« J’avais 17 ans quand tout à commencé » - Cinq ans de révolution syrienne

[entretien] « Celui qui ne participe pas n’a pas d’honneur »

En Route ! - paru dans lundimatin#86, le 19 décembre 2016

Depuis une semaine, le monde braque subitement ses yeux sur Alep. Nous assistons impuissants à la chute des territoires libérés de la ville, mètre carré par mètre carré. Dans les médias, chaque nouveau commentateur contredit le précédent, les "civils" sont bloqués tantôt par les rebelles, tantôt par le régime. Le summum de la confusion consistant à présenter les Alépins comme une population inerte qui par milliers rejoindrait les zones du régime. Simultanément, l’humanitarisme européen met en scène son engagement du côté de la « vie humaine », et nous informe qu’il serait de bon ton désormais de « sauver Alep ». À l’horreur des massacres et à l’abjection de tant de lâcheté, s’ajoutent les discours et manoeuvres qui ne visent qu’à enterrer cinq années de révolution en Syrie, pour en réécrire l’histoire.

Depuis 2010, les insurrections arabes font partie de notre histoire, nous y avons trouvé et perdu des amis. Il est impensable de laisser leurs écrasements dans le sang être recouverts par le mensonge, la manipulation et la calomnie.
À Alep, c’est une révolution que l’on finit de massacrer.

Cette semaine, nous avons interviewé un exilé syrien. Depuis ses 17 ans, en 2011, il a participé au soulèvement contre le régime à Deir ez-Zor, avant de devoir fuir son pays en 2015.
Il nous raconte la rue du Cinéma Fouad lorsque, lycéen, il se jette dans la révolution avec ses amis, dès les premières manifestations. Mais aussi la transformation de la révolution en conflit armé, la naissance de l’Armée Syrienne Libre, l’arrivée du Jabbat al-Nosra, et l’installation de l’État Islamique. Ou comment ceux qui ont initié la révolution, en ont été écartés et se retrouvent aujourd’hui exilés en Europe. La seconde partie de cette interview sera publiée ultérieurement.

Est ce que tu peux commencer par nous raconter comment ça se passait avant le début du soulèvement à Deir ez-Zor ? Comment ça se passait avec le régime mais aussi comment ça se passait entre les différentes communautés religieuses et le rapport que vous aviez à « la politique » ?
À Deir ez-Zor, les gens étaient plutôt mélangés. Il y avait des quartiers avec des chrétiens sans qu’ils soient forcément identifiés comme « quartiers chrétiens ». Ça arrivait qu’il y ait des mariages mixtes. Ma première copine était chrétienne et une personne de ma famille est mariée à un Kurde. Á partir de 2010, dans un village à coté de l’aéroport de Deir ez-Zor, à Jaffra, il y avait des chiites irakiens qui sont venus pour essayer de convertir les familles. Ce village est devenu connu car tous les habitants se sont convertis au chiisme. Les tentatives de la part des régimes iraniens et irakiens de faire du prosélytisme auprès de villageois syriens ont déjà été sujet de tensions dans le passé. Dans la province de Hassaka par exemple c’était plus divisé. Depuis longtemps il y avait des régions, villages ou quartiers qui étaient spécifiquement chrétiens kurdes ou arabes. A Raqqa et à Deir ez-Zor par exemple ce n’était pas comme ça. Dans plusieurs villes il y avait des alaouites qui travaillaient à des postes importants comme directeurs de lycées ou d’administrations qui venaient de la côte. On savait qui était alaouite et on les reconnaissait à l’accent. En tout cas pendant les manifs on est sorti tous ensemble, le mot d’ordre c’était la chute de Bachar, c’est tout.

En ce qui concerne le régime, on sentait sa menace surtout par la présence des services secrets partout, de la surveillance permanente, c’était connu de tous. Tout le monde savait qu’il y avait beaucoup de services secrets dans les cafés, dans les écoles, partout. On en connaissait certains mais d’autres le faisaient plus discrètement, ils discutent avec toi sans que tu puisses le savoir. Il y avait même des personnes des services qui se faisaient passer pour des mendiants. Les gens étaient très attentifs à ne pas faire de faux pas dans tous les liens qu’ils entretenaient avec le gouvernement. Avant la révolution quand quelqu’un rentrait en prison il subissait systématiquement un interrogatoire pour savoir s’il faisait de la politique ou connaissait quelqu’un qui avait une pratique ou des contacts politiques. Il arrivait souvent que les gens deviennent indics contre un salaire à leur sortie de prison.

