Les philosophes, puis les sociologues les plus fameux, étaient le plus souvent marxistes ou en dialogue avec le marxisme, cela tombait sous le sens. Sans correspondre forcément dans le détail à une réalité toujours plus profuse et emmêlée, c’était du moins le parfum qui se dégageait, et le vent de l’envie poussait en cette direction. Enthousiastes et enthousiasmantes années 1960 et 1970 !
En France, en dépit d’une société rajeunie et bouillonnante, la férule autoritaire (gaulliste ou pompidolienne) conservait ses prérogatives patriarcales et (encore) colonialistes, les ministres étaient certes lettrés, mais conservateurs. Cependant, en 1974, le libéral Valéry Giscard d’Estaing remporte la présidentielle anticipée (après le décès du président en exercice, Georges Pompidou) grâce notamment à une certaine droite anti-gaulliste attachée à battre Jacques Chaban-Delmas. Son lieutenant le plus rapproché, et dont il fera son ministre de l’Intérieur, n’est autre que Michel Poniatowski, nostalgique de l’Algérie française, proche du club de l’Horloge [2], un des organes de ce que l’on appellera bientôt, comme pour l’affranchir, la « Nouvelle droite » [3] [4].
Après les accords d’Évian (1962), l’humiliation de l’OAS (Organisation Armée Secrète), la mise au ban des idées qui s’y rattachent, et tandis que monte de par le monde un mouvement de jeunesse et de luttes syndicales aux élans révolutionnaires (non sans son pendant réactionnaire, souvent brutal), apparaît à la fin des années 1960 ce « courant de révision politique et intellectuelle qu’on a qualifié en France de Nouvelle Droite » [5]. Son noyau originel est le GRECE, Groupe de Recherche et d’Études sur/pour la Civilisation Européenne, fondé par une quarantaine d’intellectuels incarnant cette mouvance au sein de laquelle se retrouvent des militants de divers groupuscules d’extrême droite. Il s’agit pour l’essentiel de réinvestir le champ du racisme assumé et de l’anti-égalitarisme, sans prendre le risque d’une répétition des termes. Afin d’éviter l’écueil des interdictions, une évolution linguistique s’impose, sans compter que l’héritage nazi ne saurait être trop crûment adopté, ni même admis dans son ensemble. C’est un courant composite et évolutif qui naît alors, avec à sa tête un intellectuel à l’esprit large.
« Appelant, pêle-mêle, à leur rescousse les auteurs les plus divers […] et pêchant sans vergogne ce qui leur convient dans leurs écrits, ces nouveaux croisés de l’Occident laïc […] publient chaque semaine des textes idéologiques aux limites du racisme, qui trouvent des échos dans les sphères du pouvoir. »
Kathleen Évin, Les rendez-vous des stratèges, in Le Nouvel Observateur, 2 juillet 1979. [6]
Ancien étudiant militant nationaliste sensibilisé à la « révolution conservatrice » allemande [7], Alain de Benoist évolue vers le différentialisme, soit une approche qui reconnaît la spécificité des cultures et vise à les préserver. Lecteur de Georges Dumézil, il intègre à sa façon l’idée d’une origine indo-européenne de diverses langues. Par ailleurs, non pas chrétien comme beaucoup de ses compères, il s’attache à une religiosité païenne qui lui semble plus authentique, plus proche de ce que fut l’Europe à son origine. Il ne voit d’ailleurs dans le christianisme qu’un « bolchévisme de l’antiquité » [8] à l’origine de l’idéologie égalitariste qu’il combat. Imprégné de Nietzsche et bien sûr de l’anti-modernisme de Heidegger, de Spengler [9] ou de Julius Evola, mais aussi d’un vaste panel d’auteurs des plus divers, il cherche à apparaître comme un homme de raison plutôt que comme un romantique, se défendant, par exemple, de tout ésotérisme, contrairement à nombre de ses alliés. Outre les publications du GRECE, tout d’abord Nouvelle école, puis Éléments et Krisis, Alain de Benoist et ses proches sont présents et influents à la fin des années 1970 dans des périodiques comme Valeurs actuelles, Le Spectacle du monde, et surtout Le Figaro magazine où Louis Pauwels leur a ouvert la porte en grand.
