Les clients passent à côté de nous et le saluent généreusement, il est aimable et blagueur, mais dès qu’une personne traîne un peu trop à lui faire la conversation, il nous glisse qu’on ne devrait pas rester ici, comme si les gens du coin ne devaient pas entendre ça, comme si ce vieil homme affable s’était construit un personnage civil qu’il ne fallait pas déconstruire. On devine ici la double vie des individus emportés dans le maelström révolutionnaire, même après de longues années, le monde normal est incompatible avec ce qui les a tant traversés. Il nous apprendra plus tard qu’il est plutôt discret sur son passé et sa pensée politique avec son entourage. Il va même voter, non parce qu’il y croit, mais vivant dans un petit village, il ne veut pas être repéré comme « le mec qui ne vote pas ». Il aime voir les gens du coin, traîner au café associatif, faire de la chasse avec ses amis, mais il n’a pas perdu son élitisme politique. Il sait qu’il n’a pas besoin de leur partager ça, « ils ne comprendraient pas ».
Nous commençons ce récit - à défaut de nos échanges – par le début : né en 1946 d’une famille bourgeoise, sa mère se retrouve sans le sou et seule à devoir élever ses deux enfants après que leur père les ait abandonnés. Il est pris en charge par sa grand-mère pendant que sa mère fait des allers-retours pour trouver du travail. Il arrête l’école à 13-14 ans et devient laveur de carreaux à son compte. Il passe son BEPS-2 et entre rapidement dans le monde de l’entreprise, puis gravit les échelons et se retrouve cadre d’une grosse entreprise où il est responsable de tout le sud-ouest à 19 ans. Marié à une femme dont il se souvient tendrement : « des conneries, on n’arrivait même pas a baiser ! » (ce franc-parler au mélange d’argot tout droit issu de la génération soixante-huitarde fera la teinte de l’entretien), il mène une vie exemplaire sans se douter du tournant radical que celle-ci prendra quelques temps plus tard.
Depuis son adolescence, il appartient à la « Fédé », le groupement national d’étudiants protestants plutôt progressiste, où se croise le milieu intellectuel bordelais ; il y fréquente quotidiennement Jacques Ellul et Bernard Charbonneau [1], deux grandes figures qui se posent déjà la question d’un bouleversement politique de grande envergure.
Il nous raconte « qu’Ellul avait même une correspondance avec Debord et qu’elle s’est terminé parce qu’Ellul à dit à Debord “ Je ne pense pas que c’est les voyous qui feront la Révolution, je suis protestant ” ce à quoi Debord à répondu “ Bon, tant pis ” ». Nous n’avons pas réussi à retrouver cet échange mais voici ce que disait Debord d’Ellul dans une lettre à Françoise Lung en 1962 :
« Oui, se débarrasser des chrétiens de gauche, même de bonne volonté, est le premier travail d’une recherche théorique révolutionnaire. [...] Je ne veux pas dire que des individus parmi eux sont incapables de faire certains actes, de développer certaines critiques, qui dans le détail sont justes et intéressantes. Et ce détail peut être important. Mais cela sera forcément incohérent au niveau du projet d’ensemble. […] Mes « échanges » avec Ellul, c’est un bien grand mot. Ellul est passé me voir à Paris. Il approuve, disait-il, l’I.S., qu’il connaît assez bien, à deux nuances près dont l’une concerne, je crois, les blousons noirs, et l’autre n’est rien de moins que sa foi chrétienne. » [2]
Dans ce foisonnement intellectuel, il y croise un camarade qui vient de lire le n°6 de l’Internationale Situationniste et lui conseille vivement de lire le suivant. Nous sommes en 1965 « juste avant la R16 [3] » et il se retrouve avec cet étrange feuillet empli de textes alambiqués aux accents post-marxistes dans les mains. Le point de rupture est arrivé. À cette époque, l’Internationale Situationniste a le vent en poupe dans les milieux révolutionnaires, et l’organisation se soude autour de la revue éponyme, qui sera publiée entre 1958 et 1972 [4]. Le groupe, issu de l’avant-garde artistique nommée l’Internationale Lettriste (emmenée entre autres par Isidore Isou) a fait scission avec cette dernière en revendiquant une approche plus radicale dans sa conception de l’art face aux renâcles « des figures de cire du musée surréaliste », qui à force de faire leur propres éloges sur tous les plateaux télés depuis trente ans, ne sont plus que des linges délavés qui veulent porter la couleur éclatante de la révolution par l’art. Comme le dit Marcolini, « pour les situationnistes, l’art des années 1950-1960 se trouve confronté à un épuisement radical des formes et des significations [5] ».