A Deir ez-Zor il y avait beaucoup d’anciens prisonniers politiques ou de personnes qui avaient été politiquement actives. Mais personne ne parlait de politique, même en famille on n’en parlait jamais. Par exemple on savait que tel oncle ou tel cousin avait été en prison à l’époque de Hafez Al-Assad sans savoir pourquoi. On ne pouvait en général même pas savoir qui avait été en prison ou pas. On avait peur du régime. On n’aurait jamais pensé ne serait-ce qu’à insulter Bachar Al Assad. Quand des gens sont morts à Dera [1] Il y a eu un basculement… Et là on a commencé à parler, par exemple avant je savais vaguement qu’il s’était passé quelque chose à Hama [2] mais c’est seulement après le début de la révolution que nous avons commencé à avoir des images et à en parler vraiment.

Qu’est ce qui a déclenché les premières manifestations en Syrie, et ce basculement général ?
On voyait ce qu’il se passait en Égypte, en Tunisie, en Libye, à la télé. D’ailleurs avant qu’il se passe quoi que se soit à Deir ez-Zor il y avait des gens qui se faisaient arrêter parce qu’ils mettaient Al-Jazeera (qui était pro-révolutionnaire à ce moment là) dans leurs maisons ou leurs cafés. Mais à Deir ez-Zor, nous étions très coupés des autres régions, du fait de l’absence de technologies et de moyens quand bien même Deir ez-Zor produit 70 % du pétrole syrien !

Donc, on était pas très influencé par les informations, tout le monde n’ avait pas l’électricité, et les gens ne regardent pas trop la télé, ce sont surtout les vieux qui la regardent. Personne n’est sorti dans la rue grâce à la télé. Par contre, on avait internet.

A Dera il y a eu les premières histoires d’arrestations où des gamins qui avaient fait des tags, se sont fait arracher les ongles. Puis il ont tué Hamza Kattahib, un adolescent, et les photos de son corps ont été diffusées partout sur Facebook. En même temps sur « Syria » une chaîne de télé pro-régime , ils avouaient que ce jeune s’était fait arrêter mais qu’il s’agissait d’une embrouille personnelle entre un officier et sa famille. Le jeune aurait agressé sexuellement la femme de l’officier. Sauf que ne serait-ce que le visage enfantin de l’enfant rendait le bobard peu crédible. Dans le même registre les familles de la dizaine d’ados arrêtés à Dera, avait demandé publiquement à retrouver leurs enfants. Ce à quoi les officiers aurait répondu « apportez nous vos femmes ont vous en fera des nouveaux. »

Une vidéo du corps de Hamza Katahib qui a été particulièrement relayée en 2011.
Je ne suis pas sorti dès la première manif, d’une part parce qu’il n’y avait pas beaucoup de monde qui sortait dans la rue et d’autre part parce que le régime tirait sur les manifestants. J’ai commencé à sortir à la troisième manif, en m’y rendant j’ai entendu des coups de feu ils venaient de tuer Mohamed Mulla Aisssa. Il était en troisième, et moi en seconde.

Vidéo de l’adolescent Mohamed Mula Aissa tué dans la troisième manifestation à Deir es-Zor.

Vidéo de la mère de Mohamed Mula Aissa qui crie à la foule de ne pas avoir peur et de ne jamais arrêter le combat.

Au début on était juste dans la rue, on n’avait pas l’impression de faire de la politique. Nous avions juste espoir que Bachar tombe. En tous cas, on ne se disait pas que c’était juste des événements, on pensait tout de suite à une révolution. Quand on a appris que le régime avait émasculé un gamin, il ne pouvait plus y avoir de retour en arrière.

Racontes alors comment vous vous êtes organisés pour les premières manifestations ?
J’avais 17 ans quand tout a commencé. Quand on sortait en manif on ne le disait pas à nos familles car elles auraient eu peur que l’on soit arrêté ou tué. On faisait les manifs après l’école, le soir.

Dans la première où je suis allé, nous étions trente personnes. Au début il y avait peu de gens puis nous avons été des milliers. Un des premiers slogans était « celui qui ne participe pas n’a pas d’honneur ».

