Participer à la science

(essai de gnoséosophie 8)
Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

La Science persiste. On en avait fait une large critique, mais l’événement covid a montré que c’était pour se divertir. A cette occasion, beaucoup ont en effet calqué leurs comportements sur ses modèles. Et depuis, l’intensification des craintes écologiques pousse les militants à brandir plus haut encore ses constats et prévisions. Mieux vaut donc éviter de disqualifier la Science en bloc – surtout si c’est pour finir par concéder, une fois la critique menée à bout, qu’il en faut quand même, de la recherche. En ce sens, il s’agit de prendre ici en compte la réalité de la science en nous et parmi nous, et qui va bien au-delà des limites du laboratoire (jusqu’aux applications matérielles et immatérielles, aux opinions qui la soutiennent), voire bien au-delà de son impuissance. En espérant toutefois l’infléchir vers une nouvelle sagesse – un peu fantomatique.

Activer les ressorts écologiques de la science

Les écologues ont longtemps moqué les écologistes. Ils arboraient un sourire en coin à l’Université, en présence de leurs collègues, chaque fois qu’était évoquée leur façon de voir, manifestement déformée par des aspirations politiques. Ils voulaient dire : « ici, c’est du sérieux ». Et de ce côté de la pensée, les physiciens laissaient entendre que la vraie nature n’est pas la nature à laquelle croient les esprits militants (les anthropologues ont même fini par affirmer que la nature n’existe pas [1]).

Mais les choses ont bien changé : après avoir appelé à « sauver la recherche », ce sont les scientifiques qui descendent désormais dans la rue, et clament la nécessité de sauver la planète – en vertu de leurs connaissances. Il faut croire que les activistes n’étaient pas si naïfs que cela. Il faut en tout cas remarquer que ces derniers ont la délicatesse de n’être pas rancuniers.

Certes, ils n’ont pas le choix. Dans une société qui ne jure que par la science, ils ne veulent plus être considérés comme les ignorants de service, et se trouver disqualifiés pour cela. D’ailleurs ils espèrent que la science fera bientôt prendre conscience au public de la fragilité du vivant, l’amenant à s’y attacher autant qu’à le défendre. Aussi est-ce par elle qu’ils se relient pour se constituer en force de résistance, et pensent acquérir de belles victoires. Pourquoi une telle confiance ? Car selon eux, grâce à la science, « la lutte repose sur des faits objectifs » [2] – et les faits sont censés en imposer.

Voici donc : la Science existe, persiste, et les activistes y voient un allié. Pour qui veut penser et agir en un sens écologique, il n’est donc pas possible de la rejeter en bloc. Mieux vaut alors penser la réalité de la Science, en se rappelant néanmoins que l’objectif est de sauver la terre, le vivant, voire la profondeur de vivre, non pas la recherche en tant que telle (sauver les milieux de vie, pas le milieu de la recherche). Autrement dit si certains sont enclins à croire que la science n’est qu’un outil, au sens où elle serait un instrument qui, bien utilisé, servirait la cause écologique, il faut s’assurer qu’elle le reste (sachant que la propension à privilégier la précision pousse à focaliser sur l’outil, qui devient la fin), plutôt que se constituer en mode de vie (en matrice sur fond de laquelle les directions d’existence sont envisagées, et qui modèle les comportements).

Disons-le encore autrement : s’il ne faut pas rejeter la Science en bloc, il faut toutefois interroger l’efficacité écologique de la science. Or en la matière, s’il y a pour l’écologie des victoires sur le plan scientifique, et qui se propagent au juridique et au politique, il y a aussi des défaites – et globalement, il y a plutôt une défaite. Dès lors, la première question, dans cette perspective, c’est de demander : pourquoi les choses ne changent-elles pas à la mesure des constats qui sont faits par la science ? pourquoi les faits ne font-ils pas ce qu’ils sont censés imposer ?

Il y a bien sûr une réponse toute faite : certaines forces empêchent lesdits changements. Soit : c’est indéniable. Et si ces forces contraires se réclament elles-mêmes de la science, on a tendance à penser que ce n’est pas de la « vraie science », que ce qu’elles disent n’est pas « vraiment vrai » (en ce cas le sujet appuie paradoxalement l’énoncé avec sa conviction). C’est-à-dire que l’on tend à les disqualifier (et par la même occasion, disqualifier ceux qui écoutent les bonimenteurs – les complotistes). L’autre du savoir est ainsi désigné comme mensonge efficace, qui produit des effets [3], et qui appelle les vrais savants à s’opposer. Autrement dit : on pense que par ses faits, la science véritable est censée avoir pour effet immédiat de nuire aux effets de la fausse science.

Le risque de cette réponse toute faite pourtant, basée sur une disqualification, c’est de faire oublier la vraie question : comment sauver la terre ? Après avoir cru que changer nos représentations changerait quelque chose à la situation, on pourrait en effet trouver suffisant de changer les représentations des autres (c’est l’espoir commun des complotistes et des fact chekeurs). Pire : le risque, c’est de penser que tout serait réglé si la vraie science régnait. Ceci laisse entendre que nous vivons comme dans une vaste erreur (par la faute de Dieu ou à cause d’esprits malins ayant œuvré en ce sens), et que l’apparition du vrai savoir va nous sauver [4].

Est-il alors préférable de cesser de disqualifier les bonimenteurs, au risque de déclarer que les théories scientifiques sont des représentations comme les autres ? Faut-il aller dans un sens relativiste ? Non, assurément : le départage est possible, et nécessaire. Mais il ne faut peut-être pas se ruer sur ce départage (c’est d’ailleurs ce que font les complotistes), dans la mesure où ce serait oublier la question de l’efficience écologique, et opérer une qualification passive de toute efficience possible de la science (croire qu’aller contre les ignorants, c’est faire pour la nature). Mieux vaut donc faire face à cette épineuse question – pourquoi les faits ne font-ils pas ce qu’ils sont censés imposer ? – et chercher à caractériser la science par la voie active.

Essayons ainsi de formuler une hypothèse interne à la perspective scientifique, mais qui reste en-deçà de l’acte de disqualification de l’autre – une hypothèse active. Voici : si les choses ne changent pas à la mesure des constats scientifiques, c’est peut-être parce que la relation scientifique au monde exige et entraîne un retrait. Le scientifique ne participant pas à la nature dont il parle [5], ceux qui s’appuient sur ses constats, donc participent de sa science, peinent à participer à la nature alors même que l’écologie requiert une pleine participation. Au moins peinent-ils à faire participer tout le monde (pas seulement les puissants) au « fait objectif », et sont eux-mêmes conduits à disqualifier celui ne s’incline pas en sa présence.

Il s’agit de dire que l’efficacité de l’appui sur la science est peut-être, pour la lutte écologique, en trompe-l’œil : certes il y a des victoires, certes des lois ont changé, mais un type de connaissance augmentant la départicipation au monde avance aussi. Il semble dès lors nécessaire, en plus de prendre en compte l’existence de la Science, de trouver une façon de la faire participer au monde à sauver. Mieux : se mêler de science, y participer, intervenir pour l’infléchir en un sens écologique.

Comment participer à la science en changeant quelque chose dans sa participation au monde, et sans la rejeter en bloc ? Etant donné que nous avons identifié « constat » et « disqualification » comme caractères majeurs de son existence réelle, il s’agit peut-être d’agencer autrement ces deux gestes [6]. Mais il faut d’emblée ajouter qu’il est nécessaire de prendre des précautions pour tenter de le faire avec les scientifiques [7], sans quoi nous pourrions déclencher leurs défenses idéologiques, leur donner une trop belle occasion de s’emporter contre le relativisme [8] (en plus du complotisme). Voilà une affaire délicate.

Servir l’entreprise de recherche

Comment faire ? S’il s’agit d’infléchir la science avec des scientifiques, peut-être le plus simple est-il d’agir selon la façon dont l’institution nous y invite : en répondant à l’appel à participer à leur œuvre, en intégrant la communauté scientifique en tant que non professionnel.

Ce serait paraît-il rejoindre la grande famille des producteurs de connaissance, appartenir à une large communauté, qui s’agrandit au fil des années [9], et prendre place dans une longue lignée de collaborateurs non scientifiques [10]. En plus d’une ouverture, et d’une aventure où il serait possible de découvrir la richesse et la beauté de la nature, quiconque répond à l’appel de la Science est ainsi censé en retirer une certaine fierté – voire une dignité épistémique.

L’avantage, entend-on par surcroît, c’est que tout le monde est appelé – et presque élu. Il y a un large panel d’études auxquelles participer, ce qui fait que chacun peut y trouver intérêt [11]. Et dans la mesure où les tâches prévues sont simples, il est possible pour chacun de « passer à l’action », en matière de savoir, d’apporter sa pierre à l’édifice [12].

Et si tout le monde peut participer, il n’en reste pas moins que c’est du sérieux : il y a des protocoles à respecter, et des procédures de vérification [13]. Traduction : si l’appel est adressé à un public non scientifique, celui-ci est invité à se subsumer sous les exigences scientifiques que sont la rigueur et la précision. C’est ainsi que les informations collectées pourront devenir des données exploitables par les scientifiques professionnels [14].

A quoi il faut ajouter, même, que cette procédure va en un sens écologique : car « mieux connaître, c’est mieux protéger » [15]. C’est-à-dire que les faits scientifiques ne sont pas seulement « faits » par les chercheurs [16], ils font : ils sécrètent une puissance d’agir et de modifier le réel étudié. Les connaissances bien produites sont des forces agissantes, et produisent des effets salvateurs. Répondre à l’appel de la Science, c’est par conséquent devenir soi-même actif. Mieux : participer à la Science, c’est participer à son œuvre terrestre et bienfaisante.

Voilà pour les annonces. Le problème, c’est qu’en plus de remarquer une fois encore la présence en filigrane de la conception du monde comme vaste erreur, au sein de laquelle le vrai ferait une irruption salvatrice, nous ne pouvons ignorer que l’activité supposée de la science est seulement déclarée : rien n’est dit sur la façon dont « mieux connaître, c’est mieux protéger ». C’est une évidence qu’il faudrait partager.

