Sous le survenir

Romain Candusso

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

Aller aux urnes pour voter est le signe le plus sûr que cette politique est morte. Service funèbre, rituel funéraire. Dehors la ville est quadrillée ; la vie colle mal à ses lignes droites.

Le rituel demande un nom propre. Aucun nom n’est propre. Le nom est traître, comme tous les noms, fixes dans le mouvement du proprement nommé. Le nom propre a des idées arrêtées, des idées exprimées. Le nom propre se dépose par les idées. Les idées viennent de loin, parfois d’autres noms dont les voix nomment d’autres paysages, d’autres gestes, d’autres besoins d’aller de travers, de nommer les travers. Ils nomment de travers, sont retors. On ne sait plus le sens du double. Le nom reste identique, trompeur, une fois que tout a changé. Proprement vacant, nom impropre qui s’empare de l’urne.

Tout est flou, très vite. Dès que quelqu’un parle se forme une buée où tout se brouille qui lui pré-existait, qu’on pensait lui préexister, mais qui dans les faits n’entre jamais dans ce qu’on en fait dire aux mots. L’invocation même est salie.

Je n’arrive plus à endormir la nuit dans mon corps. La nuit tombe dans mon corps tombe et je m’habitue à cet amoindrissement : le corps évite ses extrêmes, oublie ses retranchements, fatigue au premier saut, aux premiers pas.

Parfois la route est le repoussoir le plus simple à l’invasion des murs : rouler vers les montagnes, s’emmitoufler dans la nature, dans ce qui reste de sa sauvagerie : dans ce qui reste. Là où l’air inspire encore. Hors de l’esprit le pétrole, les chaînes de productions dans ces hangars poussiéreux que le soleil chauffe à blanc. Oublie les moyens de cette inspiration. Pense à l’oublier. La culture des noms, notre culture divise le vivant par la diction, vivant ductile sous l’attention. Ici l’être légende le non-être. Il y a ici l’être, son histoire-parole, l’obstination têtue de ce pour quoi le temps n’est rien et qui ne participe pas aux projections immatérielles.

Un mauvais œil s’est ouvert sur le monde, qu’on n’arrive plus à fermer. Le cauchemar est diurne, étrangement lointain et intimement strident.

Le monde de demain : une infraction à la loi du temps, l’imposition au temps de l’imagerie créée en monde, dans le passé. Le demain du monde. Toujours un demain, un monde, comme s’il y en avait. Un monde un. Demain devrait infléchir tous nos gestes toujours, mais le monde tire ses forçats, force le geste par la misère. L’absence de monde de demain se fait jour, l’absence de demain du monde se lève. Là où était le monde, la nature a perdu sa fertile sauvagerie. Sauve la sauvagerie des hommes qui même à bout de monde proliférera depuis l’intérieur des corps.

L’immonde trouvera toujours sa place inextricable : nos gestes en savent le parfait artisanat d’instinct, à esprit défendant, à esprit fendu d’immonde.

Voiture garée, promontoire gagné, vue atteinte. J’ai du temps libre bien qu’il soit bouché, me rapproche de l’endroit qui y ressemble le plus et le moins, le ciel qui m’est inarpentable et partout offert. Nous vivons dans des images consacrées ou conjurées qui se distordent au fil du temps selon les mutations de notre vue. Sommes-nous nous-mêmes invisibles sous ces images ? Depuis longtemps je ne me suis plus vu en-dehors de trajectoires, de possessions, de relations.

Là où je suis, il n’y a pas de description possible, pas de récit, rien qui n’aboutit. Ici, ce qui se voit semble tenir debout : ce n’est pas de ça que je participe. J’étouffe normalement, sans alarme. Je repose. Tout ce qui précède ce pas est maintenant passé, c’est l’heure de la relève. Qu’est-ce qu’il nous reste alors, à dire, à faire ? Marcher dans un monde encore invisible, un monde nouveau, sans savoir où en sont les murs. Être justement déconnecté et voir le monde décrocher, être de plus en plus à la traîne sur lui-même ; c’est dans sa décomposition, dans une fouille plus subtile de sa matière qu’on sent de l’air.

En regardant de travers, peut-être que ça ira mieux. Dies irae. Leur vision diffère la nôtre et en diverge, mais tout nous est commun, y compris la plaie d’être dans le commun de leur monde. Leur impossible est à nous. Je me garde une parcelle sans objet, pour l’équilibre, une autre pour les objets détournés. Tout a lieu en silence. Je ne suis rien, je défais de faire autre chose. Que tout aille

de travers. Ni ordre ni désordre. Les retards sont masqués et poussent par à- coups de soixante ans, au revers d’un mot fossile. Que tout continue d’aller de travers. Le réel bute sur moi et mes refus, et ma vie reste retorse en travers des attentes.

