Un orage prêt à éclater

ou comment esquiver le « devenir con »
Romain Huët

paru dans lundimatin#424, le 15 avril 2024

Romain Huët répond ici au texte de l’historien Anton Jäger L’échec des protestations de masse à l’ère de l’atomisation paru dans la revue Le Vent Se Lève [1]. Alors que certains déplorent l’absence de parti ou de syndicats consistants et y voient le résultat de "l’atomisation" des manières d’être au monde, Romain Hüet pose, au contraire, que les dernières luttes doivent nous forcer à assumer un autre constat : nous sentons un désir de retour plus massif au monde. L’illusion de l’impuissance tient peut-être à une perception décalée, hallucinée, de la situation : une perception mélancolique de gauche qui, ne sachant surmonter l’élément purement négatif - fasciste - de l’époque, transforme son impuissance singulière en lucidité. Il s’agit ici d’esquiver à la fois les rappels à l’ordre de gauche et le « devenir con » réactionnaire qui « annule les commencements ».

Dans son article « l’échec des protestations de masse à l’ère de l’atomisation », Anton Jäger part d’un sinistre constat : « l’époque est marquée par une résurgence des protestations et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique ». Il prend pour exemple des mouvements hétérogènes : l’assaut du Capitole aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matters, les manifestations appelant à un cessez-le-feu à Gaza ou encore les gilets jaunes. Ces mouvements auraient en commun de n’avoir guère produit d’effets politiques significatifs. Le putsch aux États-Unis n’a rien de révolutionnaire, les institutions policières ne sont pas démantelées sous la pression de la rue, les massacres à Gaza se poursuivent et les gilets jaunes n’ont su faire reconnaître leurs aspirations démocratiques (Référendum d’Initiatives Citoyennes) ni obtenir une quelconque amélioration réelle de leurs conditions matérielles d’existence. Le monde capitaliste et néolibéral continue d’écraser davantage les existences humaines et non-humaines.

Pour l’essentiel, Anton Jäger constate une résurgence des soulèvements sociaux après une longue période d’apathie politique (1990-2008). « Les citoyens sont prêts à se révolter en grand nombre » sans qu’ils n’espèrent d’ailleurs obtenir une victoire politique significative. Les structures sociales demeurent hors de portée. Cette paralysie ne serait pas seulement l’effet des techniques de répression des pouvoirs. Elle s’expliquerait par la structuration des mouvements sociaux, par l’émergence du numérique, par le court-termisme, la fluidité et l’individualisme des révoltés.

« Aujourd’hui, les hommes politiques se demandent s’ils peuvent lancer une campagne en quelques semaines, les citoyens manifestent pour une journée, les influenceurs pétitionnent ou protestent avec un tweet monosyllabique. Il en résulte une prépondérance des guerres de mouvement sur les guerres de l’environnement législatif par la mise en place d’institutions durables (…).

Au-delà du mépris à peine dissimulé vis-à-vis des « formes d’action politique » toujours « modiques », Anton Jäger semble regretter le déclin des « partis » et des « syndicats » :

« Internet a réduit les coûts de l’expression politique, il a également pulvérisé le terrain de la politique radicale, brouillant les frontières entre le parti et la société engendrant un chaos d’acteurs en ligne ».

En raison de l’absence de « modèles d’adhésion formalisés », la population « oscille entre passivité et activité mais qui réduit rarement le différentiel de pouvoir global ».

Dans la perspective d’une discussion, un diagnostic commun se dégage : le retour au monde plus massif des citoyens. Ce retour n’indique pas nécessairement l’espoir d’une transformation en profondeur des structures sociales. Dans un futur proche, personne ne s’attend à une amélioration significative des conditions matérielles d’existence, à l’épanouissement d’horizons émancipateurs ou à une reconnexion effective et intégrale avec les vivants. L’atmosphère est anxiogène. La violence se déchaîne dans le monde, les drames écologiques s’intensifient, les replis nationalistes et les tentations fascisantes menacent un grand nombre de démocraties. En bref, l’humeur générale de la société est traversée par la peur, l’angoisse des temps à venir, l’épuisement et le découragement. Le plus vif espoir réside dans nos potentielles solidarités pour déblayer les corps ravagés par la guerre, offrir une main fragile aux personnes désespérées qui n’attendent plus grand-chose de l’existence. En somme, le sentiment d’impuissance face à la débâcle du monde décourage. La réalité l’emporte sur nos capacités imaginatives. Il y a un fait peu contestable : depuis les années 80 et l’avènement du techno-capitalisme, les résistances sont toujours en retard par rapport au pouvoir. [2]Leur manque « d’efficacité » est possiblement moins dû à un engagement versatile qu’à l’immensité de la tâche à entreprendre pour destituer des ordres verrouillés qui ont colonisé l’ensemble du vécu. Entre autres, la conséquence a été de produire des subjectivités affaiblies, des solidarités usées et un profond sentiment d’esseulement moral auquel aucune organisation collective n’a su apporter de réponses consistantes. Cependant, il est assez inutile d’alimenter cette vieille « mélancolie de gauche » [3]. Quelque chose est en train d’arriver. De nouvelles forces politiques surgissent bien que leurs formes soient effectivement parfois fragiles.

