Walter Benjamin et le rébus de Marseille

Jérôme Delclos

paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Une fois n’est pas coutume, je commencerai par dire quelques mots de la maison d’édition. Non pas seulement parce que Samuel Autexier, son créateur et sa cheville ouvrière (au sens propre comme au figuré : Sam s’est initié dès longtemps à l’art délicat de la typographie, qu’il maîtrise assez pour donner de superbes couvertures – et parfois même de superbes intérieurs – « au plomb » à ses livres), parce que Sam, donc, m’honore de son amitié, mais aussi et surtout parce qu’il mène sa barque en toute indépendance, loin des courants dominants de l’époque.

« Quiero, qu’il faut entendre comme “j’aime”, mais aussi comme, lorsque l’on joue aux cartes, “je prends” », se veut « affirmation d’une aventure » politique et artistique « qui place le sentiment amoureux au centre de son cheminement », écrit-il en présentation de son catalogue. Voici qui n’est pas pour nous déplaire. Cette petite maison d’édition a déjà publié André Breton, Simone Debout, Stig Dagerman, Charles Fourier, Jean Giono, Marcel Martinet et Harry Martinson, pour ne citer que les plus connus (ce que n’aimera certainement pas Sam, qui choie tout autant ses auteurs et autrices moins exposés à la lumière et qui est tout sauf un bon commercial). Bref, je vous laisse consulter son site internet, qui vous dira le reste.

Jérôme Delclos est philosophe, écrivain, traducteur. De lui, je connaissais déjà Coutures du silence, un recueil de nouvelles « américaines » paru en 2000 chez HB éditions, maison malheureusement aujourd’hui disparue. Il avait aussi publié chez le même éditeur un livre bientôt devenu culte, la traduction (de l’anglais états-unien) de L’Hospitalité des voleurs, du mystérieux Truxton Orcutt [1]. On trouve encore des exemplaires d’occasion de ces deux livres sur le net. Je ne peux que vous les recommander. Jérôme Delclos a depuis publié plusieurs autres ouvrages, toujours disponibles et dont on trouvera la liste sur le site de Quiero. Il donne également des chroniques de critique littéraire au Matricule des Anges, revue plutôt appréciée, autant que je sache, par les amateurs/trices de littérature. Il a travaillé et vécu à Marseille durant quelques années, et c’est à ce moment-là qu’il a travaillé à cet essai sur Benjamin.

Dans sa préface que nous publions ci-après, Florent Perrier, connaisseur de Benjamin, rapporte ces paroles de l’auteur du Livre des passages qui écrivit au moins trois textes sur Marseille, dont le plus célèbre est probablement « Haschich à Marseille » : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre » (lettre à Hugo von Hofmannsthal). Je me demande si l’on ne pourrait pas en dire autant de Jérôme Delclos, mais pas à propos de Marseille, non, à propos du corpus de Benjamin sur Marseille, avec lequel il me semble avoir lutté comme avec aucun autre texte… Quoi qu’il en soit, le résultat est vraiment très intéressant. Si vous vous intéressez à Marseille, ou à Benjamin, ou aux deux, alors procurez-vous ce livre. Vous y découvrirez aussi « Bouche d’ombre et peau de bête », la préface sus citée, érudite et très utile pour aborder le texte de Delclos, et encore les très belles illustrations (sur la couverture et à l’intérieur) de Thomas Azuelos, le tout façonné en un très bel objet. Le livre paraîtra en mai.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 29 mars 2024.

 

­Bouche d’ombre et peau de bête : Marseille nuits mêlées

Bouche d’ombre et peau de bête : Marseille nuits mêlées

Dans une lettre envoyée depuis Moscou en janvier 1927, Walter Benjamin remercie Marcel Brion pour la recension de sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire publiée dans le numéro des Cahiers du Sud de décembre 1926. Il s’enquiert ensuite du devenir de son manuscrit de Sens unique, prêté à Jean Ballard, le directeur de la revue marseillaise, avec l’idée, jamais réalisée, d’y voir publiés quelques extraits [2]. Une petite communauté de pensée, formée autour des Cahiers du Sud, apparaît ainsi, un espace d’amitié pour le philosophe allemand que l’exil à Paris, dès mars 1933, fragilisera grandement et pour qui Marseille signifiera dès lors, à travers l’accueil de cette revue et de ses acteurs comme à travers son échappée vers le large, hospitalité et espoir.

