Tout le reste, c’est l’été

Brutalisme fasciste et tyrannie révolutionnaire
[Ce qui est là #4]

Ut talpa - paru dans lundimatin#435, le 3 juillet 2024

« Kolyma, ô ma Kolyma ! / Colline enchantée / Douze mois c’est l’hiver / Tout le reste, c’est l’été. » (Chanson de zeks, les prisonniers du goulag)

« en vérité rien ne nous assure qu’à cet hiver-là ne succédera pas un nouvel automne ou même un hiver encore plus rude » (Félix Guattari, Les années d’hiver, 1980-1985, 7)

L’hiver

Un aphorisme extrait du Han-fei tse résume sept ans de stratégie macroniste. « Personne ne peut tracer un carré de la main gauche en même temps qu’un cercle de la droite. À vouloir chasser des fourmis avec de la viande on les attire ; à écarter des mouches avec du poisson on les appelle. » (Han-fei tse, 353) Le centre aura été cette carcasse dont la putréfaction n’aura fait qu’invoquer encore plus de mouches. Selon Michalis Lianos, l’avènement conscient et revendiqué du centre en 2017 n’était pas son émancipation des partis de gouvernement, sa victoire enfin prise sur trente ou quarante ans d’alternance, mais – bien au contraire – le moment de sa contraction, la fin des effets d’un stratagème d’alternance de trente ou quarante ans qui avait permis à ce même centre, justement, de se perpétuer en donnant l’image régulière d’une passation démocratique de légitimité quand tout demeurait, en réalité, fondamentalement de l’ordre d’un néolibéralisme modernisateur ininterrompu. Pour Lianos, 2017 n’actait pas le surgissement disruptif d’une nouvelle force trop longtemps étouffée – elle posait les jalons de la ruine du centre devenu trop étroit, en termes de base électorale, sociale et fantasmatique, pour réussir à maintenir à flot une alternance de gauche et de droite limitées à la sphère symbolique de la « république ». D’où l’écrasante explosion des excroissances anciennement marginales des « gauches de rupture » et du néo-vichysme. Dans son analyse un peu bizarre, Stéfano Palombarini nommait « bloc bourgeois » ce que je comprends être un moment où, poussée à son extrémité, la logique des « blocs », logique des compromis et alliances stratégiques entre des catégories sociologiques différentes – entre des classes sociales hétérogènes, semble se laisser remplacer par une logique de classe homogène inassumée : le « bloc bourgeois » n’est plus un « bloc » de compromis et d’alliances stratégiques qui s’étend hors de la classe bourgeoise et de sa sphère sociale-économique, il est tout entier la classe bourgeoise qui, matériellement et stratégiquement, se reconnaît elle-même comme seule contre toutes et tous, refuse radicalement toute alliance et tout compromis (ex. écrasement des Gilets Jaunes, 49.3 ou Kanaky), et se dirige sans aucune ouverture vers les autres « catégories sociales », ou autres « classes ». Ce phénomène de longue haleine tient à l’accumulation monopolistique de la propriété du capital mondial qui, en multipliant les millionnaires et les milliardaires, réduit, en réalité, la quantité ou le nombre absolu des détenteurs du capital mondial, excluant de plus en plus de gens de la propriété privée, et affaiblissant considérablement non seulement l’illusion d’un sens de l’histoire commune partagée, mais, plus bêtement, la puissance d’agir de chacune et chacun dans le strict cadre des jouissances propriétaires.

