De Saigon à Kaboul

réflexion sur un effondrement

paru dans lundimatin#301, le 23 août 2021

Les Talibans sont aux portes de Kaboul. L’Armée Nationale Afghane s’est effondrée en quelques semaines, à la surprise des Occidentaux qui s’attendait à ce qu’elle tienne au moins un peu plus. Keith Taylor, un des historiens américains les plus éminents du Viêt-Nam vient tirer le parallèle entre « la chute de Saigon » avec la prise de Kaboul [1], imminente, par les talibans.

Il est loin d’être le seul à être rappelé à ses vieux démons par la récente tournure des événements. Sur France 24, les références au 30 avril reviennent en boucle dans toutes les prises de paroles d’experts, qui prennent eux le soin de bien distinguer les deux événements. La priorité c’est d’évacuer les Occidentaux encore sur place et aussi peut-être les quelques milliers de leurs collaborateurs que l’on jugera digne d’obtenir un visa après des années de service durant cette guerre civile. Des milliers de soldats américains et britanniques ont été déployés pour protéger l’aéroport de Kaboul et assurer une évacuation en bon ordre. Le chiffre de 30 000 personnes a été avancé concernant les évacués à venir. On parle de ceux qui votent avec leurs pieds comme en 1954, en 1973 ou en 1975 et après. Joe Biden prend des airs de Graham Martin [2] lorsque son administration affirme que Kaboul ne faisait pas face à une menace imminente. Comme le général Duong Van Minh en son temps, le président afghan Ashraf Ghani croyait encore qu’il sera possible de négocier une paix avec ceux qui disposent maintenant d’une écrasante supériorité militaire. Il a « affirmé tout mettre en œuvre pour trouver rapidement une solution politique garantissant la paix et, la stabilité dans le pays » selon Le Monde du 14 août. Le lendemain, on annonçait qu’il avait secrètement quitter le pays. On n’aura même pas eu le temps d’imaginer une solution de « réduit autour de Kaboul » comme Nguyen Van Thieu [3] avait imaginé un « réduit sud-vietnamien ». Sans surprise mais avec raison, les journaux officiels vietnamiens ne reprennent eux pas du tout ce parallèle entre la « libération » de Saigon en 1975 et la « chute » de Kaboul en 2021. Il serait de mauvais goût de remuer le couteau dans une plaie encore douloureuse même 50 ans après et encore plus de mettre sur le même plan les troupes révolutionnaires vietnamiennes de 1975 guidées par la célèbre maxime de l’Oncle Ho (« Il n’est rien de plus précieux que la liberté et l’indépendance ») et les fondamentalistes islamistes qui s’apprêtent à prendre le contrôle de la capitale afghane.

Depuis 2001, la guerre en Afghanistan était ce conflit qu’on oubliait tout en sachant pertinemment qu’il continuait. Quelques fois, pour nous en France, cette guerre se matérialisait lorsque plusieurs militaires de notre pays y étaient tués, on voyait les cérémonies pour rendre hommage aux morts dans la cour d’honneur des Invalides à la télé. Rares étaient les moments où l’énorme distance qui nous séparait de cette réalité s’abolissait, le temps d’une rencontre avec un réfugié afghan ou d’un voyage en stop, d’un covoiturage ou d’une discussion avec un militaire qui y allait ou qui en revenait et qui nous disait très vite que ce qui s’y passé était bien plus horrible que tout ce que l’on voyait dans les médias. Quelques films sans grands succès ont tenté de nous faire comprendre la réalité de là-bas. 90 soldats français sont morts sur le sol afghan, des centaines y ont été blessés. L’armée française s’est servie de ce théâtre d’opération pour y expérimenter toute une série de nouvelles armes qu’elle souhaitait vendre à l’extérieur, dont bien-sûr les fameux avions Rafales. Et pourtant cette guerre était absente de nos vies, il y a fort à parier que pour la grande majorité de la population qu’elle n’a absolument pas touchée, elle sera oubliée. Nous les premiers, nous nous sommes timidement questionnés lors de l’intervention militaire française au Mali en 2013, certains d’entre nous ayant pris fait et cause pour le Mouvement National de Libération de l’Azawad. Nous nous sommes réjouis en cachette de l’intervention aérienne de l’OTAN en Libye en 2011 pour sauver la révolution libyenne assiégée dans Benghazi. La pitrerie d’Hollande en 2012, incapable de se lancer seul dans la bataille syrienne sans le soutien américain, nous avait fait honte, et nous n’avons cessé depuis de suivre avec un cœur de plus en plus lourd la tragédie syrienne qui n’en finit pas. Mais dans tout cela, l’Afghanistan n’était nulle part. Sur aucune banderole, aucun slogan et à ma connaissance aucun texte de fond n’est sorti de chez nous sur ce conflit. Il ne faisait qu’apparaître brièvement au fil d’une conversation lorsque l’on se rendait compte que le général Petraeus, nommé par Obama, cherchait à y appliquer des adaptations des théories contre-insurrectionnelles développées en Algérie et en Indochine par Lacheroy, Trinquier et autre Gallula. Par prudence sûrement, nous avions du mal à appréhender ce conflit qui nous paraissait si compliqué et dans lequel il nous paraissait impossible de choisir un camp, sans pour autant hésiter sur notre rejet inconditionnel des talibans. Et puis nous avons eu d’autres luttes à mener, plus proches, plus tangibles pour nous, plus françaises en oubliant que ce qui se passait en Afghanistan l’était aussi un peu.