Avec Guy Debord en tête, les situationnistes vantent la suppression de l’art, qui va laisser place au dépassement de l’art, pour que l’œuvre ne soit plus encastrée dans les choses matérielles, mais bien dans les choses de la vie, voire dans la vie elle-même. Avec cette suppression et cette réalisation simultanée de l’art, s’ajoute l’horizon révolutionnaire comme seule perspective valable. C’est sur cette théorie que la première grande scission situationniste se fera en 1962, où les artistes trop enfermés dans leur pratique « bourgeoise » sont exclus par les tenants d’une I.S. révolutionnaire qui se rapproche d’une pensée conseilliste [6]. Marqués par les émeutes de Watts en 1965, ils se positionnent en critique féroce du gauchisme des partis comme des syndicats et vont par la provocation (soutenue par le discours dense de la revue) tenter d’opérer la subversion. Le refus du travail, de la morale chrétienne et politique, vont marquer cette pensée qui honorera sa qualification d’internationale via ses membres Algériens, Néerlandais, Italiens, Danois, Belges, Hongrois ou encore Écossais. En 1967, l’IS fait un coup d’éclat médiatique en publiant 10 000 exemplaires De la misère en milieu étudiant, sur les fonds financiers - engloutis pour l’occasion - de la section locale strasbourgeoise de l’UNEF qu’ils avaient noyauté lors d’une élection six mois plutôt. L’un des Vandalistes dira de ce dernier ouvrage que « c’était une forme d’insolence qui s’est immédiatement transfusée dans nos veines » [7]. Sortie la même année La Société du spectacle écrit par Guy Debord et le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations écrit par Raoul Vaneigem sont les deux ouvrages les plus connus du mouvement.

L’ennui est contre-révolutionnaire
Revenons-en à Bordeaux, où notre personnage principal entame la lecture de l’I.S. rencontre Jean-Louis L. (dit Sabot) « C’est lui qui me file Marx à lire et qui m’emmène faire la fête, il me fait rencontrer des filles, ça me change ! ». Depuis la Fédé, le n°7 de l’I.S. (sorti en 1962) s’est transmis de main en main et a convaincu sa petite bande de jeunes fêtard.e.s qui écume les bars bordelais. L’équipe s’installe dans une piaule rue de la Rousselle où à force de faire la bringue avec tout l’immeuble, ils et elles finissent par devenir une bande d’une douzaine de personnes. Sur trois étages habitent - dans un va-et-vient incessant - les membres du groupe, le réseau d’amis, un « trotsko » [8] champion de lutte et un certain Marty, responsable d’un petit cinéma du centre-ville. L’immeuble devient un lieu de réunion, mais comme il dit « on y faisait la java tous les soirs ».
Lui a amassé pas mal d’argent grâce à son travail, assez pour subvenir à ses besoins pendant quelques temps. « J’ai arrêté de travailler à cause de l’I.S. » nous glisse-t-il avec un sourire. Il démissionne de son poste de cadre et entre pleinement dans sa nouvelle vie. Dans cette dynamique, mêlant une politisation intense et des nuits festives, la bande se retrouve et décide de créer un groupe politique, « Les Vandalistes de Bordeaux » voient le jour autour de 1966. Influencé par la pensée situationniste, le groupe vit de provocations et de débrouilles. « On faisait des soirées « Prisunight », on allait au Prisunic (chaîne de magasins rachetés par Monoprix en 2003, NDR) au croisement de la rue Sainte-Catherine et du Cours Victor Hugo (où se situe l’actuel Carrefour, NDR), on prenait chacun un caddie et à huit, on gueulait : “ Tout est gratuit pour ce soir ! Tout le monde peut sortir sans payer ! ” On remplissait notre caddie et ceux des autres clients. On se faisait courser par le vigile de temps en temps, pendant que d’autres (à trois ou quatre) sans caddie se remplissaient le manteau via des grandes poches cousues dans la doublure. On faisait ça tous les vendredis, sans jamais de soucis avec les flics, ils étaient assez inexistants. On arrivait à la caisse avec nos caddies remplis et on disait “ c’est trop cher, on s’en va ! ”. On les laissait là et on partait pendant que les autres avaient pu s’envoler avec leurs manteaux pleins, sans aucun soupçon. On volait du crabe, du whisky, des trucs à forte valeur ajoutée ».
