Du moins l’avait-on pensé autour de lui avant de finir par l’oublier. Sauf moi, qui l’avais dans ma plume, le personnage gris, tout gris de mon esprit. Gris rabougri. Ce que je savais pourtant, et la nuit seulement, c’était que si nulle agitation ne venait du dedans, toute une vie s’agitait à l’ envers de ce dedans. D’abord la terre, le long de la voie de chemin de fer. Remuée, brassée, éjectée des profondeurs, au petit matin elle séchait par centaines d’amas frôlant le grillage de protection au-delà duquel flemmardaient les rails de la voie . Des trains arrivaient en rugissant avant de s’affaler sur les quais. Dix fois par jour, peut-être vingt.
Noël le père, le fils avait démissionné, dix fois par jour, peut-être vingt, marchait le long des voies en comptant les boulons . Pas un ne manquait au petit matin . On ne se souvenait plus de l’accident qui avait fauché les voyageurs sur un quai à la suite d’une défaillance de l’entretien minimal offert au dieu Rentabilité, loué fût-il, mais on avait gardé l’empreinte fossilisée de sa remédiation : compter les boulons, c’était son boulot au père Noël. Et pas un ne manquait au petit matin. Et la terre, de l’autre côté du grillage qui protégeait la voie ne bougeait pas et perdait sa fraîcheur au long des journées pour la retrouver dès la nuit tombée, en milliers de petits tas secoués.
Lui, l’homme gris rabougri de ma plume, savait qu’en dessous, on était à l’oeuvre .Voir ne lui importait pas . Il savait . Peut-être entendait-il les frôlements de la terre remuée, à moins qu’il ne sentît, sous ses pieds, dans les tréfonds de sa maison, le sol qui bougeait. Imperceptible frisson des fondements qu’on ébranlait .
A l’envers du dedans, dans son jardin, pullulaient les lombrics . ça creusait partout, ça sillonnait les profondeurs. Dehors encore, les arbres alentour que le jour endormait, secouaient leurs branches avant de se peupler dans l’obscurité. L’homme de ma plume, gris rabougri, entendait les souffles de l’air qu’on fendait en passant au dessus du toit, parfois en s’y posant, parfois en le piétinant quand les branches des l’arbres priaient qu’on ne les brisât pas sous le poids des arrivants . Car si les busards, les vautours, les éperviers et encore les bécasses, les merles, les pèlerins, les pies et les plus petits, étourneaux, geais, mésanges et loriots et hirondelles et rouges -gorges convergeaient tous ensemble et que les rejoignaient les cormorans, les mouettes, les albatros, les hérons, les grues et les bernaches, et que les martinets noirs, fondant des hauts du ciel, sans jamais se poser participaient aux grands rassemblements nocturnes, c’est que tous sans souci d’origine, de genre et d’espèces partageaient le même souhait d’un monde à habiter. Et de l’action pour le réaliser. Les arbres cachaient leurs palabres. Nul n’entendait ce qui s’échangeait entre tous les habitants du ciel réunis, à quoi se mêlait le chuchotis des branches, chaque nuit plus alarmant. Pourtant de tous ces regroupements commençait à poindre une petite lumière. Nuit après nuit qui jaillissait de la réunion du peuple des oiseaux.
L’homme gris le savait, même si de chez lui, il ne distinguait rien encore. Bientôt cela viendrait.
Au loin, à bien des encablures de la maison, sur les franges de l’océan, sur les plages, dans les criques, il fallait voir avant l’aurore, à mer montante ou descendante, les rondes affolantes des crustacés par milliers. Quand l’homme y était allé, déjà on ne pouvait plus les compter. Nuit après nuit, une plage nouvelle, une autre crique, se remplissait du peuple armé des eaux salées, crabes, araignées géantes que relayaient les géants des mers, poissons dragons, requin lutin, nautiles, blobfish et méduses abyssales pendant que les arénicoles, creusaient sous la surface mille galeries qui finiraient par se rejoindre. L’homme gris n’entendait pas le son des conversations de la mer. L’oreille humaine, même lassée des mots fantômes du blabla mondialisé, n’avait pas encore le pouvoir d’en saisir les vibrations signifiantes, mais en percevait comme une onde qui se propageait. A l’aube, tous s’évanouissaient. Restait l’écume paresseuse qui effaçait toute trace. Enfin, cela advint.
Un jour ordinaire, un jour comme les autres. Tout bête. Cela commença sur terre. Un train, pas loin, un train de la dernière génération épris de vitesse et de consommation en tout genre, bourré de gadgets et de gens sans peur, se coucha sur le flanc sans que rien ne vînt présager une défaillance de ses systèmes connectés. Rien. C’était inexplicable, sauf par un léger affaissement soudain des terrains sous la voie. Il n’y eut pas de morts à déplorer. Fallait-il s’en réjouir ? Des blessés, cependant et le grand cirque des médias . Quoi, pourquoi, comment, la faute à qui... Cela dura peu car un autre événement inexplicable satura l’attention : des centaines de câbles aériens, ceux qui vont des centrales nucléaires vers les villes, une nuit rompirent et rejoignirent la terre. Toute une région sombra dans le noir. Des centaines de machines hoquetèrent, toute une vie électrique fut d’un coup à l’arrêt . Rien n’expliquait pourtant ce qu’on désigna cette fois, non sans exagération, du vocable de catastrophe . Mais nulle thèse officielle ou officieuse n’établit alors le lien avec la chute du train qui avait rendu la ligne inexploitable pour de longues semaines et dont la rupture de l’approvisionnement en énergie risquait de prolonger la mise à l’arrêt, en même temps que celle de tous les réseaux.
L’homme gris rabougri de mon mental avait alors renoncé à tout mouvement et se concentrait sur la perception des cils vibratiles de sa pensée. Il avait beaucoup bougé durant sa vie. Il s’était démené sans compter. Maintenant il sentait que c’était le monde qui s’était mis en mouvement. Enfin, il entendait son chant.
Puis tout s’accéléra. Des trains, par dizaines se couchèrent sur les voies affaissées, des fils aériens rompirent par milliers et sous les vagues, au loin, au plus profond des gouffres de la mer, dernière destination des relais qui partaient des plages et des criques, les câbles qui alimentaient les réseaux du monde, se turent, avalés par des créatures marines qu’on avait depuis des décennies, méprisées, dérangées, presque exterminées.
L’homme gris de ma plume commença à sourire. Maintenant il entendait clairement les taupes qui creusaient sous les voies et les lombrics qui s’y mettaient aussi. Il comprenait le langage des oiseaux fendant l’air pour sectionner les fils qui défiguraient leur ciel. Il saisissait les mouvements des habitants de la mer qui détruisaient tout ce qui perturbait le silence des abysses où se propageaient les ondes de leurs messages secrets. La marche d’un monde vomissant ses chiffres par tous les orifices de la technologie en folie agonisait.
En peu de temps le monde capitalisé s’effondra . Plus aucun relais pour ses cris d’orfraie .
La vie avait pris le dessus. On entendait les nuages qui applaudissaient. Des ondées lavaient les arbres et les fleurs. . Les poissons bondissaient des eaux pour former des arcs-en-ciel.
L’homme gris étira ses jambes, se leva doucement, palpa son dos, remua ses épaules, ouvrit la porte et sortit de ma plume.
Aussitôt lui vinrent toutes les couleurs de la lumière. Enfin il y eut un matin. Et ce fut le premier jour.
Madeleine Micheau






