Suffocation ordinaire

« WOUF WOUF, me dit la sonnerie du réveil. »

paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021

WOUF WOUF, me dit la sonnerie du réveil.
Se lever. Il faut que je me lève. Me préparer un petit déjeuner complet pour tenir la matinée, repasser le devant de ma chemise, faire mon lit, mettre de la crème pour prévenir les rides, aérer la pièce, quelques exercices de yoga et de respiration pour faire le vide, et terminer par quelques pompes pour attaquer d’un bon pied cette belle journée ensoleillée. Je décide finalement de me griller une clope au plumard en me cramant les rétines devant mon écran.

Je vais sur lemonde.fr. Ça fait des années que j’y vais chaque jour ou presque sans jamais cliquer sur un seul article. Jusqu’à aujourd’hui. « Réchauffement climatique : l’électroménager entre dans une nouvelle ère » nous dit le titre. Je clique. Le chapo est fort intrigant : « Vous souhaitez contribuer à la protection de l’environnement ? »

Ça m’arrive, me dis-je en allumant une autre clope à l’aide de la précédente. « Il est difficile d’agir seul, mais la technologie va vous aider. »

Je poursuis la lecture : « L’intelligence artificielle va permettre d’améliorer nos usages grâce à des appareils électroménagers connectés. Des puces intelligentes à reconnaissance visuelle permettent déjà de mieux distinguer l’espace, les objets et les personnes. »

Piqué au vif, je fonce sur la fiche technique du lave-linge présenté : « La technologie TurboWash 360™ envoie de leau haute pression grâce aux quatre pulvérisateurs multijet et complète un cycle en seulement 39 minutes tout en préservant les tissus. La technologie AI DD™ est une intelligence artificielle qui, sur la base de 20 000 expériences de lavage, détecte le poids et le type de fibre afin dadapter le cycle de lavage.

Pour un journal qui clame haut et fort ne pas avoir de ligne politique, je me dis que, pour une fois, c’est un sacré parti pris pour l’écologie.

Je me dirige vers la salle de bains et allume la radio. Mauvaise idée : le journaliste, fasciné par son invité, présente ce dernier comme collapsopoliticoclimatofuturologue. Issu d’une grande école d’ingénieurs, il s’est également doté depuis peu d’un MBA en management de l’innovation responsable à l’Essec. Il a un chat qui s’appelle Gribouille et adore les gâteaux au yaourt.

Venu initialement pour parler des feux qui ont récemment ravagé l’Australie et la Sibérie, il dérive complètement pour nous présenter sa dernière trouvaille : « Tomojo, les croquettes écolo pour chats à base d’insectes. »

Il cite le blog où il a fait cette découverte : « C’est le projet un peu fou de deux amies d’enfance, Madeleine et Paola, complètement gagas de leur animal respectif, Mojo, le chien militant, et Hiro, le chat écolo. Après un Master de sciences de l’environnement, Madeleine et Paola décident de se lancer dans l’entrepreneuriat avec un seul objectif en tête : grâce à Tomojo, faites de vos chiens et de vos chats de véritables écolos ! Et ça passe évidemment par leur estomac ! »

Le journaliste, toujours sous le charme de son invité, lui demande gentiment s’il veut bien revenir à l’actualité et aux feux de forêt.

Notre expert, imperturbable, poursuit : « Le projet de Madeleine et Paola vise justement à accélérer la transition écologique. Comment ? En remplaçant la viande dans les croquettes pour chiens et chats ! »

Je sors de ma douche. Je mets mes chaussettes à l’envers, saisis mon jean encore en boule de la veille, l’enfile, mets un coup de déo bio sans alcool ni aluminium. Je me lave les dents avec une brosse à dents en bambou tout en fixant le cadavre du pétard de la veille. J’ai l’impression qu’il essaye de me dire quelque chose. Je claque la porte sans la fermer à double tour et dévale les marches 4 à 4.

En patientant devant un feu de circulation qui me sépare de la bouche de métro, je regarde passer successivement des dizaines de vélos, trottinettes et voitures, tous électriques.

Pour pimenter un peu ma vie, je ne prends pas de ticket et saute les portiques.

Je monte dans un métro sans conducteur, me colle dans un coin et sors un bouquin. Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui de Johann Chapoutot [1]. Pas mal.

Il parle d’un ancien cadre SS, Reinhard Höhn, qui a, entre autres, pensé l’organisation du travail dans les camps et les entreprises allemandes. J’en suis à la page 113 : « Le fonctionnement de l’entreprise se veut non autoritaire, mais il reste pleinement hiérarchique, car la relation fondamentale reste celle qui existe entre le chef et l’exécutant. Le chef, contrairement aux pratiques en vigueur jusqu’alors, ne prescrit pas l’action dans les détails les plus précis de son exécution. Il se borne à des “directives” en termes d’“objectifs”. Son rôle est d’ordonner (un résultat, par exemple), puis d’observer, de contrôler et d’évaluer. »

Je suis interrompu par un SMS de mon responsable : « Yo mon Loulou, ça baigne ? T’es où ? Je présente le plan de réorganisation à la team. Sois pas en retard ! »

J’arrive au pied de la tour. Respirer un bon coup. Se faire fouiller son sac par les types de la sécu, saisir son badge, jeter un coup d’œil à la photo de son visage aux traits de dépressif alcoolique, passer les portiques, rentrer dans l’ascenseur, ne dire bonjour à personne, sortir à son étage, repasser son badge.

