La farine est un projectile anthropologique

paru dans lundimatin#87, le 4 janvier 2017

C’est un bon présage. C’était de la farine sans gluten, du coup j’apprécie l’attention. [...] Tout va bien. » (Manuel Valls suite à son enfarinement)

Ainsi les techniciens du pouvoir sont-ils à ce point soucieux de tout falsifier qu’ils vont jusqu’à trouver « bon » de se faire expulser le contenu d’un sac de farine en pleine face... Et puis entre nous, au registre des objets à balancer au visage, c’est dans le choix d’une tarte à la crème qu’eût résidé la véritable « attention », bien plutôt que dans une fortuite absence de gluten. Or, à côté du raffinement que symbolise la pâtisserie, la farine, dans son être immémorial, jouit d’une portée anthropologique.

Naturellement, ce que l’enfariné veut faire passer pour un « bon présage » est justement ce qui fit son apparition au sein du savoir occidental comme le signe d’une malédiction. Maudit est le genre humain, car il est placé sous la loi du travail. « En effet, les dieux ont caché aux hommes les ressources de la vie. » À l’homme ne vient pas « automatiquement » sa nourriture. En quoi il hérite, dans l’un des premiers textes de l’occident qui nous soient parvenus, de l’épithète peu glorieuse de « mangeur de farine ». Car la farine est bien le signe par excellence de cette humanité besogneuse. Et celui qui doit l’ingérer après s’être esquinté à la produire s’ « use dans un vieillissement continu. Fatigues, labeur, maladies, angoisses, tous les maux qui [l’]épuisent incessamment [...] le transforment peu à peu d’enfant en jeune homme, de jeune homme en vieillard, de vieillard en cadavre. » (Vernant)

Sombre tableau, en face duquel Hésiode (VIIIe siècle av. j.-c.) maudit d’abord sa race ; mais il ne trouve ensuite rien de mieux à nous chanter que sa prosaïque éthique du travail (« Les Travaux et les Jours »). Et il n’est pas besoin d’études classiques pour comprendre de quoi il retourne, dans ce programme qui se dit sous la guise non pas d’une « science » comme pour les rengaines contemporaines, mais de l’ « inspiration des Muses ». Allégeance un peu moins moderne, mais qui n’empêche apparemment pas de poser, ainsi que cette crapule d’Adam Smith, l’homme comme un sujet jaloux dont l’exploit consisterait à susciter un jour, à force de travail, la jalousie à son tour (478). Puis ces Muses infréquentables soufflent encore au poète que, sur le chemin de l’accumulation, il ne se trouve pas d’amitié hors du calcul (350), ni de sexualité qui ne se justifie de l’économie. La générosité elle-même ne doit être rien de plus qu’une assurance contractée auprès de son prochain.

Dans l’exhortation religieuse d’Hésiode, le petit propriétaire agricole besogneux, méfiant et misogyne doit bien sûr pratiquer l’esclavage, mais la crise [1] et les dettes le placent dans la perspective de déchoir lui-même en esclave, s’il cesse un instant de se reporter à ses calculs mesquins. Valeur = travail, équation clairement posée, 2500 ans avant l’économie classique, dans un jeu à somme nulle où rationalité économique et austérité apparaissent comme les seuls coups envisageables [2]. Le prototype rural du bourgeois doit éviter l’espace public ; son culte religieux est déjà personnel. Le travail y abolit le mystère, dans le flux tendu des Jours qui passent. Malgré quelques tendances psychologiques personnifiées en divinités, tout cet affairement mondain prend place sous l’égide d’un unique Dieu travailliste, omniscient et colérique. On l’honore en des sacrifices qui sont autant d’images d’un sacrifice de soi. À son terme, la vie hésiodique apparaît alors comme une suite calendaire de renoncements, d’abnégations, s’adressant à un Ulysse gestionnaire et prosaïque. De sorte qu’il serait amusant de relever que, autour du VIIIe siècle av. j.-c. et sous les espèces du mythe, on tienne déjà l’ébauche du pur monothéisme privé de messianisme, si seulement l’époque n’avait pas achevé sous le nom d’« économie » cette même ébauche et qu’elle n’en était pas à promettre de l’exporter vers d’autres planètes.

Et c’est ici que des nues de la farine, le texte retombe lui-même sur le caillou de Valls. Ce petit chantre du travail et de sa loi. Lui qui ne trouve rien de mieux à faire que se féliciter des denrées qu’on lui jette gratuitement au visage. Cela tient peut-être aussi à ce qu’il fasse partie de la classe des souverains — ceux qu’Hésiode, dans un des fragments qui sont à sauver de la direction générale de l’œuvre, appelle parfois les « mangeurs de dons ». Aujourd’hui comme hier, leur erreur sera d’attendre d’eux une quelconque justice, et de sacrifier leur vie à l’économie. À cette joyeuse scène de bénévolat strasbourgeois, il n’aurait alors manqué que l’on réalise le fragment 34 d’Empédocle : « colle = farine avec de l’eau ».

(-écrit dans la ville où, en l’une de ses portes, clignote jour et nuit : « farine five roses »)


Références à Hésiode.
Une belle anthologie compilée par nos confères de LCI : Quand les politiques sont la cible d’entarteurs et d’enfarineurs.


[1Marcel Detienne a montré comment le contexte d’une crise agraire provoquée par l’avidité royale avait influencé Hésiode.

[2Ce sont, déjà des leçons de management des ressources humaines : « il est gênant d’avoir une servante [qui a une famille] » (603) ; déjà les platitudes au sujet des abeilles industrieuses (305) ; déjà les prescriptions d’accumulation : « Si, dans ton cœur, tu désires la richesse, agis ainsi, et accumule ouvrage sur ouvrage » (381), « Quand tu en auras à souhait, tu pourras, peut-être, soulever débats et disputes pour t’emparer du bien d’autrui. » (33). Et même déjà la gestion du risque (rationaliser la « navigation périlleuse » dans l’unique but de trouver des débouchés lucratifs à sa marchandise).

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