Répliquer face au monde

En effet, le paradoxe se situe précisément à cet endroit. Il n’est pas dans le fait que les soulèvements soient lâches et sans effets substantiels. Le paradoxe est que, dans ce contexte étouffant, bien loin de déserter et de fuir le monde, les répliques se généralisent. Évidemment, il importe de questionner leur consistance et leurs effets concrets sur la réalité politique. Mais il faut aussi rendre compte de leurs puissances et saisir ce qu’elles inaugurent.

Il est certain que ces répliques ont la particularité de n’attendre plus grand-chose des médiations traditionnelles (partis, syndicats, etc.). Le constat est amer. Depuis de nombreuses années, les victoires politiques par la voie des urnes ou des négociations ont été rares. Ce désaveu pour les acteurs traditionnels du politique, qu’ils soient porteurs d’une « politique radicale » ou non, s’accompagne d’une impatience démocratique saisissante. Celle-ci se traduit par une expression politique foisonnante sur les réseaux sociaux mêlant rationalités et émotions. Ça déborde de partout.

Dans ces excès de vitalité démocratique, il ne circule pas seulement des propos haineux, des délires complotistes ou un « chaos d’acteurs en ligne ». Des paroles, souvent fragiles, mais franches s’agrègent et tissent des liens. Ces expressions politiques font fi de toutes ces « polices » qui autorisent ou disqualifient les récits autorisés à l’audition publique. Certes, ces expressions ont perdu en exigence épistémique. [4] Les rationalités se font plus lâches et moins impératives. Seulement, elles ne conduisent pas nécessairement à une régression politique. Ces paroles, lucides, parfois emportées, ont permis d’objectiver aux yeux de tous des injustices invisibilisées ou bien trop banalisées. L’exemple de #Metoo en est emblématique. Les structures sociales du patriarcat sont atteintes. Certes, elles ne sont pas renversées. Seulement, cette domination millénaire qui était suffisamment puissante pour n’avoir jamais à se justifier perd désormais de son évidence.

Cette impatience démocratique se manifeste aussi par le retour à la rue avec une ferme intention d’y rester. Force est de constater que les manifestants sont las des routines syndicales. Il n’est plus question d’être dans la rue pour être « compté » dans la perspective d’un rapport de force avec le gouvernement. Sur ce point, les organisations syndicales n’ont obtenu aucune victoire depuis des années et ont dévoilé leur cécité lorsque les refus du monde les débordaient de tous les côtés. Les manifestants ne veulent pas seulement être « là ». Ils nourrissent l’espoir de faire effraction dans l’espace d’audition politique. Il s’exprime un désir de monde, une confrontation directe avec les pouvoirs. En France, ces soulèvements sont loin d’être timorés et éphémères. Le mouvement contre la loi El Komri en 2016 a duré sept mois, les gilets jaunes se sont obstinés chaque week-end dans la rue ou sur les ronds-points pendant deux ans, les manifestations contre la réforme des retraites en 2023 ont duré six mois. Quant au mouvement Black Lives Matter, sa durée en terme événementiel est plus brève. En revanche, les attentes morales et politiques qu’un tel mouvement porte ont totalement infusé dans les subjectivités politiques, en particulier au sein de la jeunesse. C’est là un fait nouveau dans un passé récent. Non seulement les mouvements n’ont rien de « modistes », mais une génération jeune se soulève et se refuse aux sinistres habitudes des formes institutionnalisées de la contestation. Il me semble que ce sont les partis et les syndicats qui ont été incapables de saisir ces bouleversements sociologiques. La crise de la gauche sociale dans de nombreux pays européens témoigne d’une coupure avec leur base la plus évidente. Ce sont aux acteurs « traditionnels » de se transformer pour coïncider avec les aspirations sociales et morales, non l’inverse.

