­Tunisie : « Nous autres n’avons pas de peuple »

Nidhal Chamekh

paru dans lundimatin#299, le 9 août 2021

Le 25 juillet, au soir d’une journée de manifestations, le président tunisien Kaïs Saïed a renvoyé le premier ministre, temporairement suspendu le parlement, levé l’immunité de ses membres et annoncé qu’il prendrait un certain nombre de décisions par décrets, en recourant à l’article 80 de la constitution tunisienne (par ailleurs très proche de l’article 16 de la constitution française).

Pour justifier ce coup de force, il a fallu mobiliser la propagande habituelle et éculée du « péril imminent » : les jeunes manifestants des quartiers populaires seraient payés par des responsables ou partis adverses pour descendre dans la rue et semer le désordre. Inutile de chercher davantage de détails ou de précisions, la chanson est connue, il s’agit de disqualifier les nombreux mouvements de protestations de ces derniers mois, de dénier la capacité propre à agir de celles et ceux qui manifestent et d’évacuer toutes les revendications et cibles en écrasant le débat sous la question générique de la corruption.

Alors que les éditorialistes glosent pour s’avoir s’il faut parler de coup d’état et s’interrogent sur ce qu’il pourrait rester d’une « transition démocratique », nous publions la traduction de cette courte mais lumineuse intervention de Nidhal Chamekh le 28 juillet dernier.

* * *

Au milieu de tout ce tapage, il n’y a pas la place pour la moindre parole divergente, pour le moindre point de vue en dehors de l’ordre régnant. Toutes les fois où nous étions proches d’un tournant, rendant possible, ou à la limite envisageable, que s’ouvre un espace plus large, vous nous avez renvoyés dans le même enclos délimité par le pouvoir et le système. Chaque pensée ou mouvement qui s’en éloigne est délibérément passé sous silence ou réduit de manière à pouvoir être enveloppé d’un emballage libéral, à l’intérieur de la même polarisation binaire du système.

Toute personne mettant en garde contre l’aggravation de l’autoritarisme d’un régime déjà fondamentalement autoritaire et contre un retour à la cage de la dictature est aussitôt catégorisée comme soutenant [le parti] Ennahda, sa clique d’affairistes et de suceurs de sang, et cela de manière policière, alors même que de nombreux individus et groupes que cela alertait déjà n’ont pas arrêté d’affronter le régime dans son ensemble, ses nahdaouis [membres ou soutiens d’Ennahda], ses modernistes ou ses progressistes apathiques. Pour nous il n’y a pas de différence entre Ennahda et tout autre représentant de ce régime de classe, si ce n’est en termes du degré de répression. Si cette tendance nous alertait, c’est que la dictature n’est pas qu’une affaire de droit, car pour nous le droit n’est au final que le prolongement de la matraque, et non une pure question intellectuelle, politique ou théorique séparée. Il est l’accumulation des expériences, des dynamiques individuelles et organisées issue de la conflictualité sociale.

Se sentir alerté tient de l’intuition, car la politique révolutionnaire est plus faite d’intuitions que de calculs et de raisonnements logiques, même si cela doit impliquer une part d’exagération et de démesure. Car l’exagération et la démesure sont au cœur de toute création.

Savoir mettre en garde, dans une période comme celle que nous vivons, est une des tâches révolutionnaires essentielles de ceux et celles qui s’expriment, même si cela doit aller à l’encontre du raisonnement grégaire de la majorité. Vous nous avez déjà servi ce type d’argument pour réfréner notre opposition à l’Instance de Ben Achour [1], au nom de « la transition démocratique », ou pour mettre un coup d’arrêt au mouvement révolutionnaire, au nom de « du peuple en liesse », « des premières élections libres », ainsi que lors de bien d’autres épisodes où toute dissonance a été réduite au silence par cet argument du « peuple » en carton.

Qui attend une solution venue d’en haut et au moyen du droit peut toujours attendre, et quiconque attend que des transformations sociales adviennent par des remaniements politiques attendra.

La puissance matérielle ne peut être transformée que par la puissance matérielle et les sociétés ne s’émancipent pas comme ça, à la sortie du travail ou des magasins, une société ne se transforme que lorsqu’elle commence à transformer sa propre situation, sans tuteur, par elle-même et pour elle-même.

