, comme une cavalerie auxiliaire peu sûre, parce que de mauvaises moeurs. Mais après la mort de Tâleqâni, ces experts en doctrines et disputes de chapelle, secs et mécaniques, qui du fond de leur abnégation absurde analysent le monde comme s’il avait aussi peu de vie qu’eux, et dont la presse la plus abondante a été colportée hors d’Iran comme seule presse révolutionnaire, en savent-ils moins sur l’Iran que le lecteur attentif de ce texte. Et cantonnés dans une défensive de plus en plus outrée (c’est la vie, c’est parler, aimer, jouer qu’ils craignent et dont ils se retranchent), ils ne savent interpréter qu’en complots tout ce qui se passe autour d’eux, et qui est ce feu d’artifice d’offensives gueuses.

f3) Islamiques

Le PRI, Parti de la République Islamique, aussitôt constitué, organise une marche silencieuse, dès le 21 février 1979. Vilipendé comme obscurantiste et rétrograde, ce parti est au contraire le seul dont le programme adapte l’idéologie aux événements, au contraire de tous les autres partis qui ne reconnaissent des faits que ce qui vérifie leur idéologie. Le PRI est le laboratoire du néo-Islam. Son programme, imputé à un de ses fondateurs, l’âyatollâh Behechti (et apparemment, si l’on interprète Yann Richard, publié seulement en mars 1981, ce qui en dit déjà long sur la souplesse et le pragmatisme d’une organisation qui a tenu le premier rôle politique dans un Etat secoué par une révolution, pendant deux ans, sans programme), est un petit chef d’oeuvre de démagogie populiste. On y trouve d’abord une couche islamique anthropologique et éthique, pour donner le ton ; puis un enduit, étatiste, démocrate, dans le respect de l’auto-détermination des peuples et de la propriété privée, cimenté de quelques hardiesses empruntées aux gueux en révolte, comme le conseillisme ou le talion ; enfin une dernière couche islamique (révolution culturelle, pan-islamisme, etc.) pour garder la couleur et laisser sécher cette façade de synthèse hâtive et tape-à-l’oeil. Cette tiède bouillie voudrait voir la société construite à la fois sur le Velâyat-e Faqih, la ’démocratie’ et les conseils, bref tout ce qui est là, tout ce qui est irréconciliable. Ces bricoleurs d’idéologie sont comme ceux qui en conservent religieusement la lettre : ils veulent que rien ne change, que l’histoire s’arrête. Mais entre la lune de Khomeyni et les pâquerettes sauvages des rues de Téhéran, il fallait un interprète qui parle une synthèse idiomatique entre les deux langues, comme entre les sciences positives et le public, il faut aujourd’hui passer par le filtre des vulgarisateurs. Le PRI fut cet interprète, plus à l’écoute, au départ, comme sa manifestation silencieuse le dénote, de la rue que des cieux. Le parti devint donc la pépinière des arrivistes en turban, toujours le plus sensible à l’ambiance, suivant de si près le mouvement gueux que ceux qui le suivaient de plus loin pouvaient croire, dans un reflet de perspective écrasée et d’autosuggestion politicienne, que le PRI le précédait comme le flûtiste de Hameln. Vainqueur des élections à la Constituante, dont Behechti devint président, les premiers succès, trop rapides, firent de ce rassemblement flou et gourmand une cible, ce qui manqua lui devenir fatal ; mais ce même éclairage des petites disputes et des personnages jusque-là inconnus le sauva aussi, parce qu’il lui attira des foules de recrues nouvelles, tant le carriérisme heureux et facile y rayonna soudain comme un phare au crépuscule. Alors que dans l’armée, les grades inférieurs, alors que dans la boutique, les petits bureaucrates, tous s’en prenaient depuis début février aux sommets de la hiérarchie qu’ils avaient jusque-là enviés, les petits ayatollahs et hojjatoleslams, c’est-à-dire les colonels, capitaines et sous-lieutenants de l’Islam, constituèrent l’équipage du PRI, dont les voiles gonflées au vent furieux des gueux ralentissaient celui-ci. Si les pauvres, dans les longues périodes a-historiques de leurs vies se laissent entraîner de l’apathie au défaitisme, à l’inverse, dans les périodes si intenses où tout change vite, ils se laissent rapidement glisser de la fête à l’insouciance. Le succès des ardents, voire enthousiastes récupérateurs du PRI, pratiquant l’arrivisme le plus effréné, dans une crise du monde arriviste où même l’arrivisme commençait à être publiquement menacé, découvre l’étendue des réserves ennemies, et combien l’insouciance peut coûter aux gueux.

Mais quoique ne se rebutant devant aucune souplesse dans la théorie, et devant aucune dureté dans la pratique, le PRI ne put seul recouvrir tout le champ à récupérer, tant la moisson fut féconde. Cette carence fut le créneau du PRPM. Ce petit parti fut si complémentaire au grand PRI, qu’en tout il lui fut opposé : patronné par Shari’atmadari, n°2 islamique, alors que le PRI se disait patronné par le grand n°1, Khomeyni ; Le PRPM était de la petite Tabriz, le PRI de la grande Téhéran, le PRPM de la province d’Azarbâyjân, le PRI de la capitale ; dans l’imagerie imprécise des analystes politiques, le PRPM représentait les grands-ayatollahs, leur retenue, leur modération, leur passivité traditionnelle shi’ite, la Constitution de 1906, la sympathie de l’Occident, alors que le PRI fut considéré comme le parti des mollas, de leur véhémence, de leurs audaces récupératrices, de leur nouvel activisme shi’ite, de l’Assemblée des Experts, de l’exécration de l’Occident. Le PRPM joua le rôle de l’archaïsme islamique (en Iran, parce qu’hors d’Iran, spéculant une fois de plus sur l’ignorance du public, on inversa les rôles, présentant la tiédeur du PRPM comme moderne, et la vigueur du PRI comme moyenâgeuse) offrant ainsi au PRI son auréole ’révolutionnaire’. Et c’est donc également en partie grâce à la mise en avant dans le PRPM de l’Islam discret de la grande bourgeoisie, que put s’épanouir avec autant de désinvolture le néo-Islam criard et populiste du PRI.

Enfin, signe des temps, il y eut dans cette décharge publique qui tint lieu de tout paysage à la presse occidentale, le sigle terroriste. Le groupe Forqân se réclamait de ’Ali Shari’ati et prétendait, dans ses rares déclarations, lutter contre tous les akhunds, c’est-à-dire tous les membres du clergé. Une série d’attentats soutint la mystérieuse réputation du groupe, jusqu’à sa dislocation en décembre 1979 : le 24 avril, assassinat du général Gharâni, qui avait démissionné du poste de chef d’Etat Major le 27 mars ; le 1er mai, assassinat de l’âyatollâh Motahhari ; le 25 mai, l’hojjat ol-Eslâm Rafsanjâni est blessé par balles au ventre, ce qui a rendu à la carrière de cet inconnu un tel service, qu’il serait absurde d’exclure qu’il ne l’ait lui-même commandité ; le 7 juillet, assassinat d’un gros bâzâri ; le 1er novembre, assassinat de l’âyatollâh Tabâtabâ’i, envoyé spécial de Khomeyni à Tabriz et père du nouveau porte-parole du gouvernement. Il est vrai qu’en Iran, la facilité de se procurer des armes et de se cacher peut avoir permis l’existence d’un tel groupe clandestin. Mais le terrorisme fait aujourd’hui partie de la panoplie de tout Etat, notamment en si grande difficulté que cet Etat iranien ; on a vu comment Forqân a été utilisé pour couper la parole lorsqu’Ayandegân a été fermé, et comment le ’terrorisme’ a été la justification de l’institutionnalisation des gardiens de la révolution ; Forqân est aussi la meilleure façon de discréditer la violence anti-cléricale de Shari’ati. Cette règle générale des attentats terroristes, comme quoi c’est toujours l’Etat sur le sol duquel ils ont lieu qui doit être tenu pour le premier suspect, parce que c’est lui qui y gagne le plus, complétée par cette règle particulière des attentats terroristes, comme quoi c’est toujours le parti des victimes qui y gagne le plus, semble moins contredite que confirmée par l’activité aussi spectaculairement exploitée de Forqân. En cette matière, malheureusement, il convient de considérer comme plus graves les présomptions que les preuves, qui sont comme les chiffres dans les traités d’économie, semés avec discernement par leurs auteurs, et conférant sous une apparence de transparence une autorité incensurable à leurs éventuels manipulateurs.

1) A bas les frontières !

La frontière est le principe de l’Etat, comme toute limite est le principe de la chose qu’elle limite.

Dans les temps appelés antiques, la frontière marque la limite dans l’espace, de cette forme nouvelle d’aliénation qu’est l’Etat. Elle est donc la défense des lois écrites contre les coutumes, la défense du troupeau contre le chasseur pilleur, la borne qui protège l’histoire de la préhistoire, si l’histoire est bien l’histoire de l’aliénation.

Dans l’Etat moderne, qui recouvre la planète, la frontière d’Etat est toujours double : elle est frontière de deux Etats. Contrairement aux sauvages primitifs qui en sont les ancêtres, les sauvages modernes sont les enfants de l’Etat. Ils sont nés, ils chassent et ils pillent à l’intérieur de la frontière. Et quand ils l’attaquent, ce n’est pas pour rentrer dans l’Etat, c’est pour en sortir. Le Limes et la muraille de Chine, n’interdisant que l’entrée, ne sont que la lointaine origine du mur de Berlin, qui interdit la sortie, et des deux côtés. La frontière défend toujours le troupeau de l’Etat contre la subjectivité carnassière, mais à l’inverse de l’époque de sa naissance, c’est elle qui représente aujourd’hui la vieillesse, la préhistoire. Comme le barbelé entre deux champs, la frontière défend encore la propriété privée contre sa turbulente fondatrice, la marchandise, qui lamine chaque jour davantage ce corset, qui, après avoir protégé sa croissance pendant des siècles, en est l’entrave. La frontière défend les liens du sang et de la terre contre l’esprit, ce vent de l’histoire, qui en se levant se retourne contre ce qui l’a semé.

Voici l’ordre de passage aux frontières : le gueux y est fouillé, insulté, arrêté, refoulé ; la marchandise (ou le touriste, c’est la même chose) y passe en force, en nombre et en ennemi, sans conscience, mais avec des effets incalculables, si bien que quelques valets, pour faciliter la circulation, proposent l’abolition de quelques douanes (nom de la frontière pour marchandises). D’autres, plus proches des préoccupations de police, arrivent parfois, pour un temps, à bloquer massivement la marchandise sur une frontière ; les valets de la marchandise et de l’ambiance, cadres, marchands, vedettes, profitent de l’empire de leur maîtresse et de leurs ressemblance et connivence avec les valets d’Etat, pour n’être que très peu retenus aux frontières ; et les valets d’Etat, par convention entre tous les Etats, traversent les frontières sans contrôle. C’est peu dire que la frontière moderne est un long et double barrage de police. Sa défense est encore la justification principale de l’existence d’une armée. En effet, lorsqu’une insurrection dissout la police des villes, l’armée, vaste police de réserve, plus puissante et moins mobile, défend la frontière contre les seuls ennemis qu’elle a. Car quand deux armées s’affrontent, elles ne cherchent qu’à discuter son tracé, qu’à confirmer la frontière. Aucune insurrection n’a encore dépassé aucune frontière. Mais en dépasser une seule, c’est les dépasser toutes.