Alain de Benoist se présente à juste titre comme celui qui articule les tendances très diverses de cette droite extrême qu’il va en quelque sorte domestiquer, sans jamais la réduire. Aux scientistes, aux spiritualistes, aux ethnistes, aux révolutionnaires de son courant, il permet, selon ses propres mots, de « s’activer mutuellement » [10]. Inclusif et récupérateur, trouvant toujours la part d’idées communes ou compatibles avec ses interlocuteurs, une des particularités de l’animateur principal de la Nouvelle Droite est de s’inventer des complices idéologiques dans tous les espaces de pensée.
Pour prendre un exemple anecdotique, on a pu voir que, récemment, la revue Éléments a fait semblant de se trouver une presque adepte en la personne d’Anne Sylvestre, chanteuse plutôt réputée pour son féminisme autant que pour la qualité de ses chansons… Dans un article consacré aux enfants et petits enfants de Nazis ou de Collaborateurs (Alexandre Jardin, Pascal Bruckner, Sorj Chalandon, Dominique Fernandez, etc.) [11], deux paragraphes sont consacrés aux sœurs Beugras, l’écrivaine connue sous le nom de Marie Chaix et la chanteuse Anne Sylvestre, leur père ayant été le bras droit de Jacques Doriot [12] pendant l’occupation. L’une et l’autre bien sûr tourneront le dos aux opinions paternelles, pour autant, Éléments préfère mettre en évidence un bref extrait d’un entretien accordé en 1963 par Anne Sylvestre : « On m’a reproché d’être d’inspiration médiévale et paysanne, mais il y a tant de musiques et de rythmes étrangers que les gens ne savent plus ce qu’est la musique française. » [13] Voilà tout le nationalisme d’Anne Sylvestre, artiste humaniste s’il en fut, ainsi monté en épingle ! Maigre butin, mais c’est une spécialité de ce milieu que de savoir mouiller (compromettre ?) ceux qu’il sait être du camp d’en face.
Autrement consistant, le cas de l’historien Georges Dumézil, découvreur des racines communes aux langues indo-européennes, dont la Nouvelle Droite a voulu faire l’un des parrains mais qui s’en est fermement défendu. « Ni résistant, ni « collabo », conservateur sans aucun doute, [Georges Dumézil] ne s’illustra, à beaucoup près, ni par la vigueur, ni par la cohérence de sa pensée politique… » nous explique Danièle Hervieu-Léger (EHESS) dans un compte rendu du livre de Didier Éribon, Faut-il brûler Georges Dumézil ? [14], pour autant, dans aucun de ses écrits, même ceux de sa jeunesse, ne se repère chez celui qui plaçait ses activités « sous le parainage d’Érasme et de Montaigne, sages et modérés dans le triste affrontement des fanatismes » la moindre trace de racisme ou d’antisémitisme. L’auteur du Festin d’immortalité [15] que Michel Foucault considérait « un peu comme son ‘‘maître spirituel’’ » et plus encore comme son « directeur de conscience » (dixit Éribon [16]), s’il avait, trop légèrement, accepté d’être du comité du patronage de la revue Nouvelle école, ce fut pour en démissionner bientôt, agacé par la récupération de son travail et le rôle de caution qu’on cherchait à lui faire jouer. Il confiera à son fils et à plusieurs amis s’être fait piéger [17]. Dans ses mémoires , Alain de Benoist prétend pour sa part avoir été continûment l’ami de Dumézil jusqu’à la fin de sa vie [18]…
« Mon Q.I chez les riches
Une grande perplexité m’a envahi à la lecture de L’heure de la sociobiologie [19], où Yves Christen expose avec complaisance cette nouvelle science en cours d’éclosion aux États-Unis et dans leurs territoires intellectuels sous mandat, c’est-à-dire l’Europe et le Japon [20]. La sociobiologie prétend expliquer le comportement des êtres vivants et des sociétés qu’ils forment par l’ensemble de leurs caractères biologiques, en mettant un accent particulier sur la génétique.