Pour s’organiser, on se parlait par téléphone sans dire directement les choses. Je vais vous raconter une manif du début qu’on a fait dans notre rue. On avait prévu ça entre lycéens à l’école. Nous nous sommes mis d’accord à plusieurs que nous dirions à nos parents que nous avions des cours particuliers. Les gens avec qui je me suis organisé à l’école étaient des gens que j’avais déjà vu à des manifs, c’est ça qui a aidé à reconnaître nos alliés. Nous avons donc fait une réunion à peu et chaque personne à cette réunion avait des amis qui connaissaient des gens. Chaque personne amenait donc sa bande de potes. En gros on a organisé cette manif entre nous. On avait déterminé un lieu de rendez-vous, et avant la fin des cours on est parti de l’école et nous sommes allés voir des amis dans une autre école pour leur dire « ce soir il y a manif ». C’était la première fois qu’il y avait une manif dans cette rue parce que dedans il y a un commissariat, un bâtiment de la sécurité militaire, une académie de police, un bureau de recrutement et un centre d’entraînement de l’armée. On pensait que personne n’allait venir à notre manif. A ce moment là, il y avait déjà eu des morts, il n’y avait pas encore de combats mais la police tirait sur les manifestants.

On avait préparé sept masques ! Je m’étais fait un masque en cousant un t-shirt. On faisait attention à ne pas être reconnu sur les vidéos des manifestations, parce que le gouvernement arrêtait ceux qui pouvait être reconnus. Donc on avait les masques, un ami avait amené des baffles, j’avais la batterie de la moto de mon frère, un autre a apporté un micro. A 19h30, il commençait à faire nuit. Comme on habitait là, on a juste eu à sortir de chez nous. Nous avions planqué les masques sur le chemin, à coté d’une église et nous avions écrit des slogans sur les mur, des slogans comme « que le régime tombe  », « liberté  » ou « Syrie libre ».

J’attendais trois de mes amis qui devaient venir avec des potes à eux pour commencer la manif. Nous avions des camarades qui faisaient le guet à différents endroits et devaient prévenir en cas d’arrivée de la sécurité militaire ou de la police. J’attendais l’arrivée de tout le monde et à 19h30 j’ai vu mes amis qui mettaient les masques, j’ai donc fait pareil. Et là, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait plein de gens qui attendaient sur les cotés pour participer. Un ami a donc commencé à chanter dans le micro, « liberté, liberté, pour les gens de Deir ez-Zor ...  ». Tout ceux qui étaient dans les magasins ou sur le coté sont sortis et ont rejoint la manif. On a vite été 300. Dans cette rue il y avait toujours plein de marchés et de boutiques donc il y avait plein plein de gens. Les magasins ont commencé à avoir peur et à fermer. Moi je gardais toujours mon téléphone près de moi, attendant l’appel éventuel d’un guet. Au bout de dix minutes, on a tourné à un coin de rue, et là un des guetteur m’a appelé mais son téléphone a coupé. On s’attendait pas à ce que la police arrive en voiture, il sont arrivés en pick-up. On a donc crié « Dispersion ! Dispersion !  ». Ils ont arrêté trente à trente-cinq personnes. Sur les sept ayant participé à organiser cette manif, cinq ont été arrêté. Un ami et moi avons réussi à nous échapper. Nous nous attendions à ce qu’ils les tuent, et obtiennent nos noms puis nous arrêtent. Donc à partir de là, je n’ai plus dormi chez moi. Ils ont été libérés après avoir été frappé sévèrement. Certains ont révélé des noms mais pas les bons, pas les nôtres en tout cas. A cause de cette manif nous nous sommes fait beaucoup embrouiller par les comités de coordination qui sont un peu plus organisé. Ils faisaient toujours leurs manifs au même endroit. Nous nous étions dit que de toutes manières, les gens se font arrêter partout alors pourquoi ne pas la faire dans cette rue même si c’est dangereux.

Vidéo de la manifestation dans la rue de cinéma Fouad.

Les manifestations ont continué, cette période a duré moins d’un an. Je me souviens qu’à un moment, j’allais tous les jours en manif. Pour les plus grandes, on devait être 15 000. On était sûr que le régime allait tomber. Puis, après l’été les manifestations ont commencé à être de plus en plus organisées, les armes ont commencé à apparaître pour défendre et protéger les cortèges d’éventuels tirs.

Une manifestation plus importante à proximité de la mosquée Al-Fardous.