Nous faut-il alors dénoncer une supercherie (de prétendues formules magiques, des opérations du Saint-Esprit) ? Non. Car ce serait verser nous-mêmes dans la disqualification, et nous serions conduits à rejeter la Science en bloc. Prenons donc plutôt, une fois encore, acte des effets de la science (en considérant au besoin que l’illusion crée ce dont elle est illusion). Mais sans nous empêcher de rester méfiants vis-à-vis d’une proposition qui ne dit pas en quel sens elle va – quelle est son efficience.

Dans cette perspective, en effet, nous ne pouvons pas passer à côté de l’idée que les appels de la Science ressemblent à des appels à projets [17]. Comme elle a pu organiser des « job dating » pour recruter des agents en contrat à durée déterminée et en service civique, l’Institution recrute de bonnes âmes pour participer à sa vaste entreprise de recherche : l’offre est multiple et variée, les termes anglais indiquent le fun de l’affaire. Répondre à l’appel, c’est donc peut-être participer à la libérale-science, voire se faire esclave béat de la techno-science numérique, collaborer à son aveugle développement [18] (jusqu’à répandre l’I.A. en lieu et place de la nature, trouver réjouissant de parler à ses proches disparus ?).

Ne nous laissons en outre pas berner par la nouveauté apparente : la science a toujours été participative. En l’occurrence, alors qu’elle s’appuyait jusque-là sur une main d’œuvre peu qualifiée et payée en conséquence, l’appel d’offre vise un public bénévole. A proprement parler, l’exploitation des données par les scientifiques suppose même une certaine mise au travail de la nature et des non-sachants [19]. En tout cas si ceux-ci se mobilisent dans l’idée d’acquérir une dignité épistémique, ils se trompent : la Science cherche plutôt des gens capables de signaler des observations sans avoir aucun recul.

Au pire, on pourrait même penser que « passer à l’action » signifie agir contre les forces contraires, en l’occurrence contre les opinions qui gangrènent tout public [20]. Ce qui serait sous-jacent aux belles déclarations dans l’appel aux bénévoles, ce serait donc qu’il s’agit de lutter contre leur propre propension à la déficience, voire à la déviance cognitive [21]. Le scientifique, en bon vendeur, confie d’ailleurs qu’il se laisse lui-même aller à de simples opinions, quand il s’exprime hors de son laboratoire.

Bref : plutôt que de croire aveuglément à l’évidence de l’efficience de la connaissance scientifique, peut-être est-il sage de se méfier d’un certain type de recherche, et qui ne change rien à l’agencement entre constat et disqualification. Le « fait objectif » est en effet censé avoir le pouvoir immédiat de disqualifier l’opinion. Il se pourrait même que ce soit la mission première de la science : son « activité » consisterait à établir rigoureusement des « faits » contre les avis des charlatans que suit volontiers la foule [22]. Exit la question de l’efficience écologique : la science est bonne et vertueuse, les mauvais sont du côté de l’usurpation, la science est fondamentalement ce qui s’oppose à l’opinion déviante.

Mais au juste, pourquoi le constat aurait-il ce pouvoir ? Parce qu’il est précis, quand l’opinion est flottante. Mesure et précision sont en effet censés constituer la voie du fait, de l’empirique et du réel, alors que l’imprécision du quidam atteste d’une certaine ignorance du réel. La précision serait en ce sens une arme de pointe contre les délires du public, c’est pourquoi un protocole rigoureux s’impose à tous ceux qui veulent participer à la science.

Ce que nous pouvons remarquer à ce stade, et par surcroît, c’est donc que ceux qui ne jurent que par les « faits objectifs » jouent le jeu d’une science décidément positiviste : une science tournée vers la mesure précise du réel par un sujet équipé d’instruments, et qui ne vit pas dans ce réel (où seuls le vrai et l’erroné ont droit de séjour) – par un sujet en situation de départicipation. En prenant pleine conscience que cette approche vise à disqualifier l’opinion, du moins nier son inclusion dans le public [23], nous pouvons même nous méfier d’un certain dogme du connaitre. C’est-à-dire nous méfier de croire que les choses iront nécessairement mieux si on les connait précisément.

Résumons : nous voudrions participer à la science de façon à la faire participer à la nature, mais sans que cela consiste à répondre à l’appel de la libérale-science ou de la techno-science, ni à alimenter le dogme du connaitre. Comment faire ? Voici une piste : vu que les écueils identifiés reviennent chaque fois à aller contre l’opinion en vertu du « fait objectif » (constat et disqualification sont ainsi agencés), il s’agit peut-être de s’appliquer à ne pas aller contre l’opinion. L’aubaine, c’est que la philosophe des sciences Isabelle Stengers a déjà largement balisé le terrain.

Collaborer en citoyen éclairant

Stengers exhorte le sens commun à résister, à ne pas se laisser disqualifier par les scientifiques [24], et réciproquement les scientifiques à ne pas se définir d’aller contre l’opinion [25]. Plus précisément, suivant Whitehead, elle invite à cultiver la vigilance envers les modes d’abstraction qui, à chaque époque, vouent ce qu’ils omettent à l’insignifiance – à ne rien oublier [26]. Aussi invite-t-elle à s’ouvrir à ce qui compte pour les citoyens et, plus encore, à « souder le sens commun et l’imagination » : l’imagination des scientifiques cessera alors de viser seulement le « progrès », la course effrénée vers la connaissance et l’innovation [27].

Il faut d’emblée noter que le « sens commun » dont parle Stengers ne relève pas de l’opinion, ce qui permet de comprendre que c’est la Science qui l’assigne à l’opinion – à être une idée précise sur le monde, mais fausse ou inadéquate. Le « sens commun » est à l’inverse une altérité qui demande à être considérée en dehors de toute « tolérance ». Sans être tribunal accusateur, il demande même aux scientifiques de répondre de ce qu’il saisit de l’existence à même sa perspective. Ainsi est-il voix/voie vers une certaine réalité, irréductible au précis.

Il s’agit ainsi de réencastrer la science parmi nous, de faire science en société [28]. Ce n’est pas que la science soit une pratique comme les autres [29], mais elle ne doit pas s’exclure. Voilà pourquoi il faut organiser les conditions du dialogue de la science et du public. C’est réclamer une assemblée du savoir, des conditions sociales de la recherche, pas seulement des conditions techniques, pour qu’advienne une féconde rencontre.

Pour l’évoquer, reprenant Latour, Stengers imagine un dispositif où dialogueraient diplomate, scientifiques et public [30], dans l’idée qu’« exposés à un milieu exigeant (mais non accusateur), les praticiens pourraient devenir capables d’explorer d’autres manières de se caractériser et de caractériser leurs pratiques » [31]. Il en résulterait une intensification de la recherche, et l’émergence d’une abstraction vivante via l’hésitation [32], par conséquent une propension à changer la recherche [33]. Les Sciences Citoyennes, créées par Jacques Testart, dont la philosophe est présidente d’honneur, en constituent une concrétisation [34].

C’est assurément une voie prometteuse, et engagée. Le problème, c’est que si les acteurs de ces assemblées du savoir s’activent avec conviction, ils reconnaissent souvent après coup leur peu d’efficience. Certes ils vivent une expérience très riche, certes ils ne se laissent pas faire [35], mais ils ressentent beaucoup de déception : le dédain des forces contraires (libéral- ou techno-scientifiques) porte souvent plus loin que l’intelligence collective [36]. Sans compter que le produit de celle-ci est souvent purement et cyniquement récupéré, puis dévoyé [37].

Et à la vérité, les participants sont-ils si surpris que cela des échecs – par exemple de celui de la « Convention Climat » élaborée par la macronie sur le modèle des Conventions Citoyennes ? Bien sûr que non : ils n’étaient pas si naïfs que cela, et savaient d’avance qu’ils seraient manipulés. C’est juste qu’ils y sont allés « quand même », dans l’idée qu’« on ne sait jamais »… Devons-nous alors penser qu’il s’agissait finalement pour eux d’aller tête baissée dans la direction du pouvoir capitaliste en alimentant sa science ? Même Stengers concède que « c’est une objection qu’il convient de prendre très au sérieux » [38].

Il faut donc assurément se méfier de collaborer. Mais répétons-le : nous aimerions éviter de rejeter la Science en bloc. Stengers insiste : la diplomatie a justement été proposée pour échapper à l’alternative « ou bien, ou bien ». Nous pouvons d’ailleurs penser nous-mêmes que s’il y a un risque de faire avancer la techno-science, c’est que l’on est dans une zone de contact avec elle, donc qu’on peut potentiellement la combattre à cet endroit (Stengers écrit aussi qu’il n’y a de diplomatie qu’entre puissances).

Par contre, même sans rejeter toute démarche scientifique au nom de ses déviances libérale- et techno-, il est possible de réaffirmer ici notre hypothèse : si les Sciences Citoyennes ne changent pas les choses en aval autant qu’elles le voudraient (politique), c’est peut-être parce qu’elles ne les changent pas assez en amont (science). Autrement dit le dispositif imaginé apporte une ouverture dans et par les conditions sociales de la recherche, mais il s’appuie peut-être sur une entente trop habituelle de la connaissance.

Il faut en ce sens remarquer qu’aucune alternative épistémique n’est véritablement proposée. La preuve en est que Testart réussit à dire que s’il y a échec de la Convention Climat, c’est parce « qu’il n’y avait pas de comité de pilotage, et que les experts ne se sont pas affrontés » [39]. En d’autres termes : ce n’était pas de la vraie science (dans le cas contraire, Macron aurait entériné les résultats). Pire : une chercheuse affirme que participer aux Sciences Citoyennes est une démarche normale dans la mesure où la sociologie est déjà en elle-même une science participative. C’est annoncer que rien ne va changer dans la recherche (seul le public pourra apprendre) [40].

Nous pouvons même aller jusqu’à dire que les Sciences Citoyennes se font relais d’un certain dogme du connaitre. D’abord dans le sens où elles mettent en avant un protocole rigoureux et précis pour éviter le flou autant que la récupération [41]. Mais aussi parce qu’en valorisant un public « informé », capable de faire des choix « éclairés », elles laissent entendre que ce public doit au préalable être enseigné par la science [42]. L’idiot en chacun de nous, celui qui « se contente de croire des messages faciles » [43] n’est d’ailleurs jamais l’idiot dans le scientifique lui-même. Si Testart dénonce une certaine « ruine de la science par la techno-science » [44], il continue ainsi de croire en une « science saine », et au salut par la connaissance. Bref, il pense que la science ne doit pas changer : elle doit seulement se retrouver.

