Ukraine : rencontre avec le collectif Eco-Platforma

Éco-anarchisme, véganisme et critique de la société industrielle en temps de paix et de guerre

paru dans lundimatin#426, le 29 avril 2024

L’été dernier, une militante française a pu se rendre à Lviv, à l’est de l’Ukraine, où elle a rencontré deux militant-es du groupe local Eco-Platforma (« l’Eco-Plateforme ») se revendiquant de l’éco-anarchisme. Connu pour avoir organisé de nombreuses actions écologistes avant février 2022, allant des ateliers éducatifs sur la libération animale aux éco-camps pour s’opposer aux projets de construction, ce groupe a mis en pause certaines de ses activités après l’invasion russe pour s’organiser plus efficacement en soutien aux éco-anarchistes au front. La discussion a porté sur le véganisme en temps de paix et en temps de guerre, la critique des technologies et de la société industrielle, les défis particuliers auxquels fait face l’anarchisme vert en Ukraine, l’entraide au sein du mouvement anti-autoritaire et les perspectives pour l’après-guerre. [1]

Pourriez-vous raconter dans quel contexte est né votre collectif ? Vous-êtes vous inspiré-es d’autres collectifs éco-anarchistes vous ayant précédé-es ?
Igor [2] : A la fin des années 2000, le mouvement anarchiste ukrainien comptait en son sein plusieurs groupes étudiants, anarcho-syndicalistes, antifascistes, anarca-féministes... Pourtant il y avait très peu d’initiatives noires et vertes (éco-anarchistes). Je connais seulement Vilna Zemlya (Terre libre) qui existait à Kyïv en 2012-2013… [3] Vers chez nous, à Lviv et à Ternopil, il y avait aussi eu une initiative éco-anarchiste. Tout ça existait avant le Maïdan.

En 2012-2013 déjà, le mouvement anarchiste a traversé une crise majeure et beaucoup de projets ont cessé d’exister. Et à la suite du Maïdan, il ne restait plus qu’une poignée de petites initiatives. A Lviv, les anarchistes n’étaient presque pas représenté-es. Le mouvement existant était marqué par des scissions et des dissensions internes.

Dans l’ensemble, après le Maïdan, de nombreuses personnes s’intéressaient à la politique, mais n’avaient plus de collectif. Quelques militant-es de Tchernihiv, Dnipro et Kyïv, mais surtout de Lviv, se sont alors réuni-es pendant quelques jours pour discuter des perspectives d’organisation communes. Beaucoup étaient déjà impliqué-es dans des mouvements sociaux. Une partie voulait lancer une initiative pour promouvoir le véganisme et la défense de l’environnement. Dès le début, cette envie coexistait aussi avec une volonté de ne pas juste créer une initiative végane de plus, mais d’élargir la critique à l’anthropocentrisme et au capitalisme.

Ce projet a existé pendant un petit moment à Lviv, puis ses membres ont fait expérience des répressions plutôt liées aux actions écologistes. Une partie du mouvement s’occupait aussi des actions sociales, participant aux luttes des travailleur-euses et aux campagnes contre l’impérialisme russe. En 2016, il n’y avait plus de mouvement à proprement parler et il fallait à nouveau recommencer à partir de zéro.

Le collectif s’était auto-dissout à cause de la répression ?
Igor : Je dirais qu’une partie des militant-es qui étaient les plus proches du mouvement anarchiste ont été touché-es par la répression. Celle-ci n’était pas très forte, il s’agissait plutôt d’intimidations. D’autres ont simplement décidé de se concentrer sur leur vie personnelle plutôt que de continuer à militer. D’autres encore se sont engagé-es plus intensément dans les mobilisations contre des grands projets de construction, pour la défense de l’environnement, par exemple dans le mouvement pour préserver les arbres sur la place de Saint Yourï à Lviv en 2015. Ces personnes prenaient aussi part aux blocages de chantiers.