Tout cela a pour conséquence de créer des antagonismes non plus à l’intérieur de la politique en tant que mise en scène de légitimation de la souveraineté de telle ou telle orientation par le vote, mais bien entre la politique et ses dehors : éthique, identité, existence. Commune, hégémonie, terre/territoire. Révolution, fascisme, géopolitique (au sens écologique comme au sens classique). La politique est la sphère de l’État ou de sa négation mais elle est encore et toujours le registre d’action que pose l’État : ici le vote, là la clandestinité, là encore la votation ou le référendum. La politique n’est possible qu’à condition qu’aucune de ces trois dimensions ne soit mise en jeu : l’éthique, l’identité ou l’existence. On ne fait pas de politique depuis une affirmation éthique (présence, singularité et communauté), mais depuis des positions dans un dispositif, un jeu, un éventail de relations. On ne fait pas de politique depuis l’identité, c’est bien plutôt quand la politique, le sujet politique, la citoyenneté, n’est plus évidente que l’identité est remise en jeu, en tant que fondement caché de la souveraineté et du sujet politique. On ne fait pas de politique depuis l’existence, car, comme l’identité, quand l’existence est en jeu, c’est la souveraineté, matériellement, culturellement, vitalement, qui est en jeu : l’existence est l’affirmation du droit à exister et à disposer de soi, celui de la possibilité d’avoir un territoire et une terre aux abords, celui d’habiter un monde et de le limiter à son cercle. Bref : la politique tombe et autre chose commence lorsque l’on ne discute plus des programmes de partis, des lois et des réformes, des décrets et des règles, des impôts et des taxes, des budgets et des personnes, des appareils et des cadres, des amitiés et des inimitiés personnelles entre chefs et sous-chefs et sous-sous-chefs, des indécences et des corruptions, des hypocrisies et des jaculations balsamiques, des prévarications, des concussions, des ruses et des complots. Elle tombe, la politique, quand ce qui est en jeu n’est plus les affaires internes au spectacle d’État, mais autre chose : non plus ce qui doit ou non tenir telle ou telle position mais ce qui a ou non le droit d’être viscéralement vécu (éthique) ; non plus ce qui fait l’unité des citoyens, mais ce qui a ou non le droit de faire peuple, de compter un pour tous et donc de fonder la souveraineté (identité) ; non ce qui doit être partagé ou accaparé, rendu public ou privatisé, mais ce qui a le droit ou non de vivre et de s’installer ici ou là, d’être-là ou ailleurs, de se situer depuis telle ou telle terre (existence). La politique la plus récente montre que la politique ne se pose plus depuis l’évidence de l’État mais dans la contestation de cette évidence : sur un mode révolutionnaire, par l’éthique ; sur un mode fasciste, par l’identité ; sur un mode survivaliste, par la prise, la déprise et la reprise de terre (tant d’un point de vue écologique que d’un point de vue géopolitique international). La "crise de régime" et "l’essoufflement de la constitution de la Ve République" apparaissent alors bien plutôt comme une bien plus longue crise, celle de l’État comme mode de collectivité commune. La crise qui affecte les institutions est plutôt le retour à vif de ce qui avait été oublié : les origines brutales, arbitraires, et contingentes, de la légitimité constitutionnelle et l’ensemble des questions auxquelles la politique n’a cessé de surseoir.

La politique cesse là où le commun est en question. Elle cesse là où l’identité est en question. Elle cesse là où le substrat existentiel est en question (terre ou territoire). Or la politique du centre prive toute politique d’un point de départ commun en tant que minorité, oligarchie et domination privée. Or l’identité est en question là où l’évidence politique de la citoyenneté décline : déchéance et France des blancs. Or la terre et le territoire sont en question là où l’une est détruite jour après jour, tandis que l’autre est rendu instable tant par les menaces à l’Est, que par le mépris intérieur pour la périphérie décoloniale en révolte.