À travers la matière sur fond noir, projeté, corps à côté de ce qu’il paraît, juste assez pour sonner faux : on l’examine, on cherche ; quelque chose a glissé. Après un recul sur l’ininterrogé, rire a perdu son innocence, se fait plus sévère et plus léger. Sous les gestes répétés, soufflés par les choses, un autre est dans l’appartement, dans notre gorge, dans nos yeux — nous le savons, le sentons — et ce n’est plus l’autre d’un je-ne-sais-quoi : nous possédons le critère de ce changement, lointain et inchoatif.

Dans la ruelle du corps et de ses fantasmes, dans la ville malléable, à la lisière de la ville. Le futur n’a plus d’images, de matière. Toutes les infrastructures sonnent faux. Le temps de la ville n’a rien de concret, passe déraisonnablement ; je l’investis d’un temps irrationnel d’où mon corps se reprend, où le corps reprends un moi d’où je, où un lieu d’être est déjà investi. Mon temps à la rencontre de la ville et ses rythmes de paperasses, à traîner en plein air. On cherche le futur comme une bête affamée si le présent ne nous est pas offert et qu’on n’est pas fait pour. Que tout aille de travers. Ce travail à désosser la terre, à l’aplatir de la piétiner, spéculée et mise à prix. Le présent va vers le futur, non vers le passé qui s’enroule et spirale. Au 100e étage de la montagne, une belle vue, de béton et de reflet. Du soleil étagé. Le béton vit, s’avance, se propage, le ciment s’étale, nouvelle forme des plages vidées de sable. L’avenir est au désert, les squelettes de nos vies seront du désert. Je marche sur le sable mais les dunes se déplacent, elles aussi. Le sable déplace les dunes que j’aurais dû avoir passé, se déplace avec moi. Je n’en attends ni la fin ni la promesse, je ne cherche que des hommes, des sans espoir, qui ne désespéreraient pas de l’inertie que leur mouvement révèle. La ville a un regard vitreux. À force de ne plus dormir, nos veilles sont pleines de rêves.

Regarde comme ils vivaient. Même en vie, ils vivaient. Toute avancée n’ayant valeur qu’attachée à. Une jetée. Ligne droite leur programme, leur inflexibilité. Je ne vais pas vous agresser. Je ne comprends ni ce qui me traverse, ni ce qui a cessé de me traverser, ou me traverse en ne me traversant plus, me questionne de ne plus me traverser. Comme un interstice où quelque chose va

pousser, d’où une autre matière peut jaillir, une autre manière. Du futur, pas de souvenirs : des survenirs toujours.

Tout va bien, le présent se jette dans le futur sans encombre, laissant sédimenter puis se désintégrer derrière lui ce qu’il faut bien qu’on nomme le monde, ce mot si gros que le corps le désimagine alors que toute sa réalité lui rentre dans la viande.

Les espaces du monde sont transformés en silence depuis une accroche si lointaine et si élémentaire que toute sa physique entre en réaction. L’énergie dégagée hurle, sans possesseur, lointaine.

Devant la lumière bleue mes yeux se décillent et mon sommeil abdique. Loin en moi, renfoncé dans le corps, nage un étrange poisson. Dans mes rêves, des étendues d’eau sans fond ni fin cernent des îlots de terre désespérés. Je suis parfois sur l’îlot, parfois nage au bord d’une plage bondée, sans comprendre pourquoi tous me regardent. Peut-être que je me remonte à la nuit tombée. Tout est, décousu. Je me réveille, des mondes mis à distance et des apocalypses dans l’arrière-cour du crâne, qui n’attendent qu’un cycle pour me retourner.

Toujours ils créent des doubles. L’ambiguïté fut toujours une arme, la duplicité — toujours s’emparer du sens et le retourner pour s’en vêtir soi- même. Pas besoin d’officiel. Les spectres prolifèrent, prennent le dessus : nos oreilles reconnaissent les paroles qui relient des gerbes d’apparences de celles qui nous en montre les dessous.

Pour des apparences dénudées.

La matraque et la paix dansent sans contradiction. Ils font leur bien avec sadisme, avec rage. La bavure est la forme révélée de leur bien, et du bien il n’y a pas à se repentir. Le mal est ce qui fait violence à la société, mais leur violence n’est qu’un état intermittent du maintien de ce bien.