Dans l’idée qu’il faudrait changer les choses en amont pour qu’elles changent en aval, il s’agirait dès lors, plutôt que concevoir et appliquer, mais finir par dire que c’est la faute des forces contraires ; plutôt que chercher seulement à créer un conflit politique en s’appuyant sur la science, mais finir par constater une pure défaite politique ; plutôt que prétendre à la complémentarité, la coévolution, la co-construction, avec la science habituelle (instituée) [45], mais craindre d’avoir enrichi la technoscience ; il s’agirait de participer à la science de façon à la changer [46]– notamment dans l’idée qu’elle ne se résume pas au positivisme.

Comment faire ? Ceci implique d’abord de refuser que les démarches alternatives soient vouées à être validées par la science [47]. Et plus encore, d’accepter que certaines choses se jouent au niveau de la connaissance. C’est-à-dire que plutôt que se contenter de dire, quand on s’aperçoit que la démarche participative a été dans le sens de la technoscience, que « c’est le capitalisme » ; plutôt que se dire qu’on n’était pas ignorants des critiques, mais qu’« on ne sait jamais », et que « pour agir il faut espérer »… Il s’agirait d’assumer la perspective que l’on a adoptée, irréductible à l’anti-capitalisme, et de montrer la bascule épistémique [48].

Autrement dit : si on a tenté de mettre en place des conditions sociales (en plus des techniques) et que ça n’a pas suffisamment marché, il est peut-être nécessaire de changer l’esprit de la recherche. C’est-à-dire qu’il serait question de modifier les conditions subjectives et psychiques de la production de connaissances – à quoi il faut ajouter les valeurs auxquelles se réfèrent les scientifiques [49]. Les forces contraires ne se gênent d’ailleurs pas pour le faire : elles s’en prennent à la confiance, instillent la peur de se tromper, et pressent chacun de se laisser enseigner par la science [50].

Comment changer alors ces dispositions subjectives ? Voici quelques pistes : contester la prétention à l’innocence, et l’exigence de vivre sans dissonance cognitive, dans l’idée que science sans dissonance n’est que ruine de l’âme [51]. Ou encore contester la modestie de qui prétend ne s’occuper que de son échelle : il y a en effet une arrogance à vouloir se couper du reste, et il est possible d’inviter le scientifique à réencastrer son activité dans la société, à répondre des connaissances produites. Mais surtout, contester la valeur d’impartialité.

En vertu de l’exigence d’impartialité, les citoyens s’empêchent en effet d’aller contre la science comme techno-science. C’est dire que l’impartialité invisibilise la lutte. La question n’est donc pas de savoir si la neutralité est possible, mais si elle est souhaitable, et en l’occurrence d’assumer d’emblée une certaine partialité dirigée contre les effets d’un autre type de recherche [52] (ce qui implique en outre de ne pas souscrire à l’exigence d’universalité). Ainsi s’agit-il d’aller contre le positivisme, et d’épouser un relief – un autre relief que celui du scientifique – en espérant restituer ce qui est invisibilisé par cette démarche, et servir alors une écologie hostile à l’écologie capitaliste [53].

Ce qui apparaît ici, c’est donc qu’il est question d’aller contre le dogme du connaître. Notamment en ne se laissant plus ensorceler par la précision. En affirmant aussi qu’en plus d’être raisonnable, il est plus rationnel de réencastrer la science dans le vivant. Et surtout en abandonnant l’idée de salut par la connaissance : il ne s’agit plus de faire apparaître le vrai en appliquant des méthodes validées, plutôt que dévoyées par un projet politique, mais de combattre les forces contraires en tant que forces épistémiques, par conséquent d’assumer d’avoir à modeler les méthodes de production de connaissance elles-mêmes en vertu d’une option politique, et en fonction d’un esprit hostile à l’esprit positiviste.

S’avancer sans connaître

Il faut certes avoir à l’esprit que l’institution Science ne va pas se laisser envahir par des acteurs habités par de telles exigences (pas plus qu’elle ne souhaite accueillir ceux qui voudraient participer à son œuvre tels qu’ils sont). Dans la mesure où ils ont en commun l’existence du champ tel qu’il est [54], les scientifiques seront d’ailleurs eux-mêmes tentés de rejeter les déterminations subjectives évoquées au nom de la liberté et de l’incertitude de la recherche par exemple (en oubliant que celles-ci ont été déjà mises à mal par la techno-science). La question se pose donc à nouveau : comment faire ?

Si ce qui risque de crisper les scientifiques est la contradiction non professionnelle, et plus profondément le spectre du relativisme, peut-être est-il opportun d’avancer sans connaitre. Si la prétention du non professionnel à connaître pose problème (que dire d’une proposition de méthode ? [55]), si la moindre objection étrangère aux habitudes des champs scientifiques est ramenée à une tentative de faire la leçon, peut-être faut-il participer à la science, plus modestement, en tant qu’on ne sait pas.

La proposition renvoie évidemment à l’idée de « sens commun » évoquée par Stengers. Mais cette fois-ci, histoire de parler aux scientifiques, il s’agirait de préciser ce non savoir. Où placer ce non-savoir ? Étant donné que le mode de penser scientifique (que l’on retrouve tout autour de la science, pas seulement au sein de l’institution ou du strict périmètre des laboratoires) consiste à poser une séparation claire et nette, bien connue, pour disqualifier l’autre et revendiquer le vrai savoir tout en même temps, je propose de placer ce non-savoir à l’endroit de la frontière savoir/non-savoir [56].

Beaucoup pensent certes connaître cette frontière. Les scientifiques bien sûr, qui vont fondamentalement contre l’opinion (les complotistes, eux, renvoient toute opinion contraire à la cécité d’un sujet manipulé). Les technoscientifiques plus encore, qui affirment qu’il n’y a aucune frontière entre eux et la science, mais disqualifient d’autant plus ceux qui ont le tort de n’être pas ingénieurs. Les tenants des Sciences Citoyennes aussi, qui annoncent connaître la distinction entre science et techno-science, et qui entendent par là protéger la possibilité de la vraie science (alors qu’ils constatent l’inverse malgré leurs efforts). Et pour finir, la critique radicale, qui sait où commence la science et où elle finit – où commence le mal – et incline alors à la rejeter en bloc.

Disons-le donc au plus net : si tout le monde est prêt à disqualifier l’autre, c’est en vertu de la supposée connaissance de cette frontière savoir/non-savoir. Je propose donc de la déconnaître. Il ne s’agit évidemment pas de proposer de la dissoudre : la frontière savoir/non-savoir existe et doit exister. Il s’agit seulement de prendre conscience que la frontière n’est pas claire et connue ; qu’on ne peut la préciser, du moins la tracer de l’intérieur, depuis le savoir.

Cette suspension de la frontière savoir/non-savoir n’est d’ailleurs pas si étrangère que cela aux attitudes scientifiques. Les acteurs de Sciences Citoyennes, sans être dupes, daignent participer à la Convention Climat de Macron en se disant qu’« on ne sait jamais ». Et si les techno-sciences ne jurent que par le progrès, il est possible de penser que celui-ci implique que la limite entre savoir et non savoir ne soit pas clairement tracée, ni définitive : elle existe mais indique son dépassement, par conséquent laisse entendre que le non savoir ne sera jamais éradiqué ; il y a mouvement vers autre chose que ce qui est su, chacun est inquiété par le non savoir et sait que la connaissance ne progresse pas par pure accumulation, ni avancée linéaire. D’ailleurs la critique radicale, souvent orientée contre l’idée de progrès, ne dit pas autre chose : Grothendieck voulait par exemple faire entendre que la mathématique est une pure ouverture, et ne saurait muer en application sans se trahir [57].

Voici donc de quoi éviter de braquer les scientifiques : nous pouvons envisager de dilater ce qui existe déjà un peu pour eux. Il s’agira alors d’approfondir la frontière savoir/non-savoir de façon à faire accepter une zone liminaire, par conséquent une mise en perspective du savoir – désormais irréductible à lui-même. Ce n’est pas succomber au relativisme, c’est apporter une contrainte supplémentaire [58] en escomptant qu’une suspension du dogme du connaître à l’endroit de la relation au non-savoir pourra produire des effets.

Il est d’ailleurs possible de préciser ceux-ci. Le premier, ce serait de découpler le geste de désignation de l’autre et le geste de désignation du réel, c’est-à-dire aller contre une mauvaise habitude. Dans la perspective scientifique en effet, dévaluer l’autre en tant que source de délire et faire référence au réel se fait sous le même mode, celui de la désignation. Le scientifique tend à les confondre : c’est pour lui le même geste – sachant, précis – effectué sur deux objets différents. En d’autres termes le « fait » réalise d’une pierre deux coups : faire toucher le réel et aiguiser la lame qui sépare le savoir de l’opinion (pierre de touche). Or si la précision du geste atteste d’un certain lien au réel, ce n’est pas une raison pour faire taire tout autre discours, basé sur une expérience, ou orienté vers le global [59]. On risquerait de ressembler au complotiste qui disqualifie tout discours au nom du vrai savoir, ou de son authentique expérience.

En portant précisément le non savoir à la frontière savoir/non savoir, nous pourrions ainsi espérer que les esprits scientifiques accèdent à un certain non-savoir à propos de l’autre, et qui n’irait plus de pair avec le savoir sur le réel. Ce serait dissoudre la tranquille démarcation entre le sachant et l’ignorant : ne sachant plus a priori si l’autre délire, les chercheurs pourraient accueillir l’expérience de l’autre (peut-être se trompe-t-il ou ment-il, mais peut-être est-ce autre chose…). Et plus largement, puisque la désignation de l’autre comme source de délire allait de pair avec la référence au réel, suspendre cette désignation pourrait leur permettre de s’ouvrir au monde de façon nouvelle (en lieu et place de l’ouverture pré-élaborée du scientifique, et qui constitue un refus de l’ontologie [60]).

En découplant référence au réel et disqualification de l’autre, nous pourrions même espérer amorcer une remise en cause du geste de désignation proprement positiviste. La science est une pensée qui se valide en dernier lieu par un acte de monstration, qui s’autorise d’une série de références unifiées grâce à un référent – un objet. Cet objet est constitué en clef de voûte de l’édifice discursif. A quoi il faut ajouter qu’il y a un indéniable plaisir de la référence (le plaisir de l’enfant qui montre et nomme en atteste), mais que la science se prévaut du geste tout en déniant le désir de connaître [61]. Remettre en cause ce geste de désignation reviendrait par conséquent à instabiliser le dogme du connaître (précision et disqualification).