De cette exclusion généralisée qui est en même temps servitude et exploitation généralisée, s’infère un monde suffisamment divisé entre classes pour que les démocraties « libérales » ne soient constitutionnellement plus en mesure de supporter la pression tyrannique du capital et les aspirations au changement révolutionnaire. Il n’y a pas de sujet révolutionnaire – ni la bourgeoisie en tant que classe n’est révolutionnaire, ni aucun prolétariat. Ce sont les situations qui le sont. Les situations révolutionnaires sont leur propre sujet. Comme le faisait remarquer Lianos, la « tentation autoritaire » d’une partie des Gilets Jaunes, faisant suite à leur effroyable répression, mutilante et confondante, est l’une des suites, disons logique ou attendue, de l’échec d’un changement révolutionnaire de la structure sociale et politique dans son ensemble. Cette tentation autoritaire est, en somme, vécue comme une « issue » possible dans le jeu à somme nulle des choix électoraux brutalement transformateurs. L’inexistence d’un parti révolutionnaire de « gauche », qui pose réellement la question d’une transformation non seulement constitutionnelle (politique) de la société (6e république), mais celle, plus profonde, plus fantasmatique et plus jouissive, d’un démantèlement pièce par pièce de l’ancienne demeure, d’une totale et absolue destruction de toutes les bases sur lesquelles s’est bâtie non pas la « modernité » mais la « modernisation », jusqu’à remettre en question, de part en part, la pertinence même de l’existence de l’État, sa dictature essentielle (Carl Schmitt) et sa nécessité présupposée, aboutit à ce désir de révolution interne à la structure même du présent, « révolution » jouée caricaturalement au centre en 2017 – ou « disruption » marketing permanente –, puis, néo-vichysme, « révolution nationale », c’est-à-dire « régénérescence » ou « renaissance » identitaire, en 2024.

L’automne

Les gauchistes paient et paieront très cher leur fascination pour la politique, c’est-à-dire pour l’État et pour le spectacle médiatico-parlementaire, soit : leur incapacité à penser la « rupture », la « gauche de rupture », hors de la restauration et de la réparation de cet appareil, quitte à le coloniser un bref instant, hors de la pure et simple hallucination réformiste. Mettons les pieds dans le plat : la gauche actuelle ne paie pas, à chaque élection, son manque d’horizontalité ou de démocratie interne, ses équivoques anti-républicaines, mais – bien au contraire – son manque de fulgurations audacieuses et assurées, son incapacité à assumer la tyrannie révolutionnaire, son incapacité à assumer ses propres constats. Un parti de cette gauche qui proposerait ouvertement une « dictature écologiste » ou un « maoïsme vert » aurait au moins le mérite et le bénéfice électoral des actuelles pulsions de verticalité dominatrice et de masochisme collectif suscitées par le retour de bâton de la répression des soulèvements. Celles et ceux qui se maintiennent dans la sphère de l’État, qui pensent en elle et pour elle, auraient plus à gagner à assumer son essence dictatoriale, qu’à faire encore semblant qu’une police réformée est la clef d’une unité démocratique retrouvée. Toutes ces généreuses et gentillettes « ruptures » n’apparaissent guère plus que comme des solutions de facilité de la continuité.
Plus précisément : nous ne sommes plus à l’époque où, pour reprendre une vieille image, l’on aurait pu se satisfaire des politiques apocalyptiques, des politiques de la conjuration du désastre. Nous savons très bien, désormais, que les barrages aussi détruisent les milieux de vie et ensevelissent les contrées. Le barrage est dialectiquement lui-même un déluge. En réalité, la fascination pour la catastrophe est, fondamentalement, un désir de bouleversement radical, brutal et massif de toutes conditions d’existence. Ce que les gauches n’ont pas compris, c’est qu’en se dressant de mauvaise foi comme le dernier rempart à la catastrophe – elles ont bloqué ce qui dans la catastrophe comporte d’aspirations révolutionnaires profondes et viscérales, elles ont refusé d’assumer et d’affirmer la positivité et la position de la catastrophe comme renversement absolu et brutal, comme « rupture » et raptus insurrectionnel réel, comme événement de l’avènement du communalisme. L’anticipation et la conjuration de la catastrophe, de ce qui était perçu, vu, nommé catastrophe, apparaîtra demain comme le geste par lequel les gauches auront excisé la jouissance révolutionnaire, c’est-à-dire le désir révolutionnaire, c’est-à-dire le cercle de sa possibilité. Le catastrophisme est la conjuration de l’élément messianique de la catastrophe.