Si la lecture de la recension de Marcel Brion ne réserve guère de surprise au-delà de l’éloge appuyé du connaisseur, les autres pages de ce numéro 85 des Cahiers du Sud recèlent d’étranges clins d’œil tournés vers l’œuvre encore à venir de l’auteur de Paris, capitale du xixe siècle. D’abord, une réclame pour Sens unique, glissée dès les premiers feuillets, mais l’ouvrage est ici de Gaston Rageot, soucieux de « circulation des idées [3] ». Ensuite, l’article de Jean Ballard, au titre d’autant plus évocateur qu’il traite de l’architecture d’une grande ville : « Marseille capitale ». De simples échos à l’évidence, mais qui encouragèrent peut-être Walter Benjamin à la lecture, notamment de ces phrases dans lesquelles Jean Ballard fustige justement les poncifs à sens unique qui assimilent Marseille « aux bourdeaux d’escale » et l’empêchent ainsi, cette ville capitale, de s’ouvrir « à l’irruption de la vie moderne » dont elle cherche pourtant à « capter les courants » quand elle n’en subit pas le flux [4]. L’article inaugural du même numéro en est presque l’illustration, sous l’espèce d’une « Visite à Pierre Puget » proposée par François-Paul Alibert. Celui-ci évoque d’abord La Petite Dorrit de Charles Dickens dont le début restitue « la crasse dorée » de la ville – « Marseille à l’odeur forte et au goût âcre » – grâce à une « imagination matérielle », « un feu qui pénètre les substances les plus opaques, et y fait circuler un subtil esprit de vie [5] ». Frappe, avec les premières lignes de ce roman de 1857, l’omniprésence d’un « soleil flamboyant » qui vient éblouir les étrangers de passage dans la cité phocéenne, laquelle est alors placée sous le signe d’une blancheur aveuglante et dévorante quand, par contrepoint, loin de la « mer immaculée », son centre, le port de la ville, avec son « eau fétide » et son « bassin infect » [6], est au contraire comme passé au noir, absence totale de lumière. Cette opposition franche des valeurs installe l’espace d’une lutte, lutte autrement mise en exergue par Alibert pour s’affranchir des lieux communs entretenus sur sa cité :

Marseille est ainsi faite qu’elle s’écoule dans un devenir perpétuel. […] Tourbillon de splendides atomes, elle est condamnée à un pittoresque qui serait insupportable, s’il n’était dévoré par sa vibra-tion incessante. Elle n’est belle qu’à la condition de mourir pour renaître aussitôt de ses cendres étincelantes. […] Allez donc tenir contre un tel vertige de force, d’éblouissement et de rumeur ! On a beau se défendre, on est pris avant que d’avoir protesté. Quelle autre ville […] inclinerait à vous faire un dieu, tour à tour de chacun de vos sens, et quelquefois de tous ensemble ? Qu’il serait plaisant, celui qui voudrait ici mettre de l’ordre dans ses idées ! Il n’y a plus à Marseille d’autre sagesse que d’être ivre, et de tacher sa robe de vin.

C’est contre quoi je me débattais cependant, cette après-midi de juillet, où, assis à l’ombre et mangeant des fruits de mer ruisselants d’eau salée, je regardais Marseille couler intarissablement autour du Vieux-Port. Pas un nuage au ciel, mais, partout répandue, une épaisse, une étouffante brume de chaleur. L’air sentait la saumure, le coquillage, l’algue et l’écorce d’orange ; une pointe aiguë de pourriture transperçait et dominait tout. Je crois qu’à Marseille, l’odorat l’emporte sur le reste ; on ne saurait imaginer, avant que d’y être passé, à quelles terribles épreuves il est soumis. Pour un peu, j’en aurais souhaité davantage. […] Je ne puis concevoir Marseille que dans un état de décomposition permanente où la menace toujours suspendue des plus affreuses épidémies et de la mort la précipite à une folle frénésie de plaisir [7].