Peu de temps après que les États-Unis ont signé l’Accord pour amener la paix en Afghanistan le 29 février 2020 avec les Talibans, un ami américain me disait : « Tu te rends compte, c’est la guerre la plus longue que notre pays ait jamais connu. À tel point qu’aujourd’hui ce sont les enfants des premiers soldats envoyés en 2001 qui sont au front. Jamais dans mon pays on a vécu ce genre de choses. Pour les gens comme moi qui ont vécu le 11 septembre enfants et qui ont grandi dans cette ‘‘guerre contre la terreur’’, l’Afghanistan cela a toujours représenté la première ligne ». Il me semble difficile de croire qu’on ait réellement cru en cet accord. En février 2020, nous étions occupés à suivre les primaires démocrates aux États-Unis, à redouter que Trump ne déclenche une guerre mondiale contre l’Iran tandis que le Covid-19 faisait déjà des ravages en Chine et commençait déjà frapper l’Europe en général et l’Italie en particulier. Cet accord était aussi faible qu’un autre qui l’avait précédé en 1973, à Paris celui-là. Stratégiquement, pour les talibans comme pour les Nord-Vietnamiens à l’époque, il s’agissait de s’assurer du départ des Américains, seule force encore capable de réellement empêcher la reconquête du pays par les armes. Pour les Américains, il fallait trouver « une issue honorable » au conflit afin d’honorer des promesses de campagnes et de s’acheter quelques pourcentages dans les sondages pour l’élection présidentielle à venir. Toute la propagande américaine s’est remis à jouer la comédie de la « vietnamisation » de la guerre, en nous vendant l’idée qu’après deux décennies de fournitures d’armes, de matériel et de formation l’armée nationale afghane allait être en mesure de tenir les talibans en respect. On ne fit pas l’affront de nommer cela « afghanisation » du conflit, mais la réalité était là. Jamais elle ne pourrait tenir, cette armée que l’on voyait comme une bande de lâches, opportunistes, propres aux excès et à toute forme de corruption et renforcée par des hordes de bataillons fantômes dont la seule utilité était d’extorquer un plus grand pourboire à Washington. Et ce n’était pas les quelques milliers de troupes spéciales, qui elles étaient prêtes à se battre réellement, qui allaient changer la balance. Pour un regard de sud-vietnamien, tout cela a un goût amer de déjà-vu.

