Les médias mainstream (y compris Libération et Le Monde), se faisant l’écho des préoccupations de l’Etat, se sont demandés qui se cachait derrière cet appel à TOUT BLOQUER, pointant des sites complotistes (à 250 abonnées …) et autres influenceurs malintentionnés. Une œuvre perverse de discrédit, pour tuer dans l’œuf, avant son éclosion, un nouveau mouvement social en train de germer.
La réalité est bien plus simple et claire. Cette idée de TOUT BLOQUER est le fruit d’une intelligence collective qui a muri en France au cours de la dernière décennie de luttes, greffée sur 150 ans d’expériences du mouvement ouvrier et social. Peu importe qui a lancé le premier ce mot d’ordre sur les réseaux sociaux, quel groupe ou quel autre se l’est approprié et l’a diffusé. Le fruit était mûr.
La preuve ? C’est que l’intersyndicale, visiblement paniquée par l’émergence d’un nouveau mouvement social qui était en train, une fois de plus, de lui échapper, s’est empressée d’appeler à la grève et à la manifestation, un jeudi 18 septembre. Comme toujours, dans une routine lassante. Espérant phagocyter, à force de camions, de sonos, de ballons, de SO de l’UNSA Police, les élans populaires pour abattre le système en place. Pour canaliser les luttes, les aspirer vers les voies institutionnelles du compromis.
L’histoire récente nous enseigne. L’irruption du « cortège de tête » en 2016, lors des luttes contre la réforme du droit des travailleurs, répondait à l’insatisfaction croissante des manifestant à se soumettre au rite du sempiternel jour de grève et de manifestation, puis retour chez soi en attendant les négociations syndicales au Ministère. Le soulèvement des Gilets Jaunes a porté encore plus loin l’autonomie du mouvement social par rapport aux Syndicats, aux Partis et à toute forme de représentation institutionnelle. Puis, la convergence des luttes et des mouvements, lors de la bataille contre la réforme des retraites en 2023, a été sabordée par les centrales syndicales, afin de sauvegarder leur position (et les menus privilèges qui vont avec …) d’interlocuteurs entre le peuple en révolte et le pouvoir. Grèves perlés, manifestations routinières, alors que plein d’assemblées ouvrières appelaient à la grève générale et reconductible. Pour finir par capituler et négocier des queues de cerises.
Le déclin des grèves
Pendant des lustres la grève a été l’arme principale employée par les travailleurs pour faire céder les patrons et gagner sur leurs revendications. Dans les années 1960-70, les grèves massives des ouvriers de l’automobile, de la sidérurgie, des mines, pouvaient faire plier le patronat. Encore aujourd’hui la grève reste une arme redoutable aux mains des travailleurs qui bossent dans des secteurs vitaux, pivots des rouages de l’économie et de sa logistique. On pense par exemple aux ouvriers des raffineries de pétrole, aux techniciens du réseau électrique, aux aiguilleurs dans les aéroports, ou encore aux dockers dans les ports internationaux. Mais dans d’autres secteurs la capacité de nuisance s’est considérablement affaiblie. Voyez les cheminots et les employés du métro et des autobus. Lors des grèves contre la réforme des retraites, en 1995, ces travailleurs avaient joué un rôle central dans le blocage du Pays, obligeant le gouvernement Juppé à faire machine arrière. Mais comme pour les travailleurs des grandes industries, soumis au démembrement des grandes unités de production, à la sous-traitance en cascade, aux délocalisations, les travailleurs du rail (par différentes mesures managériales, statutaires, d’organisation du travail) ont beaucoup perdu de leur impact dans le blocage des transports. Car le patronat réagit toujours et se donne les moyens de brider les luttes collectives.
Au cours des décennies récentes, la puissance de la grève est devenue bien moindre, grâce aussi aux stratégies des centrales syndicales. En convoquant des journées de grève et manifestations une fois de temps en temps, en faisant des grèves perlées, en refusant d’appeler à généraliser les grèves reconductibles initiées par des comités de travailleurs et relayées par des fédérations locales, les Syndicats ont réussi à dégoûter les salariés de faire grève. Car, aussi, essentiel, la grève si elle peut coûter au patron elle coûte sûrement au salarié. Et l’on peut finalement se demander si, en faisant défiler des foules syndicales, avec drapeaux, ballons, camions et slogans crachés par des haut-parleurs, les Syndicats ne font que jouer leur rôle au jeu de la dissuasion avec les patrons et les gouvernants. Faire voir à la partie adverse les troupes qu’on peut déployer, donner le signal qu’on pourrait appeler à une autre journée de grève, dissuader l’adversaire de continuer dans sa politique, appeler à des discussions et négociations. Et c’est ainsi que la grève se meure.
Pendant un siècle des syndicalistes et des militants révolutionnaires ont appelé à la grève générale, moyen selon eux de mettre le système à genoux. Mais cela n’a jamais vraiment marché, soit parce que le Pouvoir a su diviser entre eux les travailleurs des différents secteurs d’activité, soit parce que les intérêts corporatistes des uns ou des autres ont empêché la confluence des luttes. Si l’idée d’une grève générale est encore régulièrement brandie par des groupes politiques révolutionnaires, elle apparaît de plus en plus mythique, irréalisable et finalement caduque.