Fut-il ivre de plaisir, benoîtement ébloui par l’aveuglant soleil réservé aux étrangers ou bien plutôt aimanté par l’eau fétide et l’état de décomposition permanente d’une cité aux trous béants, l’énigmatique Walter Benjamin qui, fantasmant la ville sans même la connaître encore, en fait le cadre d’un combat acharné à venir, cette ville qui, « d’après ce qu’on m’en a dit, doit avoir des poils sur les dents [8] » ?

À suivre le riche et stimulant ouvrage de Jérôme Delclos qui déploie sur pièces l’éventail des possibles, il n’est pas si simple de trancher s’agissant d’une cité « qui se retire sitôt qu’elle s’offre » et dont le nom est comme le rébus d’une « apparition disparaissante » [9]. Le motif de la lutte suit pourtant un singulier trajet que nous souhaiterions restituer brièvement ici, un chemin rocailleux où la ville – bouche d’ombre et peau de bête – ne se libère des poncifs que dans un Marseille de nuits mêlées, à la tombée du jour.

il y avait même une rue de Nuit […] rayée de la carte en 1943 [10]

Les textes consacrés par Walter Benjamin à Marseille sont composites, ils circulent d’un recueil à l’autre, d’une langue à l’autre, se fragmentent et se recomposent au gré de différents états sans jamais se fixer. À ce jeu, le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » (1930) est sans doute le plus fascinant puisqu’il comporte non seulement des parts d’expériences personnelles avec les drogues retranscrites par Walter Benjamin dans « Haschich à Marseille » (1928), mais aussi des éléments en provenance de son portrait de ville intitulé « Marseille » (1929), le tout sous couvert de fiction où la figure de son auteur se laisse aisément reconnaître.

Dans ce récit où, « aux alentours de midi, par un jour écrasant de juillet [11] », le narrateur débarque à Marseille non loin du port, une « règle de voyage » retient l’attention : « Il s’agissait, à l’opposé de la plupart des visiteurs étrangers, qui, à peine arrivés, vont maladroitement s’entasser dans le centre-ville, d’explorer tout d’abord les quartiers extérieurs, la banlieue. » Cette méthode centripète a deux caractéristiques : sur le plan spatial, par la traversée des « cantonnements de la pauvreté » et des « asiles dispersés de la misère », elle révèle les banlieues comme « l’état d’exception de la ville » [12], c’est-à-dire comme le lieu où « sans cesse fait rage la bataille décisive entre ville et campagne », une bataille dont Walter Benjamin précise qu’elle n’est « nulle part plus acharnée qu’entre Marseille et le paysage provençal ». Une topographie de la lutte se dessine donc ici. Mais cette méthode a aussi une incidence sur le plan temporel : l’arrivée dans la ville même, en marchant depuis les banlieues, la progression vers son centre donc, se fait à mesure que le soleil décline et plus les êtres s’éloignent alors du cœur de la cité, plus le noir l’envahit jusqu’à une forme d’engloutissement singulier du narrateur, happé dans le passage de Lorette : « la chambre mortuaire de la ville ». À la topographie agonistique s’ajoute donc une chronologie sépulcrale où, par contrepoint, la lumière revient aux exclus, aux exilés, aux bannis à proprement parler – c’est-à-dire aussi et avant tout à ceux qui luttent – quand l’ombre se dépose elle, progressivement, sur les privilégiés et les parias de la cité phocéenne, pour les envelopper peu à peu d’un linceul de tristesse et de chagrin.

Avant d’en venir à certains détails relatifs à ce double mouve-ment, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici l’exergue placé par Walter Benjamin en tête de son portrait de Marseille, une phrase d’André Breton écrite dans Nadja – « La rue… seul champ d’expérience valable. » – et cela pour la faire jouer avec une autre citation du même livre, soulignée elle aussi par Walter Benjamin, mais cette fois dans Paris, capitale du xixe siècle, où elle lui permit d’aborder la question des « changements d’éclairage que la journée apporte à un paysage » :

Ainsi, j’observais par désœuvrement naguère, sur le quai du Vieux-Port, à Marseille, peu avant la chute du jour, un peintre étrangement scrupuleux lutter d’adresse et de rapidité sur sa toile avec la lumière déclinante. La tache correspondant à celle du soleil descendait peu à peu avec le soleil. En fin de compte il n’en resta rien. Le peintre se trouva soudain très en retard. Il fit disparaître le rouge d’un mur, chassa une ou deux lueurs qui restaient sur l’eau. Son tableau, fini pour lui et pour moi le plus inachevé du monde, me parut très triste et très beau [13].