À force de traîner en bande jusqu’à pas d’heure autour de la rue de la Rousselle, iels se font remarquer par un artiste du coin qui voit en eux la liberté dont il use tant dans ses œuvres. Habitant au 7 rue des Fausset, Pierre Molinier [9], surréaliste et précurseur du photomontage érotique profite de cette rencontre pour leur faire une proposition que seules les années soixante sont capable d’assumer. « Un jour Molinier est venu nous voir et il nous a proposé de tourner un porno avec lui. On ne s’est même pas posé la question, on a accepté ! C’était de la provoc’, on trouvait ça drôle. C’était un drôle de bonhomme, il était peintre en bâtiment à l’origine puis il est devenu artiste, homosexuel assumé, il était contre la morale. Donc il nous a invité chez lui, dans une maison extraordinaire, il y avait de la bonne bouffe, il y avait de quoi passer des soirées bien arrosées et de toute façon, on était là pour se marrer. Le tournage s’est fait chez lui et un peu à la Rousselle aussi. Il nous disait “ vous projetez de la crème fraîche sur la moule et vous la lécher ”. C’était marrant. Et puis il avait payé la crème fraîche. Ça a duré une semaine ou deux peut-être. On n’a jamais vu le résultat du film, j’ai tenté de mettre la main dessus il y a quelques années, mais je n’ai rien trouvé. J’ai encore des tableaux qu’il nous avait filés ».
Les Vandalistes, entre une réunion dans l’immeuble et un verre au bar, lisent Octave Mirbeau [10], Jean-Baptiste André Godin [11], Charles Fourier et ses phalanstères [12], et bien sûr les numéros de l’I.S.. « Nous étions une douzaine à former une bande relativement homogène d’esprits forts et de fortes têtes dont l’ambition avouée était de “ tout foutre par terre ” et de chercher à faire “ quelque chose de marrant ”. Nous découvrions pêle-mêle : les jeux surréalistes et la fameuse révolution sexuelle épinglée par Reich (nous en usions avec le plus parfait mauvais goût), la dérive situationniste et les conseils ouvriers, dont Debord nous faisait le panégyrique par correspondance » [13]. Malheureusement, aucune trace photographique de cette époque n’est restée, car la bande avait déjà une attention sur la sécurité. À la question de savoir s’il a eu des influences politiques après l’Internationale Situationniste, il nous répond « non, tous des cons ». On ne peut pas dire qu’il n’est pas resté fidèle à la pensée situ.
Il continue son récit et nous parle de cette époque où il se baladait à la gare de Bordeaux avec une robe et des cheveux longs, ce qu’aucun homme ne faisait à cette époque, d’après lui. Être contre la norme, contre la morale, être un effronté l’amenait à tout essayer de renverser. « Tout ce qu’on faisait, il fallait que ça soit drôle, que ça fasse scandale. Il y avait un but de détournement, on a fait plein d’affiches qu’on collait partout dans les rues de Bordeaux ». Il nous raconte qu’il traînait « au quartier Saint-Pierre, à Saint-Michel, puis autour de la gare, mais là-bas, il y avait des bistrots de connards. On allait plutôt à la Place de la Victoire puis à l’angle Sainte-Cath’-Victor Hugo, là-bas, il y avait le bar Les Arts qu’on aimait bien, où Michelle la patronne faisait crédit aux étudiants sur les steaks frites jusqu’à 3 mois. Elle s’occupait des camés du quartier, tout le monde passait dans ce rad. Ou on allait chez « Papa-Maman » en face de la fac de médecine (actuel musée d’Aquitaine) un peu avant la place Pey Berland. Papa-Maman, c’était comme ça qu’on appelait les patrons, c’était un couple de vieux qui étaient sympas avec nous, le bar s’appelait Le Pey Berland. On traînait dans les rues ou à l’appart de la Rousselle, vu qu’on avait tout l’immeuble. »
Il nous parle du quartier Mériadeck avant qu’il ne se fasse écraser par ce projet rétro-futuriste tout droit sorti des fantasmes d’un Chaban-Delmas égotique [14]. Faubourgs de Bordeaux, le quartier sentait encore l’air de l’avant-guerre. Le mélange de cultures et les classes populaires en faisaient un quartier plein de vie dont il aimait la compagnie. « Certaines personnes y circulaient encore en charrette à bras, il y avait des chambres de passes, des hôtels à cordes. [Des hôtels à cordes ?] Oui, ils tendaient des cordes et les gens dormaient dessus et au petit matin, le patron décrochait la corde pour les faire partir [15].