En juin 2020, à Paris, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, le comité Adama Traoré a appelé à une manifestation. Je m’y suis rendu. Sur place, je vois des milliers de jeunes, téléphones à la main, filmant et partageant sur Instagram l’ampleur du rassemblement. Ils attendent impatiemment que ça déborde. J’ai vu là quelques visages familiers : des gilets jaunes, des activistes dispersés un peu partout dans la foule. Les irréductibles – ceux qui s’approchent de tout ce qui se soulève, regardent la foule avec un mélange de dédain, d’arrogance militante et de joie. Dédain parce que les indignés ne savent pas faire, qu’ils ne connaissent rien aux stratégies de défense dans la rue. Ils témoignent d’une insouciante naïveté qu’eux n’ont plus. L’ancien combattant contre la loi travail, pour la défense des ZAD, le gilet jaune à la cinquantaine d’actes, lui, il sait comment on s’y prend dans ces moments. Il tolère à peine le nouveau, ces « modistes » peu concernés et prêts à rentrer chez eux une fois la story Instagram expirée ou à l’apparition de la première matraque. Pourtant, ils restent. Joie aussi, malgré tout, parce qu’ils sont là au milieu d’une foule de jeunes qu’on ne voit jamais en manifestation. Ce jour-là, je perçois surtout une jeunesse généreuse. Les crimes racistes leur sont insupportables et ils conviennent parfaitement qu’il y a de nombreux Georges Floyd en France. Je me vois en miroir. Je perçois mes tristes habitudes, mes anticipations et ma redoutable aptitude à ramener le nouveau au connu. Soudainement, cette vision fait cesser mes habitudes politiques. Ce que je vois n’est pas du tout dérisoire. Je ne sais pas s’ils sont prêts à combattre contre ce monde-là, mais ils se présentent bien face au monde avec rien d’autres que l’évidence de leur sentiment d’injustice. Il leur importe peu d’avoir l’air de ceux qui savent. Est-ce que ces jeunes, téléphones à la main pour raconter le spectacle du refus du racisme dans leurs stories Instagram, pourraient être l’espoir effervescent ? Oui. Leurs gestes n’ont rien de narcissiques ou d’individualistes. Ils font (re)joindre l’intime au politique. Ils transforment la nature du spectacle. Ils font exister la révolte en diffusant un mélange de colère et de joie.

Ils ne récitent pas, ils créent

La subjectivation politique de la jeunesse ne passe plus par l’attachement à des programmes politiques et à des horizons idéologiques préétablis. C’est heureux. Cette jeunesse se refuse de réciter la langue morte des slogans. Elle affirme la vie. Elle se préoccupe moins des systèmes politiques que d’une vie libre. À cet égard, le soulèvement des iraniens en 2022 est emblématique de cette quête vitaliste. Le (non)slogan « Femme, Vie, Liberté » est sublime de visée politique et de poétique. Il met au centre « la question de la vie elle-même et ses conditions d’épanouissement » [5]. Un tel (non)slogan, il se hurle. Dans son ouvrage La haine de l’émancipation [6], François Cusset insiste sur le fait que la subjectivation des jeunes générations passe avant tout par des « questions sexuelles, ethniques, géopolitiques, culturelles et écologiques ». Aux espaces dévitalisés et bureaucratiques des partis et syndicats, ils préfèrent des formes sociales fondées autour d’un « sentiment commun », d’une consistance affective entre chacun. Certes, celles-ci supportent difficilement la durée et la stabilité. Elles peuvent aussi s’évaporer rapidement, renoncer aux combats patients et obstinés. Seulement, souvent, elles se muent en d’autres formes, composent de nouvelles alliances. Les aspirations ne se pétrifient pas, elles se vitalisent. En outre, il est inutile de juger ces mouvements comme inefficaces puisqu’ils ne visent pas la « conquête du pouvoir ». Ils ne rêvent d’aucun accomplissement historique au nom d’une utopie abstraite. Ils ne récitent pas, ils inventent aujourd’hui, maintenant. Ils creusent l’ordre social. Ils accélèrent le vacillement du monde. Certes, celui-ci tient encore. Seulement, chacun a bien acquis le sentiment de l’effondrement du monde hérité de la civilisation industrielle.

La réalité politique a été profondément affectée par les mouvements de ces quinze dernières années. Certes le pouvoir néolibéral, le capitalisme et les États ne sont pas renversés. En revanche, en quelques années seulement, tout a été un peu bousculé.