L’Eco-Plateforme s’est formée à peu près à ce moment-là. On a atteint un pic vers 2018 avec à peu près une quarantaine de personnes très actives dans le groupe. On a fait face à de la répression extérieure, certain-es camarades ont été attaqué-es au couteau par des fachos, d’autres ont subi des répressions policières, notamment des perquisitions. Il y avait aussi des problèmes à l’intérieur du mouvement, certain-es militant-es se révélaient être des provocateurs policiers, des choses comme ça. Je pense que ça arrive dans n’importe quel mouvement. On parle des gens à qui on fait beaucoup trop confiance et qui provoquent des scissions et des embrouilles. A la fin, on fait moins confiance aux autres. Je peux raconter plus en détails, mais je ne suis pas sûr que ça ait un sens.

Tu as mentionné des camps qui se mettaient en place pour protéger des parcs. Qui prenait part à ce genre d’occupations ?
Igor : Ce genre de mouvements arrivaient souvent de manière spontanée, il suffisait que des habitant-es du coin se rencontrent. Il y avait cette nuance qu’à chaque mouvement d’opposition à un nouveau projet de construction, s’incrustaient des gens de divers bords politiques qui pouvaient se dire de gauche, de droite, défenseur-euse de l’environnement ou peu importe : ces gens-là voulaient simplement obtenir de l’argent de la part des constructeurs et ainsi lancer leur propre carrière politique.

A une certaine période, on travaillait ensemble avec le mouvement « Narodna diya » (« L’Action populaire ») sur des actions contre les projets de construction. Ce groupe ne nous a pas trop aidé-es, mais a quand-même formé une liste aux élections municipales. Au début, ses membres se disaient anti-autoritaires et n’étaient pas lié-es à un parti, mais dès qu’il y a eu des élections, le groupe s’est lancé là-dedans.

De manière générale, ce genre d’occupations locales apparaissaient et disparaissaient constamment, ça ne durait jamais très longtemps. Quand ça se terminait, il n’en restait pas grand-chose.

Quelles genres d’actions faisiez-vous avant l’invasion ?

Igor : On a fait beaucoup d’actions, ça nous arrivait d’en faire une trentaine par mois, parfois, c’était deux ou trois par jour. Il y avait des grosses actions qui pouvaient devenir des campagnes et avaient besoin de diffusion médiatique. Il y avait des actions éducatives, des camps militants où les gens pouvaient se rencontrer pour discuter pendant deux-trois jours. Après chaque éco-camp, de nouvelles personnes venaient militer avec nous. On a aussi fait des actions contre les zoos et les cirques.

On essayait aussi de monter des infrastructures, par exemple on tenait une salle de gym pour des végan-es où plusieurs activités étaient proposées, notamment la lutte et le muay-thaï. On avait aussi un café végane, un centre social : plusieurs coopératives en tout. Tout ça avait un succès relatif. Avec cette gym, on a contracté beaucoup de dettes. On a dû travailler pendant quelques années pour les rembourser. Les coopératives ont fini de manière un peu triste.

Quand vous organisez des actions et des événements culturels régulièrement, beaucoup de gens passent par votre mouvement. Je crois qu’au moins 400 personnes sont passées par l’Eco-Plateforme. La plupart finissent par s’intégrer dans la société, en restant végans, mais fondent une famille, travaillent et se mettent à nous critiquer. Ces personnes disent après qu’en grandissant, elles sont devenues plus sages, pendant que nous, on est une bande de cons qui courrons toujours avec nos affiches. D’autres personnes sont restées.

Olena : Juste avant la guerre, on n’était pas nombreux-ses. Personnellement, j’ai rejoint l’Eco-Plateforme en 2020. Ses membres me paraissaient dignes de confiance, même en étant assez peu. D’autres personnes venaient de temps en temps.

Quels sont vos liens avec d’autres mouvements politiques, par exemple les féministes ?
Olena : Les plus grosses actions féministes avaient lieu le 8 mars, elles étaient organisées par des organisations féministes plus « mainstream ». Nous y allions pour porter notre propre discours qui n’était pas forcément partagé par d’autres. Beaucoup de personnes de différents bords politiques venaient à ce genre de mobilisations, par exemple les féministes libérales.

Quand nous organisions des actions nous-mêmes autour de l’écologie ou du véganisme, les militant-es d’autres collectifs qu’on appelait à venir ne voulaient pas forcément appuyer une action qui n’étaient pas organisée par leur groupe. Les participant-es étaient peu nombreux-ses et c’était surtout des gens qu’on connaissait déjà.