Les autres n’ont même pas la chance de bénéficier de quelconques réformes améliorant les conditions de notre servitude vis-à-vis du capital, de l’État des classes dominantes et de l’autoritarisme du pouvoir. Pour nous autres libertaires, anti-autoritaires, communistes se réclamant soit du marxisme soit de l’anarchisme, nous avons coupé court à ce genre de fadaises depuis bien longtemps.

Autoritarisme et ambitions dictatoriales, voilà ce qui caractérise tous les gouvernants, ils pourraient avoir des ailes qu’il n’en serait pas autrement, a fortiori quand le pouvoir est concentré entre les mains d’un seul. Et quand bien même Bakounine ou Che Guevara seraient au pouvoir, même au nom des principes les plus nobles, cela n’en resterait pas moins un projet dictatorial. La liberté et la justice, voici ce qui détermine le conflit et autour de quoi il s’articule.

Le souverain est assis au milieu d’une bande de meurtriers, de gestionnaires de la répression policière et de généraux et rien que l’image en elle-même est répugnante.

Le souverain annonce le renvoi du parlement et du premier ministre (au diable l’un comme l’autre) afin d’exaucer « les revendications du peuple », sans qu’il n’y ait de place pour émettre un doute ou adopter une lecture critique. Une lecture estimant qu’il s’agit moins de satisfaire une revendication du peuple, mais plutôt de lui tirer le tapis de sous les pieds et de le réfréner en exauçant ainsi une revendication politique avant que d’autres ne suivent ; plus radicales, avec des demandes venant des masses les plus appauvries, exigeant une transformation de fond et au niveau social ou amorçant d’elle-même une telle transformation.

Le souverain écarte les politiciens du parti Ennahda et tout le monde y voit une décision qui va permettre de les rayer de la carte. Ici encore pas de place pour le doute, pas de place pour une autre lecture, consistant à dire que se débarrasser d’un cadavre inerte que rien ne pouvait ramener à la vie, peut lui fournir l’occasion d’exploiter son statut de victime et de raviver ainsi ses rangs et ses principes.

En guise d’ultime farce, le souverain vient tranquilliser le capital, ces familles et classes sociales qui ont vu leurs richesses décuplées à nos dépens... Et tout le monde applaudit.

Les expériences historiques vécues par les libertaires dans des situations similaires, les sacrifices de toutes celles et ceux qui ont été tué·es, nié·s ou qui ont risqué leur vie nous offrent de quoi éclairer notre obscurité.

Aussi les arguments invoquant « la volonté du peuple » ou toute autre justification en son nom ne nous concernent pas. Dans ces arguments le peuple à bon dos, mais ils le méprisent en réalité, lui déniant toute capacité d’agir et de s’organiser par lui-même, tout comme lui est déniée toute possibilité d’action et de transformation politique et historique en dehors de ce modèle d’un régime autoritaire fondé sur sa représentation ; c’est-à-dire toute possibilité d’arracher à ce dernier sa capacité à prendre des décisions politiques, à s’organiser socialement et décider librement.

Nous autres n’avons pas de peuple, et nous ne croyons pas plus en un peuple numérique ou factice, ni en l’idée de la majorité et du troupeau. Notre peuple est encore à venir. Ce sont les masses se transformant en une société et en individus libres et devenant à nouveau en mesure de mettre à bas, par elles-mêmes et pour elle-mêmes, l’ensemble des fondements du système, de la politique et du pouvoir fondé sur l’autoritarisme et le système de classes.

Pour cela il n’est d’autre choix que de rejoindre la rue, d’être partie prenante de ses franges les plus radicales, de s’organiser afin d’impulser des dynamiques, de se coordonner, de pousser des revendications ouvrant un horizon plus large et vers l’auto-organisation.

Notre puissance contre leur pouvoir.

• Tout le monde : toute personne s’y reconnaissant.

• Nous : Idem

Nidhal Chamekh

[1Début 2011, après le départ de Ben Ali différentes instances sont chargées d’assurer la transition du pouvoir en lui donnant une apparence de légalité et de manière à maintenir la légitimité de l’État. Yahd Ben Achour préside rapidement une commission à ce titre, puis la « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » dont le nom juxtaposant des termes a priori opposés suffit à illustrer combien, en s’appropriant l’énoncé « révolution », il s’agit d’abord de maintenir une continuité du pouvoir.

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