C’est quoi les comités de coordination dont tu parles, ceux qui vous ont reproché la première manif que vous aviez organisée ?
Ils faisaient surtout de la distribution de tracts et de l’organisation de manifs. Ils connaissaient plus de monde et étaient plus âgés que nous, ils avaient entre 20 et 30 ans. Après la manif que nous avions organisée seuls, nous n’avons pas recommencé mais nous sommes plutôt allés à leurs manifs. De notre manif certains disaient que nous avions été inconscients, que c’était de notre faute si tant de gens avaient été arrêtés mais d’autres disaient que c’était une victoire, que c’était courageux de manifester là-bas. Lorsque les villes ont été libérées, les comités de coordination se sont transformés en conseils municipaux en y incluant des personnes des générations plus âgées. De manière moins fréquentes, s’ils sont armés, ils peuvent devenir membres de l’ASL (Armée Syrienne Libre).
Il y a eu toute cette première période de manifestations jusqu’à fin 2011, où les cortèges ont commencé à se structurer, à s’armer contre les attaques du régime. Ensuite, comment s’est passé le basculement vers la constitution d’un front armé, avec la création de l’ASL et de zone libérées ?
Effectivement, il y eu cette période, en 2012, à Deir ez-Zor et ailleurs en Syrie, où il y avait des manifestations armées mais sans volonté offensive. C’était pour se protéger et se couvrir des tirs de la police et des militaires. Certains membres de tribus des campagnes alentours, sont venus armés, protéger les manifs avant même la création de l’ASL. Ils venaient dans les manifestations en disant : « je suis Hassan truc je viens du village machin... » Il y avait aussi des habitants de la ville qui ont pris les armes. Dans certaines villes, on pouvait voir des snipers sur les bâtiments au dessus de la manifestation, qui tiraient sur la police lorsqu’elle tentait de s’approcher. Les gens cultivés, les gens qui faisaient de la politique étaient en général contre les armes. Mais chez nous, il y a un peu cette culture où si quelqu’un tue quelqu’un d’autre, il doit être tué, il y a cette culture de la vengeance.

Ensuite à l’été 2012, on a entendu parler à la télé de l’arrivée de l’armée depuis Palmyre pour réprimer les manifestations. On a appelé ça la campagne militaire sur Deir ez-Zor. Il y en avait déjà eu dans d’autres villes. Nous savions donc que l’armée arriverait dans dix jours par exemple. On a commencé à ériger des barricades et des check-points pour attendre l’armée. Les barricades étaient faites avec n’importe quoi, des tables, des canapés, des bidons. Nous ne nous attendions pas à voir des tanks. Tous les gens qui avaient des armes restaient sur ces barricades pour les tenir. A ce moment tout n’était pas libéré mais la police sortait peu, eux et les services de sécurité ne pouvaient plus se promener librement dans tous les quartiers. S’ils sortaient, ils tiraient un peu sur les barricades avant de rentrer dans leurs bases. L’état avait décrété un couvre-feu, donc ceux qui étaient dehors étaient potentiellement des cibles. Prenons ma rue comme exemple, on pouvait circuler jusqu’à un certain niveau de la rue, jusqu’à la zone couverte par les snipers du régime donc on y allait pas la nuit au moins. La police avait peur d’être attaquée dans ses bases, donc ils avaient mis des snipers autour.

L’armée est arrivée un matin avec plein de tanks. Je n’avais jamais entendu le bruit d’un tank mais mon père a reconnu le son des moteurs et des chenilles. Alors les rumeurs ont circulé, qu’ils avaient tué untel ou tiré à tel endroit. Ils ont cherché à tirer sur les quartiers où il y avait beaucoup de check-points d’insurgés. Il y avait des quartiers comme le quartier de Jbéllé, un quartier de maisons et ils n’ont pas pris la peine de viser, ils ont tiré indistinctement sur les maisons.

L’arrivée des tanks à Deir ez-Zor

Pendant cette offensive, j’avais peur car je pensais qu’ils avaient peut-être mon nom et m’arrêteraient. Toujours est-il que je voulais descendre dans la rue, mais mon père me l’a interdit. Lui, par contre il est descendu dans la rue, une fois il est tombé sur l’armée qui lui a demandé dans quels quartiers on pouvait trouver beaucoup d’hommes en armes. Ce à quoi mon père a répondu « des hommes armés chez nous il n’y en a pas, il y a des révolutionnaires ». L’armée lui répondit que si il n’avait pas été vieux, ils l’auraient embarqué.

Pour faire face aux tanks, nous n’avions que quelques kalachnikovs, des molotovs, des carabines et fusils à pompes. Ceux qui avaient fait leur service militaire montraient aux autres comment utiliser les armes.

L’armée est restée dix jours. Elle est partie après avoir fini de détruire les barricades, arrêté et tué plein de gens. Ils ont arrêté ceux qu’ils pensaient être les leaders. Je ne suis pas sûr des chiffres exacts mais ils ont arrêté à peu près 1500 personnes, et tué environ 300 personnes. Quand on a vu que l’armée avait tué des enfants et des civils au hasard nous nous sommes d’abord caché puis nous avons rejoint la rébellion. Le régime est resté deux mois en place, avant l’arrivée de l’Armée Syrienne Libre.