Voici enfin le premier secret d’Etat : la frontière est la limite de l’Etat. Cette lapalissade signifie en vérité : sans frontière pas d’Etat. Voilà qui ruine singulièrement cette croyance très répandue d’un Etat mondial, sorte de paradis de la félicité publique, où se côtoient l’Etat et l’éternité, dans un avenir proche certainement, mais qui risque bien d’être pour nos enfants seulement. Témoins de l’étendue de ce mirage, le nombre de romans de science-fiction qui commencent par cet aboutissement, et dont la plupart, d’ailleurs, s’empressent de reculer les frontières dans les étoiles, faisant combattre la terre contre d’autres planètes ou galaxies, sur le même mode que des petits fiefs moyenâgeux, futurisant simplement panoplie et décor. L’Etat est une division de la société. Et c’est une division divisée. L’Etat, c’est plusieurs Etats. La frontière n’est pas que la fin de l’Etat, elle est aussi son début. C’est en délimitant le territoire, qu’on accomplit la première mesure de police, qu’on fonde l’Etat. Aussi, depuis le début du siècle, au contraire d’une unification de tous les Etats du monde, rien que dans la vieille Europe, le nombre des Etats a doublé. Et ceci sans parler des prétentions récentes à ériger en Etats indépendants des provinces, par mouvements dits de libération interposés.

C’est la guerre. La frontière est une position retranchée ennemie, qui tant qu’elle n’est pas détruite, mitraille contre le cours de l’histoire.

2) Les frontières géographiques de la révolution iranienne

Il y a de l’abus à dire ’révolution iranienne’ pour désigner la révolution qui a eu lieu sur le territoire de l’Etat d’Iran. En dehors de cette identité géographique, cette révolution n’avait rien de particulièrement iranien. D’ailleurs, l’Iran, comme l’a démontré l’effondrement de l’Etat en 1979, n’est rien qu’un Etat. En donnant ainsi le nom d’un Etat à une révolution, on cautionne des contresens comme ’Etat révolutionnaire’ ou des absurdités comme l’identité entre nationalisme et révolution. Si, en dépit de son impropriété, je maintiens quand même cette dénomination, c’est parce qu’elle est simple, et que plus qu’aucune autre elle évoque à tous ses contemporains les multiples et fortes images de l’hiver 1978-79, qu’aucune police n’a eu la présence d’esprit de censurer.

La révolution iranienne, donc, s’est faite à Téhéran ; puis dans d’autres villes. Les campagnes et les provinces n’ont que suivi, puis subi. Une des premières révélations de ce mouvement c’est la distance de la province à la capitale. Tant que le Shâh faisait l’unité de la révolte, celle des villes et des provinces paraît identique. Mais en 1979, toutes les provinces frontalières de cet hybride Iran sont en rébellion, mais sans aucune unité avec les gueux de Téhéran, ni même entre elles, si ce n’est qu’ils sont tous confrontés à la même police. Ainsi donc, l’agitation dans ces régions, ignorante des gueux de Téhéran et opposée aux effets de la leur, va constituer le premier sas de la révolution iranienne.

Hors d’Iran, il est nécessaire d’assigner une frontière à la révolution iranienne, afin qu’elle ne s’étende pas au monde. Et la frontière d’Etat, double barrage contre les idées en paix sociale, affaiblie, puis renforcée avec ostentation en guerre sociale, véhicule alors toute l’excitation et l’énervement qu’elle est chargée de contenir. C’est pourquoi, bien au-delà de la frontière de l’Etat iranien, la secousse, l’ambiance de la révolution iranienne, est ressentie directement dans le questionnement et la fébrilité soudains des pauvres de provinces et même d’Etats entiers.

Ainsi, la ’révolution iranienne’ aura accompli cet amusant prodige de transformer une ligne imaginaire et autoritairement gardée, en une surface, une série de marches d’Empire, de part et d’autre de cette ligne. Aiguillonnées directement par l’orage dont l’épicentre est Téhéran, et dont leurs chefs-lieux attirent la foudre comme des paratonnerres, les provinces frontalières iraniennes beuglent et s’émeuvent contre cet orage même ; et cette agitation où l’espoir et l’inquiétude se rencontrent pour le meilleur et pour le pire, fait partager cette ambiance intermédiaire entre la guerre et la paix à tout un troupeau de contrées tout autour de l’Iran. Ennemis de toutes les frontières, vous apprécierez les grotesques problèmes de contrôle qu’ont eu toutes les polices à dominer ce marais ; mais vous n’oublierez pas qu’il est aussi marais pour les assiégés, qui, s’ils ont eu le mérite d’y attirer un nombre non négligeable de valets, y ont aussi perdu des leurs, et n’ont jamais su le franchir pour en sortir.

3) Provinces et Etats frontaliers

Au sud, la frontière de l’Iran est identique à la frontière de la révolution iranienne : elle est composée, d’ouest en est, du golfe Persique, du détroit d’Ormuz et du golfe d’Oman, que de la mer. Une mer interdit encore aux pauvres des deux rives tout dialogue direct.

La frontière orientale est séparée en deux parties : au sud, elle traverse la province du Baloutchistan, dont l’ouest fait partie de l’Iran et l’est du Pakistan. Au nord, côté iranien, se trouve la province du Khorasan et à l’est de la frontière d’Etat, l’Afghanistan. L’Afghanistan est donc pris entre l’Iran à l’ouest et le Pakistan à l’est, qui se rejoignent dans le Baloutchistan au sud et l’URSS au nord.

L’URSS n’est pas que la frontière nord de l’Afghanistan, elle est aussi toute la frontière nord de l’Iran. Le tiers central de cette frontière nord la coupe en deux aussi sûrement que sa frontière sud divise l’Iran du monde, parce qu’il s’agit également d’une mer, la mer Caspienne. Au nord-est, le Turkménistan, au nord-ouest, l’Azerbaïdjan s’étendent sur les deux Etats. Chacune de ces deux régions est une République Socialiste en URSS, mais alors que l’Azerbaïdjan est une province en Iran, les Turkmènes y sont répartis entre les deux provinces du Khorasan, au nord‑est, et du Mâzandarân, qui borde la Caspienne par le sud.

La frontière occidentale se divise également en trois. Le tiers nord est la frontière avec la Turquie ; de part et d’autre de cette frontière, ainsi que du tiers médian, entre l’Iran et l’Irak, commence le Kurdistan, région qui s’enfonce au nord et au sud, tout au long de la frontière turco-irakienne, jusqu’en Syrie ; le tiers méridional oppose à l’est le Khouzistan, la province arabe d’Iran, et à l’ouest, l’Irak.

Les pauvres de toutes les provinces iraniennes se sont révoltés contre le Shâh ; mais moins vite dans certaines que dans d’autres, moins vite dans les villages que dans les villes, et moins fort dans les villes qu’à Téhéran. Ces différents décalages ne parurent en tant que tels qu’après la chute du Shâh. Ces provinces, à la fois secouées par leur propre mouvement et subissant le contre-coup de celui de Téhéran, le critiquent alors, en lui empruntant son ton, ses manières et ses armes. C’est que l’autorité du nouveau gouvernement n’arrive pas dans ces zones reculées où le charisme de Khomeyni même est concurrencé par celui des notoriétés locales. Après avoir suivi le mouvement comme le prêt à porter la haute couture, ces provinces cherchent maintenant à s’en détacher, et en tant que provinces. Partout, des petits chefs autonomistes ou indépendantistes flairent la bonne soupe. Ce ne sont pas des Vendées, en ce sens que nul ne se bat pour le retour des Pahlavi. Mais ce sont des Vendées en ce sens que partout on se bat contre la nouvelle autorité centrale, arrière-garde caricaturale et brutale du puissant mouvement dont le coeur bat à Téhéran. De violents et spectaculaires débats entre petits chefs de province et petits chefs d’Etat, vont bientôt brouiller les ondes entre les pauvres de Téhéran et ceux d’Iran, jusqu’à ce que ces intermédiaires tentent de les lancer les uns contre les autres. Tous pauvres, et pauvres en jeu, leur différence est celle-ci : les premiers le savent ou le devinent déjà, les seconds, non. Les premiers ont entrevu la chute du mensonge, de l’Etat, du travail, de la baise, du peuple, de la terre et de l’immobilité du temps, et c’était le moment de l’espoir suprême ; les seconds ont entrevu la même chose, mais c’était le moment de l’angoisse suprême. Les premiers préfigurent l’humanité de demain, les seconds sont des bouseux d’antan déteints.

Dans les Etats qui encerclent l’Iran, les pauvres ne captent pas mieux ces nouveaux débats publics que dans les provinces qui encerclent Téhéran. Les valets de ces Etats y sont plus puissants quoique moins populaires, parce qu’ils ont des polices plus développées, que les valets de ces provinces. Ils divisent donc avec encore plus d’efficacité leurs propres pauvres de ceux d’Iran. Ces pauvres n’ont pas non plus la lutte contre le Shâh comme terrain d’entente. Mais ça ne leur est donc pas non plus une fin. Et l’exemple iranien y avive d’autres prétextes. Ils ont la même haine contre tout ce dont le Shâh n’est que l’image dont les contours sont ceux de leurs propres chefs d’Etat. Même dans le miroir déformant de l’information ennemie, ils reconnaissent, dans celle si voisine de Téhéran, leur propre colère contre ce monde immobile qui ne change que contre eux. Car comme Téhéran est le tremplin du monde pour les gueux d’Iran, les gueux des Etats voisins, contrairement aux pauvres de provinces à la lisière de l’histoire, ont leurs trous de serrure vers le monde. Et, comme ce monde en fait l’expérience, ce ne sont pas les apprentis serruriers qui leur manquent.

4) Frontière orientale

a) Baloutchistan (Balutchestân)

Le Baloutchistan est une région de montagnes, de vallées encaissées et de déserts. Ses habitants sont nomades depuis les Mongols. Leurs rares bourgs ne sont pas toujours reliés par des routes. Sur 1 500 kilomètres entre le détroit d’Ormuz et l’Indus, ce gigantesque tampon pelé a séparé sur le terrain les révoltés de Karachi en 1977 et ceux de Téhéran en 1978. Pourtant, le 3 avril 1979, on signale des affrontements à Zâhedân (dans le Sistan voisin), et le 6, d’autres ’rumeurs de troubles sanglants’ dans cette région. Comme de si loin du monde et de l’histoire on ne peut avoir guère plus que des rumeurs, comme ces rares bédouins ne se sont pas autrement manifestés (à l’exception, peut-être, de ce lointain écho, début octobre, toujours à Zâhedân, où une élection municipale aurait fait 7 blessés), il est impossible de même conjecturer sur la cause, le but, les suites et l’étendue de ces ’troubles sanglants’. Mais ils sont à signaler dans l’histoire, parce qu’en rapport direct avec les gueux d’Iran, sinon avec ceux du Pakistan.

b) Pakistan

L’Etat voisin apparemment le plus accessible à la grande marée montante iranienne, s’est trouvé dans un mouvement de reflux, paradoxe qui souligne la puissance des frontières contre l’impuissance des gueux à se fédérer. En mars 1978, après la condamnation à mort de Bhutto, l’Etat pakistanais apparaissait comme ayant différé sa ruine, qu’une minuscule étincelle aurait consommée dans une série d’explosions dont toute l’année 1977 n’aurait été que la meurtrière aspiration. Comment les grandes flammes iraniennes, si proches au-delà du Baloutchistan, n’ont-elles pas même réchauffé un mouvement si ressemblant par sa générosité, sa fougue et sa ténacité, qui était encore incandescent ? La première raison est l’humeur si brusque des révoltes, qui dans un monde en trompe-l’oeil, se jouent des dispositifs, des mécanismes et des sciences positives, avec la liberté majestueuse du caprice. Les plus furieux, soudain électrisés, sont aussi soudain désabusés. Pendant qu’insensiblement la joie est devenue de la hargne et le courage de l’obstination, au bout d’une imperceptible usure, l’ardeur tombe soudain. Le gros des valets, l’origine de sa peur évanouie, feint de n’en avoir jamais eue. Les fossoyeurs se mettent alors au travail. Un linceul est jeté sur le lieu du crime. Et le souffle encore vivant d’un passé si présent est attaqué par l’art de la récupération, qui fige, transforme des idées en statues, des mouvements en oubli et en légende, en quelque chose de satisfait, de devenu, de privé de vie. La seconde raison de l’échec de la jonction du mouvement pakistanais de 1977 et du mouvement iranien de 1978, fut ainsi l’habileté des ennemis de cette jonction, au Pakistan, avec à leur tête le général Zia Ul Haq, général d’aussi peu de principes qu’il en a affiché beaucoup, représentant-type de cette nouvelle race de dirigeants, malins, sans scrupules, qui sont nés au milieu de l’adversité, et qui sont prêts, comme les voyous d’en face, à mourir sur place. Ce qui Mengistu a de grossier, nous voyons Zia le raffiner, et ce que Zia a de grossier, nous le verrons raffiné par Jaruzelski.

