Il va falloir jouer fin. Si l’analyse n’est pas de mise, restent les bons conseils.
D’abord, évitez la morale.
Préférez la pensée stratégique, tactique, opérationnelle, et, donc les raisonnements dialectiques. C’est-à-dire : ne vous demandez pas qui a tort, qui a raison, qui est responsable, qui est fautif.
Demandez-vous : si je passe à l’offensive ici, quelle sera la défense ? Quelle quantité de résistance mon choc va-t-il produire chez l’adversaire ? Si j’opte pour la défensive là, quelle sera ma faculté de durer. De supporter l’usure. Est-ce qu’il vaut mieux se disperser, diverger, se disséminer dans la ville, les villages, l’espace logistique, les champs - pour disperser, disséminer la force de résistance de mes adversaires ? Ou mieux vaut-il se concentrer en un point, dense, choisi d’avance, dont la topographie est connue, maîtrisée, et où sont installés nos pièges ? Dois-je aller au choc frontal ? Ou multiplier les harcèlements soudains et impromptus, suivi de dispersions discrètes ? Dans tous les cas, je me demande quels seront les effets de mes effets, les effets en retour, je ne pense pas en actions mais en réactions, non pas en position mais en riposte, je me demande comment la défensive devient offensive, comment l’offensive devient défensive. Je me demande comment rester souple.
Privilégiez le temps sur l’espace
Un prussien disait :
« C’était toujours beaucoup que d’avoir assoupi pour un temps la mauvaise volonté d’une puissance aussi dangereuse, et qui gagne du temps a tout gagné »
Gneisenau écrit :
« La stratégie est l’art d’utiliser le temps et l’espace. Je suis plus avare de l’un que de l’autre. L’espace, je puis toujours le regagner ; le temps perdu, jamais. » [1]
L’espace se perd et se gagne mais ne disparaît pas. Votre temps, lui est limité. Il faut agir ou attendre - il n’y a pas de milieu.
Le tout pour le tout
Une grande illusion chez le révolutionnaire consiste à jouer le tout pour le tout. Mais la rationalité du quitte ou double doit être ramenée à des situations où le résultat de ce jeu est stratégique. Est stratégique, à notre échelle, tout acte exemplaire qui implique réitération. Il faut trouver le mème insurgé. Est stratégique à notre échelle ce qui renforce les vaillances morales. Le moral collectif dans l’action. L’enthousiasme aussi. Est stratégique, à notre échelle, tout ce qui prend l’initiative du récit médiatique, tout ce qui contrôle le sens et l’orientation de l’information, tout ce qui est trop excessivement juste et festif pour être réduit à un commentaire affligeant. Tout cela signifie que notre stratégie, pour l’instant, consiste à exister intensément et à nous perpétuer sur le temps long. Est stratégique, en ce sens, tout ce qui doit rester après chaque assaut ou chaque repli. Dans l’histoire de ce moment.
Faiblesse de l’offensive
L’adversaire mène contre nous une guerre contre-insurrectionnelle. Il s’agit d’une guerre asymétrique. Cette guerre asymétrique fait de l’État un défenseur. Mais il se défend contre un peuple à l’offensive qui, pour l’instant, est matériellement faible. L’offensive est faible, très faible, face à la défensive qui est forte, très forte. Ce n’est pas étonnant. Clausewitz définit l’offensive comme la forme la plus faible de guerre mais dont le résultat est positif (la conquête territoriale). La défensive est, selon lui, la forme de guerre la plus forte, la plus facile, mais dont les résultats sont négatifs (ne pas perdre du terrain).
Ces deux formes sont réciproques et dialectiques. Il ne faut jamais imaginer son offensive sans anticiper sa transformation en défensive (lors d’une avancée sur le territoire conquis qu’il faudra désormais tenir). Inversement, toute défensive doit projeter une offensive future pour transformer ses fins négatives en fins positives, à minima pour avoir de quoi négocier lors des pourparlers de trêve.
L’État mène donc une guerre facile, forte, mais négative.
En même temps, si le peuple à l’offensive est matériellement faible, l’État sur la défensive ne bénéficie pas du soutien absolu de la majorité. En tant qu’État, institution sécuritaire, il bénéficie du soutien majoritaire de la population apeurée. Mais en tant que régime, ou gouvernement, en tant qu’orientation politique, il est minoritaire et conspué. Il faudra garder à l’esprit que le refus de l’État est minoritaire dans la population - il n’est pas bien compris - mais que le refus du gouvernement, lui, est majoritaire et bien compris. Il faudra donc articuler : refus minoritaire de l’État et refus majoritaire du gouvernement. L’un sera nécessairement le masque de l’autre. Cela donne à l’offensive populaire une bonne cause majoritaire facilement acceptée par tous. En revanche, il est à parier que la spontanéité de la population neutre, bien que refusant le régime, restera loyaliste envers l’État en tant que tel, parce que l’État signifie pour elle « sécurité ». Il faut que ce sentiment de sécurité associé à l’État en tant que tel tombe pour transformer le refus majoritaire du gouvernement en refus majoritaire de l’État. Cette possibilité a été ouverte par la répression brutale des Gilets Jaunes qui ont bien compris que le problème n’était pas tel ou tel gouvernant mais l’État en tant que tel.
