Le petit théâtre de Hannah Arendt

[chronique théâtre]

paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

Sur l’affiche, un renard avec deux globes pour les yeux.
Deux mappemondes pour voir.
Il nous fixe, cet animal-là ?
Et qui est-il, au juste ? D’où sort-il comme ça ?
Avec le loup, il est l’un des personnage-clé du « Petit Théâtre de Hannah Arendt » qu’on jouait au Centre Culturel Jacques Franck, dans la commune de Saint-Gilles, en ce dernier week-end de décembre.

[Mise en scène : Ania Michaelis ; texte : Ania Michaelis avec Felix Ensslin d’après le livre pour enfants du même nom de Mario Muller-Collard ; idée : Sascha Wolters]

Dans les autres rôles, Hannah et Hannah.
Femme et enfant ; mère et fille ; corps et âme.
Voici la célèbre penseuse juive allemande exilée aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale.
Celle qui a dit des choses. Qui en a écrit aussi. Qu’on a parfois compris. D’autres fois moins.
Mais s’est-elle toujours bien comprise elle-même ?
Comme en ce soir d’hiver 1975, au crépuscule de sa vie.
Elle s’apprête à quitter la scène en travaillant sur un dernier bouquin où il sera question du « sens des mots ».
Et en effet : qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce qu’une affiche ? Qu’est-ce qu’un renard ?
Ou encore : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une bête ? Qu’est-ce qu’il fabrique ce loup ?
On dirait que ces questions poursuivent Hannah depuis l’aurore.
Et même bien avant sa naissance.
En Grèce déjà.
Tout le monde joue sur l’agora, à commencer par les deux comédiennes, un comédien et deux musiciens.
Et chacun d’entre eux se demande ce que c’est que de jouer un rôle sur l’agora avec cette Hannah Arendt.
Peut-être cela permet d’interroger les formes de la liberté ?
Les figures qu’elle prend tour à tour à travers l’histoire et les évènements qui la sculptent ?
En Grèce Antique, déjà, avec le trio de tête : Socrate, Platon, Aristote.
Grands amis et fidèles compagnons de la petite Hannah depuis qu’elle a commencé de penser.
Mais quand est-ce que ça commence cette affaire ?
Sur un choix ? Une décision ? Une rencontre ?
L’homme est double, privé-public il se dédouble.
Il donne sens à son existence dans l’ombre de sa solitude et à la lumière de la cité.
L’homme s’assemble, se divise, se débat, ne se ressemble jamais autant que dans le combat.
Il s’organise dedans-dehors, cahin-caha.
Arendt s’intéresse à cela depuis l’enfance de sa pensée : ce mouvement de cache-cache entre agir et réfléchir.
L’homme est un animal parallèle, on peut le croiser pour rire au coin d’un bois, et lorsqu’on le perd de vue, souvent il étonne par ses métamorphoses.
Hannah ne cesse de devenir ce qu’elle a été, ce qu’elle sera.
Quant à ce qu’elle est ?
Le renard, lui aussi, est curieux du Vrai, du Beau, du Bien, du Mal – mais il préfère de loin questionner à l’abri, dans son terrier.
Arendt, elle, habite le monde, chemine dans le vent, risque sa sécurité à chaque pas sur la terre et sous le ciel… un peu aussi dans les bibliothèques.
Et le loup ? Un barbare ? Un dictateur ? Un oligarque ?
C’est l’appétit de pouvoir personnifié, l’agent du néant, celui qui tente d’envahir la cité, d’occuper toute la place avec ses dents.
Il y a donc une guerre qui couve là-dessous ; qui parfois éclate.
Et il s’agit bien d’apprendre à résister.
Du moins, de distinguer entre obéissance et insoumission, entre lâcheté et courage.
Arendt avance entre.
Elle se tient au cœur battant du problème.
Juive, déracinée, c’est le visage de l’âme dans le dos de l’époque.
Et lorsque la langue voyage, l’écriture déplace des montagnes, renverse les murs.
La compagnie germanophone Agora, basée à Saint-Vith, fait passer cette voix d’une frontière à l’autre.
Il faut qu’une oreille l’entende.
Et si l’oreille ne peut plus suivre, si la surdité menace, nous aurons encore des yeux pour voir.
Deux globes, deux mappemondes pour fixer la scène.
Pour déchiffrer les lettres que tracent ces corps dans le paysage de l’esprit.
Et nous aurons nos mains pour le défendre, couvrir la flamme.
Pour serrer la lumière, nos bras ; nos souffles pour attiser les braises.
Nos jambes, oui, pour arpenter cet espace de rêve où la parole arrive, se donne, s’en va.
Ce petit-théâtre est d’une urgente nécessité.
Puisse d’autres enfants avoir la chance de le connaître vers 2020.
De le goûter.
Et, sait-on jamais, de s’y reconnaître.

Elias Preszow

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