Très triste et très beau, voilà peut-être Marseille aux yeux de Walter Benjamin, dès lors qu’à l’énergie lumineuse de l’âpre lutte politique située dans les faubourgs, en périphérie, se substitue l’apathie et la mollesse d’un cœur de ville plongé dans l’obscurité et où règne une bourgeoisie déclinante en voie de décomposition. Pour le philosophe allemand, le tableau décrit par André Breton « ne montre plus que l’obscurité » comme si Marseille, en son centre, se dissipait lentement dans ses entrailles, dans le noir fétide de ses eaux stagnantes.

Quels sont les principaux signes topographiques et temporels ouverts à cette interprétation ? Walter Benjamin évoque d’abord une « généreuse » heure de flânerie passée dans les banlieues de la ville avant que de rejoindre les derniers quais, « sous les rayons ardents du soleil qui décline peu à peu ». Si son cheminement solitaire croise ensuite, à l’approche du Vieux-Port, des cohortes d’ouvriers et de matelots, tout ce cortège, semblable au soleil couchant donc, « se disperse peu à peu dans les rues adjacentes » pour le laisser de nouveau esseulé face à la Canebière, « la rue des étrangers, de la Bourse et des affaires ». Puis, insensiblement, « sans apercevoir grand-chose » et guidé par le hasard, le voici « dans le passage de Lorette, la chambre mortuaire de la ville » d’où, envahi par une « sensation de tristesse », il ne s’arrache, « vers sept heures du soir », que grâce au souhait soudain de prendre du haschich, forme d’acquiescement volontaire donné à la magie qu’exerce désormais sur lui la cité. Depuis sa fenêtre d’hôtel, le ventre de Marseille [14] se décline en un ensemble de « rues les plus noires et les plus étroites du quartier du port », autant d’« entailles d’un couteau dans le corps de la ville ».

Débute alors une errance quelque peu somnambulique – « il était huit heures » – pour rejoindre la poste « ouverte jusqu’à minuit ». Profitant des largesses du haschich au bras duquel l’éternité n’apparaît jamais « assez longue », le narrateur traverse la ville « en pleine nuit », d’un pas alerte malgré le terrain « rocailleux et irrégulier de la grande place », pour viser la poste et « le clair de lune de son horloge. » Attablé cette fois à un bar minuscule « plongé dans la pénombre », il s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs infinies d’une ivresse qui le métamorphose, de proche en proche, en un être africain, « brun et taciturne », lorsque les douze « coups de minuit », sonnés conjointement par tous les clochers de la ville, l’abandonnent au seuil de la fiction. Ainsi, de midi à minuit, Marseille s’assombrit peu à peu, se vide et le narrateur s’y enfonce non seulement physiquement jusqu’en sa chambre mortuaire, mais il mêle à cette nuit caverneuse celle d’une immense ivresse où rien n’est plus clair, rien n’est plus discernable : une ample griserie dont les « contours prismatiques » ont la triste beauté des fleurs séchées [15].