Ainsi, encore une fois, une armée de paysans et de ruraux est sur le point de prendre la capitale d’un État façonné par les Occidentaux et rongé par la corruption jusqu’à la moelle, le tout au nom d’un mélange de libération nationale et d’une idéologie difficile à cerner. Pour autant la comparaison s’arrête là. Les talibans et les communistes vietnamiens n’ont de fait pas grand-chose à voir. Au moins pourrait-on dire, une bonne partie du monde s’est réjouie lors du 30 avril 1975, et en premier lieu les journalistes occidentaux à tendance gauchisante restés sur place. Pour beaucoup, y compris les révolutionnaires vietnamiens non-communistes, ce fut une victoire qui ouvrait tout un horizon de possibles. Tout staliniens ou maoïstes qu’ils pouvaient être, les communistes vietnamiens n’en restaient pas moins des révolutionnaires mus par l’idée de défendre leur pays, son intégrité territoriale et son indépendance mais aussi la promesse d’égalité et d’émancipation contenue dans l’idéal révolutionnaire. Eux avaient au moins pris la peine de créer un front uni et même un gouvernement révolutionnaire provisoire qui était officiellement à la tête de la résistance et qui prônait la liberté, la démocratie, la paix, la concorde nationale et la réconciliation. Les neuf années de guerre contre le déchaînement de la puissance militaire américaine ont fait naître chez beaucoup de vietnamiens un penchant naturel à se sentir proches d’un autre peuple qui sait ce que c’est de regarder le ciel tous les jours avec terreur lorsqu’on y voit se détacher une silhouette de B-52, ou aujourd’hui de drone Predator. Pour autant, il est clair que si le drapeau rouge des communistes vietnamiens laissait quand même une petite illusion de pouvoir rêver à des jours meilleurs, aucun espoir ne fait flotter le linceul blanc bardée de noire calligraphie des talibans. Malgré leurs efforts actuels pour se donner l’image de généreux vainqueurs, les nouvelles des zones déjà sous le contrôle des islamistes nous rappellent qu’ils n’ont rien lâché de leur obscurantisme, de leur misogynie et leurs pratiques moyenâgeuses. Les scènes de l’évacuation nous rappellent peut-être Saigon, mais c’est le spectre de la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges 1975 qui plane sur Kaboul aujourd’hui. Et il me paraît peu probable que l’ambassade russe, maintenue dans la ville, sera prête à jouer le même rôle de sanctuaire que l’ambassade de France dans la capitale cambodgienne si les nouveaux maîtres de la ville décident d’exercer leur vengeance sur la population. Tandis qu’encore une fois, les journalistes étrangers ne pourront probablement pas couvrir beaucoup plus que les premiers jours d’existence du nouveau pouvoir avant d’être renvoyés chez eux. Quel crédit peut-on donner aux promesses de clémence d’une armée de fondamentalistes en passe de remporter la bataille finale d’une guerre civile qui dure depuis plus de 20 ans ? Comme en Indochine, il sera plus commode de régler ses comptes entre « compatriotes » loin des regards étrangers dès que la victoire sera définitivement acquise.

Je pense aux Afghans, à ceux qui ont choisi les Occidentaux. Car s’il y a une comparaison juste à faire, c’est celle-là. Je ne leur souhaite pas ce qui nous est arrivé, à nous Sud-Vietnamiens dont les proches n’étaient pas du côté communiste en 1975. Depuis plusieurs jours, les articles sur l’ambiance frénétique dans Kaboul nous rappellent les récits de nos aînés sur les derniers jours d’avril 1975. On cherche à tout vendre, à retirer tout son argent dans les banques, à obtenir un passeport, à partir, par tous les moyens. Mais est-ce que fuir est réellement la bonne option dans ce genre de situation ? Dans peu de temps, nous aurons des décennies pour nous adonner à des comparaisons et des débats historiographiques qui n’intéresseront presque personne dans 90 % des cas, ou qui donneront lieu à des règlements de compte verbaux passionnés quand ils auront lieu entre nous. On glosera sur la solidité de l’Etat afghan comme on a glosé sur la viabilité de la République du Viet-Nam. On essaiera de trouver une manière complexe de se poser la question du pourquoi. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils suivi un mouvement qui a tant de fois fait les preuves de son atrocité ? Pourquoi l’armée afghane, comme l’armée de la République du Viêt-Nam (ARVN) l’a été avant elle, est toujours aussi incompétente après tout l’équipement qu’on lui a fourni et tout l’entraînement qu’elle a reçu des conseilleurs occidentaux ? Pourquoi les forces anti-talibanes sont elles aussi finalement aussi faibles ? Pourquoi ces gens choisissent de partir plutôt que de se battre ? Eux diront qu’ils n’avaient pas le choix. Leurs enfants, une fois adultes, se rendront compte de ce à quoi ils ont échappé, et ils les remercieront de leur avoir donné une chance d’une vie meilleure quoique déracinée. Pourquoi y a-t-il autant de gens à vouloir partir et aussi peu de gens pour se battre ? Je repense à Gramsci, qui dans Je hais les indifférents, à l’aube d’une autre révolution ratée en février 1917 écrivait :