Les gueux du Pakistan avaient prouvé leur force en faisant tomber Bhutto. Faire tomber Zia aurait d’abord ramené Bhutto, qu’il était bien peu grisant de défendre. Dans ce peu de marge, Zia manoeuvrait avec astuce et célérité : il opposait la révolte à la religion (à laquelle il donne alors les traits de l’Etat), Bhutto à l’Islam (auquel il donne alors ses propres traits). Avec un pas d’avance sur les récupérateurs d’Iran, qui en apprirent beaucoup, il contrait et divisait les pauvres lentement désorientés, abusés et lassés, du Pakistan, qui eurent rapidement deux pas de retard sur ceux d’Iran, auxquels, par le jeu de miroirs cassés de divisions seulement religieuses, ils semblèrent et se crurent finalement opposés. Ainsi en juillet 1978, Zia forme un gouvernement qui s’affiche d’abord islamique, ce qui, par le biais d’un de ses composants, la Ligue Islamique, entraîne le PNA, et la confusion dans le parti de la rue : seul le PPP maintenant s’use encore sur le pavé ; l’amalgame entre ce sigle de la corruption et la foule anonyme est aussitôt proclamé : les 8 (jour du Vendredi Noir) et 17 septembre 1978, à Karachi et Rawalpindi, le 2 octobre à Lahore et Hyderabad, le 4 octobre à Multan, Zia laisse passer cette colère appauvrie et partisane. Quelques milliers d’arrestations précèdent le rejet d’appel de Bhutto le 6 février 1979, alors que le 10 (au début de la semaine d’insurrection à Téhéran) la shari’a islamique est introduite dans toute sa rigueur, entraînant le murmure du tiers shi’ite de la population à cause d’un impôt sunnite sur la richesse : on voit vers quelles basses-fosses le murmure est dévié, et comment la division est préparée et entretenue avec l’Iran. Le 4 avril 1979, Bhutto est pendu dans la prison de Rawalpindi. Les 4, 5, 6 et 7, des émeutes dans toutes les grandes villes du Pakistan sont la dernière grande colère des gueux, indignés qu’on ait pu agir sans leur bon vouloir, eux qui, il y a deux ans encore, défaisaient des gouvernements en corrigeant leurs polices. A Lahore, où le tiers de la ville est tenu par les barricadiers, et le commissariat central attaqué et détruit, la corde de la prison de Rawalpindi est déjà autour du cou de Zia. Mais, dans la perte de leur ennemi de toujours, Bhutto, et dans les vociférations de son clan, qui ressemblent tant à leurs propres cris sincères, les pauvres du Pakistan, opposés au bâton de leur propre religion, ont perdu leur âme. La campagne électorale, où Bhutto devient martyr public, est annulée le 16 octobre, 18 jours avant l’élection promise. C’est le vert très pâle de son Islam, sa solennité plutôt que sa colère, sa tiédeur plutôt que sa violence qui ont fait de cette campagne la dernière d’une guerre. La lassitude, la versatilité et le manque de perspective (qui est toujours le manque de théorie) ont enfin permis au fourbe Zia de désamorcer la poudrière sur laquelle il est resté assis.

c) Afghanistan

Vu dans la perspective cavalière qui va de l’Iran au Pakistan par le Baloutchistan et revient en longeant la frontière russe, l’Afghanistan passe pour un bloc compact et homogène. Mais dès qu’on approche la loupe se vérifie cette règle de tous les Etats du monde, si contraire à leur propre légitimité à laquelle toutes leurs propagandes tiennent tant : c’est une mosaïque d’ethnies, de langues, de groupes sociaux, de religions. L’unité fortuite, aussi récente qu’éphémère, n’y est pas un peuple, dans la vieille acception de tribu, de lien du sang, mais un drapeau, au sens moderne d’une police, d’une armée, d’une frontière. Dans la turbulente formation des Etats modernes, l’Afghanistan a été taillé et cousu en raison de son aridité, pas seulement climatique, qui l’a fait plus souvent contourner qu’envahir.

En Afghanistan il n’y a pas de pauvres modernes. La marchandise n’a pas encore colonisé ces vallées encaissées et peu peuplées au point de leur donner des pilleurs de supermarchés et des foules d’anonymes psychopathes. Des chefs-lieux et marchés antiques qui ignorent encore tout d’une banlieue couronnent toujours ces paysages pour nomades et néo-aventuriers solitaires. Trop au début de la clameur iranienne pour qu’il soit possible de relier les deux événements, un coup d’Etat militaire, le 27 avril 1978, renverse le président Daud, qui avait lui-même renversé la monarchie en 1973, et porte à la direction de l’Etat le Parti

Démocratique du Peuple, stalinien pro-russe. Ce PDP était partagé en deux fractions rivales, le Khalq (les masses, le peuple) et le Parcham (le drapeau). Le Parcham soutint Daud contre le Khalq jusqu’en 1977, mais soit que cette tendance-girouette sentit le vent tourner, soit qu’elle en reçut l’ordre, elle rejoignit alors sa soeur ennemie dans l’opposition. Le gouvernement russe, qui n’a jamais craint de soutenir le gouvernement d’un pays contre le parti stalinien qu’il y cautionne, ne faisait plus confiance au régime de Daud, face aux menaçantes vagues pakistanaises, si elles venaient à déborder en direction de Kaboul, qui est aussi la direction des républiques musulmanes du sud de l’URSS. Et plutôt que d’affronter le problème à Alma-Ata ou Tachkent, il préférait l’anéantir dans ces sortes de petites fortifications avancées que constituaient à ses yeux Kaboul ou Kandahar. Mais déjà le coup d’avril, que l’insolence et l’ignominie des deux tendances staliniennes coalisées baptisa révolution, préfigura, par le nombre d’oeufs cassés, la maladresse de ces faiseurs d’omelette : 72 morts selon ce nouveau gouvernement, 4 000 selon les rescapés de l’ancien. Les vieilles hiérarchies tribales, aussitôt bousculées par toutes les réformes si nécessaires à la gestion rationnelle d’un Etat policier moderne, maugréent d’entrée. Grotesque spectacle que l’imposante pesanteur du matérialisme, rompant soudain, à coup d’alphabétisation pour lire quoi, ou de sempiternelle réforme agraire pour libérer qui, la glaciation historique des pauvres d’Afghanistan. Très vite, une rébellion, puis une guérilla, enfin une sorte de guerre civile d’arrière-garde commencent : d’un côté les tribus musulmanes, égarées dans des déserts où elle transhument depuis les Mongols ; de l’autre, le gouvernement russe et ses valets locaux, appliqués à séparer les Kirguises et Turkmènes russes du Pakistan, puis de l’Iran, avec son doigté patibulaire. Mais comme aussi bien les chefs de la rébellion que ceux du PDP se trompent sur ce qui se passe au Pakistan et se dépasse en Iran, ils se divisent, se guerroient et se purgent entre eux, grossissant sans retour leurs hostilités d’un autre temps.

Commence alors la révolte de Herat, qu’il serait injuste autant qu’absurde de ranger, à l’instar des afghanistanologues, en l’une des premières aspérités, plutôt vite oubliée, du grand mur d’escalade politique et humain en haut duquel ils prétendent nous guider. Car l’Afghanistan a servi à pleurer et à s’indigner beaucoup, mais quelques mois plus tard seulement. Herat est la troisième ville du pays. Depuis que l’Afghanistan est Etat, la révolte de Herat est la seule urbaine, donc la seule moderne. On comprend que l’effroi des informateurs devant cette brève et fulgurante iranisation se soit transformé en mutisme ou en contradictions. On comprend aussi qu’opposition officielle et gouvernement, et à leur suite, journalistes et écrivains des deux camps, ont voulu transformer, tacitement d’accord, cette révolte en complot, en ’coup’ monté. Car là où l’ennemi parle de révolution, comme pour avril 1978 à Kaboul, il s’agit presque toujours de ’coup’ d’Etat, et là où l’ennemi parle de coup, il s’agit presque toujours de révolution. Cet événement, qui commence un mois après la chute de Bakhtiyâr, et se termine 10 jours avant l’exécution de Bhutto, a été, comme le dénonçaient les staliniens afghans, une offensive iranienne ; mais pas, comme le voudrait cette propagande aussi paranoïaque qu’improbable, une offensive de l’Etat iranien, dont des militaires auraient franchi la frontière sous le déguisement de paysans afghans expulsés. Quel roman ! En mars 1979, alors qu’on se bat encore dans les rues de Téhéran, il n’y a plus d’Etat iranien simplement en mesure d’exécuter une aussi absurde expédition militaire dans un Etat voisin. Et l’appel de Shari’atmadari, le 16 mars, à tous les musulmans du monde pour soutenir les rebelles d’Afghanistan, n’a pas provoqué la révolte de Herat, comme il a été dit, puisque l’insurrection commence vraisemblablement le 12, et au plus tard le 15, mais bien plutôt la première tentative d’un orfèvre en la matière pour récupérer ce qui n’était déjà plus étouffable. La revendication de la résistance officielle afghane paraît au moins aussi usurpée. Pourquoi aurait-elle, contrairement à toutes ses habitudes, lancé un tel mouvement dans une ville ? Et dans ce cas pourquoi pas à Kaboul ? Comment ne pas penser que les chefs de la résistance, dont le QG est au Pakistan, donc à l’autre bout du pays, ont été débordés par les gueux de Herat, comme cela s’est produit systématiquement au Pakistan et en Iran ? L’exemple de Mashhad, qui est plus près de Herat que de Téhéran et que Herat de Kaboul, n’a pas cessé de traverser la frontière depuis six mois. Pour l’ennemi une idée ne peut pas traverser une frontière toute seule sous forme de chose ou à dos d’inconscient. C’est pourquoi la circulation des idées ne figure jamais dans ses analyses, dans ses justifications. Mais la police des idées, quand elle ferme parfois hermétiquement une frontière, sait de quoi je parle : un virus de la subversion n’a pas été décelé par la douane, a contaminé Herat (où les staliniens l’affublent de l’allégorie de paysans déguisés en militaires), on doit donc décréter la quarantaine.