Remontons maintenant le temps, ou plutôt le terrain, en réouvrant « Marseille », texte frère du précédent récit. La ville y est d’abord dépeinte à travers le peuple du port : « des produits de décomposition à forme humaine [16] ». Tout y est « puanteur d’huile, d’urine et d’encre d’imprimerie » associée aux « corps noirs et bruns des prolos ». N’était le rose, « ici couleur du vice et de la misère », les teintes sombres domineraient sans partage au plus lointain des quais. Même dans le quartier des prostituées, membres à part entière de la « sarabande macabre » décrite par Sylvain Maestraggi [17], il faut s’enfoncer « assez profondément » parmi les « immondices pour parvenir jusqu’à la chambre ». Si le cœur de la ville, son ventre, est ainsi marqué au noir, ses hauteurs immédiates n’échappent guère à ce registre quand, « la nuit », sur la colline de Notre-Dame de la Garde comparée par Walter Benjamin au « manteau d’étoiles de la Mère de Dieu », « les lanternes dessinent dans sa doublure de velours des constellations qui n’ont pas encore de nom ». La lumière fait d’ailleurs l’objet d’un paragraphe spécifique où se donne à penser « la tristesse de villes si glorieusement rayonnantes » et dont le cœur est un « espace retiré », la fameuse « chambre mortuaire » mise ici en opposition de valeurs avec l’immobile Nautique, « énigmatique navire blanc » laissé à quai avec ses « tables blanches ». Dans cette zone indistincte, un homme déchu vend ses livres « après la tombée de la nuit » et devient l’image même de la catastrophe. Quiconque passera « aussi tard » devant lui pressera le pas, manquant alors sans doute de « dégager le trésor sous l’amas de ruines ». Mais comme si la nuit ne suffisait pas à sa déchéance, il faut encore, à l’image de son trésor justement, qu’il s’enveloppe dans un grand manteau de mendiant d’où, tout semblable à celui de la Vierge avec ses lanternes, « le destin nous dévisage de mille regards ». Pour échapper à cette atmosphère lugubre, il faut partir, quitter la bouche d’ombre – « des nappes de brume dans des couloirs puants » – et rejoindre les « puissantes collines » de la banlieue alentour. Car là : « Plus nous nous éloignons du centre, plus l’atmosphère devient politique. » Les murs eux-mêmes ne sont pas, comme au cœur de la ville, « à la solde de la classe dominante ». Non, dans ces « quartiers plus pauvres, ils sont mobilisés à des fins politiques » et « leurs vastes lettres rouges » ne s’apprécient que de loin, en pleine lumière.

Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie [18].

À relever, dans les écrits de Walter Benjamin sur Marseille, les oppositions entre le blanc et le noir auxquelles se superpose ou s’entremêle une véritable lutte des classes, une tension politique extrême entre banlieue et centre-ville, se laisse peut-être mieux saisir pourquoi, dans sa recension sur Les Cahiers du Sud parue en mars 1927, la toute première image de cette ville qu’il ait jamais couchée sur le papier fut celle d’un « étincelant blason à damier ». Marseille espace d’échecs ? En tout cas, et à coup sûr, espace de haute lutte, ne serait-ce déjà que dans ce même article dont la fin se situe « dans le cabinet haut perché de Jean Ballard, que j’ai eu bien du mal à trouver dans l’obscurité de l’escalier [19] ». Plus encore et plus directement, les allusions au combat ne cessent de marquer les propos de Walter Benjamin sur Marseille. En octobre 1928, quelques lignes écrites sur la ville lui semblent un petit trophée [20], une peau de bête par métonymie à en croire sa lettre à Alfred Cohn : « Je ne sais si le pelage tacheté de la bête féroce porte encore les traces de notre combat acharné, mais, pour ma part, les poils de l’animal me sont restés coincés entre les dents [21]. » Quelques mois plus tard, à Hugo von Hofmannsthal, il confiera les difficultés de sa confrontation avec la cité phocéenne, précisant : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre [22]. »

Faut-il y voir l’explication de ces détours par la banlieue et l’image qui en résulte de ramener, à toute force pourrait-on dire, le politique au cœur de la ville, d’en faire exploser au passage le ventre mou par une mine de slogans lumineux qui l’arracheraient à sa torpeur ? N’y a-t-il pas là quelque chose du « chemin montant de la révolte », évoqué à la même époque dans Sens unique et que Walter Benjamin oppose, dans ce texte, au plus effrayant et au plus sombre des destins qui s’abat sans cesse sur le peuple des pauvres, sur tous et sur chacun soumis à ces « forces obscures dont sa vie a été l’esclave » [23] ? Quelle autre lutte, quel autre « corps à corps [24] » vaudrait une telle implication, quand il s’agit d’échapper à la chambre mortuaire ou à la gueule fétide d’un phoque en décomposition qui n’en finit pas d’engloutir le peuple des prolétaires ? Ramener la lumière du plus loin pour conjurer et la bouche d’ombre et la peau de bête au creux desquels la ville se morfond dans l’indifférence de vies à sauver ? Marseille, tout un rébus ?

comme une montagne fêlée toute remplie d’or
resplendissant de la beauté [25].