« Ce qui se produit, le mal qui s’abat sur tous, le possible bien qu’un acte héroïque (de valeur universelle) peut faire naître, n’est pas tant dû à l’initiative de quelques-uns qui œuvrent, qu’à l’indifférence, l’absentéisme de beaucoup. Ce qui se produit, ne se produit pas tant parce que quelques-uns veulent que cela se produise, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté, laisse faire, laisse s’accumuler les nœuds que seule l’épée pourra trancher, laisse promulguer des lois que seule la révolte fera abroger, laisse accéder au pouvoir des hommes que seule une mutinerie pourra renverser ».

Bien-sûr, comme ce fut le cas de certaines unités de l’ARVN, des forces spéciales afghanes se battront jusqu’au bout. Les journaux se remplissent déjà des histoires de ceux qui se sont battus jusqu’à la dernière cartouche. Eux aussi ont été surpris de manque de renfort, de ravitaillement. Tandis qu’on fait mine de découvrir en Occident que la corruption était telle dans l’armée nationale qu’on n’hésitait pas à vendre les stocks d’armes et de munitions au plus offrants sur le marché noir. L’ARVN s’est vite retrouvée à court d’obus en 1975, entraînée qu’elle était à se battre comme l’US Army. Presque tous ses avions, ses hélicoptères se sont retrouvés cloués au sol par manque de pièces de rechange, de pilotes qualifiés ou de carburant. Et alors que les troupes révolutionnaires se rapprochaient, les Saïgonnais continuaient de croire que les Américains ne les laisseraient pas tomber, qu’ils enverraient au moins leurs avions comme lors de l’offensive Nord-Vietnamienne de 1972. Puis, quand ce soutien aérien ne se matérialisa pas, on commença à accuser Washington de trahison, de vendre le Sud-Vietnam à Moscou et Beijing. Il était beaucoup plus simple de se satisfaire de la relative légitimité de cette accusation plutôt que de se livrer à une véritable autocritique sur la corruption des dirigeants et son impact réel sur la société sud-vietnamienne et ses forces armées. Pour ceux qui ne veulent pas se battre pour défendre leur vie, c’est la position la plus confortable et c’est celle qui justifie la décision de partir.

Ceux qui réussiront à s’exiler créeront leurs propres mythologies de la défaite, celles qui permettent de garder au moins l’illusion de l’honneur. Comme pour les morts de Xuân Lôc [4], on héroïsera les derniers défenseurs du régime. Ceux qui ont défendu jusqu’au bout ce rêve que leurs dirigeants ne partageaient même pas. On les enviera aussi, peut-être valait-il mieux mourir dans la dernière bataille là-bas que peiner à boucler les fins de mois ici. Et puis on refusera d’oublier, en espérant qu’un jour le temps fasse son œuvre et qu’il ressuscite, par une opération céleste de justice, le pays à jamais perdu. Combien de nos grands-mères sont mortes dans leurs tristes HLM des villes de province en serrant dans leurs bras les albums de photos de famille sauvés de justesse lors de la fuite de 1975 ? Si peu sont revenues là-bas, au pays d’origine, encore moins sont restées dans ce pays qui aujourd’hui n’est plus le leur. Pour ceux qui comme moi auront grandi au milieu de ces destins brisés, de ces existences nostalgiques au cours desquelles on a tenté de se refaire une vie dans les pays d’accueil sans tous y réussir, la question revient en boucle : pourquoi l’exil a été plus évident que le combat à toutes ces personnes ? Pourquoi a-t-on accepté autant de corruption, autant de lâcheté à défendre cet espace de liberté que l’on savait en danger de mort ? Partir c’est abandonner la lutte, partir c’est laisser le régime ennemi triompher. Est-ce que cela en vaut la peine ? C’est là question que nous, les 2e générations d’immigrés, nous qui n’y étions pas, n’oseront jamais poser à nos parents : Comment avez-vous choisi d’abandonner la possibilité d’une vie où l’on pourrait fièrement affirmer que l’on avait vaincu sa peur, son indifférence, son individualisme en combattant pour la défense de sa forme de vie ? Comment avez-vous pu préférer cette existence trop souvent terne, morne, meurtrie de nostalgie dans un pays certes riche mais qui vous a clairement fait comprendre qu’il n’y avait d’autres places pour vous que celles dont personne d’autre ne veut et qui vous rappellera en permanence, par son petit racisme de tous les jours, que vous n’êtes qu’à moitié les bienvenus ici ? La volonté de vivre dans l’insouciance, érigé en droit fondamental, nous absout-elle du devoir de résistance face à l’ennemi ? Et oui certes, la France a fait des efforts pour nous accueillir, ce qu’elle fit beaucoup moins pour d’autres réfugiés. Cela a permis à certains d’entre nous de bien rebondir et à leurs enfants d’obtenir les hauts diplômes tant désirés, voire même des postes de journalistes sur les grosses chaînes de télé ou de secrétaire général du PS. Mais ces quelques réussites valaient-elles le prix du sang, des larmes et de l’exil ?