Qu’en résultera-t-il ? A minima, une ouverture de la recherche. La déprécision de l’aval pourrait permettre une prise de conscience de l’amont de la recherche : attiser une certaine réflexivité, plutôt qu’entériner la pure projection de la conscience, et la disqualification qui va avec [62]. Aussi certains pourraient-ils pressentir que les limites claires données à l’aval sont dépassées par le processus de recherche – prendre conscience de ce qui la traverse, plutôt que se départir à bon compte de la technoscience. En tout cas de ne plus utiliser l’idéologème « progrès » pour boucher toute question [63] (le geste de désigner le progrès n’est pas un geste de même ordre que la désignation de l’objet, mais il paraît tout aussi objectif).

A maxima, l’instabilisation du dogme du connaitre pourrait amener à reconnaître, plus en amont encore, que le monde (au sens de relation stabilisée) préexiste à l’acte de science [64]. Peut-être même à retrouver le corps comme manière de participer au monde et comme soutien des idées [65], voire à participer du souffle de la terre dans et par les énoncés scientifiques [66]. En tout cas cette remise en cause devrait amener à respecter ce qui est saisi par le « sens commun » [67]. Et plutôt qu’atteindre à tout prix un savoir précis, à se rappeler de la profondeur de l’attachement, irréductible au savoir (la relation la plus intime au monde n’est pas de l’ordre de la connaissance), et produire l’acte de connaître sur fond de cette saisie. En ce sens, on voit d’ailleurs en quoi cette perspective de non savoir est partiale : en plus d’aller contre le dogme du connaître, qui nuit à la profondeur de vivre, elle affirme une écologie hostile à l’écologie capitaliste, laquelle est construite sur la base de l’identité de l’information et de la réalité (elle-même matrice des comportements, mode de vie plutôt que simple outil).

Participer en ignorant profond

Est-ce une proposition pour purs esprits ? Passés des conditions techniques de la science (rigueur et précision) à des conditions sociales (dispositif et assemblée), puis subjectives et épistémiques (dissonance et partialité), le risque serait de finir par proposer un geste purement spirituel que les scientifiques (et leurs entours) pourraient aisément refuser – d’autant que leur institution réclame l’inverse. Comme dit Stengers, c’est une objection qu’il convient de prendre très au sérieux.

D’où la pertinence d’en revenir au niveau des conditions sociales, et de faire écho au dispositif proposé par les Sciences Citoyennes. Mais déjà, alors, de rappeler l’utilité de la critique radicale de la technoscience – tout en se disant que ce n’est jamais le dernier geste. Ainsi, pour ne pas rejeter tout en bloc ou risquer de louer l’ignorance (au moins, de paraître le faire), et pour incarner la figure de celui qui ne sait pas, je propose d’inviter le philosophe en assemblée – en plus du diplomate, des scientifiques et du public.

Le philosophe n’est en effet ni esclave (il ne se laisse pas enseigner), ni expert (il ne sait pas), ni repenti (autant que je sache). Par contre sa tâche ne consiste pas seulement à « réactiver le sens commun » (plutôt que de critiquer la science en lui opposant un autre concret, dixit Stengers [68]). Elle est à mon avis de participer à la science en plus du sens commun, aux côtés du sens commun.

Encore faut-il, bis repetita, éviter de crisper les scientifiques. Comment faire ? Evidemment, il faut se méfier des attitudes traditionnelles, de la difficile leçon des phénoménologues aux enseignements étranges des trois Socrate (aporétique, ironique ou savant) [69]. Il faut demander au philosophe de suspendre certaines mauvaises habitudes, au moins parce qu’elles apparaissent telles au scientifique, et que ce dernier en profite pour ne rien écouter.

Mais dans cette perspective, il faut aussi évoquer une certaine attitude philosophique empruntée par les scientifiques. Et en ce sens, il est nécessaire de se méfier du vieux sage repenti. En classe de terminale, il moquait ceux qui avaient le temps de lire des livres. Puis il a eu des doutes sur la vertu des fins qui lui coûtaient tant d’efforts, mêmes si elles lui apportaient salaire et position sociale. Le problème, c’est que la recherche restait une façon de vivre de sa passion. Et puis il se disait que puisqu’elle était déclarée d’utilité publique, elle devait quand même servir à quelque chose. Alors il n’allait pas risquer de perdre son emploi... Il a heureusement pris le temps de lire un livre, en attendant la retraite, et a senti pousser en lui un supplément d’âme, qu’il a volontiers exprimé. Il n’en fallait pas plus pour qu’on le nomme philosophe. Ça lui a plu, il a laissé faire. Il dispense désormais ses conseils sur les bonnes façons de connaître.

A cette figure trop connue, il faut ajouter celle du jeune philosophe défroqué. Après avoir décroché avec brio son bac scientifique, ou presque, il a trouvé plus impérieux encore de s’affronter à la mère de toutes les sciences, plutôt que se spécialiser et risquer de devenir ingénieur. Il a alors eu le privilège mérité de fréquenter les philosophes analytiques, décidément bien moqueurs, sûrs de leur force légère face aux pachydermes de la philosophie, de l’ancien monde et des faux problèmes. Pour s’apparaître profond, il a disqualifié à tout va, c’était vraiment cool… Mais pour lui aussi, il a fallu s’enquérir de trouver un débouché. C’est à ce moment que lui est heureusement venue l’idée d’accompagner le développement technique [70]. Par sa simple présence, il put alors apporter un supplément d’âme à ce dernier. Et l’aubaine, c’est qu’il pouvait continuer à mettre en cause la vieille philosophie pour libérer l’ontologie, aller vers l’Etre via la technique [71]. Hop ! D’une pierre deux coups : il faisait de la vraie philosophie et humanisait la technique tout en même temps. Bien sûr, tout cela n’avait rien à voir avec la technoscience – il est philosophe. Et si certains en doutaient, il pourrait les traiter de fascistes (nouvelle disqualification à la mode, à partir du cas Heidegger).

J’insiste : il faut se méfier de ces deux figures. Mais j’ajoute d’emblée que ce n’est pas difficile : toutes deux s’adossent en effet au savoir. Elles sont bien faites, et vont sans ambiguïté ni relief. Elles s’expriment clairement et disqualifient au nom de la connaissance. Elles articulent philosophie et science à bon compte via le savoir (l’ingénieur propose même une « science ontologique » [72]). Bref : elles participent de la science et alimentent le dogme du connaître – elles empêchent tout changement épistémique.

Voici donc : si nous voulons participer à la science de façon à la faire participer à la nature à défendre, sans braquer les scientifiques mais sans alimenter le dogme du connaître, nous pouvons faire intervenir le philosophe en tant qu’il ne sait pas. Il ne sera pas là pour refonder les sciences, comme on le dit parfois. Car il est plutôt celui qui revient d’une tentative avortée de connaître. Et alors que le sachant est spirituellement et socialement situé en vertu de sa précision, je dis qu’il faut imaginer le philosophe paumé : lui n’a jamais eu sa place en société.

Celui auquel je pense sait en tout cas que ce qu’il ne sait pas est important. Par sa seule présence, il rappellera à l’assemblée qu’il ne faut pas condamner à l’insignifiance ce qui est sciemment ignoré par la perspective scientifique. Il rappellera aussi que la connaissance n’est pas nécessairement le lien le plus profond avec ce qui existe. Et malgré cela, il ne se laissera pas aller à l’idée qu’il faut tout considérer, si c’est pour le faire platement. Le philosophe auquel je pense n’est pas un diplomate, c’est plutôt un fantôme. Ainsi errant, il est garant des reliefs [73].

Fred Bozzi

[1Voir par exemple Descola, Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard. 2005.

[2https://reporterre.net/Megabassines-les-ingredients-d-une-lutte-efficace : étant parti d’une révolte sensible, il s’agit de s’appuyer sur la science : « derrière la vitrine des grands rassemblements se cache un minutieux travail, plus invisible, porté par une équipe de bénévoles, chercheurs, juristes, hydrologues, naturalistes qui ont bâti un contre-argumentaire étayé pour s’opposer et diffuser massivement ces critiques ». « C’est parce que notre combat repose sur des faits scientifiques objectifs que personne ne peut l’ignorer aujourd’hui. C’est le liant de la lutte ». https://reporterre.net/15-megabassines-annulees-une-grande-victoire-pour-les-opposants : « ça montre que les magistrats écoutent les scientifiques ».

[3A ce sujet, Stengers écrit dans Réactiver le sens commun (p63-64) que « le GIEC fait de la politique, pas de la science, affirment les négationnistes, insinuant que les scientifiques créent de toutes pièces des arguments propres à promouvoir une position politique ». L’auteure ajoute : « Mais ils ont raison sur un point. Les climatologues engagés dans le GIEC savent que leurs modèles ont pour première vocation de s’adresser au public et aux politiques, non de faire avancer le savoir « désintéressé ». Que les modèles et les observations les autorisent effectivement à parler du réchauffement comme d’un fait, et à en poser la responsabilité sur les émissions sans cesse croissantes des gaz à effets de serre, n’a pas été vécu comme une réussite. De plus, ils savent que, contrairement aux scientifiques qui font miroiter les opportunités grandioses d’innovation que rendent possibles leurs recherches, ils doivent convaincre des interlocuteurs rétifs ».

[4On pourrait objecter que cette présentation critique est elle-même déficiente, dans l’idée qu’elle suppose et entérine la distinction a priori du vrai et de sa conséquence. C’est ce que fait Charbonnier dans En finir avec la théorie du ruissellement adoptée par Bourdieu et Lordon (https://lundi.am/En-finir-avec-la-theorie-du-ruissellement-adoptee-par-Bourdieu-et-Lordon). Il va contre la « conception objectale des idées » et l’idée qu’il y aurait « un temps pour la critique et un temps pour la transformation » (donc des acteurs critiques et des transformateurs – distinction épistémocratique). Mais s’il affirme qu’une fois sortie de cette illusion « la transformation devient à la fois très urgente, très difficile et tout à fait possible », il n’en dit lui-même pas grand-chose. Il réitère seulement le motif critique : « tant que l’on continuera à construire des figures de « maîtres de vérité », en se souciant seulement d’évaluer la valeur de vérité de ce qui sort de leur bouche, tant qu’on n’arrivera pas à se raconter nos propres histoires par rapport à nos problèmes ici et maintenant, on passera à côté de ce que peut une idée révolutionnaire vivante et incarnée, c’est-à-dire construite et comprise selon certaines modalités ». Ainsi la critique de la critique porte-t-elle le risque de faire oublier le problème de l’efficience.