Nous avons aussi soutenu et accompagné des personnes de notre entourage qui exprimaient l’envie de devenir véganes en leur donnant accès à des ressources éducatives, en leur montrant différents films sur le sujet par exemple. Moi personnellement, ça m’avait beaucoup aidée de pouvoir discuter avec d’autres militant-es concernant mon véganisme.

Igor : Nous sommes face à plusieurs problèmes à fois. D’un côté, pour beaucoup de féministes et d’anarchistes qui partagent certaines de nos valeurs, notre activité reste encore trop radicale. Beaucoup d’anarchistes sont anthropocentré-es et ne s’intéressent qu’aux problèmes des humains. Ces anarchistes ne portent aucune critique de la civilisation dans son ensemble.

D’un autre côté, beaucoup de militant-es véganes ont réussi à s’intégrer dans la société. Ces véganes n’ont aucune volonté révolutionnaire et sont satisfait-es quand il y a plus de produits véganes au supermarché ou lorsque de nouveaux cafés véganes ouvrent dans leur quartier. Pour eux, le véganisme est surtout un style de vie. On peut agir ensemble parfois, mais il n’y aura pas de vision plus globale pour nous unir.

Quelle serait une vision non-anthropocentrée de l’anarchisme ? Et quelles sont vos tactiques pour la promouvoir ?
Olena : Les anarchistes soutiennent tou-te-s celleux qui sont opprimé-es par l’État et le capital. Mais souvent on oublie l’oppression qui touche à d’autres espèces et aux éco-systèmes. Concevoir l’anarchisme depuis le point de vue d’une « total liberation » (une libération totale), qui inclut bien évidemment aussi les minorités sexuelles et de genre, permet d’échapper à la hiérarchie pyramidale où l’humain est au-dessus du reste, c’est-à-dire des êtres vivants non-humains et des milieux naturels comme les forêts.

Les non-humains subissent l’oppression la plus massive. Les animaux d’élevage vivent dans de véritables camps de concentration. Tout le monde n’aime pas ce genre de comparaisons, mais de fait c’est ce qui se passe. Beaucoup de gens préfèrent ne pas y penser. Nous essayons d’aborder ces sujets à travers des projections publiques des documentaires qui traitent de l’exploitation des non-humains, tels que Earthlings (2005) ou Dominion (2018).

[Le film Earthlings a eu très forte influence sur les milieux militant-es luttant pour la libération des non-humains. A titre d’exemple, en juillet 2020, dans la ville de Loutsk à l’ouest de l’Ukraine, l’ex-détenu Maksym Kryvoch kidnappe les passager-es d’un bus international et les oblige à regarder ce documentaire. Il exige du président Zelensky que celui-ci recommande publiquement Earthlings sur ses réseaux sociaux. Ce-dernier accède à la demande, mais supprime la publication immédiatement après la libération des otages.]

Notre dernière projection sur ce sujet a eu lieu après l’invasion russe, on a regardé le film Seaspiracy (2021) à propos de l’extinction des espèces océaniques.

Igor  : Si nous avons autant mis l’accent sur l’éducation populaire dès le début, c’est que nous avions compris que très peu de gens partageaient nos analyses. Même les personnes plus militantes sur ces sujets-là et véganes pratiquant-es croyaient que la situation globale allait en s’améliorant, gardant la foi en le progrès, la culture, croyant que les gens devenaient plus solidaires… C’est se mettre à l’écart de la lutte en considérant le combat comme étant gagné d’avance.

Étonnament, même les personnes qui se pensent politisées sont la plupart du temps apolitiques dans leur approche [attentiste]. L’ensemble de l’activité politique de notre pays, en partant de la Verkhovna Rada (le parlement ukrainien) jusqu’à tout en bas, est basée sur le populisme. Organiser des actions permet à des gens de gagner en visibilité sur les réseaux sociaux, de lancer une carrière ou d’obtenir des subventions plus que de porter des vraies idées.

