Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde

« On pourrait donc faire ceci : plutôt que commémorer 1968, essayer d’organiser un beau mois de mai 2018 »

paru dans lundimatin#135, le 28 février 2018

D’ici, de ce pays où nous respirions mal un air chaque jour plus raréfié, où nous nous sentions chaque jour plus étrangers, ne pouvait nous venir que cette usure qui nous bouffait, à force de vide, à force d’imposture. Faute de mieux, nous nous payions de mots, l’aventure était littéraire, l’engagement platonique. La révolution demain, la révolution possible, combien d’entre nous y croyaient encore ?

Pierre Peuchmaurd, Plus vivants que jamais (1968)

La braise couve sous la cendre de l’anesthésie macronienne. Le gouvernement le sait. C’est pour ça qu’il veille à s’épargner toute épreuve critique. C’est pour ça qu’il ne s’attaque qu’aux faibles, ou à ceux qui se déclarent vaincus d’avance. C’est la stratégie de la non-bataille : une guerre dont la victoire consiste à esquiver toute épreuve de force décisive.

Il n’y a pas d’adhésion aux manœuvres gouvernementales, hors des sphères gouvernementales elles-mêmes notamment médiatiques. Ce qu’il y a, c’est une immense indifférence, une désaffection, une lassitude et une démoralisation, une démoralisation à laquelle les propriétaires de l’espace public travaillent assidûment, jour après jour.

Mais depuis la fin en queue de poisson du mouvement contre la loi Travail, il y a aussi tout un ensemble d’énergies diffuses, tout un ensemble de désertions imperceptibles qui tracent discrètement leur chemin. Il y a tout un élément inflammable en suspension, qui n’attend qu’une occasion pour se réagréger, une occasion qui ne soit pas la répétition mécanique de la tactique dépassée du « cortège de tête ». À cela s’ajoute, malgré la savante communication gouvernementale, si prodigue en contre-pieds, en effets de surprise, en jeux à cinq bandes et autres faux-semblants, les premiers effets de la politique réellement menée. Ces effets réels suscitent des mécontentements qui ne se laissent plus étourdir par tant d’artifices. Si tout le monde n’est pas à bout, le burn out général n’est plus très loin. Alors pourquoi ne pas tout mettre H.S. avant d’être soi-même H.S. ? Plutôt que d’attendre que le pouvoir nous donne l’occasion, qu’il ne nous fournira jamais, d’arrêter le train de malheur dans lequel il nous emmène, pourquoi ne pas la précipiter nous-mêmes, cette occasion ? Pourquoi ne pas la décider ? Et puisqu’au fond toutes les raisons de faire la révolution sont là, pourquoi ne pas se donner des dates et concentrer les forces ?

Il paraît qu’en mai prochain il y en a qui veulent commémorer mai 68. Nous, franchement, on s’en fout de mai 68. On a fait mieux. Nos tags du printemps 2016, ils relèguent ceux de 1968 à la catégorie « peut mieux faire », en quantité comme en qualité. Honnêtement, entre « dans saboter, il y a beauté » et « jouir sans temps morts, vivre sans entraves », il n’y a pas photo. Il y a toute la distance entre le pétillant et le laborieux. Et nos émeutes, il n’y a pas à dire : mieux organisées, mieux équipées, pas besoin de services d’ordres trotskystes ou maoïstes, pas besoin d’AG interminables, pas besoin de meneurs. Tout en fluidité, en multiplicité, en intelligence de la situation. Seulement nous, comme on est encore là, il n’y a personne pour nous commémorer. Bon, d’accord, on n’a pas bloqué le pays. Les occupations, c’était pas ça. Les syndicats ont complètement merdé niveau grève. On n’était pas des millions comme en 1968. Et puis, on a un gros problème de perspective : avant il suffisait de reprendre le monde en main, plus ou moins tel quel, maintenant d’un côté le monde est complètement niqué et de l’autre ce qui fonctionne est tellement horrible qu’il n’y a bien souvent rien à en faire, à part l’envoyer à la casse. En gros, avant il fallait se réapproprier ce qui était là, maintenant il faut en plus casser et réparer. Sans compter que nous-mêmes, on n’est pas forcément en très bon état. Alors, ça fait du boulot, et ça va demander beaucoup d’imagination, beaucoup de sensibilité et pas mal de disposition à la métamorphose.