***

Si notre point de vue est juste, il faut remarquer que ce qui est en train de se produire à l’échelle de l’occident, et plus avant, à l’échelle du capitalisme mondialisé, ne nous apparaît comme simple retour de l’éternelle fascisation qu’à nous prendre les yeux dans le tapis de l’histoire lointaine. Comme nous l’avons déjà décrit ailleurs, il semble que le courant de fond de la situation contemporaine soit celui d’un devenir autoritaire de tous les États sous la double pression d’une désaffection réactionnaire ou révolutionnaire pour la politique et d’une offensive libertarienne au sein même de l’offensive libérale autoritaire (libéral au sens économique et non plus, justement, politique). La sur-offensive de l’économie, l’offensive dans l’offensive, le libertarianisme sauvage surajouté au néo-libéralisme autoritaire, les dictateurs « cools » (Salvador) ou tronçonneurs omnibus (Milei en Argentine), donnent en quelque sorte des indices sur la nature de ce que nous vivons et qui, en se rapprochant de la période historique de la première moitié du vingtième siècle, annonce peut-être moins une récidive qu’un crépuscule encore inaudible où doit germer soit le communalisme confédéral soit le patchwork des techno-féodalités de Cités-États managées comme des entreprises avec consommateurs citoyens en suspension dictatoriale de toute « politique » classique.

Quelques analogies rapides entre passé et présent et quelques différences : d’un certain point de vue, depuis l’Europe, une certaine redite des années 30 apparaît comme manifeste à bien des égards mais dans des conditions d’échelle différentes et des coordonnées déplacées.

• Allemagne 1930 / Russie 2020. Dans les années 30, l’Allemagne de Weimar et celle des Nazis, à travers les figures antipodiques et pourtant si proches de Gustav Stresemann et d’Adolf Hitler, constituait une puissance impériale en péril économique, mais dont l’industrie était forte, et en défaut d’un territoire et d’une population assez grande pour entrer en rivalité avec l’ordre économique mondialement déterminé par les États-Unis. Adam Tooze écrit :

« Comme dans tant d’économies semi-périphériques actuelles, la population allemande des années 1930 était déjà profondément immergée dans le monde des marchandises d’Hollywood, mais en même temps des millions de gens vivaient à trois ou quatre par pièce, sans salle de bains à domicile ni électricité. L’élite sociale aspirait à posséder des véhicules à moteur, des radios et autres accessoires de la vie moderne comme des appareils électroménagers. L’originalité du nazisme fut que, plutôt que d’accepter humblement une place pour l’Allemagne au sein d’un ordre économique mondial dominé par des pays anglophones prospères, Hitler choisit de mobiliser les frustrations accumulées de sa population pour lancer un défi épique à cet ordre. Répétant ce que les Européens avaient fait à travers la planète au cours des trois siècles précédents, l’Allemagne allait découper son arrière-pays impérial ; moyennant une dernière grande prise de terre à l’est, elle créerait la base autosuffisante de l’abondance intérieure et la plate-forme nécessaire pour l’emporter dans la future compétition de superpuissance avec les États-Unis.
Ainsi est-il possible de rationaliser l’agression du régime hitlérien en y reconnaissant une réponse intelligible aux tensions nées du développement inégal du capitalisme mondial – des tensions qui, bien entendu, sont toujours présentes parmi nous. »