[5Le scientifique ne peut participer au monde qu’il étudie : les lois affirment un monde où leur énoncé est impossible. Stengers ajoute : « En quelques années, les modèles climatiques ont permis de « trouver beaucoup plus » sur ce que nous avons appelé la nature. Mais trouver plus, voire expliquer ce qui est en train de se passer, n’a pas grand-chose à voir avec se rendre capable de répondre ». (Réactiver le sens commun, p190).

[6Je n’explore pas ici d’autres pistes possibles : utiliser « à bon escient » le pouvoir scientifique, contre la « malscience » ; favoriser un ralentissement cognitif (que certains appellent aussi « slow science » ou « décroiscience »).

[7Avoir du « tact » (cf Stengers, Cosmopolitiques, 6) vis-à-vis des scientifiques eux-mêmes (pourvu qu’ils ne soient pas valets du capital). Stengers le dit aussi avec force dans Réactiver le sens commun : « Ne pas sommer les scientifiques de reconnaître qu’ils laissent échapper l’essentiel, alors qu’ils sont soumis à une double menace : d’abord, celle de leur asservissement à une économie qui a soif d’innovation ; ensuite celle d’un scepticisme agressif qui s’en prend à ceux d’entre eux qui tirent la sonnette d’alarme, nous avertissent quant aux conséquences de cette histoire d’innovations que nous appelons développement » (p108-109).

[8Parmi ces défenses, qui ont notamment été opposées à la proposition gnoséosophique, on compte : « la critique des sciences a déjà été déjà faite ; il n’y a pas la science, il n’y a que les sciences ; vous faites la leçon ; maintenir la relation sujet/objet n’est pas pertinent »… Dans Réactiver le sens commun, Stengers demande par ailleurs : « Comment, parlant des sciences, ne pas activer la ruse du mal ? Comment ne pas figer les chercheurs dans une attitude défensive assez compréhensible puisqu’ils se sentent « à découvert », soumis à des impératifs qui les mettent au service direct de la croissance, d’une part, et de l’autre, confrontés à un public que les institutions traditionnelles n’arrivent plus à discipliner et qui semble confirmer leurs pires préjugés ? Comment ne pas se heurter à une inhibition de la pensée qui relève d’une sorte de panique – il faut tenir, il ne faut rien céder, sinon ce sera le chaos » (p113). Il faut surtout prévenir cette réaction : « Vous voyez bien, le relativisme, l’attaque contre l’autorité des faits qui devraient nous mettre d’accord, c’était l’autorisation donnée à la montée de l’irrationalité. Nous avions raison et vous avez permis à un horrible génie de sortir de sa bouteille » (p21). Stengers est toutefois optimiste : « La situation n’est pas celle d’une guerre où chacun doit choisir son camp. D’une part, nombreux sont les chercheurs qui voudraient travailler à des questions qui soient pertinentes en ces temps de débâcle écologique et sociale. D’autre part, la vision catastrophique selon laquelle « les gens » penseraient que les faits sont de simples fabrications est exagérée » (p113).

[9Les Observatoires participatifs des espèces et de la nature (ci-après nommés OPEN) annoncent : « Vous allez rejoindre une communauté de passionnés. Il y a 200 observatoires de sciences participatives, le nombre de participants actifs entre 2011 et 2017 a augmenté de 154 %, et 65 % de français sont prêts à s’engager ». De son côté, Le Collectif National des Sciences Participatives Biodiversité est un réseau rassemblant au moins 23 structures.

[10Le Muséum d’histoire naturelle (ci-après Muséum) témoigne : « La contribution citoyenne à la recherche n’est pas nouvelle. Dès 1860, l’administration rédigeait pour les voyageurs et personnes expatriées des instructions sur la manière de recueillir, conserver et envoyer les objets d’histoire naturelle. Le Muséum s’inscrit donc dans une longue tradition de collaboration avec des publics non-scientifiques-professionnels. Hier amateurs aventuriers, globe-trotters éclairés, militaires, médecins ou encore ecclésiastiques mettaient en œuvre des protocoles de récolte pour enrichir les collections ». Notons qu’aujourd’hui, c’est le quidam qui est invité à enrichir la science.

[11OPEN : « Quels que soient vos centres d’intérêt, vous trouverez forcément votre bonheur dans la variété des programmes de sciences participatives ». Le Muséum assure aussi que « dans les programmes de sciences participatives, il y en a forcément un pour chacun : BirdLab (comportement des oiseaux), QUBS (biodiversité des sols, plantes sauvages en ville), SPIPOLL (insectes pollinisateurs), BioLit (biodiversité du littoral), Objectif Plancton, Plages Vivantes, Vigie-Ciel... ».

[12Muséum : « Pour participer, nul besoin d’être un expert : les programmes sont conçus afin que chacun puisse apporter sa pierre à l’édifice de la recherche, même sans connaissance préalable ». OPEN : « On peut tous, spécialistes ou amateurs, contribuer ».

[13Muséum : « Les protocoles sont simples, mais rigoureux ». OPEN : « Crédibilité scientifique. Les sciences participatives ne sont pas réservées qu’aux experts. Mais alors, comment s’assurer de leur sérieux scientifique ? Tous les observateurs respectent un protocole de collecte de données bien défini. Ce protocole encadre les données récoltées et précise les techniques de collecte souhaitées, ce qui facilite l’exploitation scientifique des données a posteriori. Les observateurs disposent d’outils d’aide à l’identification des espèces, comme le référentiel taxonomique ou la liste des espèces probables par zone. Pour aller plus loin, certains programmes d’observation font appel à des observateurs experts (les vérificateurs) pour épauler les plus novices. Les données suspectes sont écartées. Toutes les données transmises comportent a minima une date, un lieu, une espèce et un observateur. En recoupant ces éléments entre eux, on écarte les données erronées ».

[14Muséum : « Collecter des données fiables en grande quantité relève parfois de l’impossible pour les chercheurs. Sauf quand les citoyens leur prêtent main forte, passant à l’action. Vous pouvez aider les scientifiques ». OPEN : « Observer pour son plaisir, c’est bien… mais observer et faire profiter la communauté scientifique de ses observations, c’est mieux ! Contribuez ».

[15OPEN : « A quoi ça sert ? En premier lieu à améliorer les connaissances sur la biodiversité : mieux on connaît la biodiversité, mieux on peut la protéger. Grâce à vos données, les scientifiques pourront mieux évaluer l’état de santé de la biodiversité et concevoir des mesures concrètes pour la protéger ».

[16Après Bachelard, qui affirme dans La Formation de l’esprit scientifique que le fait scientifique est « conquis, construits, constaté », Latour parle des « faitiches » pour désigner « ce que nous fabriquons et qui nous fabrique, de quoi le scientifique reçoit l’autonomie en donnant celle qu’il ne possède pas » (in Stengers, Cosmopolitiques, 1).

[17« Le Muséum vous donne les moyens d’agir à ses côtés. Rassembler les savoirs sur la nature, c’est construire de l’intelligence collective pour aller plus loin avec des projets d’envergure. Et si les sciences participatives sont précieuses pour les chercheurs, elles sont aussi sources d’innovations en leur permettant de renouveler pratiques, méthodes ou problématiques sur lesquelles ils travaillent ».

[18En plus de se faire « espions des océans » (https://ocean-spy.ifremer.fr/), le quidam peut opérer des recensements géolocalisés. Par exemple, pour participer au Grand dénombrement des oiseaux de février en utilisant « Merlin Bird ID », il faut configurer l’application sur son téléphone, laisser Merlin choisir la bonne trousse (guide de terrain avec photos, enregistrements sonores, texte d’identification des espèces), celle qui convient le mieux en fonction de son emplacement, créer un compte auprès du Cornell Lab of Ornithology (il existe déjà si on a participé à un autre programme comme eBird, Bird Academy, FeederWatch, ou Celebrate Urban Birds), et s’en servir pour identifier des oiseaux et enregistrer les données d’observation : indiquer lieu, date, taille de l’oiseau, couleurs principales du plumage, répondre à un QCM, appuyer sur « identifier », choisir l’oiseau vu parmi les espèces proposées, appuyer sur « C’est mon oiseau ! ». Pierre Rivière, ingénieur agronome et docteur en génétique, témoigne en outre de cette tendance dans la recherche académique elle-même : « à l’ère du tout numérique, la traçabilité à travers des bases de données est la principale solution portée par les institutions et le système agro-industriel, dans une optique de marchandisation et de contrôle toujours plus poussée (gain de productivité dans la gestion de semences) ». (Quelles manières prometteuses de faire de la recherche ? https://collectif-metis.org/index.php/2023/06/16/quelles-manieres-prometteuses-de-faire-de-la-recherche/). Il signale par ailleurs que la recherché inféodée à l’industrie est elle-même friande de recherches participatives.

[19Sur la notion de « mise au travail », voir Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie, mais plus précisément Rivière, Autonomie, semences et recherche : témoignage d’un ancien chercheur (https://collectif-metis.org/index.php/2022/08/31/autonomie-semences-et-recherche-temoignage-dun-ancien-chercheur/), où l’auteur montre la façon dont les producteurs sont conduits, comme ils produisent des matières premières au profit du système agro-industriel, à fournir des données via des applications numériques (« le « crowdsourcing » vise à obtenir auprès des paysans des données à partir d’applications mobiles pour remplir des bases de données »).

[20En plus de « porter la contribution des sciences participatives auprès des instances politiques relatives à la biodiversité et des acteurs des sciences académiques, afin de permettre une meilleure reconnaissance de leur rôle dans l’amélioration de la connaissance scientifique », OPEN vise aussi à « éduquer et sensibiliser aux enjeux sur la biodiversité, à travers l’implication citoyenne et la pédagogie par l’action ». Muséum : « En s’impliquant dans un programme de sciences participatives, on a la chance de découvrir la démarche de recherche scientifique. C’est l’occasion d’acquérir de nouvelles compétences, prendre conscience des enjeux actuels et d’agir pour la planète ».