Nous, ce que l’on retient de mai 68, c’est 4 choses : 1- il y avait déjà des « casseurs » à l’époque, mais quand on est assez de casseurs on n’est plus des casseurs, on est un événement ; 2 – on n’arrive à rien si on ne parvient pas à bloquer le pays ; 3 – niveau ravage de la Terre, perte de sens de tout, zombification des gens, aberration de l’ordre social, triomphe de la technocratie et extension du malheur, le capitalisme s’est appliqué à réaliser avec méthode tout ce qui se disait de lui en mai 68 ; 4 – puisqu’en 68, en organisant l’abondance le pouvoir a récolté l’émeute, il s’est dit qu’en organisant la pénurie il aurait peut-être le calme. Pas sûr qu’il ait eu le calme, par contre la pénurie, on connaît, pas de doute qu’on s’y enfonce tranquillement

Donc, nous, on s’en fout de mai 68. Que Cohn-Bendit soit pote avec Macron et Debord à la Bibliothèque Nationale, ça ne nous fait ni chaud ni froid. Et surtout, ça n’est pas une raison pour ne pas se donner rencard en mai prochain, vu la situation. On ne va pas laisser Macron dérouler ses plans tranquillement pendant dix ans. On ne va pas se laisser marcher sur la gueule en nous récitant du Molière. Nous, on veut déchiqueter le désastre.

On pourrait donc faire ceci : plutôt que commémorer 1968, essayer d’organiser un beau mois de mai 2018.

Faire monter doucement la pression autour de la manifestation des cheminots & Co. du 22 mars (ce serait quoi une stratégie qui périme la façon dont la préfecture a périmé le « cortège de tête » ? Pourquoi on n’appellerait pas ce soir-là à une grande discussion ouverte à tous sur ce que l’on pourrait faire en mai ?).

Tisser des liens avec ceux qui voudraient bien faire quelque chose mais qui voient aussi que les « puissantes centrales syndicales » ne sont plus « un outil de lutte adéquat », pour rester poli.

Entre le 22 mars et le 31, caler des trucs pour faire comprendre au gouvernement qu’expulsion = baston, que ce soit pour la ZAD, les migrants ou les lieux occupés.

En avril, rester présents, être aux aguets, mais surtout préparer un 1er mai bien révolutionnaire à Paris – les deux derniers n’étaient pas mal, malgré la férocité croissante des tactiques policières. En plus, à coups sûr, du fait de la date, il y aura tout un tas de Grecs, d’Italiens, d’Américains, d’Anglais, de Belges, d’Allemands qui trippent un peu sur mai 68 ou sur ce qui s’est passé en France ces dernières années. Évidemment, il faudra penser à les inviter explicitement à venir pour cette occasion, les inviter à rester aussi, et donc les accueillir et leur faire sentir qu’ils sont les bienvenus.

Pour la suite, tout est à construire – des occupations, des blocages, des grèves, des start-ups à rayer de la carte, des nuits à discuter, des manifestations sauvages comme on n’ose plus en faire, des manifestations tout ce qu’il y a de plus déclaré, une bordelisation du centre-ville yuppifié de Paris, et c’est pas les cibles ni les occasions qui vont manquer en mai 2018. Mais pour cela, il faudrait commencer dès maintenant à capter les composantes disponibles de tous horizons.

Bref : pousser notre avantage (quoi, vous célébrez 68, et l’émeute serait illégitime, l’occupation illégale, l’évanouissement du pouvoir inimaginable, la révolution impossible et le bonheur proscrit ??!!).

Pousser notre avantage jusqu’au point de rupture.
A tout de suite pour en discuter en privé !

Rien n’est fini, tout commence.

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