Par comparaison avec ce bref constat énormément simplifié, la Russie et son fascisme chrétien kleptocratique, ses velléités irrédentistes voire eurasistes, bref son « rachisme » (fascisme à la russe) hérité d’Ivan Ilyne et de Douguine, pose elle aussi cette nécessité d’une prise de terre dans le cadre d’une compétition économique mondiale avec non seulement les pays anglo-saxons mais aussi l’économie occidentale, et ce dans des conditions complexifiées et inversées. D’une part, pour la Russie d’aujourd’hui, le refus du principe économique mondial (hégémonie américaine et européenne conjuguées) s’articule à une autre compétition avec l’Asie, dont la Chine équivaut, grosso modo, à la Russie elle-même des années 1930 qui émergeait à l’Est, soviétique, communiste, contre l’Amérique au moment où l’Allemagne se nazifiait (d’où l’étrange pacte germano-soviétique d’alors). D’autre part, la prise de terre, géographiquement similaire à celle de l’Allemagne à l’Est, soit la prise de terre en Ukraine, cette « terre de sang » (Timothy Snyder), était pour l’Allemagne de Stresemann, pour les impérialistes et conservateurs de Weimar, une bonne occasion d’élargir ou de créer un vaste marché à l’est, selon le principe économique, ou principe de l’emporiodicée (loi du marché), tandis que pour l’Allemand nazifié, pour l’hitlérien de base, selon le principe racial, la prise de terre était aussi prise de corps, nettoyage, liquidation, génocide et substitution de population, aryanisation - la terre sans les personnes, colonisation. Avec la Russie de Poutine, la prise de terre à l’Ouest, en Ukraine, est en même temps une tentative d’ouvrir un marché et une russification (avec déportation d’enfants ukrainien en Russie et massacres de civils) pour contre-balancer la faiblesse démographique russe et entrer en compétition avec l’Occident, avec l’inquiétude concomitante de l’essor de la puissance de son alliée, la Chine. En somme, une première analogie avec le passé, qui doit plutôt nous renseigner sur les développements d’il y a cent ans, est celle-ci :

Le champ de bataille s’est élargi de l’Europe à l’Eurasie mais sous ces conditions, la Russie a pris le rôle de l’Allemagne, l’Occident celui de l’Amérique seule, la Chine celui de la Russie d’alors, mais les motivations de la compétition économique mondiale restent inchangées : ou bien être suffisamment fort économiquement pour rendre possible une hégémonie économique dans une alliance avec le principe américain, ou bien se lancer dans une aventure épique de prise de terre, fonder un marché et une colonie, pour accroître matériellement et concrètement sa puissance d’action.

Autre analogie : la revanche n’est pas celle de l’Allemagne contre le traité de Versailles ; mais celle de l’URSS (de Staline) contre l’Amérique et l’Europe de l’Ouest. C’est dans le cadre d’une revanche sur la guerre froide et dans les conditions de la guerre froide que nous sommes situés historiquement, bien que l’esthétique de cette revanche convoque une revanche sur le nazisme européen (Poutine dit se battre contre les nazis).

Naissance d’un nouveau courant radical de l’économie. Cette analogie est toute fortuite et il est difficile d’en tirer une conclusion évidente, cependant : c’est en 1938, en France, que se tient une conférence lors de laquelle le mot « néolibéralisme » est, sinon inventé, du moins rendu public. Comme l’écrit Michael Foessel, étonné et ravi de sa découverte :

« Par un hasard extraordinaire, c’est en 1938, et à Paris, que se tient le colloque qui introduit pour la toute première fois le mot « néolibéralisme » dans le vocabulaire politique. Du 26 au 30 août, des économistes et des philosophes se réunissent autour de Walter Lippmann dans le but de rénover un libéralisme économique mis à rude épreuve par la crise de 1929 et par les solutions étatistes qu’elle a suscitées (la « sortie du libéralisme pur » préconisée par Blum et à laquelle Daladier s’opposera). On y croise entre autres Friedrich Hayek, Jacques Rueff, Ludwig von Mises, Louis Rougier et Raymond Aron. Le colloque fait paraître des différences de vues notables, mais les participants s’accordent pour dire que le libéralisme ancien du « laisser faire » n’est plus à la hauteur des enjeux. Les intervenants les plus visionnaires misent désormais sur une politique néolibérale qui ne considère plus le marché comme une donnée naturelle, mais comme un mécanisme que l’État doit instituer, tout comme il faut instituer un individu entrepreneur de lui-même qui envisage toutes les dimensions de sa vie en termes de coûts et de bénéfices. » (Foessel, Récidive, version EPUB)