Je traverse l’open space en regardant mes pieds direction mon bureau que j’ai transformé en bunker afin de limiter au maximum les interactions sociales : pile de dossiers, de tasses de café, chaise de bureau réglée en position allongée et casque antibruit spécial chantier. Même des coups de feu à un mètre de moi ne pourraient perturber ce havre de paix.

Et n’allez pas croire que tout cet attirail me rend plus productif, car j’en fous pas une. J’ai deux écrans, l’un est partiellement visible de l’extérieur, l’autre non. Sur le premier, un tableur Excel avec des tableaux croisés dynamiques, sur l’autre, un bon gros concert de MF DOOM.

Mais, ce matin-là, mon bunker a disparu. Mon cœur s’emballe. Je demande à un collègue ce qu’il s’est passé.

— Ah t’es pas au courant ? Les bureaux fixes, c’est fini ! On peut s’installer où on veut maintenant. Bon, y’a moins de bureaux disponibles, mais ça optimise l’espace ; et la direction a dit que ça permettait de faire des économies de loyer.
— On a fait 2 milliards de bénéfices l’année dernière, c’est quoi leur délire ?
— Pardon ?
— Rien. Et mes affaires, elles sont où ?
— Dans la benne.

Je ferme les yeux. J’inspire et expire lentement tout en essayant de suivre le parcours de l’air dans mon corps. J’identifie les points de douleur et tente d’y envoyer du souffle pour me soulager.

— Ben alors pine d’huître, qu’est-ce tu fous ? Ça fait 20 minutes qu’on t’attend pour démarrer la réunion !

Je suis mon boss et prends place dans la salle de réunion. C’est une pièce d’environ 30 m2 composée de 23 humains, 25 ordinateurs, 49 téléphones portables, deux pieuvres téléphoniques, deux rétroprojecteurs, cinq multiprises et un paquet de bonbons à la gelée de porc.

« Je vous ai convoqués pour vous faire part de quelques changements décidés par la direction. Vous le savez, la crise frappe durement l’économie et comme beaucoup d’autres entreprises, nous sommes touchés. Certains d’entre vous nous ont remonté leurs inquiétudes, leurs souhaits et, disons-le, leurs rêves. En réaction, la direction a mandaté un change manager pour auditer notre activité et ainsi proposer des solutions afin d’augmenter votre bien-être au travail. Ces changements, que je vais vous énumérer, seront effectifs dès demain :

— Un classement par ordre d’importance des collaborateurs au sein de l’entreprise vous sera remis sous forme de trombinoscope. L’idée est de faire réfléchir à deux fois quand on souhaite déranger un collègue pour lui demander de l’aide.

— Les équipes de travail seront renommées « tribus » et votre chef d’équipe sera dorénavant votre « gourou ».

— Le logiciel CleverControl sera installé sur tous les postes informatiques. Cela calculera le temps de visite sur chaque site, les applications lancées, et le temps d’inactivité de l’ordinateur.

— Un système de gamification va être instauré pour vous pousser à remplir le CRM, mais aussi et surtout pour vous amuser. Le nombre d’appels émis, le nombre d’opportunités business rentrées et les revenus générés vous aideront à suivre les performances en temps réel de vos collègues. Un podium sera mis en place avec des lots à gagner pour les meilleurs d’entre vous. Le troisième aura le droit à un pistolet Nerf, le second à un fusil à pompe Nerf et le premier à une sulfateuse Nerf, ce qui vous permettra de tirer sur vos collègues les moins performants HAHAHAHAHA. Pardon.

— Une clause de bienveillance vous sera envoyée sous forme d’avenant à votre contrat, qu’il faut nous retourner signée dans la matinée.

Voilà. On n’a plus de temps pour les questions, notre coach en reiki nous attend pour une session de pensée positive de 30 minutes. »

Je n’ai écouté que d’une oreille. Je ne pense qu’à récupérer mon casque antibruit dans la benne à ordure.

Une collègue que j’aime bien cherche à me dire quelque chose : « T’as un truc bizarre dans les cheveux. Attends, bouge pas… c’est chelou, on dirait de la weed ! »

C’est donc ça que mon pétard cherchait à me dire ce matin, « il t’en reste dans les cheveux, ducon ».

Je décide cette fois de descendre les 23 étages qui me séparent du sol sans prendre l’ascenseur. Ni les escaliers.

WOUF WOUF, me dit la sonnerie du réveil.

Se lever. Il faut que je me lève.

Thomas Jusquiame

[1Collection Nrf essais, Gallimard, 2019.

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