« This world is not conclusion »

L’étrange tactique d’Emily Dickinson

Ut talpa - paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

« Doux scepticisme du Cœur -
Qui sait – et ne sait pas -
Oscille comme une Flotte Balsamique -
Assaillie par la neige -
Invite et puis retarde la vérité
De crainte que le Sûr ne s’use
Comparé aux affres exquises
D’une extase que la Peur aiguise - (1438) »
Emily Dickinson (NRF, 323)

Vivre porte à conséquences. Mais la portée d’une conséquence est infinie. Nul ne sait ce qui en sortira, une fois jetée dans le mystère du temps. Ce n’est pas seulement « toute pensée » qui, comme dit Mallarmé, « émet un coup de dé » : l’action aussi, à laquelle on œuvre, jour après jour, parie sur les ressorts de son propre exhaussement. L’action ordinaire n’est pas simplement adroite ou maladroite, volontaire ou imprévue, décidée ou tâtonnante, elle est aussi de part en part votive. Elle se présente au cours des choses comme l’ex voto offert à un divin quelconque. Une telle forme de l’action inscrit son souhait aux faveurs de l’issue.

Aussi avons-nous beau jeu de vouloir maîtriser le grand dehors glacé des contingences. À chaque effort, nos disciplines ne font qu’exercer le hasard. Car « la vie – dit Héraclite, est un enfant qui joue au tric-trac » (GF, 178). Et le royaume de cet enfant s’étend bien en-deçà des règles du jeu. Si le pion qu’il manœuvre pouvait répondre aux mouvements de l’enfant, il exigerait au moins plus de clarté quant au devenir du plateau. Sans quoi le monde resterait pour lui « comme le plus beau des tas répandu au hasard » (GF, 146).

Or si d’un côté, exercer le hasard est décevant ; d’un autre côté, exercer le hasard, ce n’est pas s’y laisser entraîner. Il y a une ligne de démarcation essentielle entre s’abandonner à ce qui advient et se rendre apte à saisir les ressorts de l’adversité. C’est pourquoi, même si nous ne faisons qu’exercer le hasard et qu’en toute action s’affirme un élément votif, cela ne signifie pas plonger dans l’hébétude de la simple prière qui s’en remet au destin.

*

A ce propos, Emily Dickinson, affirmant la vanité de tout autre art que la prière, confesse : « My Tactics missed a rudiment  » (NRF, 158). La tactique de la pure prière, opposée à tout autre art éventuel, est en défaut d’un « rudiment », c’est-à-dire : il lui manque un réquisit. Ce réquisit manquant : «  Creator – Was it you ? » (NRF, 158), c’est l’existence d’un créateur. Or si ce « Curieux Ami » se cache sous « de vastes Prairies d’Air / Inviolées par le Colon » (NRF, 158), la prière ne peut s’accomplir comme prière, c’est-à-dire comme demande d’exhaussement, de sauvetage. Elle se change en « adoration », contemplation effrayée de la création. « Mais dans mon effroi – j’adorai - / je ne « priai » pas » (NRF, 159). La vraie prière requiert l’existence d’un Dieu capable de sauver, d’un démiurge qui soit aussi un thaumaturge. Sans ce réquisit, prier équivaut à adorer l’ordre du monde tel qu’il est. La Tactique de la prière, confesse Emily Dickinson, en l’absence de Dieu, de salvatrice devient conservatrice. La prière, dans le doute, dissout ce qu’elle anticipe, en un pur coup de dés. « Notre Anticipation / Doute – Coup de dés - » (NRF, 247).

C’est pourquoi la méfiance est de mise envers ceux dont la pensée côtoyant la délicatesse de l’ordinaire, se trahissent brutalement en de péremptoires abandons. Ce fut le cas d’un certain Heidegger qui, le 23 septembre 1966, à la question de savoir si l’individu pouvait encore influer ce « tissu de fatalité » que représentait la menaçante cybernétique, répondait : « Je pense que la seule possibilité de salut qu’il nous reste est de nous préparer à être disponible, par la pensée et par la poésie, à l’apparition du dieu ou à son absence durant le déclin... » Énoncer cela, c’est choisir la tactique de la prière, modulée à l’aune d’un magistral « peut-être », vis-à-vis duquel nous positionne la posture de l’attente. Cette forme se rapporte à l’action votive dans ce qu’elle a de plus ineffective. Car au lieu d’exercer tactiquement l’attente, Heidegger nous propose l’attente pour toute tactique.

Avec Heidegger, le non-agir est pensé comme lieu de réceptivité d’un dieu. Le néant, le non-agir, l’attente, la prière sont chez lui des passivités radicales. Emily Dickinson, au contraire, sait que ce qui « court du néant au néant » déploie au moins un « Art immatériel », l’art de l’Araignée qui tisse ses « Lumineux Continents » (NRF, 155).