Reste que l’objectif de la grève générale, à savoir tout bloquer, autant la production que le commerce, l’administration et la distribution, revient à la surface. Comment faire ? L’appel à tout bloquer à partir du 10 septembre va dans cette direction, invitant tout-un-chacun, chaque collectif prenant, à imaginer les objectifs à bloquer et à se donner les moyens d’y parvenir.
L’émergence du blocage
Déjà, pour commencer, bloquer est à la portée de tout-le-monde. Peu importe le métier ou le lieu de résidence, tout-un-chacun peut participer au blocage d’un carrefour, d’une autoroute, d’un centre commercial, d’un entrepôt logistique, d’un siège patronal, d’une Préfecture, d’une Mairie . C’était l’une des nouveautés apportées par le mouvement des Gilets Jaunes, qui, par là, entre autre, soustrayait aux Syndicats le monopole des luttes, de ses objectifs et de ses moyens d’action. Car faire grève n’est pas à la portée de tout-le-monde. Ce sont fondamentalement les gens qui ont un emploi stable, un statut du travail protecteur, qui ont peu de risques de se faire licencier. Quid de tous les travailleurs précaires, des autoentrepreneurs, des chômeurs, des exclus de tout statut de reconnaissance sociale ?
Comme l’expérience des Gilets Jaunes l’a montré, le blocage d’un rond-point permet la rencontre entre personnes de condition, d’âge, d’origine différentes qui, faisant ensemble une action de lutte sociabilisent et partagent, construisent des communautés, fussent-elles éphémères. Et tout en bloquant et s’insurgeant contre toutes les injustices et humiliations subies, réfléchissent ensemble à comment créer un monde désirable. Par groupes locaux, affinitaires, par réseaux de réseaux, sans chefs, sans comités centraux, par l’auto-organisation et l’entraide. C’est ainsi que peuvent surgir des expériences alternatives à tous les Pouvoirs en place, penser et créer de formes désirables de vivre ensemble.
Tout bloquer est tout un programme. A’ construire ensemble, dans l’action et la réflexion, car s’est ainsi que les programmes naissent. Au cœur de la révolte, portés par celles et ceux qui y participent.
Tout bloquer est un appel à arrêter cette machine infernale qui broie la vie de millions et des millions de personnes, qui semble de plus en plus abstraite, gouvernée par des algorithmes et des IA, et qu’en réalité est commandée à distance par des élites économiques, sociales, politiques. Un cri de révolte contre tous les profiteurs d’un système qu’ils ont créé ou dont ils sont les héritiers, de naissance ou par conscience de classe.
Quoi bloquer ? Comment bloquer ? Pourquoi bloquer ? C’est à ces questions que le mouvement social naissant est confronté. Les Soulèvements de la Terre ont avancé des pistes d’actions tirées de leurs expériences : les infrastructures inutiles, dispendieuses, profitant à une élite, et leurs initiateurs, financiers, complices politiques et médiatiques. Tout un proposant d’autres formes d’agriculture, de partage des ressources, de faire vie commune. Détruire un vieux monde de pourris c’est bien, en construire un nouveau appétissant c’est encore mieux. Il faut faire confiance au peuple en révolte pour trouver les objectifs à bloquer, à mettre hors d’état de nuire. Partout, du plus petit village aux métropoles, les groupes locaux peuvent identifier leurs oppresseurs, agir pour bloquer leurs activités, les mettre à l’affiche, à l’amende.
Tout bloquer peut se décliner de mille manières. Par exemple bloquer les sorties publiques des Puissants, comme cela avait été fait au printemps 2023, l’élargissant aux Riches et à leurs valets. Ils nous pourrissent la vie ? Pourrissons-la-leur ! Invitons-nous à leurs rencontres et réceptions. Bloquons le ramassage des ordures sur « la plus belle avenue du monde » et son quartier.
Comment bloquer nécessite des moyens. Bloquer une portion ou un péage d’autoroute, comme une entrée de périphérique, un supermarché ou le hall d’une banque, nécessite la présence de plusieurs dizaines de personnes. D’autres blocages possibles demandent surtout du savoir-faire. En cela, le partage des connaissances, autant techniques que relationnelles, peuvent être déterminantes. Le savoir ouvrier, la connaissance de la machine, est ce qui guette le patron, car il sait que l’ouvrier peut retourner son savoir contre lui.
Désormais, dans le monde occidental, ce n’est plus la production directe de biens de consommations qui est au cœur du système, mais bien sa distribution et le prélèvement de sa plus-value. Tout cela passe physiquement par des ports, des entrepôts, des centrales de transport, de routes, des aéroports, pour ce qui est du transport des marchandises. Mais ça passe en même temps par des flux financiers, des connexions internet, des multiples réseaux numériques. Qui ne sont pas dans les cieux de l’ICloud, mais bien stockés dans des armoires informatiques dans des édifices en béton. Ici aussi la fragilité de ce système tient au fait que leurs employés, qui connaissent le système technique, peuvent décider un jour de couper un circuit électrique, d’effacer une banque de données numériques ou de la pirater. Et cela peut causer plus de dégâts qu’une grève.
Tout bloquer ouvre plein de voies à l’imagination.
Alessandro Stella