Le 5 mars 1979, le gouverneur de la ville est blessé dans un attentat. Le 12, des combats ont lieu dans la province, sans que les protagonistes ne soient discernables. Il semble que le 15, une manifestation dans la ville est rejointe par des paysans, parmi lesquels, probablement, des saisonniers afghans qui traversent la frontière iranienne et qui viennent de la refranchir dans l’autre sens, soit expulsés par la xénophobie ou les nouvelles autorités, soit parce que depuis la lutte contre le Shâh, le travail dans les champs commençait à être délaissé. Les insurgés prennent la ville. Le 17, la garnison fusille les officiers qui lui donnent l’ordre d’attaquer la rébellion, et, au contraire, s’y joint. Le 18, alors qu’à Kaboul il est interdit aux Occidentaux de s’éloigner à plus de 60 km, sauf sur la route qui mène au Pakistan, l’Iran ferme ses frontières. L’URSS met en garde tous les pays contre une ingérence en Afghanistan, ce qui, traduit, veut dire qu’elle se charge de Herat, seule. Les combats, selon les chroniqueurs, cessent le 20, le 22 ou le 25. Aucun d’entre eux ne dit un mot sur l’organisation de la ville, donc du débat public, pendant 5 (du 15 au 20) ou 13 jours (du 12 au 25) d’autonomie. La seule chose, invérifiable, qui a frappé les imaginations est que parmi les étrangers présents dans la ville, les seuls Russes, civils et militaires, ont été à tel point torturés, que leur présence haïe a été présentée comme prétexte de l’insurrection. Le chiffre le plus courant est de 5 000 morts pour cette ville de 200 000 habitants, bombardée par l’aviation russe, et prise d’assaut sous le feu de l’artillerie afghane. Aucun Vendredi Noir en Iran n’est arrivé à pareil carnage. Même la Commune de Paris, dont la semaine sanglante hante nos manuels d’histoire, n’en déclare que le double, mais pour une ville neuf fois plus peuplée. Signalons pour illustrer le silence absolu qui accompagna cette répression, et lui garantit ses proportions, la présence en Afghanistan de Gérard Viratelle, envoyé spécial du journal ’Le Monde’, qui, du 20 au 22 mars, fit paraître trois articles de fond sur l’état général de ce pays sans un seul mot sur ce qui se passait au même moment à Herat !

La durée de l’insurrection, la quantité de morts, et ce silence absolu sont bien les signes les plus sûrs qu’à Herat, où plusieurs centaines d’officiels du régime ont péri, les chefs de l’opposition ne devaient guère en mener plus large, face aux émeutiers. Mais si Herat a été le point culminant de l’iranisation vers l’est, il faut aussi le considérer comme la défaite décisive de la révolution iranienne en Afghanistan. L’éternelle guérilla entre technocrates modernistes et patriarches tribaux qui a suivi, a pour première fonction d’empêcher un retour de Herat ; et pour seconde, de faire que cette charcuterie absurde et archaïque répugne tellement aux gueux d’Iran, du Pakistan et du sud de l’URSS, qu’ils ne songent pas à s’y fédérer.

Le 27 mars, ’le grand leader’, Taraki, perd son poste de chef du gouvernement au profit de son nouveau rival Amin (car les chefs du Parcham, après avoir été associés au coup d’Etat, sont depuis longtemps écartés ou arrêtés), qui s’il n’y gagne pas vraiment en pouvoir, avance d’un cran sur la scène. Le 5 août, une mutinerie à Kaboul ferait 600 morts. Peshawar, au Pakistan, devient la capitale du flot grossissant de réfugiés, et Zia, qui a grand besoin de détourner l’attention, se plaint de l’indifférence des adversaires spectaculaires de l’URSS. Le 18 août, Amin reconnaît entre 1 000 et 1 500 ’conseillers’ soviétiques dans son pays, chiffre que les Occidentaux multiplient allègrement par 3, 4 ou 5. Enfin, signe qu’une certaine modernité s’est insinuée dans les mises en scène afghanes, les Russes y montent, à la mi-septembre, un western à la Mengistu. Taraki rentre de La Havane pour arrêter Amin. Amin lui tire dessus. Taraki est mort. Amin prend tous les pouvoirs. Les Russes haussent les épaules : entre Amin et Taraki, il y avait un ’grand leader’ de trop, peu importe lequel. Mais bientôt ils vont froncer les sourcils. Car Amin, c’est un Mengistu de trop.

5) Frontière russe

a) De la politique russe

Jeunes, ils ont tremblé devant Cronstadt et la Makhnovtchina ; puis ils ont rampé sous Staline ; ils ont comploté sous Khrouchtchev ; maintenant, ils sont vieux, Brejnev, Kossyguine, Gromyko. Ils aspirent à la retraite. Mais aucune retraite n’est sûre, pour ceux qui de Sylla n’ont que les méthodes sans l’éclat, et aucune retraite n’est possible, pour ceux qui ont fait tomber plus de têtes qu’ils n’en connaissent pour arriver en haut de la pyramide dont ils s’aperçoivent que c’est une roche Tarpéienne. Plus leurs derniers jours approchent, plus ils ont la hantise que ne les écourte cette jeunesse aux accents inintelligibles, qui ne respecte ni leur âge, ni les exploits d’intrigue et de brutalité qui les y ont amenés, ni Lénine, ni les traditions, ni l’avancement à l’ancienneté. Comme Charles VII s’est laissé mourir de faim pour que son fils, Louis, ne l’empoisonne pas, ce même Louis XI qui est mort reclus, obsédé par la même crainte, les séniles dirigeants russes ont consacré à la neutralisation de leur propre progéniture la priorité de leurs efforts. Toute la politique russe entre 1976 et 1982 ne dépend de rien que de la dialectique entre cette peur inavouable et cette menace anonyme.

Ces vieux rentiers, qui au cours de leur carrière mouvementée ont appris comment amuser les pauvres, de grade inférieur, avec des images, et comment les paralyser avec des systèmes d’idées, n’ont plus l’ardeur des contre-attaques vigoureuses, comme il y a dix ans encore, à Prague. Chaque décision est un conclave, chaque conclave ressemble à un sanatorium : indécis autant que décrépits, c’est eux que la paralysie de l’idéologie a fini par gagner. D’un côté, l’usure de la guerre froide, la léthargie de la coexistence pacifique, le positivisme béat de la défense de la patrie du socialisme, de l’autre, l’agressivité américaine : voilà un sport télégénique, qui interdit de sortir après 10 heures du soir, et qu’il convient donc de privilégier, tant qu’il maintient, avec beaucoup de vodka, toute cette canaille sous le knout.

Mais voici qu’à l’étage en dessous, au Pakistan, puis en Iran, s’installent de bruyants voyous (jusque tard dans la nuit, lorsque tout honnête bureaucrate dort, des radios émettent vers le territoire soviétique depuis l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ; et on a beau taper avec colère du balais, le bruit continue) qui, même, en Iran, squattent et ont chassé le propriétaire légitime. Qu’on était tranquille, avec le concierge américain, ce gros balaise avec ses chiens, qui certes rackettait toute la région, mais qui au moins garantissait l’ordre et dont la seule présence nécessitait, sans qu’on ait besoin de s’en justifier, la plus rigoureuse frontière ! Que va faire notre dernier propriétaire de cet immeuble en décrépitude, qui craint ses enfants du même âge ? Il va verrouiller sa porte, installer une alarme et un blindage, réunir les copropriétaires, exiger des rondes plus fréquentes dans le quartier, écouter aux portes, protéger son bien.

C’est pourquoi la hantise occidentale d’un impérialisme russe, quelque peu félin, se léchant les babines devant la mésaventure de l’administration Carter en Iran, prêt à bondir sur la révolution iranienne sans défense, paraît pour le moins abusive. Les dirigeants russes ont suffisamment sur leur compte d’épargne pour ne pas risquer ce coquet capital dans une mauvaise prise de bec avec des garnements qui viendront à la raison tous seuls, car ainsi va le monde. C’est la peur du crépuscule, la peur de sortir seul, la peur de ne pas voir la dernière marche de l’escalier. Elle s’accorde mal avec cette théorie des dominos, où, sournoise et cynique, l’URSS s’ouvrirait un ’débouché sur les mers chaudes’ pour anéantir l’Occident en s’emparant de saint-pétrole. D’abord, je ne vois pas très bien en quoi la conquête de saint-pétrole par les Russes serait la fin de l’Occident : il faudrait bien que les Russes le revendent, ce saint-pétrole, et pas au-delà du prix du marché, s’ils ne veulent pas effondrer le marché, ce qui serait une catastrophe pour eux ; ensuite je ne vois pas très bien non plus, comment, ayant débouché sur ces célèbres mers chaudes, les Russes s’empareraient de tout saint-pétrole qui y circule ; et quelle espèce de puérile théorie, que celle des ’dominos’, où chaque Etat ’tombe’, ’déstabilisé’ à son tour, pareil au voisin, le rural et nomade Afghanistan (dont chacun craint que l’exploitation ne coûte plus qu’elle ne rapporte, et où le gouvernement russe s’est résigné à faire la police, à perte, pour Herater la révolution iranienne), mis à égalité avec l’urbain Iran, trois fois plus peuplé, et le Babel pakistanais, cinq fois plus peuplé ; enfin quand on a vu la modération et la maladresse qui ont forcé ces mêmes dirigeants russes à changer de camp au cours de la guerre de l’Ogaden, quand on voit avec quelles discrétion, timidité et méfiance ils soutiennent les Etats conquis par les mouvements de libération qu’il était bien plus sympathique, car bien moins risqué, d’aider alors, comme dans les colonies portugaises, quand on voit enfin la consternation, le silence puis l’embarras, non exempts de fâcheux revirements, que ces croulants manifestent devant les révoltes du Pakistan et d’Iran, où ils finissent toujours par applaudir, avec un bruyant soulagement le parti de l’ordre, il paraît bien difficile de leur prêter le regard d’aigle du conquérant !

Particulièrement sur la frontière d’URSS, l’exubérance, la ferveur, la jubilation généralement partagées en Iran, n’ont pas traversé les murs qui font des Etats des prisons, quand ce ne sont pas des asiles d’aliénés. Mais à travers les fissures si nécessaires à la complicité des gestionnaires,

l’inquiétude est passée. Les pauvres de ces pays sont d’abord alarmés par cette inquiétude, car en partie ils croient leurs dirigeants, et en partie ils ont fait l’expérience amère que les inquiétudes de leurs dirigeants s’éteignent et se rassasient dans leur sang. Ils sont loin de voir l’Iran à leur portée. Ce qui s’y fait leur revient si déformé qu’ils n’arrivent pas à comprendre l’origine de la fébrilité grandissante de leurs hommes d’Etat. Mais ils finissent, insensiblement, dans cette angoisse sans raison par reconnaître un mensonge, une brèche. Leur orgueil et leur morgue se redressent, leur ton devient plus ferme. Ils se consultent à voix basse, puis la font entendre haute. En un mot, ils s’iranisent.

b) Turkménistan (Torkamânestân)

Lorsque vous lirez que les Turkmènes avaient soutenu le gouvernement Bakhtiyâr, traduisez : les indépendantistes nationalistes turkmènes. Aussi, à la chute de ce gouvernement se forme un ’Centre Culturel et Politique du Peuple Turkmène’ ainsi qu’un ’Comité Révolutionnaire’, tous deux à Gonbad-e Kâvus, car même les repré-sentants du tribalisme, qui prétendent raviver le lustre des yourtes de feutre et le commerce des bonnets d’astrakan, se disputent désormais dans les villes, pour former des Etats.

Dès fin février 1979, à Bandar-e Shâh, de ’graves affrontements’ opposent les sunnites turkmènes aux shi’ites iraniens, pour changer le nom de la ville en Bandar-e Torkamân ou Bandar Eslâm : ce premier nom sera finalement concédé. Cependant, dans les campagnes, les nomades occupent les terres des riches commerçants shi’ites. Des renforts de gardiens de la révolution arrivent à Gonbad-e Kâvus, localité capitale de la région, pour soutenir le Comité Révolutionnaire. Le 26 mars, une affaire de contrebande de cigarettes met le feu à la ville. Il faudra attendre le 1er avril pour qu’elle soit ’presque entièrement’ reprise. Il y a 50 morts. Le 2 avril, les envoyés de Tâleqâni, devenu, depuis le Kurdistan, une sorte de chef de la diplomatie frontalière, négocient l’accord suivant : 1) transport des blessés, 2) démantèlement des barricades, 3) négociation pour la libération des otages, 4) maintien de l’ordre par l’armée, qui s’interpose entre les combattants.