Certains restaurants portugais affichaient des plats à un euro (en équivalent ancien francs), et si tu te garais mal dans le quartier, ils n’appelaient pas les flics ou la fourrière, ils déplaçaient ta caisse à la main en s’y mettant à plusieurs. Nous, on y allait pour les cagnagués. [Les cagnagués ?] Ben oui, les cagnagués quoi [16] ! C’était habité par beaucoup de gens misérables, des populations issues de l’immigration, arrivées comme main-d’œuvre bon marché et placées dans les faubourgs des villes. » Pour la construction du nouveau quartier, la plupart de ces populations seront déplacées dans des HLM pour les plus chanceux ou dans des cités d’urgence pour les moins « francisés » [17].
La commune n’est pas morte
Désormais constitués en bande politisée, les Vandalistes veulent créer une brèche situationniste dans le monde artistique et politique de la Belle Endormie. À l’instar de leurs mentors parisiens, iels s’immiscent dans les happenings, dans les assemblées politiques et dans les conférences universitaires qui abordent la révolution ou pire, qui aborde l’art sous le prisme de la révolution. « On arrivait avec des slogans, on critiquait, on trouvait les socialistes à l’ancienne, on foutait le bordel et on repartait. On faisait des actions culturelles environ deux fois par mois ». Forts de leurs quelques interventions, iels tentent d’écrire à Debord, pour que le saint-père des situs les adoubent. Ils ne recevront aucune réponse. Qu’à cela ne tienne ! La bande ne s’arrête pas là. Il en profite pour nous raconter une anecdote qui arrivera bien plus tard en terme chronologique et qui éclaire le principe « d’action culturelle ». « Le coup du mètre étalon, il faut que je vous raconte ça ! C’était une idée à moi. Le mètre (la mesure) que l’on connaît était basé sur le mètre étalon définit lors de la Révolution française, et ce bout de bois était exposé au Pavillon de Breteuil (près de Boulogne-Billancourt). C’était un musée de vieilleries, il y avait peu de surveillance. L’idée était de dire : le mètre est une convention à la con, on va au Pavillon de Breteuil, on coupe un bout du mètre et on dit, le mètre n’est plus le mètre. Il fait désormais, je ne sais pas, 82,5 cm. Alors, on a tout préparé, on fait les repérages, on vole le matos pour le découper, préparer les caisses, ça nous a pris six mois parce qu’on bossait tous à ce moment-là. Mais le temps qu’on prépare tout ça, les scientifiques ont changé le système de référence. Le mètre ne se basait plus sur le mètre étalon, mais sur une longueur d’onde. Alors ça n’avait plus de sens et on a laissé tomber. » [18]
Échec donc, mais ce qui va faire entrer les Vandalistes de Bordeaux dans l’histoire n’est pas un coup d’éclat médiatique, mais bien un tract (« on est même passé dans le Paris-Match ! »). Seule trace publique de leur existence, il est écrit collectivement à l’appart de la Rousselle lors d’une soirée d’avril 1968. « On pensait vraiment que ça allait être le grand soir », ils n’étaient visiblement pas les seuls…
(La lutte contre l’aliénation se doit de donner aux mots leur sens réel ainsi que de leur rendre leur force initiale.
Étudiants, vous êtes des cons impuissants (cela nous le savons déjà), mais vous le resterez tant que vous n’aurez pas :
— cassé la gueule à vos profs ;
— enculé tous vos curés ;
— foutu le feu à la faculté. -Non, Nicolas, la Commune n’est pas morte.