Autrement dit : il faudra que les actions offensives soient en même temps rassurantes pour la majorité sécuritaire. Tout le défi est d’être offensif et festif, offensif et hilarant. Et surtout, offensif et rassurant, consolant, balsamique. D’un côté, en s’appuyant sur le refus majoritaire du gouvernement (Bayrou-Macron) on peut agir contre l’État en général de telle sorte que l’action contre l’État paraisse plaisante, consolante et rassurante. Bref, de telle sorte que la sécurité, la vraie sécurité, la sûreté des individus contre l’État, semble se trouver du côté des réseaux d’entraides populaires, de fêtes, de carnavals et d’actions offensives exemplaires.
Notre camp, qui n’est pas un Parti, ni même un camp circonscrit, a donc une série de faiblesses et d’avantages tactiques comme stratégiques. Notre camp a le désavantage de l’offensive. Car l’offensive est une forme de guerre faible. Ce désavantage est extrême contre l’État, car l’État a les moyens de se défendre. En même temps, l’État est aussi sa population. Et sa population soutient l’État mais pas sa direction. Il y a donc un avantage majeur : toute répression sera scandaleuse. Ce qui a pour conséquence : ou bien le gouvernement s’évite l’escalade répressive et nous avons alors les mains libres pour inventer des buts positifs ; ou bien il ne l’évite pas, et nous avons, mais pour un temps réduit, l’avantage moral, c’est-à-dire la bonne cause populaire. Néanmoins, dans les deux cas, ce n’est pas suffisant.
Concentration et dispersion : le concept de victoire
La question de savoir s’il faut concentrer ou disperser nos forces est évidemment flottante. D’abord, parce que la spontanéité et l’immédiateté excluent tout état-major des forces insurgées et donc toute décision stratégique. Mais elle l’est aussi en raison de la nature et du sens de ce que l’on appelle une « victoire ». Il semble que le concept de victoire a été depuis des lustres oublié. Par nous, mais aussi par les « vrais » états-majors des pays occidentaux qui mènent des opérations de pacification sans fixer, dans la guerre contre le terrorisme, de but politique et donc de définition de la victoire. Pour nous, la victoire se pose autrement. Premièrement, puisque nous sommes faibles, nous devrions opter pour la concentration des forces, afin d’être plus forts. Mais cela n’a de sens qu’à condition de concentrer nos forces dans une situation où l’État se présente avec un détachement de force plus faible que nous. Autrement dit : s’il faut concentrer nos forces, c’est pour une intervention rapide sur un détachement peu nombreux de forces étatiques réduites. Ensuite, il faut disparaître. Mais cela a-t-il un sens stratégique ? Tout dépend du caractère de la concentration et de l’événement. Bref : il faut rester concentré dès lors que l’ennemi a l’air de se présenter en nombre inférieur et en détermination inférieure. Il faut se disperser le reste du temps. Mais chaque dispersion émeutière engendre une dispersion policière. À ce moment précis, une concentration devient largement avantageuse, puisque la concentration rencontre des petites unités dispersées.
Revenons à la victoire. La victoire, en général, est pensée politiquement. Mais elle repose sur un moment militaire bien précis. Autrement dit : la victoire est une pensée politique. Mais elle repose sur un moment stratégique. Ce moment est la bataille décisive des forces concentrées des deux camps. Mais quelle forme pourrait prendre une bataille décisive des forces concentrées des deux camps dans le cadre d’une insurrection sans arme et semi-citoyenniste ? Eh bien, logiquement, cette bataille, puisqu’elle n’est pas codée dans les termes d’une insurrection armée, ou d’une guerre d’indépendance nationale, puisqu’elle ne se joue pas sur le plan militaire, ni dans la forme de guerre asymétrique au sens propre ni dans la forme de guerre conventionnelle, doit être une bataille décisive métaphysique, c’est-à-dire idéologique, démonstrative et totale. Autrement dit : la bataille décisive doit se jouer au niveau de la supériorité éthique, pratique et intellectuelle, de la forme de vie qui se dessine dans chacune de nos interventions habilement réfléchies. Qu’on le veuille ou non, la bataille décisive, à notre échelle, n’existe que virtuellement, dans le témoignage que chacun de nous donne de lui-même et du monde qu’il veut faire paraître. Dettinger est devenu une image de cette supériorité éthique, de cette grandeur existentielle. Paradoxalement, la supériorité éthique est la seule forme de supériorité qui sait articuler son humilité à son sentiment d’humiliation. La beauté du peuple. La santé du peuple. La sainteté du peuple. La vérité profonde du peuple. Sa générosité et sa douceur. Son humour et ses farces. Voilà ce qui doit être retenu comme supériorité éthique. La bataille décisive, à notre échelle, doit être, pour des raisons absolument stratégiques et tactiques, profondément éthique. Cette bataille décisive aura lieu dès lors qu’il ne restera plus que deux camps : les justes et les pourris.