Dans son ouvrage, Jérôme Delclos indique que si Marseille, « si glorieusement rayonnante », accepte un instant de montrer « sa face plus sombre à l’étranger » dans le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille », s’agissant du portrait de ville « Marseille », toujours écrit par Walter Benjamin, « la ville reste fermée sur elle-même, elle reste “blanche”, mais avec, pour l’étranger qui sait se fier au hasard qui guide ses pas, quelque chose comme une impression flottante que le spectacle est trop propre, trop lisse pour être vrai, un peu comme si cette blancheur de vaisselle était en fait du noir ou du nocturne, mais en négatif » [26]. Y aurait-il donc simple renversement des valeurs, simple opposition dans le corps à corps entre la cité et ses banlieues ? Une piste intéressante pour trancher, livrée par Walter Benjamin dans son texte de 1929 : « Paris, la ville dans le miroir », est que « lorsque le spectre littéraire de la ville est diffracté par les facettes de l’entendement prismatique, les livres apparaissent de plus en plus rares à mesure qu’on va du centre vers les bords.

Il y a une connaissance ultraviolette de cette ville et une infrarouge qui ne peuvent ni l’une ni l’autre se réduire à la forme du livre : c’est la photographie et le plan – la connaissance la plus exacte du singulier et du général. Nous avons les plus beaux exemples de ces bords extrêmes du champ de la vision [27] ».
À rapprocher cela de sa recension sur Les Cahiers du Sud où Walter Benjamin constate qu’à Marseille, et de manière compréhensible écrit-il, se trouvent « peu de librairies [28] », devient évident que doivent primer à ses yeux – « à mesure qu’on va du centre vers les bords » et retour devra-t-on rajouter – ces connaissances ultraviolette et infrarouge de la ville que l’absence de lumière privilégie justement, les méandres des rébus en formant comme un exemple, entre plan et image fixe.

Bouche d’ombre et peau de bête disions-nous. « Proche du rêve » écrit Jean-François Lyotard, le rébus « impose des formes fortes de subversion à l’espace textuel » [29]. Une hypothèse alors : qu’au-delà de ce qui barbote et se noie dans le cratère fétide au cœur de la bouche d’ombre, qu’au-delà de ce qui vient en outre la recouvrir d’une peau de bête plus encore sépulcrale, des « échappées latérales », des « failles du sens [30] », des « formes fortes de subversion » parviendraient au contraire à rendre perceptible, aussi infime soit-elle, une maigre lueur d’espoir, fût-elle entraperçue, cette dernière, par infrarouges ou par ultraviolets. Contrairement à Victor Hugo dont les constellations s’éteignent, comme asphyxiées par la douleur exhalée de la bouche d’ombre – « la première / Des constellations, sombre alphabet qui luit / Et tremble sur la page immense de la nuit » ; « Les constellations, sombres lettres de feu, / Sont les marques du bagne à l’épaule du monde » [31] –, contrairement aussi à Charles Baudelaire à la poursuite éperdue d’une nuit obscure, une nuit sans lumière – « Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles / Dont la lumière parle un langage connu / Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! » ; « Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges / De soleil, même au bas du ciel. » [32] –, Walter Benjamin ne semble guère se résoudre à l’extinction de toute flamme. Ici et là, un maigre fanal persiste, avec cette particularité qu’il est précisément placé là où nul espoir ne subsiste en apparence, au plus loin dans l’obscur que seule une manière de lutte des regards pourra dépasser et vaincre, percer à jour.