D’un côté, la révolte urbaine et spontanée de la jeunesse, téhéranaise en actes ; de l’autre, pour endiguer une aspiration si vaste, le particularisme des chefs locaux. Contre ces excès révolutionnaires (révolutionnaire devient soit la tautologie qui signifie anti-Shâh, soit une opprobre calomnieuse), soutenus en personne depuis Téhéran, et par cette raison nécessairement infâmes, ces chefs locaux qui espèrent hériter de la région, récupèrent et canalisent une partie de la colère qu’ils ne craindront désormais plus. La jeunesse locale est maintenant divisée par un problème qui n’est pas le sien : soit elle collabore à l’intrusion des ’gardiens de la révolution’, cette néo-police, soit elle est réduite à ne plus que défendre, néo-police aussi, la boutique des aïeux. Voilà l’abrégé de ce qui a agité chaque province-frontière d’Iran en 1979.

c) Guilan (Gilân)

Six mois plus tard, le 14 octobre, à Bandar-e Anzali, les pasdarans tirent sur une manifestation de pêcheurs d’esturgeons, 16 morts. Le lendemain, non seulement les troubles continuent, mais ils gagnent Rasht. Voici une information qui se termine en queue d’esturgeon.

d) Azerbaïdjan (Azarbâyjân)

C’est à Tabriz que les combats de février 1979 semblent avoir été les plus longs et les plus meurtriers d’Iran. Puis les doutes qui ont surgi sur la durée et l’envergure de ces événements, si bien que leur affirmation est devenue hasardeuse, ont révélé, dans ce flottement de l’information, la distance insoupçonnée de la seconde ville du pays à la capitale.

Mais comme à Téhéran ou au Khouzistan, disputes entre comités rivaux, entre comités et administration, grèves, occupations de terres et d’usines, ont alarmé les gouvernements russes et turcs, peu habitués à des voisinages aussi remuants.

L’Azerbaïdjan est aussi la province de Shari’atmadari. C’est à Tabriz que s’installe la roue de rechange conservatrice du PRI, le PRPM,

et le 23 avril 300 000 personnes y manifestent leur soutien à Shari’atmadari, publiquement traité de ’diviseur’ par l’exécuteur de basses oeuvres et de déclarations fracassantes du parti néo-islamique, l’âyatollâh Khalkhâli. A l’exception, cependant, de quelques troubles à Ardabil en avril, cette province (qui avait même acquis pour quelques mois en 1946, sous l’égide de Staline, une chimérique indépendance) pansait ses blessures de février dans une expectative lourde de menace et pleine de réserve. Ce n’est qu’en décembre que, fidèles à la réputation de lourdeur et de lenteur de leurs habitants, Tabriz et l’Azerbaïdjan détonneront à retardement.

6) Frontière occidentale

a) Kurdistan (Kordestân)

Comme l’Afghanistan va devenir le charnier qui obstrue la frontière orientale, comme c’est au Kremlin qu’on trouve la clé du verrou nord, le Kurdistan est le premier et principal écran de la frontière occidentale, qui va absorber toute la lumière de l’Iran.

Le Kurdistan a été la province vedette de l’Iran en 1979. Les pauvres de cette province ont été rapidement convaincus de se battre pour cette province au moment où les pauvres de Téhéran se battaient pour le monde ; c’est-à-dire, pour leur pauvreté, au moment où ceux de Téhéran se battaient contre leur pauvreté. Les autorités de Téhéran ont combattu les pauvres de cette province avec une vigueur telle qu’elles apparurent sous le jour sanguinaire et rétrograde que les informateurs étrangers étaient ravis de développer aux pauvres de leurs propres pays, et qu’elles renforcèrent l’opiniâtreté des Kurdes à se battre pour cette vieillerie qu’est le Kurdistan. Ce conflit n’était donc qu’en bordure de l’histoire, et sa place dans ce rapport ne sera donc pas proportionnelle au spectacle qui en a été fait, mais aux effets qu’il a eu sur la révolution iranienne.

Aucune langue ne ressemble plus à celle des Kurdes que celle des Baloutches, qui par le sang, sont leurs cousins les plus proches ; comme le Baloutchistan est divisé entre les trois Etats de la frontière orientale, le Kurdistan est divisé entre les quatre de la frontière occidentale de l’Iran (Iran, Irak, Turquie, Syrie) ; et comme les vallées, les troupeaux, les tribus, les chefs et les résistants afghans sont la guerre éternelle qui enlise le mouvement iranien à l’est, les vallées, les troupeaux, les tribus, les chefs et les résistants kurdes sont la guerre éternelle qui enlise le mouvement iranien à l’ouest. Car ce n’est ni pour empêcher, ni pour imposer un Etat moderne dans ces contrées oubliées que s’y déploient les plus meurtriers dispositifs répressifs. C’est pour arrêter là l’hémorragie du coeur. Les contemporains qui contemplent ces guerres du Kurdistan et d’Afghanistan sans savoir que c’est des rues de Téhéran qu’elles proviennent, sont comme ceux qui prennent la tumeur pour le cancer.

Depuis qu’en 1920 le traité de Sèvres leur accorde un Etat qu’ils n’obtiendront jamais, les Kurdes se sont trouvés des prétendants à la direction de cet Etat. Depuis, ces fiers guerriers religieux et obéissants qui peuplent ces montagnes ont donné d’innombrables vies pour que ces quelques chefs en costume-cravate arrachent une frontière supplémen-taire à l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie. En 1946, comme à Tabriz, Staline donna même un corps à ce rêve de valet, en patronnant une République de Mahâbâd pendant quelques semaines. Non seulement, même pendant cette brève colonisation, les Kurdes n’ont jamais réussi à parquer dans une même frontière leurs tribus mouvantes, mais les frontières des Etats, cela indique l’efficacité de ces frontières, ont toujours divisé leurs chefs : dans les années 70, les Kurdes d’Irak guerroient contre l’Irak avec le soutien de l’Iran, pendant que les Kurdes d’Iran guerroient contre l’Iran avec le soutien de l’Irak. Le résultat d’une politique aussi schildbourgeoise est le traité d’Alger en 1975, où le Shâh d’Iran obtient la reconnaissance de ses prétentions sur le Shatt el-Arab (confluent du Tigre et de l’Euphrate) en échange de sa renonciation au soutien des Kurdes d’Irak : on se figure la panique et la répression qui accompagnèrent la fermeture de la frontière d’Iran !

Enfin, en 1978, les Kurdes d’Iran, comme tous les habitants de cet Etat, s’insurgent contre le Shâh. Et, coïncidence, l’époque nouvelle y commence par la mort de l’ancienne : le 2 mars 1979, moins d’un mois après la chute de Bakhtiyâr, meurt dans un hôpital de New York, le vieux Barzani, chef le plus célèbre des Kurdes d’Irak, longtemps commis avec le Shâh, qui venait tout juste à Alger en 1975 de le sacrifier contre une qualité, comme un pion passé.

La première grande question, en mars 1979, qui agita le Kurdistan, n’avait rien de kurde. Il s’agit de la question agraire. La révolution iranienne, en dernier lieu, a gagné la campagne. Au Kurdistan, comme partout, devant la débandade des anciennes autorités, toutes commises à titres divers avec le despote déchu, les paysans occupent les terres des grands propriétaires. Ceux-ci relèvent la tête en embauchant, parmi leurs clientèles, des polices qui empruntent le nom de la nouvelle milice téhéranaise, gardiens de la révolution. Nous voilà au coeur de la grande question des campagnes, la répartition des terres. Elle est la grande question des petits conservateurs, léninistes qui préconisent de scabreuses alliances de classes, ou national-autonomistes qui établissent leur popularité en légitimant le vol des terres. Légitimer ce vol des terres, c’est arrêter l’occupation sauvage, dont la menace est bien plus grande parce qu’elle ne se satisfait pas de la terre. Illégitime, l’occupation est toujours précaire et son principe contient une critique de toute légalité qui menace à tout moment tous ses tenants. Justifiée au contraire, l’occupation devient une fin en soi et arrête le mouvement. Ceux qui légitiment de pareils actes leurs imposent leur drapeau et lui gagnent des partisans. Le tour de passe-passe qui a transformé la dispute entre gueux des champs et valets des champs en dispute entre Kurdes et Iraniens est un des phénomènes les plus remarquables de la récupération, parce qu’on le rencontre dans presque toutes les grandes disputes modernes, et parce que, souvent, il demeure invisible tant il est prompt. Dans la révolution iranienne, le problème kurde est d’abord l’aliénation du problème paysan.

C’est pourquoi, dès le 2 mars 1979, où la presse rapporte un meeting du puant PDKI (iranien), légal après 33 ans de clandestinité, à Mahâbâd, auquel auraient assisté 200 000 ’Kurdes’, les chroniques ne reflètent et gonflent que la spectaculaire dispute entre récupérateurs locaux et nouvelles autorités téhéranaises, comme si, de savoir à quels valets ils seraient soumis était la question centrale des pauvres de cette région. Le 18 mars, les peshmergas (’qui affrontent la mort’), ces guerriers déjà presque guerilleros de la résistance kurde, avec l’aide des fedayines, s’emparent de Sanandâj (200 morts). Comme cette offensive paraît de gauche, (le PDKI se dit social-démocrate, les fedayines léninistes), Tâleqâni, le spécialiste du dialogue public gauche-néo-Islam, part négocier une ’autonomie limitée’, le 24 mars.

Cet accord n’est qu’une trêve : d’un côté, les peshmergas continuent à s’emparer de petites localités, et le Kurdistan boycotte massivement le référendum sur la République Islamique ; de l’autre, le 4 avril, Bâzargân retire la proposition d’autonomie, et annonce qu’aucune autonomie ne sera plus accordée à aucune minorité séparée. Le 20 avril, commence une semaine de combats, entre Kurdes et Azaris, dit-on, à Naqadeh, que l’armée calme par une centaine de morts. Pendant les trois mois qui suivent, la multiplication des escarmouches par les peshmergas, et des vexations par les pasdarans, ne suffiront pas, semble-t-il, à divertir les pauvres du Kurdistan des discussions téhéranaises sur la religion, le travail, et probablement même la baise, et de l’occupation des terres.

Une offensive militaire est donc décidée à Téhéran. Les deux signes avant-coureurs en sont le limogeage du général Farbod, chef d’Etat Major, le 21 juillet, qui connaissant bien l’état de sa troupe ne pouvait que s’opposer à ce qu’elle soit utilisée, et l’autorisation, le 22, par le gouvernement turc à l’armée iranienne de prendre les Kurdes à revers en utilisant son territoire. Le 24 juillet, à Marivân, commence la guerre du Kurdistan, c’est-à-dire l’occupation par deux armées de la frontière occidentale de l’Iran. Un exode des civils et de forts combats ont pour but d’empêcher les gardiens de la révolution, soutenus par l’armée, de s’emparer de l’administration de cette ville. Un accord intervient : les pasdarans quittent la ville, les Kurdes y rentrent sans armes. Mais à la suite de l’expiration d’un ultimatum qu’ils ont posé pour obtenir d’homologuer leur propre police et pour faire juger le chef des gardiens de la révolution, 2 000 combattants kurdes attaquent Pâveh le 16 août (13 morts).