Le futur est sans image, n’a que des concepts lointains en dissension, douce dissension aux effets violents.

Toutes les étendues sont devenues des routes bourrées de carlingues, de coques et de carrosseries ; la nature est usinée, calibrée ; mer, ciel et terre sont

détournés en mode de transport, en flux de marchandises, et une poubelle s’étend à toutes les surfaces. La distance envisage une autre perspective, refait surface, retends l’espace. La campagne se fait plus vaste. Interminable. Les millions d’années consommées des sols laissent des épaves le long des routes. Leurs objets fétiches sont fichés dans le futur d’un possible.

Sous le survenir. Lui faire place, lui donner occasion, jusqu’au souvenir. Donner au souvenir cette ouverture, la tension qui nous a fait trembler devant le miroir négatif et butter. Le corps se nourrit d’avenir par instinct et de souvenir par habitude. Ils vivent dans le passé, plusieurs mois au-delà, un futur antérieur à tout présent. La parole du présent est toujours inconforme. Le réel n’est pas ce sur quoi ils buttent, il est cette fatigue défoncée et dominée depuis sa porosité. Lui ne résiste pas : ils creusent les montagnes, se fraient un chemin au bulldozer dans des forêts primitives, brûlent des arbres centenaires à la chaîne pour une énergie propre. C’est à rendre fou le temps d’être ainsi foulé aux pieds. Leur réel est une faiblesse, il est ce qui s’effondre et ne résiste qu’exsangue, à bout de forces, à bout de lieux. Son absence revêche ne pardonne pas : elle est sans morale. Déjà des corps et des consciences cessent d’étendre des souvenirs au futur et de le rendre double, trouble. Des atomes de lieux et de temps qui forment des molécules d’instant génèrent des éléments fantômes, une mélancolie du futur qui tord le moment présent. Quelque chose invoque que le fait conjure.

Applaudir et frapper. Deux gestes émergés d’un spectacle auquel on a du mal à croire. Du bruit en trompe-conscience. Des camps se forment et les répercute. La série est-elle finie, ou va-t-elle essayer de faire essaimer le geste sur plusieurs saisons, spiralant dans l’absurde ? Des diversions gesticulaires. Du spectacle toujours : des vestes doublées de mots, des mots répétés à l’envie comme s’ils n’en pouvaient plus de les sentir entre leurs lèvres, comme s’ils coulaient et se rattrapaient du bout du souffle à ces balises. Le sens agité jusqu’à son évaporation n’est que l’un des sens premiers de cette communication, pas un effet secondaire. Une excommunication. Une évacuation rapide du sens, sa dilapidation la plus précoce, sa neutralisation.

Toujours ils créent du trouble. Causer du trouble, troubler le trouble, n’en dire que le proche sans jamais descendre à sa possibilité. Les racines des faits sont longues, creusent jusqu’à l’immatériel.

Survenir est sans promesse, partant sans compromis. Se dédoubler, regarder loin devant où la vue n’a plus cours et commence seulement, où il n’est plus question de vue mais vue que de questions.

Se dégager, prendre la douleur et revenir à la douleur originale, à l’origine de la douleur : cesser d’en causer.

Il y avait ceci d’étrange : une prise de conscience très lente d’une chute déjà terminée. Ou encore : une prise de conscience si rapide et si vive que la chute avait lieu au ralenti alors qu’elle avait eu lieu déjà. Le mouvement cauchemardesque de se reprendre, si évident mais si lourd, si ankylosé qu’on sentait qu’il n’allait pas pouvoir se faire.

Au plus éloigné, par une transformation infime qui passe inaperçue, mais reste sans compromis. Parfois les gens sont des surprises. S’écarter d’un objet, un seul. Faire un saut dans la chaîne d’attention, ou intercaler un pas de plus. Plus qu’un pas. L’éclosion des refus. Où le vrai est encore à advenir, déplacer, expérimenter. Se tromper est le plus beau des risques. Écouter quelques secondes de plus quand, juste après la parole, le corps continue de dire, relance, approfondit, met son point. Prendre une inspiration plutôt que d’agir, sauter la respiration qui fait gouffre devant l’action. Cesser de vouer ce culte macabre aux urnes, aux noms qui n’en ressortent que transformés. Deux pas changent une photo ; la vue n’est pas saisie, n’est pas rendue pareille. La vue prise se perd de vue, une cécité incitée — et parfois se perd de s’être crue soustraite à l’influence, de se croire au-dessus. La vue se croit et ils croient à la vue, la vue seulement. Les racines du visible restent à percer à jour.

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