Deux moments, communs à plusieurs textes sur Marseille, appartiennent à ce registre. Le premier, déjà croisé, est cette figure de l’homme déchu contraint, « après la tombée de la nuit [33] », de vendre ses livres à l’angle du Vieux-Port. Sous les maigres biens rassemblés en désespoir de cause et qui forment un « amas de ruines », Walter Benjamin invite, dépassant nos peurs égoïstes, à « dégager le trésor » là où, au premier abord et sous l’effet de nos « mauvais instincts », nous ne verrions « que l’image de la catastrophe ». Sous « un malheur aussi noir [34] », une maigre lueur scintille pour qui saurait – de haute lutte, doté d’un regard infrarouge ou ultraviolet ? – la dégager. Une situation similaire traverse « Haschich à Marseille » : sous l’effet de l’ivresse, naît chez Walter Benjamin la capacité inhabituelle de soutenir du regard la profonde laideur des êtres, cette capacité de la transpercer de rayons pour accéder, au-delà du derme – au-delà même de visages tragiquement marqués par le stigmate des vaincus d’avance : par la « ride de la résignation » –, à « la montagne éventrée avec, en son sein, tout l’or du beau qui scintille dans les rides, les regards et les traits ». Semblable à un peintre, mais qui aurait ici dépassé de haute lutte sa répulsion première pour la bestialité en l’homme, Walter Benjamin voit en la laideur comme « le vrai réservoir de la beauté [35] ».

Nulle force sismique n’est ici requise, des « échappées latérales », de simples « failles du sens » qu’il faut seulement savoir activer, faire naître au regard, et l’on comprend désormais pourquoi, réjoui et lucide après une nuit d’ivresse emplie de ces lueurs, Walter Benjamin sut voir Marseille au prisme de l’amour, un amour « fantastique, admirable et touchant », un amour « en lettres d’or sur fond noir » [36].

Florent Perrier, été 2023

[1Je vous recommande la belle (et désopilante, ce qui ne gâte rien) recension qu’en donna en 2008 l’amie Nathalie Quintane sur Sitaudis – recension que je ne découvre qu’aujourd’hui en rédigeant ces lignes, honte sur moi ! Oui, en fait, je ne vous l’ai pas dit, mais l’éditeur de HB éditions, à ce moment-là, c’était moi, et je suis encore très fier d’avoir publié ce livre.

[2Walter Benjamin, Lettres françaises, préface de Christophe David, Caen, Nous, 2013, p. 82-83.

[3Gaston Rageot, Sens unique, Paris, Plon, 1926. Il s’agit d’un recueil d’essais parus dans Le Temps ; l’auteur s’y intéresse au « mouvement giratoire des esprits » qui, face à la circulation toujours plus intense des idées (« comme les voitures ») et par l’effet d’une « police spontanée » à l’œuvre « dans le domaine intellectuel », fait triompher le « sens unique ».

[4Jean Ballard, « Marseille capitale », dans Les Cahiers du Sud, Marseille, décembre 1926, n° 85, p. 405-406.

[5François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 337.

[6Charles Dickens, La Petite Dorrit, trad. Jeanne Métifeu-Béjeau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 5-7.

[7François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », op. cit., p. 337-339.

[8Lettre à Siegfried Kracauer du 3 septembre 1926. Pour tous les textes de Walter Benjamin consacrés à Marseille et qui sont regroupés dans un très bel ouvrage, nous donnons la traduction proposée par Sylvain Maestraggi (désormais trad. SM) dans Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Marseille, Éditions commune, 2017, p. 7. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe. Textes choisis et présentés par Jean Lacoste, Paris, La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, 2005, p. 167.

[9Jérôme Delclos, infra, p. 58.

[10Ibid., p. 139.

[11Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 223-233. Mentionnons aussi la traduction de Philippe Jaccottet dans Walter Benjamin, Rastelli raconte… et autres récits, préface de Philippe Ivernel, Paris, Seuil, 1987.

[12Sur l’usage précis de ce terme, nous renvoyons à la discussion proposée par Sylvain Maestraggi, op. cit., p. 199-200. Philippe Jaccottet traduit : « Les faubourgs, c’est la ville en état d’urgence » (op. cit., p. 42). Dans « Marseille », où l’on retrouve un passage exactement similaire (« Weichbilder sind der Ausnahmezustand der Stadt »), l’expression est traduite par Jean Lacoste par « les banlieues sont l’état de siège de la ville » (Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 173) et par Philippe Ivernel par « La banlieue, c’est la cité en état de siège » (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier, postface de Irving Wohlfarth, Paris, Klincksieck, 2022, coll. « Critique de la politique », p. 380).

[13André Breton, Nadja [1963], Paris, Gallimard, 1988, p. 175. Voir également Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, trad. Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 545 [Q 1a, 4]. À noter que le narrateur de « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » est aussi peintre et que son souhait de découvrir Marseille est lié à l’œuvre de Monticelli, natif de la ville et « à qui je dois tout mon art ».

