« Vive la mort, à bas l’intelligence ! »

Le Brésil, Bolsonaro et le coronavirus

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Nous avons reçu ce texte du Brésil, paru le 2 avril dernier : il revient sur le personnage sinistre de Jair Bolsonaro et son déni face au coronavirus. En faisant le parallèle avec les formes antérieures du fascisme, notamment le franquisme, l’auteur interprète la politique du président brésilien comme une célébration répétée de la mort.

Introduction

Le 23 mars, Jair Bolsonaro se prononçait officiellement au sujet du COVID-19. Il affirmait : “il ne s’agit que d’un petit rhume. Moi, par exemple, par mon âge et mon historique de sportif, si je l’attrapais, je n’aurais aucun risque” (affirmation qui depuis est devenue un meme). À ce moment-là, le Brésil comptait 345 cas (le 3 avril, nous sommes à 1138 cas), 34 morts, surtout dans l’État de Sao Paolo. Les gouverneurs des États de la fédération avaient déjà pris des mesures contre la contamination : la suspension des cours dans les écoles et universités, la fermeture des commerces et le renforcement du système public de santé.

Depuis, des associations d’habitants dans les périphéries de Rio, le mouvement des sans toit ont lancé des campagnes d’auto-défense et de solidarité populaire. Le Congrès a passé le 1er avril la loi du revenu universel d’urgence, qui garantit jusqu’à 1200 reais (200 euros) par mois aux mères cheffes de famille tant que dure la pandémie.

Vive la mort, à bas l’intelligence !

« Nous voulons glorifier la guerre - seule hygiène du monde -, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent, et le mépris de la femme. »

– Marinetti, Manifeste Futuriste, 1909 [1]

Contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, il est probable que Bolsonaro, au plus profond de lui, ne soit pas négationniste. Nous savons qu’il est anti-science et anti-intelligence, mais il faut comprendre que cela n’est pas le cœur du problème. Nous avons devant nous la plus pure célébration de la mort. Il faut prendre le temps de bien intégrer ce fait, parce qu’il me semble que nous oublions que ces gens existent – le genre à célébrer la mort en tant qu’acte d’épuration, tel l’extrait de Marinetti qui nous sert d’épigraphe. D’habitude, ces gens agissent dans le silence. Bolsonaro est leur cri.

Les pauvres meurent dans les périphéries ? Tant mieux, on aura une diminution de la pauvreté. Les détenus meurent ? Très bien, ça veut dire moins de voyous dans le pays. Des vieux et des faibles meurent ? C’est la reforme des retraites idéale du bolsonarisme. Si ces affirmations semblent absurdes, il suffit de les imaginer prononcées par Bolsonaro pour qu’on se rende compte qu’elles ne sont pas loin des “perles” habituelles du “mythe” [2]. Si ce n’était pas pour la quarantaine, les effets du coronavirus ressembleraient plutôt à une réforme proposée par le pinochetiste ministre de l’Économie, Paulo Guedes, le Libéral Primitif.

Nous sommes peut-être trop attachés à des récits rationnels. Cela nous limite à deux options : soit on est raisonnable, et on suit les recommandations des scientifiques, soit on est négationniste, et on provoque des dégâts, parce qu’on ne croit pas à la science. En tout cas, il paraît impossible que quelqu’un puisse souhaiter consciemment la mort d’une bonne partie de la population.

Mais c’est justement la troisième option qu’il s’agit de considérer, quoique improbable. L’histoire montre néanmoins que l’improbable se produit de temps en temps. Tout comme il y a eu un Neron et un Caligula, il y a un Bolsonaro.

Il y a aussi eu un José Millán-Astray, personnage dans l’Espagne de Franco, un militaire mutilé dont la devise était « ¡ Viva la Muerte ! » Les agents de la mort sont nombreux, mais rares sont ceux qui la célèbrent à tue-tête. S’il était encore vivant, Millán-Astray aurait peut-être reçu une médaille de la part de la famille Bolsonaro. [3] Ou sinon un poste dans son équipe, une invitation entre voisins à participer à un barbeuc.

Millán-Astray s’assumait loup. Bolsonaro se dissimule encore sous une peau de mouton pour beaucoup de ses supporteurs, surtout les croyants. Afin de pouvoir ambitionner le poste de président, il a appris à nuancer, dans certains cercles, sa franchise franquiste, malgré tout une vie vouée à la célébration de la mort.