Comité de Salut public desVandalistes [19]]
Dans son livre Voyage en outre-gauche [20], Lola Miessseroff parle du tract en ces termes : « il suscita des graffitis un peu partout en France – on ne connaissait pas encore le bombage et encore moins le tag. Ce tract devint emblématique et fit connaître largement le nom des Vandalistes, “ crève salope ” devenant l’une de nos références pour plusieurs années […], on l’utilisait beaucoup dans nos tracts. Ça s’est répandu comme une traînée de poudre. »
La machine historique est lancée, le mois d’avril prépare l’explosion du mois suivant pendant que la douzaine de jeunes gens continuent leur routine habituelle. Un soir de leur sortie favorite - un Prisunight particulièrement fructueux - alors qu’iels sortent du magasin en dégaine de bibendum, iels se sentent « suivis par deux mecs et une fille ». Ils continuent d’avancer l’air de rien en descendant le cours Victor Hugo et, arrivés devant la porte de la Rousselle, sont interpellés par les trois personnes. « On se retourne et là, ils nous ont dits “ Bravo, c’était génial ! On vous a suivi parce qu’on était dans le magasin et on voulait vous dire que c’était fantastique ce que vous avez fait. On en a profité pour chourer plein de trucs ! ” C’étaient des Enragés de Paris [21]. Ils avaient entendu parler de notre tract. On a passé la soirée à picoler avec eux. Ces Enragés (dont un certain Patrick Cheval) ont ensuite expliqué à Debord qui on était, et là, les événements de 68 sont arrivés ».
Mais le début du mois de mai est encore calme et notre interlocuteur décide de partir à Toulouse avec Dédé, « le gars qui faisait les BD dans l’I.S. ». Ils vont aux manifs dans la Ville Rose et scandent « ne travaillez jamais » en se foutant de la gueule des syndicats. Puis, voyant l’émulation parisienne, ils décident de rejoindre la capitale. N’ayant pas un rond en poche, ils passent deux-trois jours à faire le trajet, en siphonnant l’essence de plusieurs caisses sur la route pour retrouver Debord et la troupe de l’I.S.. « Une trentaine de personnes très fêtardes et très flemmardes ». Arrivé là-bas, lui intègre le Comité de Récupération avec Patrick Cheval. Ce comité a pour mission de trouver du papier, de l’encre et des imprimantes pour fabriquer les nombreux tracts qui seront diffusés tout au long du mois de mai - des universités aux sorties d’usine et au fil des émeutes. « Il fallait assurer tous les besoins matériels avec des types qui avaient des combines comme les régisseurs de ciné et surtout, il fallait trouver du fric, de la nourriture, bref de quoi faire tourner la machine. »
Cherchant des précisions sur ce mois quelque peu marquant, il nous répond « je ne me souviens plus, on était bourrés toute la journée. » Dommage. Puis dans un sursaut : « Enfin, si ! Je me souviens qu’on s’est fait virer de la Sorbonne par les trotskards qui avaient tous des carrures de rugby-man. Tu m’as vu, moi ? », en désignant son corps frêle le sourire aux lèvres. Il se souvient qu’ils avaient l’ambition de prendre la maison de la radio avec Debord, qu’ils ont essayé d’amener les foules là-bas pendant les émeutes, mais qu’encore une fois, ce fut un échec. Iels passaient leur temps dans les réunions publiques ou à boire dans la ville (l’un n’empêchant pas l’autre), « je suis même sur une photo d’AG dans le bouquin Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations [22] . À la fin du mouvement, Debord nous a dit que ça allait être dangereux de rester à Paris ou dans les grandes villes, qu’il fallait se mettre au vert. Je suis parti dans l’Hérault fin mai et j’ai retrouvé les autres pour écrire sur les évènements. Les comités ont duré pendant le mouvement, pas après ».
Les Vandalistes se dispersent aussi à la fin du mouvement, la grande opportunité est passée, et l’énergie n’est plus la même. Lui reste avec quelques copains et continue sa quête politique. Ils passent à Marseille sur l’invitation d’un ami situationniste, ils vandalisent la piaule qui leur est prêtée, tentent de se lancer dans la fabrication de « faux-talbins » (faux-billets), mais le projet tombe à l’eau. La dynamique s’essouffle au cours de la décennie suivante, les situs on vécu leur moment, et celui-ci s’effrite aussi vite qu’il est apparu.