[22Stengers le signale tout au long de Réactiver le sens commun : « L’institution qu’on appelle « La Science » fait systématiquement bifurquer tout ce qu’elle touche, au sens où elle oppose partout l’objectivité des faits à la subjectivité des opinions. Bien sûr il s’agit d’une unité de façade, et un physicien qui se respecte n’aura que mépris pour les faits d’un psychologue. Mais la prétention épistémologique affichée comme commune, celle d’un savoir qui devrait son autorité aux faits sur lesquels il se fonde, en fait une machine prédatrice. Elle arme l’institution contre ce qu’elle appelle l’opinion. Corrélativement, les scientifiques doivent faire cause commune en tant que participant tous à l’avancée de la connaissance objective (p54). D’un côté, il y a le grouillement des jugements de valeur et de croyance que l’on dira arbitraires, au sens où les humains seront tenus pour seuls responsables ; de l’autre, il y a une définition à laquelle est attribué le pouvoir sinon de mettre d’accord ces humains, en tout cas de les faire taire. Et partout le même impératif prévaut, qui met la Science au service de l’ordre public : fournissez des « faits » qui donnent autorité à votre définition (p57). La possibilité d’une définition objective n’est plus un événement, mais ce qui doit pouvoir être opposé à ce contre quoi, de fait, l’accord est souvent situé – l’opinion, dangereusement influençable, susceptible de paniquer ou de suivre un charlatan » (p64). Que l’homme de la rue ou l’habitant des campagnes se trompe, cela va désormais de soi – c’est même la seule chose qui fasse l’unanimité parmi les spécialistes. Mais « les gens » font désormais plus que se tromper : ils sont accusés d’être prêts à suivre le premier démagogue venu. Ils ont donc besoin de berger. Et pour dénoncer les autres bergers, tous les coups sont permis puisque les gens sont disposés à croire n’importe quoi (p21). Nous sommes à ce point habitués à penser un univers indifférent à ce qui fait vibrer nos expériences que nous reconnaissons comme sans doute objective n’importe quelle thèse, du moment qu’elle a l’allure d’une vérité qui blesse (p41) ».

[23Pour un professionnel, se laisser infecter par des questions qui l’entraineraient hors du sillon serait une trahison. « Ne goûte pas à cela, ou tu seras perdu pour la science ! » (Réactiver le sens commun, p174).

[24Stengers, Réactiver le sens commun : le sens commun doit être capable de ruminer, c’est-à-dire de ne pas se laisser faire, de ne pas accepter avec docilité la disqualification de ce qui lui importe (p15). Whitehead fait le pari d’un sens commun qui puisse être intrigué par nos savoirs spécialisés sans pour autant leur prêter une autorité face à laquelle il ne pourrait que s’incliner (p33).

[25Stengers, Réactiver le sens commun : le fait qu’ils n’aient pas à compter sur le sens commun rend bêtes ceux qui savent » (p18). Il s’agit d’oser imaginer que ce qui insiste sourdement et fait ruminer, malgré les assurances des savoirs spécialisés, exprime une certaine saisie de l’immensité des choses (p15). Whitehead a fait du « sens commun » une contrainte pour la philosophie. La philosophie se doit de refuser la liberté à laquelle s’adonnent les pensées spécialisées qui rejettent ou excluent ce qui est incompatible avec leur préjugé et qui, le cas échéant, se glorifient de « scandaliser le sens commun » (p14). La tâche de la philosophie peut se dire réactiver le sens commun car ce que nous connaissons n’est que le sens commun tel qu’il a été défait (p15).

[26Stengers, Réactiver le sens commun : « La tâche de la philosophie n’est pas de critiquer nos modes d’abstraction, ou les savoirs spécialisés qui les mobilisent. Elle n’a pas pour vocation de leur opposer un savoir concret. Elle doit cultiver la vigilance envers les modes d’abstraction qui, à chaque époque, prétendent à un pouvoir prédateur, vouant ce qu’ils omettent à l’insignifiance. Et c’est pour qu’elle soit capable de ce devoir que Whitehead lui demande de ne rien éliminer de ce dont nous avons l’expérience, c’est-à-dire de ne jamais ratifier la légitimité d’une omission. Mais cela ne signifie pas défendre le concret, bien plutôt faire sentir, c’est-à-dire aviver ou intensifier ces dimensions de l’expérience qui insistent sourdement, omises par un mode d’abstraction. En d’autres termes, la philosophie de Whitehead n’est pas militante (retour à l’expérience !), mais activiste, au sens où elle active ce que peuvent facilement faire taire nos modes d’abstraction » (p28). « Il faut obtenir des spécialistes qu’ils lien activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre » (p35).

[27Stengers, Réactiver le sens commun : « Il s’agit de mettre en cause l’avancée effrénée d’une connaissance qui exige d’être protégée de tout ce qui pourrait la ralentir et qui, pour ce faire, canalise l’imagination de ceux qui se consacrent à cette avancée. Et Whitehead vise très particulièrement ces spécialistes modernes qu’il nomme « les professionnels »… Les modes d’abstraction spécialisés de nos professionnels modernes sont ceux qui font imposer ce que la modernité a appelé progrès » (p30). Rivière confie à ce sujet : « mon imaginaire était enfermé dans un cadre qui nous est imposé par les institutions, j’étais incapable de réfléchir à des alternatives radicalement différentes » (Autonomie, semences et recherche : témoignage d’un ancien chercheur, https://collectif-metis.org/index.php/2022/08/31/autonomie-semences-et-recherche-temoignage-dun-ancien-chercheur/)

[28Dès Cosmopolitiques, Stengers s’intéressait à la façon dont les fabricateurs sont parmi nous. J’ajoute que « gouverner la science », comme le propose Suppiot, ne semble pas suffisant : il faut démocratiser. Voir https://lundi.am/Experts-et-Repentis, Mieux gouverner la recherche scientifique ?

[29Cf Stengers, Cosmopolitique 1, p123 : la seule entreprise tolérante et relativiste est le capitalisme : il n’est engagé par rien. Ce n’est d’ailleurs pas une pratique : il y a seulement des pratiques dans ses coordonnées.

[30Stengers, Réactiver le sens commun : « Il y a d’abord celui à l’initiative duquel l’assemblée se tient, celui qui tente l’épreuve diplomatique du « bien parler devant ». Il y a ensuite les belligérants. Leur habitude est plutôt de mal parler les uns des autres. Et ensuite, il y a le public, celui qui, ayant acquis l’habitude d’être pris à témoin ou en otage, hésite… Sa présence, sa manière de « faire milieu » pour les autres protagonistes, va être cruciale. Il va donner sens à une injonction que Latour a héritée de Whitehead : « avant tout, ne pas choquer le sens commun » (p116). Il s’agit, pour la diplomate, d’infléchir les raisons qui mobilisent les scientifiques (p114). Le diplomate sur l’agora doit réussir à « bien parler de quelque chose devant ceux qu’elle concerne – devant tout le monde, en pleine assemblée » (Latour). Il ne s’agit donc pas d’enquêter, mais de rencontrer les spécialistes « en public », là où ils se comportent en belligérants (p115). Ne pas choquer le sens commun signifie parler devant un public attentif, exigent et alerte, susceptible de se formaliser si on le traite comme un troupeau cherchant son maître. Un public qui figure « un milieu amateur » habilité, capable de s’intéresser et d’apprécier, mais aussi d’objecter, ce milieu dont les institutions modernes manquent aujourd’hui désespérément, sans même le savoir (p119).

[31Stengers écrit dans Réactiver le sens commun (p120) : « Penser par le milieu n’a rien à voir avec se conformer à ce que le milieu rend probable ou improbable, c’est bien plutôt résister aux explications qui normalisent, qui anesthésient l’imagination et laissent libre cours à la ruse du mal ».

[32Stengers, Réactiver le sens commun, p172 : Sur l’agora, le savoir est intensifié, mais sur le mode de l’hésitation. Vais-je me laisser intéresser ? Vais-je oser lâcher la manière dont je me présente usuellement – en tant que servant une cause qui devrait faire l’unanimité ? Vais-je me laisser toucher par l’hésitation des autres, par le mode d’attention du public ? Et cette intensification n’est possible que si le public sait apprécier, goûter cette hésitation, sait sentir le risque de la décision à prendre : public « amateur ».

[33Stengers, Réactiver le sens commun : « Un expérimentateur pourrait se comporter de manière civilisée, participer à une culture intelligente des faits dans leur diversité intrinsèque. Il pourrait ne pas se définir contre l’opinion » (p61). « Le dispositif (Sciences Citoyennes) rend possible que des gens ordinaires, a priori ignorants, se transforment en un groupe devenant capable d’entendre des experts se disputer sans chercher eux-mêmes désespérément la bonne réponse, la position légitime, de telle sorte qu’ils en arrivent à formuler des questions, des propositions et des objections dont la pertinence et la lucidité sont susceptibles de faire bégayer les experts » (p71). Stengers précise qu’il ne s’agit pas du triste relativisme de « chacun son mode de pensée », un relativisme sans effort, ironique (p182). Evoquant la rencontre inter espèces entre Haraway et sa chienne Cayenne, elle écrit d’autre part : « Ce qui est dramatisé ici nous fait quitter l’ensemble des pratiques s’adressant à la « nature », et cela pas parce que ce rapport transcenderait la nature, mais parce qu’il vise à autre chose qu’à trouver plus » (p147). Pour caractériser la double métamorphose vécue avec Cayenne, Haraway écrit : « c’est aux zones de contact qu’il y a de l’action, que les interactions à l’œuvre changent les interactions qui suivront. Les zones de contact changent le sujet – tous les sujets – de manière surprenante » (When species meet) (citée par Stengers, p151). Stengers en déduit : « La soudure entre le sens commun et l’imagination – l’expérience métamorphique – n’est donc pas la révélation d’une sorte de vérité concrète au-delà de nos abstractions, mais la levée de l’hégémonie qui empêche de sentir nos abstractions comme vivantes, engageant la pensée, faisant importer ainsi et pas autrement, mais dépourvues du pouvoir de juger et d’éliminer ce qu’elle omettent » (p160).