Le sort de l’Afghanistan n’est peut-être pas encore scellé. Le nôtre l’a été en Avril 1975, le prix de la Libération fut terrible : des années de famine, d’isolement international, de guerres contre nos voisins, de camps de rééducation, de persécutions ethniques... Malheurs pour lesquels les dirigeants de Hanoi ont autant de responsabilités que les États-Unis qui se sont acharnés dans leur vengeance malsaine, avec leur embargo, leurs tentatives de rallumer clandestinement le feu de la guerre civile par des groupes d’anciens soldats de l’ARVN voire même en s’alliant avec les Khmers Rouges de Pol Pot ! Et puis Washington a refusé de verser au Viêt-Nam des réparations de guerre malgré les milliers de tonnes de bombes et de défoliants à la dioxine, les millions de morts et de blessés en vain.

Puis au milieu des années 1980, ce sont les mêmes dirigeants communistes de la guerre qui ont été ceux à amorcer la période de « renouveau » pour relancer le pays sur des nouvelles bases économiques, sociales et politiques. Contrairement à la Corée qui vit dans la peur permanente d’une nouvelle guerre civile, aujourd’hui atomique, nous pouvons voyager en toute quiétude entre Hanoi et Saigon dans un pays qui se pense maintenant plus souvent au singulier qu’au pluriel. Près de 50 ans après la fin de la guerre, le Viêt-Nam est un pays en développement rapide toujours sous la direction sans partage du Parti Communiste. Il y règne un capitalisme effréné qui a creusé les inégalités sociales à un niveau qui ne ferait pas rougir les anciens colonialistes français. Les dirigeants actuels du pays ont assez peu à voir avec leurs aînés dont les carrières s’étaient forgées dans le maquis et ils envoient sans complexes leurs enfants étudier dans les plus grandes universités occidentales dans les sections économiques, management etc. La paix sociale s’achète par la croissance économique, au moins jusqu’à la crise du Covid qui commence à laisser entrevoir les fractures économiques profondes au sein de la population. Pour venir à bout de la dernière vague de Covid, Saigon semble docilement se conformer à un dur confinement de plusieurs mois, malgré l’apparition de checkpoints policiers à tous les coins de rue. Mais le spectre de la guerre civile rôde toujours. Les fusils se sont tus mais pas les rancœurs et encore aujourd’hui, il n’est pas rare de croiser un Vietnamien, du Nord ou du Sud, qui tiendra un discours exécrant le Parti Communiste au pouvoir et glorifiant les régimes anti-communistes du passé en passant sous silence tous leurs points négatifs ainsi que les raisons de leurs défaites successives. C’est un rapport de force sourd et presque invisible qui sous-tend la société vietnamienne tout entière ainsi que les membres de la diaspora, qui s’affrontent violemment dans ce lourd silence si familier. Et cela sans presque jamais essayer de se comprendre. Pour ceux qui comme moi, auront eu la chance de naître ailleurs après la guerre, les récits des survivants de ces années de totalitarisme austère nous ont largement fait relativiser les déboires avec la police ou les institutions chez nous. La relative prospérité dans laquelle nous vivons aujourd’hui nous permet au moins de se poser ces questions le ventre plein et sans la terreur de finir dans un camp de rééducation perdu dans une jungle infestée par le paludisme. Il n’en reste pas moins que c’est à notre génération de définir ce que seront les bases sur lesquelles nous affronterons ces questions si importantes pour l’avenir de nos pays mais si lourdes à porter pour nos maigres épaules.