Vivre sans temps morts, jouir sans entraves
Nous revenons avec lui sur le quotidien de cette bande de Vandalistes sans trop en comprendre les exactes temporalités. Dans une profusion d’anecdotes, il nous parle de l’avant comme de l’après 68, et nous continuons de prendre note en tentant de diriger la conversation sur les rapports qu’ils et elles avaient et ce qu’ils faisaient de leurs soirées. « On faisait la bringue tous les soirs », certes. Mais encore ? « On bouffait au chinois près des Capus, on venait "en couple" à quatre et on se posait derrière un autre couple, dos au garçon, mais face à la fille. J’attendais un peu et je sortais une affiche “ Voulez-vous coucher avec moi ? ” à destination de la fille de l’autre table. Ça marchait une fois sur dix. Sinon, à la place Gambetta, on se posait au feu rouge et on attendait que des filles s’arrêtent en voiture avec son gars qui conduisait pour lui demander d’ouvrir la fenêtre et lui offrir un bouquet de violettes, si elle disait “ c’est gentil ”, on lui envoyait à la gueule. » Face à notre visage interloqué de cette fin d’histoire, il nous répond « C’était pas pour coucher avec elle, on n’avait pas ce problème-là, on avait des copines. C’était pour provoquer, s’amuser, faire réagir le mec - bien qu’on veillait toujours à avoir un rapport de force, d’être plus nombreux. » Nous comprenons que c’était leur façon à eux de se moquer du concept de couple et de crier leur mantra jouir sans entraves sans trop s’embêter des questions de masculinité et du système d’oppression qui en découle. La provocation a toujours les défauts de son temps. Nous l’incitons à nous parler des rapports genrés de ce groupe et les liens qu’iels faisaient politiquement dans ce sens. Il nous raconte qu’iels avaient des liens avec des groupes de féministes qui luttaient pour l’avortement. Les Vandalistes étant un groupe mixte, il nous fait part de leurs relations sexuelles libres. « Les couples, ça n’existait pas trop, enfin si, mais c’était très libre. Le couple ça vient des sociétés judéo-chrétiennes, si tu regardes les tribus indiennes, ça ne tourne pas comme ça. Vivre avec quelqu’un, c’est se foutre en l’air. Après, à ce moment-là, on baisait peu, on n’avait pas le temps. Il n’y avait pas le sida à l’époque, mais pas l’avortement non plus. Donc on se cotisait tous dans la bande pour payer les avortements. Ça coûtait entre 100 000 et 120 000 balles si tu voulais faire ça bien alors que le revenu moyen était autour de 50 000. On avait des contacts de toubibs qui arrondissaient leur fin de mois en faisant des avortements clandestins. C’étaient des crapules qui se faisaient du fric comme ça, c’était vraiment des pourris, ils ne faisaient pas ça pour le côté politique, c’était juste pour le fric. Il n’y avait pas encore le MLAC et les assos qui faisaient ça gratuitement. Et de toute façon, c’était ça ou le cintre. Alors on se dépouillait tous pour les payer, tout était bon pour trouver de l’argent pour avorter, on ne voulait pas de gosses. On s’est saigné pour ça. Plus tard, quand la pilule est arrivée, ma copine de l’époque m’a dit “ qu’est-ce qu’il va avoir comme cocu maintenant ! ” »
Avec une mine réjouie teintée d’orgueil, il poursuit son récit en nous racontant ses exploits sexuels de jeunesse. À l’époque de ses 17 ans (avant les Vandalistes donc), sa bande mixte de la Fédé allait de temps en temps à l’Église Saint-Michel pendant la messe dominicale, non pour prier comme cela est la coutume, mais pour suivre leur quête de provocation alliée à une jouissance décidément sans entrave. Attention, âme pudique s’abstenir. « On se trouvait un petit coin discret, fourrés entre l’orgue et les rideaux rouges et dorés, et pendant que le curé faisait son discours, les filles de la bande se mettaient en ligne en baissant leur pantalon et elles nous disaient “ par le cul, par le cul ”, pour ne pas avoir d’enfants. Et quand tout le monde avait pris son pied, on repartait tous ensemble par la grande porte ». Nos regards se croisent, quelques peu déconcertés, ne sachant pas trop quoi faire de cette anecdote que nous griffonnons sur notre papier avec un rictus gêné. Sentant notre gène, il nous raconte que c’était une époque particulière, où la sexualité ne posait pas les mêmes questions qu’aujourd’hui. La bande voulait ouvrir une brèche dans la morale de l’époque, réagir face aux contraintes du vieux monde catho-gaulliste. Cela lui a permis « d’ouvrir sa palette de plaisir » comme il dit, en devenant bisexuel au cours du temps et c’est tout fier qu’il ponctue par « il faut bien se faire plaisir à mon âge ! ». Il conclut le sujet en nous parlant de sa dernière lecture d’Ovidie sur la pornographie – autrice qu’il avoue apprécier particulièrement - pour ce qu’elle apporte de réflexion sur un sujet qui en a trop peu, bien qu’il ne croit pas à sa thèse principale : la possibilité du porno éthique.