[34Pour découvrir Sciences Citoyennes, voir : https://sciencescitoyennes.org/. Rapport à l’insertion de la recherche dans la société, notons que son président Jacques Testart écrit dans Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen : « Il n’y a aucune raison pour que la recherche scientifique échappe à la démocratie » (p120). Dans un autre registre, voir la démarche de Mètis : https://collectif-metis.org/index.php/presentation-de-metis/

[35« C’est une des constantes les plus remarquables des « conventions citoyennes » que celles et ceux qui ont été mis en situation de penser une proposition à risque résistent aux experts rassurants qui entendent circonscrire ces risques, les définir comme gérables, mais réclament que ces risques soient pris au sérieux et insistent sur l’obligation d’avoir à imaginer les moyens de rester activement vigilants » (Stengers, Réactiver le sens commun, p72 – note 30).

[36Testart écrit que ce qui se passe la plupart du temps, c’est qu’on « remercie » les participants aux consultations (Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen, Chapitre 4, leurres démocratiques). Il prévient que « les avis restent sans conséquences, si les termes du problème posé aux citoyens étaient de fait déjà décidés en haut lieu » (p72), et affirme que « tant qu’on n’aura pas légiféré, ça ne portera pas ». Dans Le Monde, Foucart écrit par ailleurs que « pour les chercheurs qui constatent que des années d’efforts et de travail, de publications scientifiques et de rapports d’expertise ne servent, en définitive, à rien d’autre qu’à alimenter les indices bibliométriques de leurs organismes, la pilule est amère (https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/18/sur-l-environnement-le-divorce-entre-la-macronie-et-la-communaute-scientifique-est-desormais-consomme_6217157_3232.html).

[37Après avoir constaté que le gain d’autonomie visé n’a pas toujours été atteint suite à des tentatives de recherche alternative au sein de Mètis, Rivière signale en ce sens que les nouvelles méthodes statistiques et la base de données construites, qu’aujourd’hui presque aucun collectif n’utilise localement, est utilisée par la recherche dans le cadre de certains projets (des approches digitales de start-up). Il avoue donc se méfier désormais des postures épistémologiques qui facilitent le phagocytage, par le complexe agro-industriel, des alternatives construites : « une complémentarité entre le système industriel et les systèmes paysans dit « informels », c’est le pillage des semences et des savoir-faire associés, c’est la disparition ou la mise au pas du système « informel ». La coexistence toujours politiquement correcte dans un monde néolibéral devient l’outil principal de cette récupération. Ceux qui résistent et refusent cette coexistence imposée sont catégorisés comme intégristes ou sectaires ». A noter qu’avec un peu de recul, il considère que « la notion de récupération est erronée » (en réalité, l’industrie est indifférente) ; mais c’est pour souligner le « dévoiement des méthodes et des outils par rapport à notre objectif de renforcer l’autonomie, quand bien même ceux-ci ont apporté de nombreux résultats utiles pour sélectionner de nouvelles variétés ». Voir Autonomie, semences et recherche : témoignage d’un ancien chercheur, https://collectif-metis.org/index.php/2022/08/31/autonomie-semences-et-recherche-temoignage-dun-ancien-chercheur/).

[38Cosmopolitique 1, p21. Dans Réactiver le sens commun, Stengers écrit d’ailleurs que « les révolutionnaires peuvent à juste titre dénoncer le rapport entre professionnalisation du savoir et oppression sociale » (p34).

[39Testart. Voir : https://sciencescitoyennes.org/.

[41Testart, Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen : Tout débat peu informé ne peut être appelé « conférence de citoyens ». Il y a un protocole rigoureux. Stengers, Réactiver le sens commun, p70 – note 29) : Les conventions répondent à un protocole précis dont le respect est crucial pour que le dispositif ne sombre pas dans le flou de la « démocratie participative », voire ne devienne pas, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, un instrument visant à assurer l’acceptabilité d’une innovation par le public.

[42« La mission sociale de la recherche n’est pas seulement d’expliquer, mais de recueillir et respecter l’opinion du public informé, capable de faire des choix éclairés » (Testart, Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen, p11).

[43Testart, Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen, p128.

[44« Les images stéréotypées du savant éthéré, de la science neutre et de la soif de l’homme pour la connaissance sont des lieux communs pour idéaliser la recherche en protégeant la technoscience » (Testart, Que reste-t-il de la science ? Le vélo, le mur et le citoyen, p35).

[45Sur ce point, il faut noter que malgré ses inclinations aux alternatives épistémiques, Mètis continue de croire en la collaboration. Rivière écrit certes que « le cadre épistémologique a un rôle très important dans le type de connaissances produites et dans le rôle qu’elles ont » (« si la connaissance est produite dans des conditions de culture contrôlées et normalisées, la conséquence est la normalisation du vivant » (1.2). Il affirme certes que pour participer à construire des collectifs autonomes, il y a nécessité de quitter la posture d’expert (qui ajoute une passerelle entre le travail scientifique et les institutions du système agro-industriel) et d’aller vers une dénumérisation (qui « renforce la distance entre les humains et le vivant et diminue nos capacités à mieux comprendre, par nos propres sens, le vivant »). Il montre surtout que Mètis aspire à construire une recherche simple et conviviale (« simple » car elle peut se mettre en œuvre facilement sans avoir recourt à de gros investissements en temps et en matériel ; « conviviale », dans le sens d’Ivan Illich, pour insister sur le fait que cette recherche doit contribuer à émanciper les personnes dans leurs choix et ainsi renforcer l’autonomie des groupes avec des méthodes et des outils qui puissent leurs être utiles, utilisables et adaptables par eux-mêmes »). Cela implique notamment de « se détacher de l’imaginaire techno-scientifique qui façonne profondément la société, notre rapport aux autres, à la nature et les activités de nos collectifs ». Mais il continue assurément de croire en la collaboration : « la combinaison des savoirs scientifiques et empiriques est très riche et conduit à la production de connaissances ancrées et activables sur le terrain. Une recherche participative avec des chercheurs des institutions publiques est possible et souhaitable si elle est basée sur une confiance entre les personnes et un socle de valeurs communes » (3.3 Vers une recherche simple et conviviale). Il écrit d’ailleurs qu’il ne pense pas nécessaire de « jeter la démarche hypothético-déductive et les disciplines de « l’amélioration des plantes… Ce sont les choix de méthodes et d’outils qui pourraient faciliter les risques de récupération plus que la démarche hypothético-déductive en elle-même ».

[46Sur ce point, le mouvement le collectif « Reprises de savoirs » oscille. On y « refuse l’hégémonie de savoirs excluants et destructeurs, les institutions de transmission et de production des savoirs (Éducation Nationale, Université) qui fondent leur légitimité sur la production de « savoirs experts », uniformisés, sélectifs, qui subordonnent de plus en plus les connaissances à l’agenda industriel, les logiques productivistes et concurrentielles ». « Alors que certains cherchent à les réformer « de l’intérieur », souvent avec frustration, d’autres ont choisi de les déserter, convaincus qu’il n’est possible de faire face aux enjeux écologiques qu’en se positionnant à l’extérieur d’elles ». Néanmoins on se demande « si construire et diffuser des savoirs terrestres ne demanderait justement pas de réinvestir ce à quoi l’on tient (ici l’enseignement et la recherche) de manière plus écologique et située, et donc en dépassant cette apparente opposition entre intérieur et extérieur. C’est donc avec l’envie de tisser des liens entre l’institution existante et les territoires de vie et les luttes sociales, que nous prenons part aux chantiers-pluriversités, motivés par l’expérimentation qu’ils offrent de pratiques de partage de savoirs écologiques et situés ». Par ailleurs, si l’on affirme que « les institutions supérieures font partie du problème en se présentant comme solution », on propose « d’autres rentrées (programme alternatif, conférences, débats, ateliers, discussions, festival) » et on se demande « comment faire école ? ». Voir « Pour des reprises de savoirs », https://www.terrestres.org/2022/05/12/pour-des-reprises-de-savoirs-appel-a-des-chantiers-pluri%C2%B7versites/

[47Rivière signale la nécessité de ne pas commettre cette erreur par intérêt : « certains pensaient que gagner une reconnaissance par les institutions allait nous permettre d’avoir accès à des financements ou d’obtenir des garanties sur la biopiraterie » (https://collectif-metis.org/index.php/2022/08/31/autonomie-semences-et-recherche-temoignage-dun-ancien-chercheur/).

[48Par exemple : s’il est évident pour beaucoup que le paysan en connait plus sur son milieu que le scientifique, mais qu’il y a inversion de cet ordre à l’échelle sociale (on entend que le scientifique connait vraiment, précisément, la qualité des sols), c’est peut-être parce qu’un certain dogme du connaitre opère la mutation dans les esprits (en plus du fait que le scientifique ne connait mieux que ce qu’il a participé à construire – terraformer).

[49Stengers, Réactiver le sens commun. Ces valeurs apportent certes du relief dans leur activité, donc relèguent certaines choses. Mais peut-être ne faut-il pas faire un aplatissement déloyal, comme le propose Latour dans Changer de société  : « la sociologie de l’acteur réseau s’efforce de rendre le monde social aussi plat que possible, afin de s’assurer que l’établissement de tout nouveau lien sera clairement visible » (La découverte, 2007, p29). Peut-être faut-il, contre le Whitehead de Stengers, dire qu’il y a toujours de l’ombre. En tout cas, douter de cet énoncé de Stengers : « si, au lieu de se présenter armés de ces mots d’ordre que sont la rationalité, l’objectivité, la méthode ou les données, les scientifiques avaient pu se présenter en praticiens, la guerre des sciences n’aurait pas eu lieu ».

[50Stengers, Réactiver le sens commun  : « Cette intelligence peut être détruite par des dispositifs qui supposent l’ignorance, fabriquent la peur de se tromper et le manque de confiance, ou alors créent des situations qui exigent de chacun qu’il fasse prévaloir son propre intérêt et se méfie des autres » (p72).

[51En voici un écho : « vu leur situation, les naturalistes doivent avaliser la destruction d’écosystèmes » (https://www.terrestres.org/2023/09/13/devant-laneantissement-du-vivant-des-naturalistes-entrent-en-rebellion/). Et un autre chez Stengers : il faut rappeler que l’automate ne se trompe pas, mais ne comprend pas non plus ; se méfier des démonstrations, car demain ne sera pas comme aujourd’hui ; refuser de perdre confiance dans une expérience, même invalidée par la science (Réactiver le sens commun).