Juste après les dix jours d’offensive de l’armée sur Deir ez-Zor il y a eu une très grosse manifestation dans laquelle il y a eu quarante morts. Les slogans sont devenus plus durs. On commençait à dire “on va couper la tête à Bachar Al-Assad” et on criait les noms des martyrs. On chantait que l’on apporterait la tête de Bachar sur leurs tombes, on disait aux martyrs “on oublie pas votre sang”, on chantait pour la libération des prisonniers etc. Après cette grande manif, il y a eu les enterrements, et à l’occasion des enterrements il y avait encore des manifs.

Une fois, on est allé enterrer sept martyrs au cimetière, et des mecs de l’ASL protégeaient l’enterrement. On devait descendre dans une petite vallée avant de remonter sur une colline en haut de laquelle nous allions les enterrer. Autour de cette colline, il y avait d’autres collines sur lesquelles se trouvaient les services de sécurité qui tiraient à la mitrailleuse lourde sur l’enterrement.

L’enterrement sur les collines de Deir es-Zor. Les forces de sécurité sont arrivées des collines que l’on aperçoit derrière le cortège.

La ville n’était pas encore partitionnée, mais il y avait des quartiers où il était su que beaucoup de personnes de l’ASL vivaient et donc, lorsque la police venait arrêter des gens, elle se faisait tirer dessus. Mais elle arrivait quand même à arrêter des gens quand ils venaient à nombreux. Les prisons se trouvaient dans les bases de la sécurité militaire et dans les bases de renseignement de l’aviation. Il y a eu des tentatives d’attaquer ces prisons. A cette époque l’’ASL sortait la nuit, ils préparaient de la dynamite chez eux puis ils tiraient à la dynamite depuis leurs motos.

Á ce moment là, il y a l’Armée Syrienne Libre et les combats commencent. D’où venaient les combattants et qu’est ce que tu as fait une fois qu’il n’y avait plus de manifestations ?
C’étaient des gens de la ville et de la campagne autour, certains venaient de Homs. Les quartiers de Baba al Homs et Khaldiye ont été repris par le régime et les combattants de ces quartiers ont alors rejoint Deir ez-Zor. C’était fin 2012. Ce n’est pas tant l’ASL qui est arrivée à Deir ez-Zor, elle y est simplement apparu. Avec mes amis, on se disait qu’il était nécessaire que l’ASL soit présente. En tout cas, on disait qu’à partir d’un moment les manifs ne servaient plus à rien. Plein de révolutionnaires ont rejoint l’ASL. Les combats ont commencé, l’ASL à d’abord attaqué la base de la sécurité militaire. Les quartiers qui sont restés aux mains du régime sont les quartiers où il y avait des bases importantes comme la base de l’armée de l’air et de la sécurité de l’État.

Tout ce que j’organisais au début avec mes potes c’était fini. Premièrement parce qu’une bonne partie des gens avec qui je m’organisais étaient morts, d’autres étaient avec l’ASL. Je ne voulais pas partir de chez moi, de plus on avait enterré des gens dans les rues donc on ne pouvait pas partir, mais je ne voulais pas tuer. Je n’étais pas contre la présence des groupes armés mais je ne voulais pas le faire. Avec d’autres j’écrivais sur internet ce qu’il se passait dans notre quartier. Il n’y en avait pas tant que ça qui ont fait comme moi, la plupart ont rejoint l’ASL.

Quand j’ai vu que le régime commençait à bombarder, je me suis dit que ça durerait et mon père me disait tout le temps que le régime n’allait pas tomber. Les vieux disaient souvent « vous n’avez pas vécu Hama, il vont nous massacrer » et les jeunes disaient « non, non, le régime va tomber ».

À un moment, je suis allé deux semaines à Damas. Quand je disais que je venais de Deir ez-Zor, on me prenait pour un terroriste. C’est aussi qu’à Deir ez-Zor, une fois des gars avaient chopé un sniper qui tirait sur les manifs, et le mec à été découpé en morceau par un boucher. Ils ont fait une vidéo qui a beaucoup circulé, avec ce slogan : « Dites aux shabihas* que les gens de Deir ez Zor sont des égorgeurs ». Cette cruauté a joué contre nous, c’était une erreur.