Depuis quelques années, quelque chose commence. Les habitudes de pensées s’effondrent. Pour résister à la catastrophe en cours, la pensée doit inventer, se confronter à des formes de vie qu’elle connaît mal, à des cosmologies qu’elle n’avait jusqu’à présent jamais prises au sérieux, à d’autres façons de faire monde avec les vivants humains et non-humains. Et, assurément, il n’existe nul horizon univoque si ce n’est de soigner le monde et de donner à nouveau des raisons de croire en lui. La pensée n’est ni donnée à l’avance, ni condamnée à l’impasse. Elle est à trouver. C’est une pensée qui travaille à imaginer d’autres prémices, à tracer des voies qui échappent aux normativités dominantes, à construire des images du monde qui aient une valeur opérationnelle. Parfois, elle cède à l’exotisme, elle fantasme les horizons amérindiens sans trop les connaître, se met à rêver d’une conversation universelle entre les espèces, s’imagine qu’on réinvente l’habitat en construisant des cabanes dans des arbres, cède aisément au vertige des émeutes laissant de côté la laborieuse tâche de bâtir au milieu des décombres, s’ennuie dans les innombrables querelles sans envergure entre groupes politiques, etc.

Seulement, des mouvements bien plus denses sont en train de nous traverser. Leur « efficacité » réside dans leur aptitude à « potentialiser le temps ». Baptiste Morizot [7] en appelait à se transformer en « explorateur » non colonisateur. C’est un travail qui requiert une « imagination décolonisée et détachée de ses aspirations à l’emprise ». Le temps de l’exploration est vertigineux car il s’expérimente en l’absence de savoirs assurés et suscite des rencontres avec des vies inexplorées, tous ces êtres sans appels, effacés des espaces d’auditions politiques [8] (Haraway). Le politique devient affaire de raisons mais aussi de sensibilitée.

Le regain de vitalité des mouvements féministes, écologistes et antiracistes (pour ne citer qu’eux) l’indique. Leur puissance est de refuser résolument les évidences passées. Cette insoumission vis-à-vis des évidences de l’hétérosexualité, de la masculinité, du genre, de l’hégémonie de la cosmologie occidentale, de la relation entretenue avec les vivants prend parfois des formes crispées et policières. Mais leur puissance est bien supérieure et a déjà creusé en profondeur l’ordre social. Il reste encore à tisser ces alliances qui agrandissent le monde : agrandir les vues sur celui-ci, les rapports sensibles qu’on y tisse, les promesses de le soigner pour y trouver des formes de coïncidences et de résonances. Il reste encore à inventer quelque chose de consistant et d’affirmatif. Si les êtres parviennent à se trouver des « pensées non hégémoniques », [9] alors la question de l’efficacité politique deviendra inactuelle.

Le manque de large, faire exister des espaces autres

Il est sans doute nécessaire de réfléchir à des formes sociales d’organisation suffisamment ouvertes, c’est-à-dire non écrasées par d’innombrables bureaucraties politiques, pour créer mais surtout pour durer. En France encore, le mouvement des soulèvements de la terre est un exemple intéressant. Ces mouvements ne se contentent plus de compiler les refus du présent. Ceux qui le composent s’emploient à sortir de l’état général de déploration pour créer des mondes imparfaits, pour expérimenter d’autres façons de vivre, de travailler, de faire voisiner les vies, de faire exister localement la vie démocratique. Ces dehors, encore largement marginaux, entendent faire monde autrement. Les créations qui se jouent dans les Zones À Défendre (ZAD) ou d’autres lieux occupés sont des points d’appuis fondamentaux pour penser la résistance politique. Il convient de ne pas idéaliser ce qu’il s’y passe. Il ne se bâtit pas toujours des mondes consistants ou désirables. Mais il importe peut-être de les saisir pour ce qu’ils sont : des espaces autres, des réalisations inaccomplies, imparfaites, des tentatives de faire la vie qui, dans le monde conventionnel, ne trouvent pas de place où s’exprimer. C’est là leur plus grande puissance d’altération. Il est possible d’exister autrement. L’impuissance collective ne résulte pas d’une volonté générale prétendument atomisée ou de citoyens apathiques et individualistes. Son origine est ailleurs : dans le manque d’espace, le manque d’air, dans l’existence impossible d’un ailleurs où la vie est pensée autrement que depuis les normes sociales néolibérales.

