La colonisation du savoir

Une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde (1492-1750)

paru dans lundimatin#83, le 28 novembre 2016

Dans un format magnifiquement illustré et mis en page, les Éditions des
mondes à faire viennent de faire paraître La colonisation du savoir. Une
histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde (1492-1750) de Samir Boumediene. En voici une brève présentation ainsi que la préface.

Le but de ce livre - relire l’histoire de l’expansion coloniale à travers la question du savoir - et sa méthode - observer les relations entre l’Amérique et l’Europe en suivant le destin des plantes médicinales - pourraient paraître à la fois secondaires et incongrus. Et pourtant.

Codex de La Cruz-Badiano, réalisé à Tlatelolco
(Mexico), vers 1552

En 1492, c’est de l’or mais aussi des épices, donc des plantes médicinales, que va chercher Colomb aux « Indes ». Et, de même, c’est
d’abord comme des plantes médicinales que le tabac ou le cacao ont envahi les habitudes de consommation européennes et organisé l’économie de plantation coloniale. Au XVIe siècle, ces substances qui soignent revêtent aussi un enjeu politique central, lorsque les Espagnols doivent affronter la mortalité des Indiens qu’ils font travailler et qu’ils espèrent évangéliser. Rien d’étonnant, alors, que la première expédition scientifique de l’histoire, celle du docteur Francisco Hernández en 1570, ait pour objectif d’inventorier la pharmacopée amérindienne.

L’usage du gaïac antillais contre la syphilis,
Stradano, XVIe s.

Grand commerce des drogues, exploitation des ressources naturelles,
biopiraterie, questionnaire, chasse aux connaissances… La colonisation
du savoir remonte aux sources de toutes ces histoires. En suivant notamment la trajectoire du quinquina, cet antimalarique que Tintin
utilise encore au Congo, le livre montre comment l’appropriation du savoir médical venu d’Amérique a fait naître la médecine des principes
actifs que nous connaissons, et l’expropriation de la nature que nous
subissons chaque jour.

Détail d’une caisse de quinquina envoyée à Madrid,
XVIIIe siècle

Mais ce livre montre aussi, dans chacune de ses pages, que les choses auraient pu être autrement. Qu’il existe d’autres façons de connaître, de se soigner, d’entrer en relation avec le monde, que les sciences officielles n’ont pu s’approprier entièrement, détruire définitivement. En prenant le contrepied des réflexes dominants de l’histoire des sciences, et surtout de la nouvelle histoire à la mode des « connexions », le livre étudie toutes les plantes américaines qui ne sont pas passées en Europe. Hallucinogènes, abortifs, poisons, philtres d’amour, ces substances ont été à la fois rejetées par les autorités espagnoles et protégées par celles et ceux qui les utilisaient.

Offrande d’encens et sacrifice par deux guérisseurs,
Codex Tovar, vers 1580

Comme le peyotl du Mexique, comme la coca des Andes, elles mettent en jeu des définitions différentes de ce qui soigne et ce qui peut être soigné ; des conceptions différentes de l’invisible, du réel, de l’action. Pour les Espagnols, la pratique de soin non officielle devient ainsi un lieu de résistance de l’idolâtrie, des superstitions et de la sorcellerie qu’ils diabolisent. Mais cette pratique de soin demeure nécessaire à la santé ou à la mise au travail des Indiens et des esclaves . Tandis que les arbustes à coca sont rasés en Équateur, les autorités espagnoles tolèrent voire encouragent la consommation de la feuille dans les centres miniers. C’est autant parce que l’exercice du pouvoir dépossède que parce qu’il est parcouru par des failles que naît la possibilité du refus.

Sorcier des songes, sorcier de feu, sorcier qui suce,
par Guamán Poma de Ayala, c. 1615

Dans la clandestinité et dans le secret, le savoir sur les remèdes, sur les abortifs, sur les poisons, sur les sortilèges façonne de nouvelles manières de vivre et de faire communauté, et donne mille et une manière
à tous les dépossédés de s’attaquer aux maîtres espagnols.
Ou comment le savoir qui a colonisé peut être combattu par le savoir qui a été colonisé.

Lire ou télécharger la préface :

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