Ces derniers temps, le climat était donc très mauvais pour porter des idées radicales. Si on appelait à voter pour nous en promettant des hausses de salaire, notre projet aurait été soutenu. Alors que le genre d’idées qu’on porte, comme le besoin de réduire globalement notre consommation matérielle, va à l’encontre d’une certaine idée de confort matériel auquel beaucoup restent attaché-es.

Olena : On peut y rajouter notre vision techno-critique, car toutes les technologies sont interdépendantes et on ne peut pas simplement les classer en bonnes ou mauvaises. Le progrès d’une branche scientifique spécifique entraîne le progrès dans d’autres branches. Ces résultats peuvent toujours servir pour endommager encore plus les milieux naturels et augmenter le contrôle des humains qui se retrouvent dans une position d’indésirables au sein de la société techno-industrielle.

Il suffit d’observer la transformation de l’espace publique. Les parcs sont désormais remplis des caméras de vidéo-surveillance. Ça fait penser aux supermarchés et aux zoos. Parfois il y a aussi des dispositifs d’enregistrement de voix et les policiers circulent souvent. Malgré ça, beaucoup veulent encore croire qu’on progresse.

Historiquement, les groupes se revendiquant de l’écologie profonde comme vous le faites étaient souvent partisans de la réduction drastique de la population humaine et portaient souvent des discours racistes et xénophobes concernant le fort taux de natalité dans les pays du Sud global. Comment réconciliez-vous la lutte contre les oppressions sociales avec un prisme écologiste radical qui met en avant l’impact dévastateur de notre espèce sur le reste du vivant ?
Olena : D’un côté, c’est souvent les pays considérés comme étant les plus développés qui se retrouvent à avoir un impact écologique fort, plus fort que ceux où la population est importante et grandit vite. D’un autre côté, même si ce facteur démographique est réel, il est souvent lié au patriarcat, mais aussi à l’impérialisme, donc à toutes les structures sociétales qu’on critique.

Une transformation radicale de notre rapport au reste du vivant est-elle encore envisageable ?
Igor : On est allé si loin que… Peut-être qu’il y a cent ou deux cent ans, si certaines idées avaient été réalisées, ça aurait pu changer quelque chose, maintenant, il ne s’agit plus de combattre l’avarice de certaines personnes ou des corporations, mais de l’ensemble de la culture humaine. Certain-es parlent encore des bon-nes ouvrier-es versus les méchants capitalistes. Quand tu parles avec ces mêmes ouvriers, tu te rends compte que les mêmes valeurs capitalistes les animent. La civilisation humaine en tant que telle exploite et oppresse. Dans tous les pays que j’ai pu visiter, même les militant-es se disant anarchistes ou révolutionnaires s’inscrivent souvent assez confortablement dans le mode de vie de leur société.

Olena : Les gens ne veulent pas changer leurs habitudes et refusent de prendre en compte d’autres oppressions que celles qui les touchent. A la limite, on peut avoir de la compassion envers les femmes, même si le sexisme persiste dans des communautés anarchistes. Mais quand il s’agit de changer ce qu’on mange…

Igor : La révolution commence dans la cuisine.

Olena  : Tout le monde est d’accord qu’il faut trier les déchets, que le changement commence par soi-même. Certain-es soutiennent que ça ne va rien changer, que c’est surtout la faute aux grandes entreprises. Ce qui est vrai en soi, il y a effectivement 100 multinationales qui sont responsables des 70-80 % des dégâts écologiques. C’est un fait. Mais ça ne change rien au fait que la plupart des gens ne veulent pas transformer radicalement leur façon de vivre.

Igor : Les militant-es politiques professent certaines valeurs et parlent de l’utopie qui adviendra si leur projet politique gagne, mais ne sont pas capables de les mettre en place au sein de leurs mouvements qui rassemblent une centaine de personnes ou même chez elleux. Certain-es s’expriment contre le capitalisme, mais restent les personnes les plus égoïstes, avares et compétitives dans leur vie quotidienne…

Une dizaine d’années plus tôt, on croyait que les gens manquaient d’informations, qu’il suffisait de les sensibiliser. Aujourd’hui, toutes les informations sont accessibles, on choisit juste de ne pas voir. On doit donc chercher d’autres moyens d’agir. Plutôt que de chercher à tout prix de convaincre la société, je pense qu’on devrait former plutôt des contre-sociétés, des communes partageant des valeurs communes au milieu de ce qui existe.