Ces espaces oppositionnels ont des difficultés à exister. Les pouvoirs ne les tolèrent pas. Ce n’est pas parce qu’ils rongent les principes républicains ou qu’ils reposent sur d’autres rationalités. La raison est plus profonde : il s’agit de contenir toutes métamorphoses collectives de l’être et de ses façons de faire. Ces dehors sont alors sans cesse attaqués si bien qu’ils passent l’essentiel de leur temps à « se défendre » physiquement et institutionnellement. Dès lors, ces potentialités peinent à s’étendre ou à se convertir en actes. C’est la disponibilité à l’inventivité et à potentialiser le futur qui se trouve alors entamé. Et, quand ces espaces ne sont pas empêchés, ils sont « récupérés » avant qu’ils n’aient inventé quoi que ce soit. On ne compte plus les squattes d’artistes, les réseaux informels d’entre-aide ou les collectifs qui font l’objet d’une récupération, c’est-à-dire d’une institutionnalisation dans les voies prévues par le cadre étatique. Ce n’est pas seulement leur pouvoir de subversion qui est perdu, mais leurs capacités d’inventions pratiques car tout ce qu’ils entreprennent se doit alors de coïncider avec les rationalités contestées.

Cesser de fabriquer le capitalisme

Les initiatives sont foisonnantes non pour renverser le capitalisme mais pour « cesser de le fabriquer ». L’essentiel n’est pas d’évaluer leur « efficacité sur la réalité politique » au nom d’une société idéale mais plutôt de faire exister des pratiques qui continuent de creuser les failles du monde. David Graeber [10] formulait l’éternel retour du même problème : « comment préparer une société (sans plan préconçu) de sorte que le mouvement insurrectionnel ne s’évapore pas et qu’ils ne se reproduisent pas des rapports de pouvoir ». Comment maintenir « ce moment d’ouverture » et faire face au monde de la « réorganisation » ?

Depuis quelques années, le perfectionnement et la radicalisation des techniques répressives montrent bien la crainte des pouvoirs. Ces derniers ne cessent de commander des enquêtes sur l’acceptabilité sociale de leurs mesures. Ils s’inquiètent de la « radicalisation » et de toutes ces vies saturées d’énergies insatiables. Partout en Europe, ils renforcent les effectifs et les équipements de la police. Ils savent que ça déborde. Ça ne tient que par la force. Sur ce point, les récents mouvements sociaux ont obligé les pouvoirs à une pure dépense physique de la force pour contenir ce qui les dépasse. Les techniques répressives s’attaquent à au moins deux choses : aux corps et aux joies explosives des révoltes. Les institutions policières sont désormais tenues de se mettre en spectacle. Par là même, elles ne sont pas renversées, elles sont dépotentialisées. Pendant ce temps-là, les réactionnaires expriment sans relâche leur « panique morale ». C’est l’ultime geste de résistance du vieillard sénile qui annule tout ce qui commence. Il ne comprend plus grand-chose des nouvelles attentes morales qui s’expriment un peu partout. Alors, il s’agite, braille, s’épuise jusqu’à retourner dans son sinistre chez lui, rongé par la petite mort lente du cynisme. Il n’a su résister au « devenir con » : celui qui annule les commencements.

Romain Huët

Illustration : Chatonsky

[1Rédigé le 20 août 2023 il a été traduit et publié en français le 30 mars 2024 par Alexa Knez

[2« Utopier le désir », entretien avec Alain Damasio. Propos recueillis par Alice Carabédian, Tumultes, n°47, 2016/2, pp. 73-90.

[3Traverso, Enzo, Mélancolie de gauche, La Découverte, Paris, 2016.

[4Christ, Julia, « De l’intime au public. Habermas à l’épreuve des réseaux sociaux », AOC, vendredi 28 janvier 2022, https://aoc.media/analyse/2022/01/27/de-lintime-au-public-habermas-a-lepreuve-des-reseaux-sociaux/

[5Makaremi, Chowra, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, La Découverte, Paris, 2023, p. 34.

[6Cusset, François, La haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde, Gallimard, Paris, 2023.

[7Morizot, Baptiste, « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient », Critique, 2019/1, n°860-861, pp. 166-181.

[8Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, Paris, Les Éditions des mondes à faire, 2020.

[9Garcia, Tristan, Laisser être et rendre puissant, Paris, Presses Universitaires de France, 2023.

[10Graeber, David, Bureaucratie, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.

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