Ensuite, entre 2013 et 2014, il y a eu l’arrivée du Jabhat Al-Nosra [3]. Comment ça s’est passé et comment étaient-ils perçus par la population ?
Le Jabbat al-Nosra, ils sont arrivés de la campagne. Ils étaient là-bas parce que pour eux, c’était moins dangereux de s’organiser à la campagne au début. Ils étaient très forts et il y avait des étrangers. Il y avait des Egyptiens, des Tunisiens, des Saoudiens, des Irakiens… Moi, mon impression, c’est qu’ils étaient vraiment efficaces contre le régime, ils ont libéré plein de régions. C’est pour ça que les gens les respectaient. C’est aussi que dans les quartiers qu’ils contrôlaient, ils n’appliquaient pas la charia. S’ils te voyaient fumer, ils te disaient “c’est pas bien de fumer”, si t’écoutais de la musique ils te demandaient de ne pas mettre trop fort. Ça m’est arrivé plusieurs fois.

Au début il y avait certaines brigades de l’ASL qui commençaient à devenir islamistes mais qui n’étaient pas vraiment islamistes en mode "on coupe les têtes", c’est juste qu’ils disaient "nos martyrs sont morts pour Dieu", etc. Le Jabbat al-Nosra, était perçu comme des gens qui venaient aider les révolutionnaires. D’ailleurs le nom Jabbat Al-Nosra, est souvent traduit dans les journaux français par le « front de la victoire » mais c’est une erreur, ça veut dire « le front du soutien ». “Nosr” ça veut dire la “victoire” mais “nosra” ça veut dire « le soutien ». Le nom complet c’est « le front du soutien aux familles du Sham ». En gros toute leur politique à eux c’est de dire « Nous, nous sommes juste là pour vous aider, on est pas là pour prendre le pouvoir  [4] ». Quand on leur demandait ce qu’ils allaient faire quand ils auraient le pouvoir, ils répondaient qu’ils n’étaient pas là pour le prendre mais pour aider. En secret, ils disent "on veut un peu influencer la révolution pour qu’elle devienne islamiste mais on est là pour qu’elle soit victorieuse". Ils disaient "dès qu’on en aura fini avec la Syrie, on ira ailleurs, se battre dans un autre endroit où il y a des peuples opprimés".

Des combattant de Jabbat al-Nosra se battent contre le régime dans le quartier de Roshdeya en 2013.

Il n’y avait pas beaucoup de gens qui s’opposaient à eux. Un autre élément qui explique le respect dont ils bénéficiaient, c’est qu’avant leur arrivée, il y avait plein de voleurs qui faisaient des braquages au nom de l’Armée Libre. Quand le Jabbat est arrivé ils ont arrêté tous ces gens là, ils ont imposé la justice. Ils ont toujours tenu la ville aux côtés de l’ASL. Pendant cette période le Jabbat Al-Nosra était vraiment fort, du coup on était encore optimiste. Aujourd’hui, les quartiers que Daesh contrôle, donc 80 % de la ville, c’est surtout le Jabbat al Nosra qui les a conquis à l’époque.

Une fois que c’était la guerre, il fallait qu’on évite les bombardements tous les jours. Les comités de coordinations s’étaient transformés en conseils locaux, leur rôle était de distribuer des ressources et fournir de l’aide. Ils étaient en lien avec les étrangers. Ils avaient du matériel pour aider à réparer les maisons détruites par les bombardements, etc. Ils avaient des sortes de pompiers, des défenses civiles et des marchés s’organisaient dans les quartiers libérés.

Avec des amis on avait aménagé la cave de chez nous. On travaillait sur internet. On allait souvent au front voir comment se passaient les combats. Il y avait beaucoup de gens qui filmaient les combats, et nous aussi, mais nos vidéos ne sortaient pas beaucoup de Deir ez-Zor.

A un moment donné, tu nous avais dit que la guerre « ça change tout », et qu’on doit s’accrocher à quelque chose de solide, c’est quoi « quelque chose de solide » ?
Pour moi c’était mes amis, je m’accrochais à mes amis. On se disait que le Jabbat al-Nosra allait nous aider pour faire tomber le régime mais après quand Daesh est arrivé c’était autre chose.

Ce que je retiens de cette époque c’est l’incertitude de la vie. Parce que vous ne savez pas si vous allez vous faire tirer dessus ou s’ils vont vous mettre en prison. Certains de mes amis sont morts, beaucoup de mes connaissances sont avec Daesh, les autres sont en Allemagne ou en Turquie. Parmi mes meilleurs amis, l’un d’entre eux est resté à Deir ez-Zor, et deux d’entre eux sont avec Daesh. Ces derniers ont fini par me menacer parce que j’ai quitté Deir ez-Zor, parce que je n’ai pas rejoint Daesh.

Les deux premières années du soulèvement, c’est la meilleure partie de ma vie. Quand on vit des situations de vie et de mort, nos relations se renforcent beaucoup. Quand t’as failli mourir avec quelqu’un, tu deviens particulièrement proche.