Partie II : Après l’invasion

Au moment de l’invasion russe, avez-vous cherché à rejoindre le bataillon anti-autoritaire qui était en train de se constituer à Kyïv ? Avez-vous actuellement des camarades au front ?
Olena : Lorsque l’invasion totale a commencé, nous avons tou-te-s décidé d’aller nous battre. Pourtant les femmes n’étaient pas très demandées. Certains de nos camarades ont tenté de rejoindre le bataillon anti-autoritaire, mais seul un camarade a réussi. Ce n’était pas très simple de les intégrer.

Igor : Ils avaient leurs propres critères, sans doute l’appartenance à un milieu contre-culturel.

Olena : Nos camarades qui sont au front cherchent à montrer qu’il existe de nombreux-ses combattant-es végan-es et éco-anarchistes qui participent activement aux combats. Ça peut être des tireurs, des médics… Ces personnes peuvent s’afficher publiquement en tant qu’éco-anarchistes, en mettant par exemple des autocollants sur leur voiture ou des blasons sur leur uniforme. Ces combattant-es font aussi de la propagande au sein de l’armée pour le véganisme. On peut soit cuisiner soi-même, soit chercher de l’aide auprès de certaines initiatives qui soutiennent les combattant-es végan-es. En Ukraine, l’État ne fournit pas d’aide alimentaire aux soldats et, de manière générale, c’est assez compliqué d’être végane.

Comment s’organisent les éco-anarchistes au front ? En cherchant à se regrouper au sein d’une sous-division commune ?
Olena : On n’a pas de division commune… Il y a surtout pas mal de militant-es sympathisant de nos idées. Ça ressemble à une cellule de sympathisant-es. Selon nos règles, seules des personnes véganes peuvent se présenter en tant que militant-es membres de l’Eco-Plateforme et toutes les personnes dont je parle ne le sont pas, même si elles travaillent dessus.

Igor : Au début de la guerre, beaucoup de personnes sont venues à Kyïv depuis plusieurs villes pour combattre. Une partie a rejoint le bataillon anti-autoritaire et le reste a commencé à travailler au sein des Collectifs de solidarité (qui s’appelaient « Operation Solidarity » à l’époque). Pendant le premier mois de l’invasion, on allait aux centres de recrutement de l’armée, cherchant à rejoindre ce bataillon, mais ça n’a pas marché. On a pas été inscrit là-bas.

Olena : Au lieu de ça, on a trouvé un entrepôt pour stocker des dons qu’on gérait avec des militant-es venu-es d’autres villes, de Kyïv notamment. Aujourd’hui, ces militant-es sont rentré-es chez elleux. Depuis, il y a eu des conflits et une scission au sein de l’Operartion Solidarity qui a abouti en la création des Solidarity Collectives (« les Collectifs de Solidarité »). Mais un réseau est resté en place et nous soutenons toujours des anarchistes et anti-autoritaires qui sont au front. Les Collectifs de Solidarité soutiennent les combattant-es proches de nous, mais c’est important de ne pas uniquement compter sur ce réseau-là et de développer des liens par nous-mêmes, car on veut qu’il y ait de l’entraide dans tout le mouvement et que ça ne soit pas le monopole d’un groupe.

Est-ce que votre collectif continue à mener des actions en temps de guerre ?
Olena : Quand on se bat au front, on n’a plus beaucoup de temps pour mener des actions militantes ou poursuivre le travail médiatique. On continue à avoir une présence sur les réseaux, en s’appuyant sur des personnes qui ne sont pas au front ou qui alternent. Nous continuons à mener une campagne d’information, à pousser nos idées… En Ukraine, on parle beaucoup d’écologie, mais il s’agit surtout d’appels à signer des pétitions de toute sorte qui ne garantissent absolument rien. Trente ans depuis la création d’un État ukrainien indépendant, les gens croient toujours aux pétitions et ont peur de participer aux actions directs écologiques.