Elle sait que le néant n’est pas quelque chose de passif : « Nothing - is the force / that renovates the world  » - le Rien est une force. Et cette force renouvelle le monde. Par exemple, un silence, pour Dickinson, s’il était « énoncé » « découragerait la Nature » et « hanterait l’Univers ». Ici, un silence ferait trou dans l’être avec la prégnance d’un défunt revenu en spectre. Autre exemple, encore, le renoncement (NRF, 215). Le renoncement est une « Vertu poignante ». Cette vertu se définit comme l’acte consistant à « lâcher / Une Présence – pour une Espérance ». Ce qui implique de choisir « contre soi » dans l’attente d’un « rôle plus ample » qui sache nous faire apparaître comme « Mineure » la « Vision Voilée – d’Ici - ». Le renoncement ne se détourne pas de la présence de manière réactive. Le renoncement anticipe l’avènement d’une présence majeure. D’une possibilité de vivre en amplitude. Ce renoncement n’est donc pas exactement sacrifice. Il est la vertu dans laquelle se définit l’espoir d’un renouvellement.

Si la force du néant peut renouveler, c’est qu’elle couve du possible : «  I dwell in Possibility - / A fairer House than Prose  » (« J’habite le Possible - / Maison plus belle que la Prose. » (NRF, 143). Bien entendu le « Possible » est un existence jetée sur un « peut-être » et non un « être ». En ce sens, ce Possible est de toute évidence un néant. Mais ce néant rend poreux les remparts que dressent la positivité des existants. « Je me soucierais peu – de Murs - / L’Univers fût-il – un Roc - / Tant que viendrait son Appel clair / De l’autre côté du Bloc - » (NRF, 165). Emily Dickinson a vécu toute sa vie enfermée par choix dans sa chambre. Que l’univers lui apparaisse comme pris entre quatre murs infranchissables n’est pas anodin. Mais cette condition peut faire écho à toute condition camérale. Qui ne se sent pas parfois en détention provisoire dans la vie ? Pour Dickinson, néanmoins, il y a, au-delà du Mur, des « Royaumes inouïs » (NRF, 353) dont nous parviennent les « Clairons » sonores. En principe, chez Dickinson, les choses s’animent de leur relation fantasmée à l’extérieur. « La variété vient du Rêve / de ce qui a lieu dehors » (NRF, 203).

Mais quel est ce dehors ? Est-ce seulement un lieu ? Pas certain. L’Appel clair doit conduire à une rencontre, un face à face, « Mes yeux dans ses Yeux - » (NRF, 165), qui succédera à la percée d’un « Tunnel » s’ouvrant « soudain sur le sien » (le tunnel de celui ou celle qui m’appelle derrière le Mur et qui creuse aussi bien que moi). Dickinson place la rencontre - mystique, amoureuse - au sommet du Possible qui pulse de l’autre côté de la tranchée. « ...la Vie est là-bas - / Derrière l’Armoire » (NRF, 199). Mais derrière l’Armoire, il n’y a qu’un visage. Ces « royaumes inouïs » ne sont donc pas autre chose que les rencontres mêmes : il n’y a de royaume que dans la rencontre. Mais il ne faudrait pas croire que ce royaume-rencontre qui creuse lui-aussi dans le Mur, le Roc, le Bloc de l’univers soit une promesse indexée sur le temps à venir. Car l’avenir, c’est-à-dire le « Futur » est pour Emily Dickinson autant un « lieu secret de paix » qu’un « Malheur souterrain ». C’est pourquoi elle refuse de s’y diriger et cherche le « chemin errant de grâce » qui mène loin de lui. Elle s’en remet au « circuit avisé » que « d’habiles humains » auraient pu découvrir afin de se défaire de ses rets. Dans un autre poème (NRF, 205), Dickinson parle de « Vies adjacentes » qui obliquent « avec adresse », pour se détourner du Temps. Mais ici, un tel « chemin errant de grâce » serait seul à même de « frustrer » l’Avenir de sa « Proie sacrée » - nous tous. Retirer des griffes du temps celui qui avance vers la « Tanière » du lendemain.