A ceux qui pourraient être dupes, je conseille une lecture de la Bible (Matthieu 7 :15-16) sur comment identifier des faux prophètes (ou le faux messie). [4] Pour éviter de se faire avoir par une peau de mouton, faites attention non pas aux mots, mais à l’œuvre d’une vie. Faites attention aux fruits que portent l’arbre : on ne cueille pas des raisins dans l’aubépine. L’oranger ne se met pas, du jour au lendemain, à faire pousser des pommes. Bolsonaro a prêché la mort toute sa carrière – tuer est une obsession pour lui, son credo et sa vocation. C’est une obsession pour ses amis, voisins, enfants. Son symbole fétiche, le geste qui fait de ses mains une arme, est tout le contraire du signe de croix. C’est le geste de celui qui crucifie, pas de celui qui est crucifié. C’est le clou, pas la croix. C’est, purement et simplement, le symbole de la mort, sa mission. Si on passe toute sa vie à exalter la Guerre et la Mort, il n’est guère étonnant que, l’occasion venue, on décide d’épouser la Peste et la Faim aussi.

Bolsonaro ne fera pas marche arrière. Il part pour le quitte ou double. Il faut comprendre la mentalité d’adoration de la mort afin d’évaluer l’étendue du noyau dur qui l’accompagnera dans cette Campagne Mortifère jusqu’au bout. Quels sont leurs motivations, leur profession de foi, leur rationalité ? Ses soutiens plus raisonnables — ceux qui s’attachent à la vie — ont déjà quittés le navire. Il y a néanmoins un cercle de fanatiques prêts à le suivre jusque dans l’abîme.

Encore sur le sujet du franquisme, Unamuno dit qu’ « il se peut qu’il vainque, mais il ne va pas convaincre ». Le tyran peut arracher une victoire politique de circonstance avec la force, mais il ne peut pas convaincre l’intelligence. J’ajouterai qu’il ne peut non plus convaincre le goût de l’amour et de la vie. Bolsonaro a été la victoire de tout ce qui est « anti » : la rage, la rancune, la tristesse. Tout ce qui ne peut pas durer.

Après un débat avec Unamuno, Millán-Astray aurait ajouté une clause à sa devise, afin de, en plus de célébrer la mort, condamner la raison : « A bas l’intelligence, vive la mort ! ». L’intelligence, nous savions déjà qu’elle était avec nous – mais il ne reste aucun doute maintenant que la vie, aussi, est de notre côté. Le navire prend de l’eau, les rats commenceront bientôt à le quitter. Bolsonaro tombera et, quand il le fera, il faudra ne pas oublier ceux qui étaient de son côté. Une fois que la grande gueule se fermera, les agents silencieux de la mort reprendront leur travail dans l’ombre, obscurs.

Cícero Portella – 31/03/2020

[1Filippo Tommaso Marinetti, poète et fondateur du mouvement Futuriste, dont le manifeste a été publié par Le Figaro em 1909, a également co-écrit le Manifeste Fasciste de 1919 en soutien au parti de Mussolini qui venait de naître. L’intégralité du manifeste sur le site du journal : https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2019/02/19/26010-20190219ARTFIG00263--le-figaro-publie-en-une-le-manifeste-du-futurisme-le-20-fevrier-1909.php

[2« Mito », ou « myhte » est la façon dont les supporteurs de Bolsonaro font référence à lui, ou emploient le surnom « Bolsomito ». Ses opposants ont détourné cette appellation, et disent des « bolsonaristas » qu’ils sont des « bolsominions », les laquais de Bolsonaro, comme les « minions » jeunes et stupides du film pour enfants homonyme. Les minions sont des êtres dont l’existence se résume à servir les créatures les plus abjectes.

[3Flávio Bolsonaro, à l’époque député à l’assemblée de Rio de Janeiro, a remis une médaille d’honneur à l’ancien policier militaire et chef de Escritório do Crime, le plus grand groupe paramilitaire de l’état, Adriano Magalhães da Nóbrega. A l’époque, Nóbrega se trouvait en prison, condamné pour homicide.

[4Messias en portugais, comme le deuxième prénom du président, Jair Messias Bolsonaro.

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