Ne travaillez jamais
Vient alors la question de la subsistance financière. Car, comme il le souligne, « on avait une manière de vivre, une praxis révolutionnaire comme disait Vaneigeim. On volait tout. On n’achetait pas de fringues à l’époque, on ne faisait pas de machine à laver. On volait, on l’utilisait une fois et on le jetait puis on allait en voler d’autres, c’était très facile. On piquait des livres à Mollat, des quantités, c’était la belle époque. C’était le père du directeur actuel. ». À vrai dire, lui avait un peu d’argent de côté grâce à son travail de cadre qu’il avait fait durant plusieurs années, mais ça ne suffisait pas pour subvenir aux besoins de la bande et comme personne ne voulait spécialement rentrer dans le monde du travail, l’idée des cambriolages est arrivée. Les banques leur semblant trop risquées, iels préféraient viser les villas cossues et les grands châteaux du Médoc. Région viticole oblige, ce n’est pas le liquide qui manquait dans ce genre de bâtisse. À cela s’ajoutait des bijoux et autres objets coûteux qu’iels revendaient à des contacts du milieu. Les cibles arrivaient par relation, « une fois, c’est une amie qui travaillait comme secrétaire dans un grand château viticole qui nous a transmis le code d’alarme. On faisait du repérage, plusieurs fois, ça coûtait cher en temps et en essence, alors on siphonnait quelques voitures au passage. Après, tu prépares le coup et si tout va bien, tu t’en mets plein les poches. On ne cambriolait que les riches, on s’est même fait le château Mouton-Rotschild ! Mais on l’a échappé belle, on n’a jamais eu de problème. Ça demandait une sacrée organisation pour le faire, il fallait trouver une caisse (c’est-à-dire en voler une) et la revendre après pour ne pas laisser de traces. Ou alors on avait des combines avec les voitures quand on avait besoin d’argent. On achetait une vieille 2 Chevaux, une épave, pour une bouchée de pain, on faisait la carte grise (environ un million d’ancien franc), puis on allait en voler une neuve. On faisait l’échange de plaque, pour garder celle qui correspondait à la carte grise qu’on mettait sur la neuve, et puis une fois que c’était fait, on trouvait des types pour nous la vendre au prix du neuf. C’était plus facile que les cambriolages ». Il a continué plus tard à faire des arnaques à l’assurance, « mais bon des fois, c’est moins chiant de travailler ». Il se rappelle aussi d’une mauvaise nuit, où il s’est fait prendre en train de voler une voiture. Amené en garde à vue, il ne dira rien, mais passera huit jours à la prison Toulouse comme peine à son silence.
La seule aventure possible ?