[14L’expression « cette vue dans le ventre de Marseille » figure dans l’article « Hachich (sic) à Marseille » publié en français par Walter Benjamin dans Les Cahiers du Sud (Marseille, janvier 1935, n° 168, p. 27). Le mot ventre est également écrit, directement en français, dans ses notes sur le haschich prises à Marseille le 29 septembre 1928 (Walter Benjamin, Sur le haschich, trad. J.-F. Poirier, Christian Bourgois, 1993, p. 42).

[15Cf. « Hachich à Marseille » dans Les Cahiers du Sud (op. cit., p. 31) : « la griserie se propage dans la nuit par de beaux contours prismatiques […] elle crée, en desséchant, une forme de fleur » ; à la même page figure l’évocation, à travers cette griserie, des « méandres de la caverne dans laquelle nous nous aventurons ». Voir également Walter Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 49.

[16Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 177-188.

[17Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ?, op. cit., p. 159.

[18Charles Baudelaire, « Un voyage à Cythère » (Les Fleurs du Mal) cité par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 341 [J 55, 8].

[19Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143-145.

[20Sur l’image du trophée et de la lutte, voir la lettre de Walter Benjamin à Hugo von Hofmannsthal du 8 février 1928 au sujet de Sens unique, lettre rappelée par Jérôme Delclos : « C’est dans ses éléments excentriques justement que le livre est sinon un trophée, du moins le document d’une lutte intérieure, dont l’objet pourrait se formuler de la manière suivante : saisir l’actualité comme le revers de l’éternité dans l’histoire et relever la marque de ce côté caché de la médaille. » (Walter Benjamin, Correspondance 1901-1928, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 418.) On notera que le côté caché de la médaille en est forcément la face sombre, plongée dans la nuit, par opposition, notamment, à la face « si glorieusement rayonnante » qui caractérise un Marseille pour touristes.

[21Lettre du 22 octobre 1928, trad. SM, p. 158. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

[22Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

[23Walter Benjamin, « Panorama impérial », dans Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 156.

[24« Corps à corps » est une traduction de Philippe Ivernel dans le dernier paragraphe de « Marseille », pour dire la banlieue « en état de siège » et où fait rage « sans interruption la grande bataille entre la ville et la campagne ». Le corps à corps s’y joue, pour l’essentiel, entre nature et technique (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, op. cit., p. 380).

[25W. Benjamin, « Hachich à Marseille », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 28-29.

[26Jérôme Delclos, infra p. 50.

[27Walter Benjamin, « Paris, la ville dans le miroir », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 99.

[28Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143.

[29Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 295.

[30Nous empruntons ces expressions à René Schérer dans son très bel article : « Les couleurs et l’enfant. Variations sur Walter Benjamin », dans L’Art des confins. Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, Paris, PUF, 1985, p. 497. René Schérer, qui livre au passage la référence au rébus chez Lyotard, s’y intéresse notamment à la pratique de la décalcomanie chez Walter Benjamin enfant quand, alors que tout motif était encore recouvert d’une « nappe de brouillard », à force de gratter et de frotter, de rendre le dos des images « fissuré et écorché », « la couleur surgissait […] comme si se levait sur le monde gris et décoloré du matin le rayonnant soleil de septembre » (extraits de « Le pupitre » dans Enfance berlinoise).

[31Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre » [1855], dans Les Contemplations, Paris, Gallimard, 2001, p. 400 et p. 401-402. Walter Benjamin cite ce poème dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 778 [d 17a, 3].

[32La liste des « principaux passages concernant les étoiles chez Baudelaire » est donnée par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 282 [J 21a, 1].

[33Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 187.

[34Est ici donnée une autre traduction de Walter Benjamin, « Marseille », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 110. Sylvain Maestraggi propose lui un « malheur anonyme ».

[35Walter Benjamin, « Haschich à Marseille », dans Images de pensée, op. cit.,
p. 203-204. Voir également W. Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 45-46. Et encore Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 230.

[36Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 233. Les noms inscrits « en lettres d’or sur fond noir » sont ceux de bateaux amarrés portant « des noms de demoiselles de France » évocateurs de l’amour pour Walter Benjamin.

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