Mais quel est ce chemin errant de grâce ? On ne sait pas. Un indice nous est donné là où gravite la douleur. Entre la douleur et le temps, il y a un rapport de dilatation et de contraction. « La Douleur – dilate le Temps - » (NRF, 227), mais, en même temps, « La Douleur contracte – le Temps - ». Dilaté, le temps conglomère les « Âges » dans la « Sphère minuscule » d’un « simple Cerveau ». La souffrance exprime tous les Temps en un sursaut des nerfs. Celui qui souffre souffre en chaque époque. Et une réduction ad cerebrum s’opère dans cette étroite finitée. Inversement, contracté, le Temps, explose. En faisant exploser le temps, la contraction douloureuse anéantit les « gammes d’Éternité » dans lesquelles il résonne. La Douleur, donc, d’un côté, universalise la sphère minuscule de l’individu ; de l’autre, dé-pacifie le fond éternel du temps, son harmonique tranquillité. La Douleur délivre de ce que Dickinson appelle « l’Affaire du Temps », c’est-à-dire la triade « Couleur – Caste - Confession » (NRF, 227). Les limitations définissant la race, la hiérarchie, la foi, c’est ce que surmonte la Douleur. Car la Douleur n’est plus une « affaire du Temps ».

Malgré le rejet d’une ligne continûment dirigée vers le Futur, avec Dickinson, la poésie n’est pas fanatique du surgissement et de l’instantané. Au contraire, par exemple, à propos de l’effondrement (NRF, 257), elle n’y voit pas « le Fait d’un instant » qui pourrait se réduire à « Une pause capitale ». Elle ne brandit pas le bibelot fétiche de l’événement. Comme tous ceux et celles qui connaissent les pouvoirs latents de la lenteur, elle affirme que « Les processus de Délabrement / Sont de méthodiques Déclins - ». Si l’ennemi est en train de vaincre, c’est à chaque instant de manière réglée, en se faisant maître organisateur de la décrépitude, en déposant toiles d’araignée dans l’âme, fine poussière sur les choses, « Vrille dans l’Axe » et « Rouille Élémentaire ». Selon Dickinson, « Perdre en un moment, ne s’est jamais vu ». L’échec a ses lois et ses progressions. L’échec a ses constantes. Ou plutôt : « La Ruine a des règles ». Elle est « Œuvre diabolique » dont la modalité est « lente et cohérente ». Et cette loi, «  Crasche’s law », la loi de la Chute, est un long glissement («  Slipping  »).

Cela signifie aussi que les maux se laissent voir venir. Et vus, ils pourraient être conjurés. La « Lampe du Mineur » est « suffisante », quand elle brille, à nullifier la Mine («  to nullify the Mine », NRF, 134). Mais il faut que la lumière porte partout. Car celui qui ferme tous les verrous croyant échapper à l’ennemi, se retourne soudain sur un « Hôte plus froid », l’Intime. Plus terrifiant que le « Fantôme extérieur », ce « superior spectre », « soi derrière soi dissimulé - » (NRF, 129), se jette sur nous, du dedans de nous, avec l’avidité d’un maléfice. L’Appel clair des royaumes inouïs, de la rencontre, ne se fait pas au dedans de soi, dans l’intérieur profond de la subjectivité la plus pure. Le face à face ne se fait pas de soi à soi avec son propre spectre. Enfoncé dans sa chambre, Dickinson ne creuse pas en elle. Elle creuse en dehors, toujours plus loin, car, justement, du dedans gronde un infernal spectre-sujet.

C’est en ce sens que « Ce Monde n’est pas conclusion », « Un Ordre existe au-delà - / Invisible, comme la Musique - / Mais réel, comme le Son - / Il attire, et il égare » (NRF, 117). Et sa conquête a exposé les hommes au mépris. Mais il est difficile d’y renoncer. Si nous n’avions pas vu le Soleil, peut-être aurions nous pu nous contenter de nos déserts («  Wilderness  »). Mais sa lumière a fait de nos déserts, un désert plus effrayant. « Nul Opium ne peut calmer la Dent / Qui ronge l’âme - » (NRF, 117). La peur ne cesse de stimuler nos tressauts. Elle nous force à interroger le status quo. À faire éclater la chambre. « Comme un Éperon – dans l’Âme - / Une Peur la poussera là où / Aller sans le secours du spectre / Serait défier le Désespoir » (NRF, 153). Quelque chose nous enjoint de continuer à creuser des tunnels. Ce quelque chose est justement ce que l’on se refuse d’accorder à l’hiver intérieur. Car quelque chose de continu – un Appel clair - nous recommande à cette vérité : « Ce sera l’Été – tôt ou tard. » (NRF, 119).

Ut Talpa,

le 25.12.19

*

« J’allais au Paradis -
Petit Bourg – Eclairé – d’un Rubis -
Voltigé – de Duvet -
Plus paisible – que les prés
Sous la Rosée -
Beau – comme des Images -
Que nulle Main n’a tracées -
Des Gens – tels des Phalènes -
Arachnéens – leurs corps -
Leurs tâches – de Tulle -
D’Eider – leurs noms -
Heureuse – presque -
Je – pourrais l’être -
En Compagnie
si choisie - (577) »
(NRF, 173)

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