Mais peut-être que l’histoire n’est pas condamnée à se répéter comme cela semble tragiquement être le cas. Contrairement à nous, l’avenir de l’Afghanistan n’est peut-être pas encore complètement fixé, et tous les Afghans y compris ceux qui ont déjà choisi l’exil ont encore devant un éventail de possibles. Ce n’est certainement pas à nous de leur faire la morale, mais peut-être que cette contribution permettra à ceux qui la liront, de trouver au moins la chaleur, si précieuse dans le froid de l’exil, d’un cœur compréhensif et compatissant. En bon révolutionnaire mais surtout en bon vietnamien, j’ai envie de croire dans le romantisme de Nguyen Thanh Viet qui écrivait à la fin de son roman Le Sympathisant  :

« Malgré ça – oui, malgré tout, en dépit du rien -, nous nous considérons toujours comme révolutionnaires. Nous demeurons cette créature pleine d’espoir, un révolutionnaire en quête de révolution, même si nous ne refuserons pas d’être traités de rêveurs dopés à l’illusion. Bien assez tôt, nous verrons l’aube écarlate sur cet horizon où l’Orient est toujours rouge. Pour le moment, la vue que nous avons par la fenêtre est une ruelle sombre, un trottoir désert, des rideaux tirés. Il est impossible que nous soyons les seuls réveillés, même si nous sommes les seuls à avoir une lampe allumée. Non, nous ne pouvons pas être seuls ! Des milliers d’autres doivent sonder l’obscurité comme nous, envahis de pensées scandaleuses, d’espoirs délirants et de projets interdits. Nous restons couchés en attendant le bon moment et la cause juste, c’est-à-dire, aujourd’hui, simplement vouloir vivre. [5] »

Cela n’empêchera pas pour autant les paroles de Paul Mattick, autre survivant d’une révolution manquée, de résonner en moi à l’heure tout espoir semble avoir vécu :

« Les optimistes radicaux toutefois ne faisaient que siffler dans la nuit. La nuit est une réalité et le bruit est encourageant, mais à cette heure tardive, il est inutile de prendre cela trop au sérieux » [6].

Depuis Ho-Chi-Minh Ville, le 16 août 2021

[2Dernier ambassadeur US à Saigon en 1975. Connu pour avoir refusé d’accepter l’inéluctable victoire des communistes à partir d’avril 1975 et pour avoir retardé l’évacuation de Saigon jusqu’à la dernière minute.

[3Président de la République du Viet-Nam de 1965 jusqu’au 21 avril 1975. Il était considéré comme le chef des fantoches, des corrompus et des traîtres à la patrie par les révolutionnaires. Au début de l’offensive finale, il avait proposé se replier sur une ligne de défense plus serrée autour des villes afin d’arrêter les troupes communistes et d’attendre le soutien aérien des américains. Abandonnant le pays dans une situation désastreuse dont il était très largement responsable, il s’enfuit à Taiwan quelques jours avant la victoire finale des troupes communistes.

[4Dernière bataille livrée par les troupes de l’ARVN contre les forces communistes vietnamiennes en avril 1975. Elle retarda la prise de Saigon de quelques jours tout en étant la base du mythe d’une dernière résistance héroïque de l’ARVN chez les exilés anti-communistes

[5
Viet Thanh Nguyen, Le sympathisant, trad. fr. Clément Baude, Paris, France, Belfond, 2017, p. 482‑483.

[6Paul MATTICK, Otto Rülhe et le mouvement ouvrier allemand, in Otto Rülhe, La révolution n’est pas une affaire de parti, textes choisis, Genève, Éditions Entremonde, 2010, p.18-19

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