Igor : On souhaite partager nos valeurs au maximum. Beaucoup de véganes ne comprennent pas pourquoi on veut faire des actions, ces personnes veulent seulement être respectés et pouvoir s’inscrire dans la société.

Olena : Avant, les végan-es étaient un peu considérés comme des freaks. Je comprends le fait de vouloir être vu-e normalement… Mais pour nous, si on est végan-e, ce n’est pas, en premier lieu, pour soi, pour préserver sa santé ou pour être stylé-e, mais pour les autres êtres vivants. Si on ne cherche pas à être conséquent-e dans son véganisme, on peut soutenir une société qui repose sur le meurtre et l’exploitation animale en espérant qu’un jour, tou-te-s les humains seront respecté-es et leur confort protégé en son sein, peu importe leur choix de consommation. En même temps, dans cette société-là, les êtres vivants non-humains ne seront toujours pas confortables.

Vous avez dit qu’il était difficile de diffuser vos idées dans une société dont les membres préfèrent ne pas questionner leurs privilèges ou à leur participation à l’exploitation animale. J’imagine que c’est devenu encore plus difficile après l’invasion ?
Olena : Certain-es de nos camarades pensent qu’en temps de guerre, les gens accordent moins d’attention aux questions du véganisme… La guerre est à la première place, car beaucoup de leurs proches combattent. Personnellement, je ne peux pas dire que j’ai remarqué une différence d’attitude trop importante. Il y a toujours des personnes qui nous écrivent en proposant différentes idées d’action. Un camarade a fait des auto-collants pour mettre en évidence les parallèles entre l’exploitation animale et la guerre : par exemple, « l’armée russe torture des innocent-es, ne faites pas comme elle ». On les a collés à Lviv.

On utilise le thème de la guerre pour aborder l’exploitation animale et des milieux vivants. En faisant ces parallèles-là, on cherche à créer une image dans la tête de la personne qui voit le sticker, sans poser de mots trop compliqués dessus. Cette personne va se poser des questions ou peut-être s’énerver, mais en tout cas elle va y réfléchir.

Est-ce que vous liez la guerre aux autres processus de destruction des milieux vivants ?
Igor : Je pense que ces processus-là peuvent rester relativement indépendants. Bien sûr, en temps de guerre, les gens ont plus de confiance en l’État et d’autres structures de pouvoir, ce qui lui donne une plus grande marge de manœuvre. Par exemple, le fait qu’ils veuillent agrandir la station de ski d’élite à Bukovel avec un projet de construction massif, alors qu’il s’agit d’un sanctuaire pour de nombreux animaux. [4]

On avait eu d’autres problèmes locaux de ce genre. Près de Lviv, un oligarque du coin avait tout simplement confisqué un lac aux gens pour construire un complexe résidentiel de luxe autour. Il ne s’agit pas forcément d’un processus centralisé. Un oligarque détruit une forêt pour construire un hôtel, pendant ce temps-là, une centaine d’ouvrier-es vont abattre des arbres pour les revendre. Tout dépend juste des capacités de nuisance de chacun-e.

Quelles sont vos perspectives pour après la guerre ?
Igor : Beaucoup de nos camarades sont actuellement en Pologne où les conditions sont moins difficiles et le capitalisme est plus vivable. Peut-être qu’à la fin de la guerre, il y aura des antennes de l’Eco-Plateforme dans d’autres pays européens, mais honnêtement je n’y crois pas. Pour réussir à faire ça, il faut travailler dès maintenant, et je ne pense pas que les gens soient prêtes à le faire.

Olena : On n’en sait rien, tout change tout le temps. La plupart des ukrainien-nes, même les plus politisé-es, qui luttaient pour l’indépendance de l’Ukraine face à l’impérialisme russe en 1989-1991, ne croyaient pas que l’État russe allait nous envoyer des missiles en 2022. Qui sait ce qui arrivera après la fin de la guerre ? Peu de gens avait prévu la pandémie et le confinement, pourtant ça a bien eu lieu et c’était lié à nos pratiques écocidaires autant qu’à la consommation de la chair animale.

Igor : Depuis 2018, suite à toutes les répressions et les scissions, la plupart des activités sont retombées sur les épaules d’une poignée de personnes cherchant à résoudre les problèmes collectifs avec un succès plus ou moins relatif.