La seconde grave question téhéranaise dont la solution fut trouvée au Kurdistan, est la question du garant de l’ordre, née de la disparition de la SAVAK et de la décapitation de l’armée. C’est par les affrontements entre déshérités des campagnes et gardes des grands propriétaires qu’est né ce conflit ’kurde’ de 1979. D’un côté, les insurgés se sont vite retrouvés encadrés par les guérillas kurdes de l’époque précédente, de l’autre, les milices privées se sont transformées en milices publiques en prenant le nom de ’gardiens de la révolution’. Leurs homonymes téhéranais, haïs pour la téhéranie qu’ils exerçaient jusque dans les vallées les plus reculées dans le temps, et craints comme on pouvait y craindre un troupeau de moutons atteint par la rage, les vinrent soutenir,

soulageant ainsi les rues et les édifices de la capitale de leur turbulente indépendance. Mais face aux peshmergas aguerris, connaissant le terrain, les pasdarans fondirent, appelèrent l’armée, se reformèrent sur ses arrières en tant qu’auxiliaires, et apprirent toutes les manières d’une armée en campagne. L’arrivée de l’armée au Kurdistan, fut une bonne chose pour les gueux de Téhéran, parce que les derniers restes d’une police d’Etat furent ainsi éloignés du véritable terrain de jeu ; et une mauvaise, parce que l’information dominante, en suivant (à la jumelle) l’armée au Kurdistan, prétendit non sans succès, éloigner le terrain de jeu de Téhéran. Mais cette vieille armée qu’envoyait ce nouvel Etat, pour lui remonter un moral qu’il savait bas, transportait en elle-même le mal qui l’avait fait éloigner de Téhéran : la troupe, qui refusait déjà la hiérarchie, refusa de se battre contre les Kurdes, déserta ou se mutina en masse. Il fallut aux gardiens de la révolution, bien étonnés, accomplir toutes les besognes dégoûtantes : roquets de garde de ce troupeau en débandade, commissaires aux armées, répression sommaire dans les bourgades reprises, troupe auxiliaire méprisée, chair à embuscade. Par la désobéis-sance de l’armée c’est Bâzargân et le parti libéral, qui comptent sur les institutions d’Etat, qui se virent soudain privés de fusils, et par la suppléance des gardiens de la révolution, c’est le parti néo-islamique, veillant à n’avoir jamais plus d’une foulée de retard sur les débordements, qui trouva enfin les siens. Aussi la guérilla kurde, dont les différentes composantes s’étaient également entre-tuées, en février, au pillage des arsenaux, en s’éternisant dans la guérilla, parce que c’est la seule situation où son métier lui donne la certitude d’être obéie, fit-elle aux gueux de Téhéran ce préjudice incommensurable de réarmer, d’entraîner, et de réorganiser les combattants, esclaves et mercenaires, de leurs ennemis.

Le 17 août, c’est le Ramadan. Et Khomeyni va disputer le Pâveh aux Kurdes : dans un violent réquisitoire, il laisse 24 heures aux officiers, gagnés par l’insubordination des soldats, pour agir ’énergiquement’. Toutes les unités sont consignées. Le 18, Pâveh et Sanandâj sont reprises par les pasdarans (400 morts). Les 25 et 26, Sâqqez est à son tour dégagée de l’emprise peshmerga (160 morts). Le 27, une délégation kurde arrive à Téhéran, où elle négocie avec Tchamrân, Tâleqâni, Tabâtabâ’i : 1) cessez le feu, 2) rappel de Khalkhâli, tête de Turc de l’Occident, procureur islamique aussi débonnaire que cruel, 3) rappel des pasdarans, 4) fin d’exécution de prisonniers kurdes, 5) fin des offensives de l’armée,

6) conférence de paix. Le 27, 9 soldats sont exécutés pour indiscipline. Tout Kurde, tout fedayine et tout mojahedine trouvé en possession d’une arme sera exécuté sur le champ : voilà une bien belle proposition de guerre civile préventive, que les gauches dépassées ont manqué de saisir. Le 29 août, brutale fin des négociations par une condamnation publique des Kurdes en onze points par Khomeyni. Bukân tombe le 2, Pirânshahr, le 3, les contre-attaques kurdes sur Sâqqez et Bostân échouent. Mahâbâd est prise le 3 septembre, 600 morts. Les combattants kurdes quittent toutes les villes, se réfugient dans les montagnes, traqués par les Phantom de l’armée de l’air. Sheikh Hoseyn, chef religieux des Kurdes, et Qâsemlu, chef du PDKI, déjà tous deux nommément bannis par Khomeyni, s’enfuient en Irak, dont le gouvernement est sommé de fermer la frontière. 100 000 habitants (la moitié de la ville ?) fuient Mahâbâd devant les représailles des pasdarans.

Le troisième effet du Kurdistan sur la révolution iranienne tient dans l’hystérie anti-kurde qui a été provoquée à Téhéran. L’organe retrouvé de Khomeyni, sa véhémence toute fraîche, la censure des journaux qui l’a mise en valeur, la falsification et la calomnie sur les événements au Kurdistan, ont eu pour objectif, non pas de réduire ces Kurdes, mais ces Téhéranais. Une propagande outrée, vulgaire, simpliste, nationaliste, haineuse, voulut faire de la petite dissidence kurde la grande menace sur la révolution, première grande mise en scène orwellienne. Les négociations entre arrivistes kurdes et arrivistes téhéranais sont rompues, parce que pour ces derniers, il vaut mieux la guerre que la victoire. Une guerre officielle rallie toujours les pauvres. Ceux qui refusent d’y aller, ceux mêmes qui parlent d’autre chose sont des traîtres, même en cette fin de siècle iranien. Les valets-vedettes (Shari’atmadari, Tâleqâni, Sanjâbi, Banisadr) apeurés par le canon de la voix de l’Emâm presque autant que par l’insécurité des rues qui l’a provoqué, condamnent les Kurdes à l’unisson de la xénophobie ambiante. Le martyrisme, resté sans objet depuis février, est réchauffé dans la casserole kurde : les jeunes les plus enthousiastes voient un ennemi unanimement désigné à leur élan. Mais si le battage fut grand, en Iran, et la contradiction nulle, si les mesures extraordinaires contre presse et gauche en furent facilitées, le gros du mouvement ne fut pas entraîné. Les désertions, les refus d’obéissance et de tâches répressives dans l’armée, la publicité des atrocités et des pillages commis par les pasdarans au Kurdistan,

donnèrent à penser. Aussi les grèves continuèrent, les armes ne furent pas rendues, et les débats reprirent dans les rues de Téhéran, après un bref mais éloquent silence.

La suite des événements au Kurdistan, après l’exode de Mahâbâd, qui ne dura que trois jours, vit les affaires des autonomistes kurdes se redresser continûment. C’est une longue série d’embuscades, presque toujours contre les gardiens de la révolution, comme celle du 8 octobre, qui fut la plus retentissante : on annonça 72 pasdarans tués, et comme par hasard, c’est le nombre de martyrs de la bataille de Karbalâ, où mourut Hoseyn : il y eut deux jours de deuil et l’augmentation du service militaire de 18 à 20 mois : voilà comment les coups d’éclat kurdes permirent d’utiles expérimentations répressives au parti néo-islamique. C’est aussi une longue série d’offensives stériles de l’armée dans les montagnes. Ce sont encore de perpétuelles tentatives de négociations avortées, des petits chefs qui s’accusent, aussi bien chez les Kurdes (Sheikh Hoseyn, Qâsemlu, et les chefs plus anonymes du KOMALA, parti léniniste) que chez les néo-islamiques (le 17 octobre, Bahâdorân, envoyé de Khomeyni, accuse Tchamrân, chef des services secrets, devenu ministre de la Défense le 30 septembre, d’avoir armé féodaux et collabos contre la population ; l’armée, d’avoir provoqué la haine contre la République ; et les pasdarans, d’avoir massacré un village en représailles). Du 18 au 21 octobre, une nouvelle insurrection à Mahâbâd fait au moins 90 morts. L’armée fait le blocus de cette principale ville du Kurdistan, pendant que Foruhar, ministre de l’Intérieur, négocie en cachette une trêve, puis une interruption, le 29 octobre, de toutes les opérations militaires. Cette volte-face dans la politique kurde prouve que l’outrance et le radicalisme de façade, qui ne peuvent faire usage que tant qu’ils font illusion, sont en très peu de temps menacés d’être démasqués. Le 1er novembre, des milliers de manifestants dans les rues de Mahâbâd conspuent le gouvernement, et l’autre signataire de cette paix qui permet cette manifestation, le PDKI, s’y opposera avec vigueur. Ainsi, dès qu’ils relâchent leur guerre préventive, valets kurdes et néo-islamiques sont confrontés jusqu’au Kurdistan aux rapides progrès de la conscience. La mort dans l’âme, ils vont donc reprendre une guerre désormais perpétuelle, sans autre but que leur propre sécurité, celle de leur autorité, celle des Etats voisins, et, d’une manière générale, la défense du monde périmé auquel ils se sont vendus.

Pour espérer atteindre les buts initiaux de la guerre du Kurdistan, détourner l’attention des gueux d’Iran jusqu’à la profondeur atteinte par leurs perspectives, il faudra désormais un théâtre plus vaste, un spectacle plus grandiose, une guerre qui touche le monde.

b) Turquie

Pendant des siècles, l’histoire est entrée en Turquie par l’Europe, et s’y est embourbée au Kurdistan. Aujourd’hui, où c’est le contraire, l’éclairage inversé du temps y surprend, en premier, deux partis européanisants, complètement corrompus, qui se succèdent au gouver-nement avec la seule intention d’y manifester une rapacité plus rapide que leurs concurrents. L’indice le plus spectaculaire des profonds remous que l’ambiance incontrôlée du monde y féconde, réside dans le nombre d’assassinats, dits politiques, qui après avoir doublé de 1977 à 1978, triplent de 1978 à 1979. Le 31 décembre 1977, la droite subit un vote de défiance au Parlement ; son chef, Demirel, démissionne, et Ecevit, chef de l’opposition, forme un gouvernement de gauche. L’indifférence profonde et réciproque des Turcs et de leur gouvernement s’interrompt, lorsqu’à Malatya, au bout de trois jours d’émeute (17-20 avril 1978), on accuse même les enfants de porter les armes : destruction de bâtiments publics, enlèvements et assassinats d’étudiants, le ministre de l’intérieur de gauche accuse la droite. L’information sera mieux étouffée pour des événements similaires à Elazig, Kars et Sivas. Puis, du 21 au 24 décembre, la majorité sunnite attaque la minorité alaouite à Kahraman-maras : 111 morts dans cette ’insurrection contre l’Etat’ comme dit Ecevit, qui en a la charge. Sunnites contre alaouites remplacent, dans les comptes rendus, le droite contre gauche désormais plus traditionnel de la vieille Europe, l’Iran s’insinue. Le 26 décembre, ce gouvernement de gauche, dont l’aspect le plus moderne est de faire une politique de droite derrière la feuille de vigne de son sigle, décrète la loi martiale dans 13 provinces, étendue à 19 dont 16 kurdes, le 25 avril 1979, cinq jours après un accord irako-turc anti-kurde. Mais tout continue. Ce même gouvernement de gauche, pour empêcher le défilé du 1er mai, décrète 29 heures de couvre-feu à Istanbul, à mon sens un record ; comme Ankara est aussi sous loi martiale, les combats ont lieu à Izmir, où la journée sacrée du travail sacré débute par 1 000 arrestations et s’achève par 1 500 autres. L’affranchissement des moeurs continue. L’exemple public en est donné au Congrès du PRP, parti au pouvoir, lors d’un pugilat de délégués, que seule l’armée parvient à interrompre. Deux jours plus tard, le général Evren, chef d’Etat Major de la même armée, menace de rétablir l’ordre manu militari, au nom d’une soi-disant tradition d’intervention de l’armée turque de ce siècle, dont le dernier exemple date de 1971. Mais la sanglante désagrégation de toute autorité continue. Malgré la loi martiale, à partir de février, on comptait déjà 20 ’assassinats politiques’ par semaine. Et par la loi martiale, à partir d’octobre, l’Etat entre officiel-lement en tant que parti dans ces assassinats, en exécutant soudain les peines de mort. Alors que les Etats-Unis, dans leurs profonds calculs géopolitiques visant à la fois l’URSS et l’Iran, libèrent l’embargo d’armes que la Turquie avait mérité depuis la ’crise de Chypre’, toujours irrésolue depuis 1974, et se voient rendre en échange 4 de leurs 26 bases militaires, le gouvernement turc s’effrite : les députés changent volontiers de parti, avec l’insouciance de gens qui ont moins de comptes à rendre à leur base qu’à leur portefeuille, si bien que le 16 octobre 1979, Ecevit, redevenu minoritaire au Parlement, est contraint de laisser Demirel revenir, pour un temps, au cordon des affaires.