En 1938, donc, soit : quelques mois avant l’effondrement militaire européen. Or, de nos jours, depuis les années 2010 au moins, c’est le mot de "libertarianisme" qui s’impose, subrepticement, comme nouveau modèle, encore isolé, sporadique et minoritaire, de la logique et de l’offensive économique. Surtout dans la version de ce que Murray Rothbard, appelait le « paléolibertarianisme », soit : « un libertarianisme sans libertinage » ou une forme de capitalisme radicalement antiétatique (« anarchiste ») mais ultraconservateur sur les mœurs. Ce qu’un libertarien plutôt progressiste, Jeffrey Tucker, rebaptisait « liberatrianisme brutaliste ».
Ces deux versions idéologiques du fanatisme économique et de sa religion (néolibéralisme autoritaire et libertarianisme brutaliste) ne se recoupent pas du tout du point de vue des concepts mais convergent dans la pratique. Il est donc notable que les prémices d’une hégémonie nouvelle de la matrice idéologique de l’économie apparaisse, théoriquement au moins, au moment où l’éventualité d’une guerre de grandes puissances se radicalise jour après jour. Il n’est pas impossible que, dans les meilleures conditions possibles octroyées par la victoire du RN en France et celle de Trump 2 aux USA, Poutine ne décide d’émietter plus avant les frontières de l’OTAN. [1]

Les deux voies du fascisme probable :

Ce n’est pas le lieu de développer ces intuitions, mais on peut au moins faire part d’une hypothèse et d’une distinction conceptuelle. Je distingue deux éventualités fascistes : l’hypothèse d’un brutalisme naissant dans le cadre d’une décomposition néo-féodale en Cité-États consuméristes et spectaculaires gérées dictatorialement sur le modèle de l’"exit and no voice" : ou, en Français des années 2007, "la France tu l’aimes ou tu la quittes [mais tu fermes ta gueule]". L’hypothèse, proche mais distincte, d’une endopoliorcétique fasciste, soit d’un siège et d’une colonisation intérieures aux démocraties libérales et parlementaires qui, sans mettre fin ni au parlement ni à la constitution, ni au vote et à l’élection, prive tout un chacun de droits politiques. Dans cette seconde hypothèse, nous sommes plus proche de l’Inde ou même de la Russie, que de Singapour. Comme dit Eugénie Mérieau, de manière provocatrice mais très fine :

1) La dictature peut être électorale et multipartite.

« aujourd’hui, l’immense majorité des dictatures y compris militaires se soumet régulièrement à des élections multipartites. »

 [2]

2) La dictature peut se fonder constitutionnellement plutôt que militairement.

« la technique traditionnelle du coup d’État militaire au service de la conquête du pouvoir semble aujourd’hui dépassée. À ce « déclin du coup d’État militaire » se substitue désormais le coup d’État constitutionnel ou judiciaire : le droit devient l’outil privilégié des régimes autoritaires. »

3) La dictature n’est inconciliable avec aucune des propriétés du « développement ».

« L’économiste Milton Friedman l’a finalement reconnu avec peine dans les années 1990 « il est possible de combiner un système économique d’économie de marché avec un système politique dictatorial ». De la même manière, il est possible de concilier dictature et État de droit, dictature et prospérité, dictature et pacifisme international, dictature et rationalité. Comme cet ouvrage l’a esquissé, la dictature peut être tout ceci à la fois. Elle est parfaitement compatible avec l’ouverture économique et la mondialisation, avec les élections multipartites et la justice constitutionnelle, avec la paix mondiale et l’excellence scientifique. »