Olena : Tout dépend des gens ordinaires, s’il y a des gros mouvements sociaux ou des manifestations. Je ne crois malheureusement pas à un nouveau soulèvement… Si jamais après la guerre, la seule priorité des gens va être de revenir au même niveau de revenu ou de confort matériel qu’avant l’invasion, ça va servir aux capitalistes qui pourront exploiter les humain-es et la nature au maximum.

Igor : Je pense que même sans parler des oligarques, des militant-es et des bénévoles lambda ont vite trouvé des possibilités de s’enrichir personnellement grâce à la guerre, de trouver des choses à voler ou plus d’argent à gagner à certains endroits.

Olena : C’est donc particulièrement important qu’il y ait une alternative aux structures étatiques…

Igor : Globalement, nous sommes un groupe marginal aux valeurs très minoritaires et on souhaite que ces valeurs soient plus répandues. Peut-être que ça continuera comme ça, peut-être qu’après la guerre, beaucoup de gens reviendront et ça sera différent. J’imagine un réseau de cafés gratuits…en même temps, quand on était une centaine, on l’a fait et ça n’a pas donné grand-chose.

J’ai l’impression que l’invasion a ressoudé tou-te-s les anti-autoritaires en quelque sorte ? Avez-vous remarqué une entraide et une solidarité plus grandes au sein du mouvement ?
Igor : C’est juste des paroles, mais dans les faits, il y a très peu de solidarité au sein du mouvement. C’est un très grand problème. Ça peut arriver qu’une personne s’occupe tellement des activités militantes qu’elle n’a plus le temps de travailler. Elle peut avoir besoin de soins médicaux ou d’autre chose à un moment donné. Après des années de militantisme, elle peut se retrouver à la rue, sans que ses camarades l’aident un minimum, en l’hébergeant par exemple.

Olena : Malgré tout, il y a de la solidarité en ce moment. Yellow Peril Tactical nous ont aidé-es à récolter des sous pour un véhicule destiné à nos camarades au front. [5]

Igor : Je pense que c’est des personnes plus riches que nous, car en Europe ou aux États-Unis, les salaires sont dix fois plus élevés qu’ici. La solidarité en provenance d’autres pays européens est plus importante que celle d’autres endroits en Ukraine. Ici, rien que pour que d’autres partagent ta cagnotte, il faut presque supplier d’autres collectifs. C’est chacun-e pour soi.

Olena : Oui, ça arrive aussi. Les groupes anarchistes diffusent surtout leurs propres membres. J’essaye d’en parler pour résoudre ce problème. Je pense que si des personnes étrangères voient qu’on partage les initiatives d’autres gens que nous-mêmes, ça augmente les chances que quelqu’un-e au milieu de tout ça reçoive effectivement de l’aide.

Depuis le blog Dans la brume

[1Les publications du collectif et ses appels aux dons peuvent être consultés sur sa chaîne Telegram ou sur son compte Instagram @eco-platform.

[2Les prénoms ont été modifiés. Igor et Olena ne font plus partie du collectif, mais ont accepté que cet entretien soit paru.

[3Ce mouvement, actif juste avant les événements de l’Euromaïdan, éditait son propre journal. Dans un entretien accordé en février 2014 au média anarchiste russe « Action autonome », l’une des participantes du collectif racontait la participation de ses camarades au Maïdan suite aux premiers affrontements avec les unités anti-émeutes Berkout pour s’opposer à la terreur policière.

[4Des mouvements écologistes ukrainiens luttent activement depuis plusieurs années pour s’opposer aux projets d’agrandissement de la station de ski Bukovel. Actuellement, l’oligarque Kolomoïsky, proche du président Zelensky, souhaite construire au moins trois nouvelles stations de ski sur les bords du Mont Svydovets pour accommoder des milliers de nouveaux-elles visiteur-ices. Une coalition « Free Svydovets » s’est mise en place et diffuse sa campagne sur son site web : https://freesvydovets.org/en/

[5Ce collectif composé de personnes asiatiques aux Etats-Unis fait de l’éducation aux armes à destination des militant-es anti-autoritaires.

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