Ça nous a aussi rapproché de Dieu. Les gens ne sont pas devenus religieux en tant que tel, mais quand il y avait des morts, on disait que c’étaient nos martyrs, qu’ils avaient rejoint Dieu, que Dieu était dans notre camp, c’était une façon de se relier.

J’ai beaucoup changé de manière générale. Avant j’étais un enfant sage, mon objectif dans la vie c’était de réussir à draguer des filles et d’obtenir une moto de ma famille. Je pensais pas beaucoup à mon avenir, à part avoir une moto. J’étais une sorte d’enfant gâté. Après c’est moi qui me suis mis à m’occuper de ma famille, ça à changé toute ma vie. Le plus important c’est que tu découvres qui sont tes vrais amis. Et on s’est aussi rendu compte que certaines personnes étaient des ordures.

J’ai réalisé qu’on était capable de tout faire. Je pense encore comme ça aujourd’hui. Si vous voyez pas ce que je veux dire, j’ai un exemple. Quand j’ai quitté la Syrie, en chemin, certains de mes amis sont morts parce qu’ils se sont fait capturer par Daesh. Moi j’ai échappé au régime et à Daesh, j’ai quitté la Syrie en courant au milieu des mines avec la police turque aux trousses. Avant j’avais l’impression d’être quelqu’un de superficiel et de simple, que j’étais incapable de faire quelque chose de ma vie et après tout ça…

Tu as dit qu’après l’arrivée de Daesh c’est devenu autre chose, tu peux nous raconter ?
En fait il y a une période, entre l’été 2013, et janvier 2014, où Daesh et les rebelles n’étaient pas en guerre ouverte. Ils étaient considérés comme une faction parmi les autres, même si Daesh combattait très peu le régime à cette époque. Ils se mettaient à l’arrière du front, ils s’organisaient, ils imposaient leur lois, et puis dès qu’ils considéraient qu’une brigade de l’ASL était mauvaise, trop laïque, voleuse ou je sais pas quoi, ils l’attaquaient. Les autres brigades craignaient les divisions internes et intervenaient rarement. Ensuite ils ont commencé à profiter de certaines batailles de l’ASL pour venir récupérer les armes. C’est ce qui s’est passé à la base aérienne au Nord d’Alep où une brigade tchétchène de Daesh est arrivée à la fin de plusieurs mois de bataille pour voler les armes récupérées au régime. En janvier 2014 c’est devenu une guerre ouverte. C’était ça ou leur prêter allégeance.

Quand Daesh est arrivé à Deir ez-Zor, ils ont commencé à se battre contre tout le monde, contre Ahrar al Cham [5], contre le Jabbat, et quand ils chopaient un gars de l’ASL, ils l’exécutaient. Ils tuaient aussi les civils qui n’étaient pas pratiquants et/ou qui étaient proches de l’ASL. On a dû partir vite. Ceux qui relayaient les combats sur internet, étaient accusés d’être trop proche de l’armée libre, et du coup on a été menacés. Je suis allé en zone tenue par le régime, parce ma famille était là-bas. C’était l’été 2014. Au bout d’un mois, les zones du régime ont été assiégées par Daesh et le siège a commencé. C’était le pire moment de ma vie. Si le régime m’avait trouvé dans les fichiers il m’aurait arrêté, et s’enfuir de la zone signifiait se retrouver chez Daesh. En plus de ça il y avait peu nourriture, et peu d’électricité. J’y suis resté dix mois, jusqu’en 2015.

Que restait-il de l’espoir que vous aviez au début du soulèvement quand tu as été forcé de quitter la ville ?
A ce moment là, on pensait plus à ça. Je pensais juste à aider ma famille, mon père est vieux. Quand on a essayé de quitter la zone du régime, on s’est tous fait arrêter par Daesh. Il y avait un des membres de ma famille avec nous qui était malade du cancer. C’était la merde, ils nous ont pris dans des voitures et ils nous ont maltraités. Surtout pour moi, comme j’étais jeune, ils m’ont dit « toi t’étais dans les zones du régime donc soi tu étais shabiha [6], soit tu étais un combattant”. Ils m’ont séparé et m’ont emmené dans un autre endroit, et ma famille ailleurs. C’était pas vraiment des prisons mais des sortes de centres fermés par lesquels tout le monde transitait. Ils m’ont gardé deux jours et m’ont libéré à Raqqa. Ils m’ont interdit de quitter la zone de Daesh. Ils m’ont pris tous mes papiers, et en Syrie tu ne peux pas circuler sans papier. Tu dois avoir ton livret militaire qui prouve que tu as fait ton service militaire si tu as plus de 18 ans. Ça te permet de passer les check-point, où ils vérifient si t’as fait ton service ou pas, si tu ne l’as pas, tu es dans la merde, t’es envoyé à l’armée direct. Mais les papiers qu’ils m’ont pris étaient des faux. Ma vrai carte d’identité, j’ai pu la récupérer à Raqqa une fois que j’ai retrouvé ma famille.