Post-scriptum sur ce que racontent nos adversaires
Dans la presse mainstream, c’est-à-dire superficielle et embrouillée, on peut déjà lire des réductions sociologisantes et des prophéties politiques niveau SciencePo. Gérald Bronner, sociologue à succès qui réduisait hier avec brio le complotisme "majoritaire chez les-extrêmes" à un trouble mental, sait déjà que le 10 septembre sera populiste. Il sait aussi qu’il sera insurrectionnel - ce qui n’a rien, selon lui, "d’exceptionnel". "Populiste", c’est-à-dire déployant un imaginaire où s’affirme 1° l’unité homogène du peuple (son hypostase) ; 2° le refus des médiations politiques ; 3° l’antagonisme avec l’élite. Mais Gérald fait peu de cas des contradictions. Deux lignes plus loin : "il y a lieu de conjecturer que le mouvement "Bloquons tout" sera acéphale et protéiforme" (Express, 28 août). Comment peut-on "être populiste" lorsque l’on est, en même temps, un mouvement "acéphale et protéiforme" qui rejette les représentants et les médiations politiques ? Comment revendiquer l’unité hypostasiée du peuple lorsque l’on fait parti d’une multitude hétérogène et sans chefs dont les souhaits ne sont pas des demandes ? En réalité, cela tient à ce que Bronner superpose la rhétorique populiste des partis politiques sur le mouvement populaire du 10 septembre. Bronner ne parvient pas à penser un mouvement acéphale et protéiforme hors de sa récupération a posteriori et représentative. Mais il faudrait un minimum d’esprit dialectique pour comprendre que l’affirmation du caractère "populiste" d’un tel mouvement dit en réalité qu’on le perçoit déjà comme phagocyté politiquement et que ses fins convergent avec les fins politiques de l’électoralisme de style populiste, c’est-à-dire qu’il est déjà représenté par des représentants politiques et qu’il a déjà ses médiations et ses chefs. Car le style populiste est la représentation politique du rejet de la représentation, la représentation politique de la non-représentation. Or un mouvement acéphale, protéiforme et apartisan, qui, en tant que spontané, refuse la médiation politique (sans pour autant refuser toute médiation non-politique), n’a rien à voir avec un mouvement populiste et l’un ne peut être réduit à l’autre que dans l’esprit des intellectuels à vocation de conseiller les princes du centre extrême.
Paolo Virno dit que le "point d’honneur" d’une pensée politique refusant la "bienveillance du Souverain" doit pouvoir renvoyer explicitement à une "attente imprévue". Une pensée libre de la Souveraineté est une pensée libérée de l’État et, au fond, indépendante du conseil des princes, même de ceux que l’on souhaiterait donner aux moins pires princes futurs. Ainsi, penser depuis l’attente imprévue, est-ce penser depuis une "exception qui surprend particulièrement celui qui l’attendait". Il faut donc mettre un point d’honneur à penser le mouvement du 10 septembre comme une attente imprévue. Sans quoi, avant même d’exister, le mouvement est déjà rapatrié et conjuré intellectuellement, sociologiquement, recodé comme style de représentation, bref, perçu de manière aussi superficielle et plate qu’une enquête empirique de plateau télé. Lorsque Bronner dit qu’il n’y a pas dans ce mouvement de programme politique clair, Bronner présuppose donc qu’un mouvement populaire devrait être un Parti politique pour avoir quelque chose à dire, et, mieux, un Parti politique idéalisé, puisqu’on a peine à citer la moindre proposition politique de la plupart des Partis politiques. Il manifeste en outre son indifférence de sociologue pour les multiples propositions "politiques" qui n’ont eu de cesse d’accompagner les propositions pratiques des multiples groupes, chaînes Telegram, et réunions en plein air du mouvement du 10 septembre. Comme pour les Gilets Jaunes, on efface par avance toute "doléance" pour en faire une pure valeur d’expression et une pure représentation du refus général.
Notre consœur Nathalie Raulin, journaliste de Libération spécialisée dans les questions hospitalières et médicales, s’est chargée de relayer la note de la fondation Jean Jaurès sur le 10 septembre. Le comité de rédaction a du juger, comme Gérald Bronner, que le 10 septembre était un sujet médical. On apprend que l’équipe d’Antoine Bristielle, un professeur agrégé de sciences sociales, grand "observateur" de l’opinion, a rassemblé 1089 réponses à un questionnaire publié mois d’Août. "Les chercheurs [en] tirent un enseignement fort : alors que le mouvement des gilets jaunes était marqué par une forte hétérogénéité partisane et la précarité vécue de ses membres, « Bloquons tout » semble surtout porté par une base proche de la gauche radicale, cohérente, fortement politisée et socialement insérée." Bref, pour toute la presse, le tour est joué : le 10 septembre devient un mouvement politique et non populaire, un mouvement politique de gauche, et, allons-y, un mouvement politique de gauche mélenchoniste.
Il faudrait leur faire payer cet affront médiatique.