[52En plus de la simplicité, la sobriété scientifique, la décentralisation, la mise en réseaux, Rivière parle en ce sens de « convergence avec des luttes locales » (https://collectif-metis.org/index.php/2022/08/31/autonomie-semences-et-recherche-temoignage-dun-ancien-chercheur/).

[53Il y a en effet une écologie capitaliste. Mieux : le capitalisme est une écologie, une façon d’organiser la nature. Cf Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie.

[54Voir Bourdieu. Questions de sociologie, Quelques propriétés des champs  : « Tous les gens qui sont engagés dans un champ ont en commun un certain nombre d’intérêts fondamentaux, à savoir ce qui est lié à l’existence même du champ : de là une complicité objective qui est sous-jacente à tous les antagonismes » (p115). « On oublie que la lutte présuppose un accord entre les antagonismes sur ce qui mérite qu’on lutte, et qui est refoulé dans le cela va de soi, laissé à l’état de doxa, c’est-à-dire tous les préjugés qu’on accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait de jouer, d’entrer dans le jeu ». « Les nouveaux entrants doivent payer un droit d’entrée qui consiste dans la reconnaissance de la valeur du jeu (la sélection et la cooptation accordent beaucoup d’attention aux indices de l’adhésion au jeu) et dans la connaissance des principes de fonctionnement du jeu ». « Ce qui met le jeu à l’abri des révolutions, c’est l’importance de l’investissement que suppose l’entrée dans le jeu ». « Le jeu est sauvé par le coût que suppose l’acquisition des connaissances nécessaires pour le détruire ».

[56Stengers, Réactiver le sens commun  : la scission pensée/émotion ou activisme est une fainéantise savamment conservée. Il faut au contraire obtenir des spécialistes qu’ils lient activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre (p35).

[57Voir Fradin, Mathématique et Apocalypse. La révolution Grothendieck. LM 272 (jan 21).

[58Ceci renvoie évidemment au travail de Latour. Dans l’article La prose du monde s’est-elle vraiment interrompue ? (2011), il écrit contre Foucault qu’« il n’y a pas de coupure des épistémè, seulement une petite différence », et dans Les vues de l’esprit (85) qu’« on sait que les « coupures épistémologiques » sont extravagantes, mais on les accepte pour éviter les conséquences absurdes du relativisme ». Il s’applique par contre, par la suite, à saisir le précis/concret : demandant ce que deviennent les arguments sur la coupure raison-déraison si on les étudie de façon empirique, il s’efforce de suivre à la trace ce qui est nécessaire pour une activité savante (Il ne faut plus qu’une science soit ouverte ou fermée, entretien avec Lévy-Leblond, 2003). Dans Les vues de l’esprit, il ajoute que « le scientifique reste caché, on n’apprend rien sur les pratiques artisanales qui lui permettent d’expliquer et de savoir » ; « les scientifiques bafouillent dès qu’ils n’ont plus les yeux rivés sur un instrument de mesure ; dès qu’ils parlent avec des non familiers, ils vont de proche en proche vers des centres de calcul ».

[59Dans la mesure où le global est difficilement descriptible, on en vient parfois à penser qu’il n’existe pas. Sur ce point, malgré son refus des « globalivernes », Latour semble avoir évolué : dans Où suis-je ?, il parle d’« ensemble agissant en forme de nuages aux contours flous ».

[60Stengers insiste : « les scientifiques ne tiennent pas leur existence de la disqualification » (Cosmopolitiques, p25). Pour ma part, j’ai participé à la science : en réaction à la leçon de science faite par le philosophe d’Université (persuadé de donner à la science sa légitimé, ses conditions d’intelligibilité), je suis allé « faire science ». Question d’autant plus pressante que c’était en Sciences Humaines. Mais dans ce parcours, j’ai intuité l’existence d’un contrat moral avec le monde (défini par l’objet), et qui était nié en tant que tel. Je me suis dès lors inquiété d’un certain déni ontologique : l’ouverture à l’être est déjà élaborée pour tout scientifique, il doit l’apprendre et l’intégrer – il doit trouver un objet (la référence à une recherche « qualitative » n’y change rien). Certes, il y a un « tournant ontologique » en anthropologie, mais la mauvaise foi est encore plus remarquable à cet endroit. Pour tenter d’ouvrir la science de l’intérieur, j’ai alors entamé une réflexion et dialogué avec des scientifiques de tous bords : mathématicien, biologiste, biochimiste, éthologue, écologue, anthropozoologue, historien, préhistorien, géographe, anthropologue, sociologue.

[61Notons qu’on moque l’idiot qui regarde le doigt quand quelqu’un indique quelque chose. Mais on ne se demande pas : pourquoi est-il bon d’obéir quand quelqu’un indique quelque chose ? N’est-ce pas seulement une façon de se rassurer en attestant qu’il y a bien quelque chose, et que c’est une raison d’obéir ? Ceci vaut pour la science, évidemment, mais encore au sein de la pensée écologiste qui, se méfiant de l’abstraction (quitter le sol de la terre et s’évader dans un ciel des Idées), veut souvent attester de la factualité de ses dires (épreuve de vérité), en plus de devoir le faire (épreuve de réalité).

[62Dans Cosmopolitiques, Stengers prévient : toute simplification a des conséquences désastreuses. Il est donc nécessaire de valoriser l’« attention » plutôt que la « mobilisation » (ne pas se laisser défaire par les conséquences de ce qu’on a fait) ; la « pertinence » (façon de se relier à ce qu’on veut connaître) plutôt que la prétention à savoir mieux que l’autre.

[63Cf Latour, qui appelle un « devenir terrestre » des sciences, et qui propose de rompre le lien entre connaissance et avancée. Cf Stengers aussi : alors qu’en science les questions sont imposées par l’état des connaissances, en philosophie on les pose librement.

[64Cf la façon dont Stengers dit que l’ensemble vivant « tient » pour le biologiste (Cosmopolitiques).

[65Dans Réactiver le sens commun, Stengers écrit : « Pour caractériser ce que les sciences naturelles omettent, Whitehead prend pour exemple l’expérience d’avoir un corps. Le corps appartient à la nature, il est objet de la science médicale qui lui demande d’expliquer son propre fonctionnement. Mais ce qui est omis est que mon corps, en tant que vivant, est aussi l’expérience d’une jouissance de soi et cette jouissance implique nécessairement une certaine individualité immédiate qui est un procès complexe d’appropriation en une unité d’existence des données multiples offertes comme pertinentes par les processus physiques de la nature. Le corps est privilégié pour Whitehead, car rien de ce qui le concerne n’est vraiment autosuffisant. Et de fait, lorsqu’il est question du corps, la preuve que la science demande à la nature sera toujours aussi une épreuve – cœur serré dans l’attente de ce qu’une analyse a promis de diagnostiquer » (p104). « Pour Whitehead, la science n’est ni un rêve ni une falsification. Mais elle doit reconnaitre que ce qu’elle trouve n’est qu’un facteur de la réalité, appelant à une expérience que l’on pourrait dire plus viscérale : « ni la nature physique ni la vie ne peuvent être comprise si nous ne les fusionnons pas, à titre de facteurs essentiels, dans la composition des choses « réellement réelles » dont les interconnexions et les caractères habituels constituent l’univers » (p105). Whitehead : « si l’on veut être scrupuleusement exact, on ne peut définir où commence un corps et où finit la nature extérieure » (p107). Il faut toutefois noter que Stengers ne suit pas cette piste de l’opposition entre la nature des scientifiques et l’expérience d’avoir un corps (p106).

[66Cf Abram, Comment la terre s’est tue, La découverte, 2013. Dans Réactiver le sens commun, Stengers écrit d’ailleurs que « Le grand intérêt de l’hypothèse de David Abram est de nous étonner, au lieu de raconter la grande histoire d’un désenchantement progressif qui nous sépare irrémédiablement de nos origines. Animistes nous fûmes, et animistes nous sommes toujours. La participation, ou à l’accordage, avec les choses, par quoi elles s’animent et nous animent en retour, n’a pas été interrompue – elle ne peut l’être – mais elle a changé de site. Ce qui nous a pris ne serait autre qu’un rapport de coanimation nouveau, intense, qui aurait surgi entre l’appareil sensoriel et l’écriture alphabétique – la seule écriture qui permette aux mots de s’imposer à nous de manière irrépressible comme autosuffisants, comme « voulant dire » quelque chose » (p184).

[67Stengers écrit dans Réactiver le sens commun (p75) : « Nous savons bien que nos modes de compréhension sont marqués par la finitude, mais nous refusons d’accepter que soit vidé de son sens ce que pourtant nous « savons ». Ce savoir, qui insiste sourdement, concerne donc des « aspects de l’existence » au sens où l’existence n’est pas un objet de connaissance, mais ce dont nous jouissons, ce dont nous avons une appréhension concrète en tant que jouissance ».

[68Stengers, Réactiver le sens commun, p28.

[69Cf Stengers, Réactiver le sens commun, p10. Elle ajoute : « La voie moyenne dont j’ai tenté de faire passer l’insistance convient mal non pas seulement aux historiens de la philosophie mais à la philosophie contemporaine comme positionnement dans un marché académique où le philosophe-entrepreneur fait valoir ses concepts (Réactiver le sens commun, p196).

[70Voir Mongin, Qui sont les nouveaux philosophes analytiques ? (Revue Esprit, décembre 2006).

[71« La technique médiatise notre rapport à l’Etre, pas seulement à l’étant » ; « le couplage technique/sémiologie va nous ménager un accès à l’Etre ». Monnin et Felix, Essai de comparaison des ontologies informatiques et philosophiques : entre être et artefacts (2009).

[72Monnin et Felix, Essai de comparaison des ontologies informatiques et philosophiques : entre être et artefacts : « le web accrédite la pertinence de l’idée d’une science ontologique » (p11).

[73Et effectivement, il préserve la négativité plutôt que « rendre le monde social aussi plat que possible » (Latour, Changer de société, 2007, p29), plutôt que faire une « description enfin positive des modernes » (Latour, Enquête sur les Modes d’Existence, 2012). Cette exigence de mise de relief se trouve en outre chez Stengers : « Il faut obtenir des spécialistes qu’ils lien activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre » (Réactiver le sens commun, p35).

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