La dislocation des Vandalistes, le ralentissement de la dynamique révolutionnaire des années 70 et le besoin d’argent le poussent à retourner au travail. Une de leurs membres est partie en Italie, s’engager dans un groupe de lutte armée « style BR [23] », elle a pris quatre ans de prison ferme et est devenue prof à sa sortie. À Bordeaux, il n’a plus de nouvelles des Vandalistes et après quelques années à Toulouse, il y reviendra et prendra contact avec le groupe Union Ouvrière, fondé en 1974, qui se constitue autour de la revue éponyme emmenée par Jean-Paul Michel. Mais avant ce retour, notre interlocuteur se fait embaucher comme comptable dans une boite de nuit du Sud-Est de la France et y stagne quelques mois. Cependant, jamais à court d’anecdote, l’histoire qu’il entretient avec la fille du patron n’est pas vue d’un bon œil par ce dernier qui l’enferme dans son bureau avec deux vigiles à la porte. « Moi, je ne voulais pas me marier. Et lui, il voulait qu’elle se marie. Là, j’ai senti que j’allais passer à la casserole, alors j’ai sauté du premier étage et je suis parti en courant. Je me doutais qu’ils allaient venir me chercher chez moi et que j’avais pas le temps de récupérer ma caisse américaine à la maison. Alors j’ai volé une voiture sur la route, je suis allé au port le plus proche et là, j’ai volé un bateau pour aller en Italie. » Pas de lutte armée pour ponctuer cette évasion digne d’un film d’espionnage, il revient en France après quelques semaines de tourisme, le temps de se faire oublier, et trouve un emploi en tant qu’expert en responsabilité dans les assurances qu’il gardera jusqu’à sa retraite.
Quand on le questionne sur le slogan phare des situationnistes « ne travaillez jamais », il nous répond : « c’est un concept et surtout, je n’avais pas de mécène comme Debord. J’ai choisi mon travail. Je ne suis pas riche, mais j’aurais pu. J’ai toujours détesté ne pas être stable financièrement. ». Nous continuons de le questionner pour savoir s’il a complètement raccroché avec la politique en entrant dans le monde du travail, ce à quoi il répond : « Je n’ai pas renié, jamais, mais c’est vrai que j’ai fait des concessions avec la vieillesse. Je n’ai pas abandonné, que ce soit quand je coupais des champs d’OGM avec les Faucheurs ou lorsque je participais aux Gilets Jaunes ! Même si désormais, c’est un peu plus compliqué pour moi de courir dans les champs… Et puis je continue à faire des petits vols de temps en temps dans les magasins ».
Une journée passée à écouter notre interlocuteur nous a laissé entrevoir les bribes d’une époque où une bande de jeunes insolent.es se laissaient aller à leurs désirs subversifs dans une joie inaltérable. Nous inspirant pour nos propres pratiques, nous louons cette énergie qui a permis l’avènement d’un mois comme celui de mai 68. Nous viennent aussi des analyses sur la pertinence ou non dans une perspective révolutionnaire de leurs actions, car ce récit nous a montré les puissances d’une telle effronterie face au monde, tout en apercevant les affres d’une pensée peut-être trop accrochée aux coups d’éclats médiatiques. La provocation n’existe que via les provoqués et le jour où la provocation n’est plus à l’ordre du jour, où le libéralisme a écrasé la morale conservatrice, que reste-t-il de la politique ? Quelles actions valent le coup ? Et qui des situationnistes peut prétendre ne pas s’être fait reprendre par le Capital ?
C’est peut-être aussi le destin des pensées politiques pertinentes, déceler ce qui dans le présent est à détruire, y aller effrontément, marquer son temps et en faire une histoire pour espérer devenir une influence. On y voit évidemment la place que l’ego a pu prendre dans ce besoin de faire histoire, les jeux de cour autour de Debord et l’écriture de leur exégèse qui a sûrement plus sauvée leur être révolutionnaire que ne l’a fait leur vie ensuite. La question se pose alors à l’aune de cette vie, faite de travail dans le monde de l’assurance, illuminée par un éclair de quelques années, dont la charge électrique restera jusqu’au bout à faire tourner la machine : que nous reste-t-il de la pensée situationniste ? Question très certainement insoluble, mais qui après une journée en sa compagnie nous laisse entrevoir un début de réponse : rester voyou, même à 77 ans, continuer de voler, continuer à arnaquer les assurances, profiter du système, sans pureté militante, pour se faire plaisir et pour ne pas leur laisser ce qu’il nous reste - même si la révolution n’est plus à l’ordre du jour. Et si on ne voulait s’attacher qu’a ce récit de jeunesse, alors cette réponse serait : être ensemble et se sentir plus forts, se marrer continuellement, vivre en bande, vivre le communisme, lire-manger-baiser, se faire plaisir, sans jamais oublier la perspective révolutionnaire, sans jamais se faire écraser, ni par la loi, ni par la morale, ni par le milieu politique.
Voilà, peut-être, ce qu’on a envie de retenir.