A Raqqa, on voyait des gens se faire arrêter par Daesh, pour des histoires de cigarettes et d’alcool, ou de hashish. Le dealer du quartier était de Daesh d’ailleurs, il avait toujours une ceinture d’explosif sur lui. Il y avait une période comme ça où on avait l’impression que tout le monde avait une ceinture d’explosif sur lui, avec la main sur le détonateur, en cas d’embrouille. Il y avait plein de chefs rebelles et d’activistes pas du tout islamistes qui en portaient. Si t’as un truc comme ça sur toi, les gens ils vont pas te faire chier. Par exemple des gens du Jabbat débarquaient dans des réunions de conseils locaux avec une ceinture sur eux et s’installaient en disant « je suis pas invité mais je m’assois avec vous »…

A Raqqa, quand Daesh arrête des gens pour des histoires de droit commun, ils te punissent physiquement et ensuite ils te font faire un stage en deux étapes. Au début c’est comme en prison, les gens sont enfermés et après c’est ouvert. Les gens doivent y aller la journée et rentrent chez eux le soir. La première partie du stage ils exécutent des gens devant toi. Ils font ça pour que tu te rendes compte de quoi ils sont capables. La deuxième partie du stage c’est plus des cours un peu plus théoriques sur la religion, le djihad, sur les interdits, ils expliquent que « la vie ici bas, tu peux pas en profiter vraiment, ça sert à rien, c’est nul, qu’il faut que tu te sacrifies pour la vraie vie d’après.” Leur objectif c’est que les gens renoncent à s’échapper, qu’ils s’imaginent ne pas avoir d’autre option que celle de Daesh.

Mais quand tu as vécu la période des combats avec l’ASL comme à Deir ez-Zor, tu es moins sensible à leur propagande. Donc je ne me disais pas que tout était foutu et qu’il fallait se barrer. C’est surtout ma famille qui m’a mis la pression pour que je me casse. Mon frère qui était encore à Deir ez-Zor est venu nous rejoindre, et ma famille a organisé notre départ à tous les deux.

[1À la fin du mois de février 2015, après la chute de Moubarak en Égypte, une quinzaine d’adolescents de Dera inscrivent des slogans anti-Bachar sur les murs de la ville, dont ’Jay alek el ddor ya doctor’ (’ton tour arrive, docteur’). Ces jeunes ont immédiatement été arrêtés et torturés. Voir Le Monde, Les enfants de Deraa, l’étincelle de l’insurrection

[2En février 1982, les troupes de l’armée syrienne répriment dans un bain de sang une insurrection des Frères musulmans à Hama. Pendant quatre semaines, l’armée assiège et pilonne la ville. Un bilan impossible à établir, estime entre 10 000 et 40 000 le nombre de morts. Voir Le monde,Syrie : L’ombre du massacre de février 1982 plane toujours

[3Aujourd’hui renommé le Front Fatah al-Cham, apparu en 2012 dans le contexte de la révolution syrienne, est un groupe considéré comme la branche syrienne d’Al-Qaïda de 2013 à 2016
. Le Front al-Nosra rompt avec al-Qaïda d’un commun accord le 28 juillet 2016 c’est à cette occasion qu’ils changent de nom.

[4La politique local de Jabbat Al-Nosra à Deir ez Zor avant l’arrivée de Daesh était de travailler en association avec les brigades de l’ASL. Cette stratégie était portée par leur chef local à Deir ez Zor. A la suite de la perte de leur territoire, au profit de Daesh en 2014, leur politique locale perdit beaucoup de crédit au sein de l’organisation.

[5Ahrar al Cham, est un groupe salafiste faisant partie du Front islamique syrien. Fondé avant l’ASL il y avait des brigades qui y étaient reliées mais pas de brigades de Ahrar al Cham sur place. Leur attitude à l’égard de la population locale étant proche de celle du Jabbat, ils n’inspiraient pas la crainte comme Daesh pouvait le faire.

[6Mot désignant les personnes qui travaillent ou apportent leur soutien au régime de Bachar Al-Assad, signifie plus ou moins ’balance’.

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