Le printemps

Si la pulsion brutale aspirante – le goût infantile pour la catastrophe et l’arrêt du monde – n’est pas rapidement satisfaite dans le style, les catégories, les images et les directions de la tyrannie idéologique de notre camp, sous le régime radicalisé de la tyrannie révolutionnaire, alors, il faudra s’attendre à voir passer tous ces affects, jour après jour, dans l’autre camp, armé, lui, de l’appareil d’État. Les partis ont tous appelé à l’unité – nous vous proposons la division. Si les gauchistes et les communalistes assument frontalement ce qu’ils savent, alors ils savent que, dans peu de temps, ils n’auront plus face à eux les tocards de plateau télé, mais leurs chiens qui vous logent une balle dans la nuque. Il ne s’agit plus de réparer l’unité de la France, il s’agit de se convertir un à un à la vie révolutionnaire continentale et planétaire, celle qui impose à la France, comme à l’Europe, comme à l’Empire et à ceux d’à côté, une division fondamentale, ce Bien qui se dissimule sous la disqualification du Mal, car il y a dans le Mal, dans la passion de mal faire, dans la « pulsion de mort », un élément toujours un peu rédempteur : l’élément de la séparation, l’élément du sevrage, l’élément de la mise à distance et de la différence. Il faut savoir embrasser ce qui dans le Mal implique en réalité l’audace, la fermeté et le courage d’une autre réalité, et vient désarticuler la grande unité du pouce levé de Le Pen.

L’été

Voilà tout le mal que nous assumerons : direction coercitive vers le communalisme universel ; spoliation dictatoriale des jacuzzis, des piscines en marbre et des minibars ; expropriation des villas, des Yachts, des châteaux, des domaines, des hôtels particuliers et des bâtiments publics et privés ; communisation des tours de l’audio-visuel public et privé pour y diffuser des clips expérimentaux ; appropriation des usines, des services de logistique, des hangars et des entrepôts pour y faire la fête ; désophistication des techniques et des technologies ; distribution à pile ou face de l’autorité absolue sur la bombe nucléaire ; réquisition de la flotte commerciale et de la flotte militaire à des fins de plaisance ; multiplication des gares et les chemins de fers parce que c’est joli ; prolifération des hôtels de l’exil et des communes tyranniquement hospitalières ; mise en œuvre d’une constitution onirique ; désarmement du béton, démantèlement du complexe logistico-matériel écocidaire ; reforestation des centres urbains ; ferralisation des animaux domestiques ; destruction et arasement des fermes-usines ; abolition de la propriété privée capitaliste ; dépouillement des actions des actionnaires ; ritualisation de l’enterrement des SUV ; déploiement partout des droits politiques ; abolition de la police ; auto-défense collective permanente ; entr’aide dans tous les principes ; dédivision du travail ; avènement de la stochocratie et distribution aléatoire des places différentiées temporaires…

[1Mais, comme souvent, les différences majeures se rapportent aux dispositifs technologiques nouveaux. Et la bombe nucléaire d’un côté, comme l’économie attentionnelle digitale, forcent les pays à s’opposer sous forme hybride et comme ralenties et étirées dans le temps, à radicaliser la confusion entre état de guerre, mise en urgence et état de paix. Mais la différence essentielle, à mon sens, n’est pas réellement là. Peut-être que la bombe nucléaire tend à perdre son effet dissuasif si l’entrée dans les conflits, justement, se fait progressivement et patiemment, de manière jamais soudaine, toujours paradoxale et pas à pas. Par exemple, réclamer l’autorité sur Narva en Estonie (pays membre de l’OTAN), majoritairement russe, pourrait ne déclencher, dans le bon contexte, quasiment aucune réaction de l’OTAN. Ce qui ne peut s’effondrer, néanmoins s’effrite.

[2L’assurance d’une issue favorable des élections étant garantie par la concentration et la purge des médias dans les mains d’oligarques devant leur succès au gouvernement qu’ils sanctifient, portent ou dont ils sont les valets. Autrement dit : le fétichisme de l’élection doit être économiquement et technologiquement interrogé et mis à distance, les puissances de dictature spectaculaire ayant su trouver une solution au problème posé par la démocratie électorale.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :