Théorie du Joker Rorschach :

à propos de Joker de Todd Phillips

Ut talpa - paru dans lundimatin#396, le 25 septembre 2023

Le scénariste de Joker (2019) de Todd Phillips, Scott Silver, avait scénarisé 8 Miles en 2002 puis The Fighter en 2010. Soit deux biopics sur l’émancipation par le rap ou la boxe du ’white trash’ américain – déplacement ou repli ’blanc’ (irlande, écosse, luxembourg, europe de l’est) de l’american dream à la Rocky (moins blanc puisqu’italien, donc potentiellement olivâtre et mafiosi). Avec Joker en 2019, ce qu’il se passe dans la tête de Scott Silver est probablement ce qu’il se passe dans le cœur confus des droites insurrectionnelles contemporaines.


Tout d’abord, le scénariste rappelle qu’il est remonté plus haut que ses propres lubies, plus loin que 8 Miles, plus loin que The Fighter (qu’on peut comparer à Raging Bull, 1980), plus loin, donc, en 1976, aux sources de ces histoires de Blanc qui, n’ayant ni la chanson ni la boxe, finissent par compenser leur déshérence existentielle par des actes de bravoure justicier, bourgeoisie-compatible – nettoyer les rues de la racaille, promesse de politicien conservateur jamais réalisée –, bref à Taxi Driver de Scorcese (1976). Derrière Joker, se cache son arrière-arrière-grand-père, non pas le successfull Eminem (8 Miles), non pas le boxeur champion du monde Micky Ward (The Fighter), bref non pas le Rocky blanc, mais l’antihéros de Taxi Driver, le taximan, ex-marine vétéran, originaire de la Corn Belt (Midwest), qui vaque son non-sens postvietnamien dans les rues mal famées d’un New York lugubre, dont la politique classique a métaphoriquement rejeté les avances, et qui finit par acheter une arme, tirer sur un braqueur Afro-américain puis devenir, pour un soir, le ’white savior’ d’une petite prostituée exploitée par des proxénètes italiens. Ce contre-Rocky (Taxi Driver et Rocky sortent la même année en 1976), cet anti-héros blanc incapable de reproduire l’ascension de l’« Étalon italien » sur les futures « rocky steps » du musée de Philadelphie, ville de l’Independence Hall, futures « rocky steps » qui accueilleront en 2006 la statue du personnage incarné par Stallone – ce contre-Rocky blanc, ce désœuvré, deviendra, à son corps défendant, le marchepieds électoral de la « révolution conservatrice » de Reagan (1981). Autrement dit : pour comprendre Joker, il faut d’abord y voir l’exténuation terminale de la figure de Taxi Driver, la liquidation du conservatisme classique, et l’avènement d’une nouvelle forme de déshérence trash. Derrière le Joker de 2019, se cache une nouvelle configuration politique qui dépasse et met un terme au vieux chauffeur de taxi de 1976.

Ainsi, avec Joker, l’expérience sociale et politique du white trash entre-t-elle dans une phase qui n’est plus celle de l’illégalisme justicier, phase discrète, taiseuse, pleine de retenue mutique, celle de l’« orphelin batman » (belle synthèse d’une théorie de la justice à la fois stéréotypiquement white trash et capitaliste) ; mais celle de l’« incel Joker », ou bien, avec Watchmen (2009), la phase du « Rorschach » : tous deux personnages sans autre visage qu’un masque ou maquillage qui ne masque ni ne maquille que pour exprimer intégralement et en toute transparence le ciel ouvert et nu de la projection psychotique. Si le Batman est la névrose coupable de Bruce Wayne, son chemin de croix compensateur de milliards, sa redistribution non-socialiste ; le Joker Rorschach n’est le double ni l’envers de rien ni de personne.

On serait tenté de voir dans Joker la version « beauf » [1] dégradée ou, disons, américaine de la pédanterie british allitérante que l’on trouve dans ce fantasme anarcho-libertarien qu’est l’exaltante explosion antiparlementaire de V pour Vendetta (2005). Mais, contrairement à V, qui, brûlé vif, est tout entièrement son masque, incarnation sans écart de l’anonymat sapeur de fausses démocraties, Zorro histrionique anti-totalitaire et paradoxalement impersonnel, c’est le masque même qui est Joker Rorschach. De même que dans sa version encore ultra-burlesque et excessivement hilare de 1994, le personnage de The Mask, incarné par Jim Carrey, exprime tout haut l’hystérie style « Tex Avery » de son true self – presque assimilé à son ça primal, où ici, le ça, c’est la jouissance et le désir orgiaque-illimité du capital dans sa forme consummériste et mafieuse –, de même donc que c’est bien plutôt « le Mask » qui est Stanley Ipkiss (Jim Carrey) ; de même le maquillage de clown du Joker est Arthur Fleck (Joaquim Phoenix) et non l’inverse – à condition de saisir en quoi le Joker, par rapport au Mask, se rapproche de la souffrance psychotique, de la socialisation et de la politisation de la psychose (ce qui donne un indice sur ce que signifie l’actuel bullshitisme de la postvérité  : une politisation de la psychose), tandis que le caractère véritablement burlesque du Mask, et la série de crises « maniaques » qui le révèlent, sont, en réalité, plus proches du trouble de caractère narcissique et histrionique, des perversions polymorphes, que de la bipolarité aigue. Le Mask enveloppe donc une souffrance susceptible de réflexion, un « bas les masques » sporadique, une éventuelle rétrocession vers la culpabilité névrotique, et, pour finir, vers la rédemption classe-moyenne du « retour à la normalité ». La voie du Joker, elle, est sans retour.

La geste de l’incel Joker Rorschach n’est donc pas de l’ordre de l’illégalisme justicier, et même si dans la fantaisie érotomaniaque de sa mère, le Joker aurait pu avoir été le Batman, le fils de Wayne, le frère de Bruce Wayne, une sorte de sous-Batman, une sorte de substitut pauvre à la Robin (des bois), même s’il subit le même type de rejet que le taximan de Taxi Driver (ignoré et méprisé par le Sénateur qu’il prend en voiture), puisque Wayne-père le désavoue – le tabasse – lorsque, dans sa quête de reconnaissance, Arthur Fleck se démène jusqu’à lui, bref, même si le Joker côtoie la figure conservatrice classique, Taxi Driver ou Batman – dans sa version ultrariche, salement idéologisée par le capital –, il est aux antipodes de l’illégalisme justicier qui, au fond, fait le bien en faisant le mal, fait bien le mal en mal faisant le bien.

C’est pourquoi, s’il fallait lui inventer une catégorie pseudo-judiciaire, il faudrait lui reconnaître la mise en œuvre d’une justice dé-compensatrice : sa geste est de part en part marquée par la loi sinistre de la déréalisation insurrectionnelle radicale. Avec le Joker, nous ne sommes ni dans le « pays légal » ni dans le « pays réel », fameuse dichotomie de Charles Maurras, nous sommes, comme le dit si bien le réactionnaire Sylvain Tesson dans un autre contexte, à la « découverte d’un pays mêmement illégal et irréel » (Sur les chemins noirs, p. 76) [2]. Or il ne s’agit aucunement ici d’un réalisme magique, d’un folklore transfigurant, d’une sublimation féérique style Tolkien des dévastations fascistoïdes – le pays illégal-irréel est celui de la synthèse nihiliste du Spectacle et du bloom, l’absorption dissociative de l’empiricité – du monde de la vie – par le poste de télévision, le Show du Comédie Club, le plateau de télé, nostalgie rétro des scénaristes pour la subsomption médiatique non encore métaversée et cybernétisée, mais, paradoxalement, parfaitement comprise dans ses conséquences politiques virtuelles. Comme pour V pour Vendetta, le téléviseur reste, par un étrange retard de conscience scénaristique, le vinculum substantiale, le véhicule du collectif et de sa conscience superficielle de classe. Le nihilisme tout particulier que performe la rencontre du Spectacle et du bloom, propre à l’âge d’internet et sans commune mesure avec l’âge de la télévision, a cela d’essentiel qu’il ne résout plus ses contradictions par la décision qui tranche entre le vrai et le faux – quand bien même le vrai deviendrait par-là même le faux et le faux, le vrai – mais par l’irruption par-delà le vrai et le faux, postvéridique, d’une déréalisation illégaliste massive et collective qui tente d’abolir l’ancien monde de névroses coupables inféodées au monde réel et vrai, réaliste, de Gotham – ville de corruptions, de folies, de coupes budgétaires et de misères radicales. D’une manière toute contraire et diamétralement opposée à ce qu’il se passe dans le Caire confidentiel (2017) – pour lequel le crime isolé exprime la totalité d’un monde corrompu jusqu’à l’os et dans lequel la justice ne peut être rendue que par une Révolution soudaine, sans lien continu avec l’enquête et l’intrigue, Révolution qui ne fait pas disparaître tel ou tel crime précis et déterminé dans le cadre de l’ancien monde mais l’ancien monde lui-même dans son entièreté – Joker ne peut résoudre le nœud de l’intrigue personnelle de son héros sans faire entrer brutalement la sphère délirante d’un autre monde virtuel, monde de rage antérieurement latentes, nébuleuse rageuse, dans le Spectacle lui-même mais, justement, sur le mode acritique du Spectacle lui-même. Le meurtre du présentateur de télévision qui initie l’insurrection des laissés-pour-compte et suscite leur ralliement est moins de l’ordre d’une irruption révolutionnaire du réel, que d’un suicide du Spectacle lui-même par lui-même et en lui-même, une insurrection aliénée de part en part, une insurrection, donc, rétro-utopique ou néofasciste béatement folklorique. La justice décomprensatrice au pays illégal-irréel est une fuite délirante tout à fait opposée par exemple à la fuite-adaptation réal-viscéraliste de gauche (Bolaño, mais aussi : par ex. Cronenberg), fuite en quête d’une arme via un réel viscéralement chevillé au corps.

Cette logique irréel-illégale, parfaite incarnation du bloomesque, inverse la structure conservatrice classique des années 1980. Par comparaison avec Taxi Driver (1976), au lieu de contextualiser le caractère psychologique du héros par la catégorie sociohistorique de « vétéran du Vietnam » (guerre foireuse achevée en 1975), l’absence de contexte historique explicite du Comics force en quelque sorte à l’hyper-familiarisation et œdipianisation du trauma hilarogène d’Arthur Fleck – les sévices et abus de la petite enfance se substituent au stress-post-traumatique de la guerre. Projeté dans les années 80, le Joker ne reflète plus vraiment une situation psycho-historique singulièrement tangible, précise et déterminée, mais un simple état flottant d’effondrement psychotique, sans causalité socialement assignable. Le film de 2019, supposé se passer à peu près à l’époque de Taxi Driver, ne se passe en réalité nulle part dans la chronologie américaine. Dans Taxi Driver, l’histoire américaine récente de 1976 est traitée dans et par le fait divers, l’anecdote journalière d’un justicier blanc, fortement significative, clôturée à l’aide d’un pis-aller de dialectique négative, l’esquisse d’une relation amoureuse ou d’une amitié quasi-réconciliatrice avec la petite prostituée, demeurée cependant inavouée ou impossible, puis dissipée par le retour de la routine ; dans Joker, il n’y a plus de contexte historique réel [3], et c’est l’inverse qui se produit : l’histoire personnelle et familiale d’une pathologie mentale associée à une crise des services publics, se change peu à peu en hagiographie sacrificielle d’une autre nation, d’une nation alternative. Bien sûr, il y a la crise de 2008 derrière Joker. Mais ce qui est intéressant, c’est comment cette crise de 2008 se personnifie ici dans un personnage de fiction, de comics, traité selon les codes du néoréalisme italien au prisme de sa reprise par le Nouvel Hollywood auquel on aurait insufflé l’esprit du biopic (Scorsese, qui a décliné, était pressenti pour réaliser le film), c’est-à-dire comment, depuis The Dark Knight (2008) de Nolan (réalisateur classiquement conservateur), le Joker est moins une figure exprimant une réalité passée (la guerre vaine et l’abandon des vétérans qui s’en suit) qu’on achève et qu’on réconcilie par une sorte de justice blanche sur les noirs (braqueurs) et les italiens (mafieux) dans l’héroïque impossibilité mutique de l’amour, mais une figure de l’irréalité spectrale, bloomesque, fantasmatique, qui attend de prendre possession des corps vides de l’Amérique blanche, celle qui fait de ses problèmes politiques une affaire de famille et de ses problèmes familiaux l’expression de la totalité politique – d’où peut-être la crainte permanente de la pédophilie, affaire éminemment familiale, dans le conspirationnisme QAnon – qui anticipe des sujets réels encore à venir, le « peuple manquant » qui, le jour de l’assaut du Capitole, en 2021, a fortement cessé de manquer aux élites démocrates.

Un Joker Rorschach

Ut Talpa

[1Paradoxalement, dans V pour Vendetta, le style cinématographique est passablement « beauf » tandis que le contenu représenté est « aristocratique » ou « philistin » ; inversement, dans Joker, la réalisation est de style Grand Film d’auteur, à la Scorsese, mais son thème est « beauf ».

[3Le contexte historique de Joker, 1981, est un contexte fictif sans prise historique sur ces années-là, c’est d’ailleurs ces années-là que Joker liquide. Et faire jouer la période 2010-2020 dans la période 1980 qu’elle vient justement clôturer est, soit dit en passant, extrêmement habile.

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