La Turquie peut être considérée comme cas exemplaire d’un Etat où la modernité s’infiltre à vue d’oeil mais dans l’impuissance, parce que dans l’ignorance complète du gouvernement, de ses administrés et des Etats étrangers. Il n’existe pas d’indicateurs sûrs de ce phénomène, à part peut-être les pillages de marchandises, accompagnant toute exaspération anonyme, quel qu’en soit le prétexte. En tous cas les chiffres des économistes, auxquels il manque les concepts de totalité, de qualitatif, de négatif, pour que leur histoire ait un sens qui ne soit pas immédiatement démenti par d’autres chiffres similaires, voire les mêmes, reflètent au mieux de leur pertinence le désordre de la gestion des marchandises. Les valets d’Etat, ici héritiers d’Atatürk, se croient et sont très loin des autres pauvres de cet Etat. Mais alors qu’ils se croient très loin devant, ils ne sont que très loin à côté, et un peu derrière. Fourbes, politiciens, occidentalisés, ils ont le dos tourné à l’irruption de la richesse qu’ils ont même un peu mauvaise conscience de croire dissimuler dans leur poche ; à ces innocents, les mains vides ! (Comme le parallèle entre l’Afghanistan et le Kurdistan, celui entre le Pakistan et la Turquie, par rapport à l’Iran,

s’impose : Etats musulmans en conflit, d’un côté avec l’Inde, de l’autre avec la Grèce, les deux grandes portes du territoire de l’Islam ; leur pro-américanisme tiers-mondiste, leur frontière russe ; leurs ethnies rebelles, leurs urbanisations accélérées ; leurs hommes d’Etat corrompus, avec le PPP de Bhutto ou le PRP d’Ecevit ; leurs régiments d’émigrants qui ont accéléré jusqu’au vertige l’introduction du tourisme, de la marchandise, et de l’insoumission ; et, conséquemment, les poussées de révolte soudaines, furieuses et anonymes, aussitôt évanouies.) Les pauvres se modernisant de Turquie affrontent à travers leur mobilité grandissante le viol de leur conscience par un esprit dont ils ne veulent pas admettre l’indépendance, mais dont l’immense puissance les effraie, les humilie et les révolte. Et ils n’ont que mépris grandissant pour les figures publiques à moitié auto-proclamées qui singent les tribuns du passé, avec des inflexions importées sans réflexion. Ainsi, la marche de l’aliénation pratique divise de plus en plus l’Etat de la société, médiatise de plus en plus son débat, et lui donne le ton de la négativité. L’esprit moderne se glisse dans toutes les têtes en commençant par se glisser entre les têtes. Il est donc nécessaire de remarquer que ce flottement des Etats, qui se manifeste par la migration grandissante des idées, des hommes et des choses qui les portent, par la séparation grandissante des individus entre eux, des institutions par rapport à leur contenu, des idéologies dominantes et de l’ambiance de ceux auxquels elles s’adressent, atteint au même moment l’Iran et tous ses voisins. Et il est donc logique de conclure, que cette même cause profonde, qui a produit de si grandes conséquences en Iran, en a également produit dans les pays voisins ; que, comme les mouvements des pauvres du Pakistan et de Turquie n’ont que peu amplifié la secousse iranienne, sans jamais en être la cause, cette secousse iranienne n’a qu’amplifié la réaction entre les pauvres au Pakistan et en Turquie, sans non plus en être la cause ; que le même séisme souterrain a provoqué des ravages dans tous les Etats, mais qualitativement différents selon les Etats ; et que ses mêmes et principaux acteurs, ne se sont pas reconnus comme tels, d’une frontière par dessus l’autre.

c) Irak et Syrie

Les deux grandes guerres entre Etats, dites mondiales, ont eu pour conséquence plus ou moins immédiate, d’étatiser le monde : ainsi, les grands Etats du monde, qui s’étaient formés par révolutions violentes, imposèrent cette forme de médiation sociale à des contrées en plein repos historique, à des déserts. Pas plus l’Irak que la Syrie ne regroupe-t-il un ’peuple’, une religion, une ethnie, encore moins un courant de pensée ou une activité générique qui justifie à quelque titre que ce soit ce regroupement. Ces Etats forcés, qui entretiennent bien utilement des valets de plume pour s’inventer une essence éternelle, sont en permanence l’objet des disputes indécises de leurs différentes parties constitutives, et le butin éphémère des chefs de ces divisions souvent bien plus anciennes que l’Etat qui leur sert de scène, bien plus rigide mais mieux éclairée, où la vie est presque toujours à l’abri de la représentation. Ces Etats s’avèrent donc des outils encombrants parce qu’inadéquats, plutôt que maniables, pour leurs fondateurs étrangers autant que pour les petites coteries locales qui les gèrent sur place. Le chahut permanent de cette classe d’intermédiaires entre les protecteurs étrangers et entre les habitants de ce pays, favorise des interrègnes excentriques et incommodes ; et surtout, comme dans les disputes de Chine Populaire, entraîne peu à peu, pour donner la supériorité à tel ou tel parti, ceux qu’il aurait fallu à tout prix laisser en dehors de toute histoire. Là encore (aliénation oblige, galope), les gueux deviennent plus modernes que les valets, sans que ceux-ci s’en aperçoivent ; et là encore, l’Etat moderne introduit des régions dans l’histoire, en les rendant ingérables, donc au contraire de ce qui était prévu par les puzzlologues décolonisateurs qui les ont fabriqués.

Aussi depuis l’’indépendance’ qui les a divisés par Etats, les chefs d’Etat arabes ne rêvent-ils que d’unité. Ce sont souvent de petits putchistes, vainqueurs dans leurs tribus ou partis, puis vainqueurs dans leurs Etats et qui joueraient bien la finale pour s’imposer à tous les arabes. De multiples tentatives d’accouplement entre Etats arabes jalonnent tout le troisième quart de ce siècle. Aucune ne dure, parce que, à court terme, une telle union verra forcément la victoire de l’un et la défaite de l’autre des deux arrivistes du départ. Et comme au moment du mariage les chances ne peuvent plus être égales, le plus faible, généralement, divorce avant le mariage. En octobre 1978, le nième projet de ce genre éclot entre la Syrie et l’Irak, irréconciliables jusque-là. A la base de cette fusion, les généraux Bakr, chef de l’Etat d’Irak, et Assad, de Syrie, s’étaient découverts des intérêts complémentaires. Bakr, qui avec l’Irak apporte la plus grosse part et qui est le plus vieux, sera sultan jusqu’à sa retraite et aura la gloire de l’unification ; Assad se contentera, en proportion à sa dot et à son âge, d’être grand vizir, et héritier universel. Alors que le premier rêve d’un crépuscule de vie doré dans les voluptés de la gloire, le second calcule l’annexion d’un pays plus grand que celui qu’il a déjà sous sa botte, au prix de quelques années de patience, dans une excellente position, ni trop obscure, ni trop exposée. Je m’excuse qu’il s’agit ici, en plein milieu et à quelques kilomètres de la plus féroce poussée anonyme de l’histoire, de s’intéresser encore à des combinaisons de satrapes, à des affaires individuelles ; par ailleurs cela éclaire fort bien les décalages auxquels notre époque, qui par instants communique l’impression d’un mouvement uniformément rythmé, est soumise. Ce mariage de raison entre les deux généraux Bakr et Assad est, de plus, soutenu par leur fournisseur d’armes commun, l’URSS. Comme entre Somalie et Ethiopie, les archontes de Moscou préconisent d’unifier leurs deux marchés, craignant toujours devoir choisir. De plus, la frontière occidentale iranienne, dont ils commencent à se préoccuper, leur paraît plus hermétique si le tampon irakien est doublé du piston syrien. Au nom du principe qu’il vaut mieux un allié solide que deux alliés médiocres, de plus ennemis, ces poussiéreux vieillards trahissent l’infirmité de leur vue en fermant les yeux sur la chasse aux communistes qui vient de commencer en Irak.

Car l’hymen projeté entre Irak et Syrie est par ailleurs comme un noeud qu’on essayerait de faire entre deux sacs de noeuds. Bakr et Assad sont chacun chef du parti unique dans leur pays, et, curiosité, c’est le même dans les deux pays : le parti Baas, panarabe et socialisant. Mais alors qu’en Irak c’est l’aile gauche du Baas qui est au pouvoir, en Syrie le putsch d’Assad en 1970 était justement un putsch de l’aile droite contre l’aile gauche (qu’on ne s’arrête pas à ces dénominations ronflantes mais creuses : il n’y a pas plus de différences entre aile gauche et aile droite qu’entre Bakr et Assad) : d’où l’irréconciliabilité, jusque-là, entre Irak et Syrie. Ensuite, les chefs du Baas irakien sont sunnites dans un pays à majorité shi’ite ; et les chefs du Baas syrien, shi’ites (alaouites) dans un pays à majorité sunnite. Ces quelques contradictions, qui pour les fiancés passent pour des complémentarités, vont redevenir des obstacles infranchissables sous l’impulsion des jaloux.

En effet, si la lune de miel semble être de l’intérêt des deux dictateurs, elle n’est de l’intérêt que des deux dictateurs. Prenons l’exemple du numéro deux irakien, Saddam Hussein, qui soudain se retrouve numéro trois, ce qui à ce stade de la compétition est inacceptable, et qui d’ailleurs équivaut à un pied dans la trappe à partir du moment où le Syrien Assad, qui saura préférer les siens, a une fesse sur le trône. Ce numéro deux irakien, qui se voyait bientôt numéro un irakien et qui se retrouve soudain numéro zéro irako-syrien, va donc manoeuvrer de toutes ses forces contre l’union. Il s’attaque d’abord au PC, allié du Baas, mais qui soutient plutôt Assad que lui. D’ailleurs si cela pouvait fâcher l’URSS, ce serait déjà un premier pas contre le mariage. Pour les armes, peu importe, ce ne sont pas les fournisseurs qui manquent. Aussi, de purges en purges, les communistes passent du gouvernement à la clandestinité. Ensuite Hussein attaque les Kurdes, et il est raisonnable de supposer qu’il finance leurs divisions : plus les troubles fomentés en Irak sont complexes, moins Assad aura envie de les épouser. Et Hussein retarde la noce. Puis, puisque l’URSS demeure insensible aux malheurs des communistes irakiens, Hussein prétextant l’alliance de l’Irak avec la Somalie (quelle ironie), se défait de celle de l’URSS, rejetée sur la seule Syrie. Et le 16 juin 1979, l’Iran se fait sentir, c’est le massacre de 63 cadets, alaouites comme Assad, à Alep en Syrie, ce qui est en même temps un spectaculaire applaudissement du massacre de Kahramanmaras, et dont Hussein, s’il n’en est pas l’auteur, en demeure néanmoins le principal bénéficiaire. Enfin, le 16 juillet, Hussein met à la retraite le général Bakr, maintenant heureux de s’en tirer si bien, et qui démissionne de la direction de l’Etat et du parti pour ’raisons de santé’. Le 28, pas même deux semaines après s’être emparé de toutes les prérogatives de la dictature, Hussein démasque un complot dans la plus pure tradition stalinienne, éteint ainsi tout murmure contre sa propre famille unanimement haïe, et en accuse bien sûr Assad et la Syrie. Mais déjà l’Iran rappelle à la réalité tous ces révolutionnaires de palais.

Du 30 août au 2 septembre 1979, le seul port de Syrie, Latakia, est fermé par l’émeute. Son prétexte et sa limite semblent avoir été la dispute alaouite-sunnite (autant qu’on puisse en croire une presse avide d’exalter des disputes confessionnelles orientales, nouveau filon médiatique à la mode, appuyé sur le background iranien et les précédents de Kahramanmaras et d’Alep), mais sa forme et son contenu sont ceux des pauvres modernes qui s’insurgent contre l’Etat et pillent les marchandises. Il faut 2 000 soldats pour en venir à bout, et on avouera 12 morts. En Irak, le vent frais d’Iran entretient les brasiers allumés par Hussein pour s’emparer de l’Etat : au nord, les Kurdes, gagnés par l’exemple de ceux d’Iran, et par la crainte que le nouveau dictateur ne supprime leur espèce d’autonomie, ont repris les armes, rejoints par la guérilla communiste ; au sud, les shi’ites, fascinés, en même temps que poussés par la République Islamique, se réveillent en temps que communauté : Hussein fait arrêter l’âyatollâh Bakr el-Sadr et exécuter les chefs shi’ites du Baas irakien, accusés d’avoir organisé le complot du 28 juillet pour le compte de la Syrie d’Assad.

Exécrés par tous leurs administrés, ces néo-despotes n’ont pas vraiment entendu dans les vociférations de plus en plus nombreuses et inintelligibles des nouvelles générations le gong du dernier chapitre de l’histoire personnelle des sous-officiers arrivistes comme eux. Déjà la menace de débordement du Khouzistan, étrange et incompréhensible, fait que Saddam Hussein masse ses troupes derrière cette frontière trop poreuse. Mais au lieu d’en être remercié par les nouveaux valets d’Iran, il en est violemment apostrophé. Au sommet d’une carrière brutale, ces hommes qui se croient nouveaux, représentent déjà le passé des hommes.

d) Khouzistan (Khuzestân)

Comme le Kurdistan, le Khouzistan a été en 1979 le théâtre de l’affrontement entre les pauvres qui y vivent et les nouveaux valets qui y prétendent gérer. Mais au Kurdistan, les pauvres les plus combatifs sont paysans alors qu’au Khouzistan ils sont ouvriers. C’est pourquoi au Kurdistan le nationalisme local a absorbé et détourné le conflit entre gueux et valets, alors qu’au Khouzistan ce fut l’inverse : la dispute des ouvriers remorqua toujours le problème de la région. De tout cela il a été suffisamment question quand il s’est agi d’illustrer le refus du travail, qui y a été exemplaire.

7) De l’attitude de la République Islamique hors de ses frontières

L’Iran n’a pas, à proprement parler, de politique étrangère en 1979. La violence des remous à l’intérieur, n’autorise aux nouveaux dirigeants aucun principe, aucune conduite, aucune équipe suivis. Aussi, ce qui est perçu de l’Iran hors de ses frontières, n’est pas une politique ou une diplomatie, mais davantage une attitude, quelques effets, quelques décisions subites et isolées, et une image. L’Iran en 1979 ressemble à un rodéo : d’un côté, les nouveaux valets, uniquement préoccupés à se maintenir, alternant vociférations et flatteries, coups d’éperon et gestes désordonnés ; de l’autre, la bête sauvage qui rue ; autour, les barrières ; derrière les barrières, parfois juchés dessus, les spectateurs.

Le premier acte, ferme et radical en apparence, n’était que du vent : Arafat, chef de l’OLP, fut le premier visiteur officiel en Iran après la chute de Bakhtiyâr. Mais ce rusé politicien se méfia vite d’aussi impétueux et imprévisibles protecteurs. Habitué à être reçu en cachette, pour être soutenu en cachette, il fut, pour une fois, reçu comme un chef d’Etat pour n’être pas du tout soutenu. Et, de fait, l’Etat d’Israël, injurié en Iran, mais nullement inquiété, continua d’occuper la Palestine, et les Palestiniens, des camps.

L’Etat iranien était dans la difficile situation internationale de tout Etat issu d’une révolution : en rupture avec tous les autres Etats, puisque tous les autres Etats avaient soutenu, d’une façon ou d’une autre, le régime précédent. Depuis l’arrivée de Yazdi aux ’Affaires étrangères’ (23 avril), de nouveaux responsables du dialogue avec les autres Etats remplacent peu à peu les traditionalistes du Bazargang : ils sont peu connus, connaissent peu ou font peu de cas de la complexe étiquette internationale, ont des moeurs, des titres, des conceptions inconnues, en un mot, effarouchent. C’est de s’être maintenus en selle sur le dos de la bête qui leur permet de crotter les parquets des salons du monde. Et ils y parlent haut et fort, en écho affaibli des rues de Téhéran, où ils ont appris à parler, et où l’on parle plus haut et plus fort que nulle part ailleurs. Ainsi rejettent-ils avec véhémence, et tous les jours, toute alliance avec un pays ’impérialiste’, comme l’athée et matérialiste Union Soviétique, ou les

Etats-Unis, protecteurs du Shâh et ’Grand Satan’. Mais autant cette fermeté de vacher parmi les fonctionnaires effarouche, autant la force physique non dénuée d’une certaine habileté de ces dresseurs les plus modernes, attire. D’ailleurs de nombreux hommes d’Etat préfèrent être protecteurs ou amis de ces brusqueries, plutôt que cibles, et leurs économistes calculent que l’Iran est un juteux marché, à prendre. Et plus l’Iran s’isolait de tous les Etats, plus tous les Etats courtisèrent l’Iran. La palme, sans fruits, dans la bassesse, y revient à Hua Guofeng, revenu fin juillet s’excuser platement de sa chaleureuse visite de l’année précédente, au Shâh d’Iran.

Mais sentant bien que l’admiration dont ils sont l’objet au-delà des barrières dépend de la gestion de cette force non docile qu’ils ont sous eux, et non pas l’inverse, libéraux et néo-islamiques qui parlent en son nom, sont partagés entre deux techniques de bridage, que certains d’entre eux essayent même de marier. Le nationalisme iranien, quoique rappelant un peu le Shâh, mais tiers-mondiste (c.-à-d. anti-impérialiste, anti-américain, anti-marxiste), fait effet sur la rue, notamment lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux immigrés afghans ou aux séparatistes kurdes, et soutient l’unité de l’Etat, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières ; le panislamisme, cohérent avec le Velâyat-e Faqih, seyant comme des oeillères aux lois qui immobilisent le sang de la vengeance et des moeurs, fait miroiter l’Iran, seul pays à franche majorité shi’ite, à la tête d’une troupe disparate d’Etats sunnites, comme jadis le prophète était à la tête de quelques tribus guerrières égarées. Aussi, ces deux conceptions de l’attitude de la République Islamique, nourrissant plus de contradictions que d’identité, en elles et entre elles, restreignent autant son action au‑delà des frontières, qu’elles augmentent sa réaction à l’intérieur. Et on imagine que les chefs d’Etat voisins, autant face à ce néo-natio-nalisme islamique qu’à ce néo-panislamisme iranien, sourcillèrent singulièrement !

Ce fut donc un grand service que de reprocher aux valets iraniens, si empruntés à définir leur place dans le monde, d’’exporter la révolution’. Ils s’en firent un titre de gloire auprès des gueux d’Iran. Car qui exporte la révolution la fait, mieux, la porte, en est donc la vérité. Dans ’l’Iran exporte la révolution’, les gueux se rassurent parce qu’ils entendent ’Révolution’, et croient leur plaisir déborder librement au-delà des frontières avec la complicité des garants de ces frontières ; et les

valets du monde entier se rassurent, parce qu’ils entendent ’l’Iran exporte’, ce qui signifie l’Etat contrôle enfin ces jaillissements trop puissants, comme un préservatif. Sans nul doute, les valets iraniens continrent mieux et plus vite la pensée de leurs gueux hors de leurs frontières qu’à l’intérieur. Aussi, à la panique de leurs collègues étrangers succède rapidement le soulagement, puis un vif agacement. Car cette transformation de la révolution en ’exportation de la révolution’ (d’ailleurs, les gueux d’Iran, qui ont fait preuve, sur ce point, d’une coupable inattention, auraient déjà du s’alarmer du terme ’exportation’ qui entretient un respect infini des frontières, absolument contraire à l’impérieux mouvement des hommes, aseptisé comme une opération médicale ou économiste : aucune révolution ne s’exporte, au pire elle se répand) a été la transformation d’un vaste mouvement de la pensée en idéologie islamique d’Etat. Cette aliénation était incontournable dans la mesure où le mouvement iranien, quoique tu, ne pouvait être anéanti. Et l’exportation de la révolution est en vérité l’exportation, comme un moindre mal, de la part non retenue de cette révolution, mais atténuée et déformée par son emballage néo-islamique d’Etat, assortie de virulence devenue inauthentique, son symbole et son image, son filtre et son frein. De sorte que, voyant le danger de la révolution se transformer en incommodes leçons de doctrine, tous les autres Etats, surtout à population musulmane, surtout voisins de l’Iran, crièrent au scandale. D’autant plus que ce qui en germa sur leur sol ne fut plus un ouragan de gueux, mais la mauvaise herbe de valets néo-islamiques, qui, s’ils n’étaient pas dangereux pour la société, l’étaient pour tous les autres valets. Quant aux gueux de la plupart des pays, ils ne virent la révolution iranienne, qu’à travers son exportation, comme un Etat, radical et islamique, vision qui leur fut incroyablement grossie par tous les services d’information ennemis, et dont les gueux eurent bien évidemment horreur, rejoignant en cela, sans le savoir, leurs alter ego iraniens.

La seule activité suivie de la République Islamique au-delà de ses frontières a donc été la traque des dignitaires de l’ancien régime. Elle se fit, comme celle d’Israël contre les anciens ’criminels de guerre nazis’, sous deux formes : demandes d’extradition officielles, dont aucune, à ma connaissance, n’eut de succès, et menace d’envoi de commandos pour liquider telle ou telle personnalité, qui n’eut pas non plus le moindre résultat. Cette double façon d’agir, plus que son impuissance, reflète l’édulcoration de la vengeance, qui occupe alors le pavé de Téhéran. Le Shâh, principale revendication de cette politique, qui fuyait de pays en pays (Egypte, Bermudes, Mexique), était devenu impotent d’amertume et de dépit, ce qui se manifesta par un cancer. Le 22 octobre 1979, il fut hospitalisé à New York. La rage de le voir admis et soigné chez ses anciens protecteurs américains, fut exploitée et amplifiée par la propagande néo-islamique, ravie d’offrir à son violent public une cible moins controversée et plus éloignée que le nouvel Etat iranien, qui commençait à être menacé. Le 1er novembre 1979, journée du ’sacrifice’ et de la ’lutte anti-impérialiste’ (on remarquera que ces slogans réconcilient le néo-Islam et la gauche), 1 500 personnes déjà scandent ’Mort aux Américains’ devant l’ambassade des Etats-Unis.

[1Nous conseillons vivement cette note de lecture de Interroger l’actualité avec Michel Foucault. Téhéran 1978 / Paris 2015 des philosophes Alain Brossat et Alain Naze.

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