[…]
Ces affirmations, qui ne sont que des hypothèses ou des découvertes partielles, n’ont pas échappé à quelques-uns de nos éminents penseurs, comme MM. Louis Pauwels, Alain de Benoist, Michel Droit et tutti quanti, dont, semble-t-il, Yves Christen lui-même. Dans certaines des conclusions des sociobiologistes, ces grosses têtes, regroupées autour du tiroir-caisse du Figaro, Robert Hersant, le pourchasseur de juifs de l’an 40, trouvent la confirmation de leurs idées sur l’inégalité fondamentale et perpétuelle des hommes et des sociétés, sur la supériorité du petit nombre des « surdoués », sur l’existence, voulue par la nature, d’une aristocratie ayant vocation de diriger les masses avec les profits y afférent. L’aristocratie des beaux Q.I. face à la foule des Q.I. ordinaires. Les seigneurs… et les autres.
Ces messieurs à haut Q.I. ‒ car il va de soi qu’ils se mettent de leur propre autorité dans cette catégorie, on n’est jamais si bien servi que par soi-même ‒ se retrouvent dans des clubs sélects, dont Le Canard enchaîné a plusieurs fois parlé, et auxquels Le Monde du 23 juin, sous la plume de Thierry Pfister, a consacré un article documenté sous le titre, bien modéré, de « La Nouvelle Droite ».
Ils méritent qu’on s’intéresse à leurs travaux. Il y a plus de quarante ans se créaient en Allemagne des instituts se donnant pour but d’établir les fondements scientifiques de la supériorité de la race aryenne, le Herrenvolk, le peuple des Seigneurs. Le surhomme existe, Nietzsche l’avait affirmé et Hitler l’avait rencontré.
Une autre histoire ? Que non, c’est très exactement la même. »
Jean Clémentin, Le Canard enchaîné, 11 juillet 1979. [21]
Cet article de 1979 pointe une des préoccupations majeures du courant de la Nouvelle Droite, à savoir la démonstration d’une différence biologique entre les origines ethniques ; et l’un des biais utilisés consiste à s’appuyer sur la notion de « quotient intellectuel », servant à établir des hiérarchies entre individus tout en pointant les origines ethniques. Les écrits des intellectuels d’extrême droite sont truffés de références à leurs propres capacités intellectuelles, évidemment supérieures, argument d’autorité s’il en est, qui présente l’avantage d’une caution imparable pour peu qu’on la considère avec intérêt. On sait à quel point la « scientificité », ou l’aspect de « scientificité », a servi et sert encore à faire passer, au besoin, pour raisonnables certaines options politiques, éventuellement les pires [22].
À noter qu’Alain de Benoist est membre d’une organisation internationale, Mensa, dont « le seul critère d’admissibilité est d’obtenir des résultats, supérieurs à ceux de 98 % de la population, à des tests d’intelligence » [23]. Dans un article de 1979, Raymond Aron affichait sa franche hostilité envers la Nouvelle Droite, occasion de préciser : « Je n’aime pas les hommes qui portent à la boutonnière leur titre de décoration, leur chiffre de Q.I. » [24]
En ce même juillet 1979, Guy Hocquenghem, ancien militant de VLR [25] et du FHAR [26], écrivain et philosophe, publie en deux papiers une enquête étoffée : Contre, tout contre la Nouvelle Droite. Après avoir rencontré Alain de Benoist, il se montre assez complaisant avec cette mouvance dont il salue le travail de fond et la curiosité intellectuelle, notamment sa prise en compte des travaux scientifiques les plus récents. Et il en profite pour dénoncer la paresse intellectuelle de la gauche :
« Le problème avec la Nouvelle Droite, c’est qu’elle utilise des auteurs fondamentaux refusés ou refoulés par la gauche française.
[…] La Nouvelle Droite se réfère surtout au formalisme, au nominalisme, à l’empirisme logique du cercle de Vienne dans l’avant-guerre. Totalement ignoré en France, ce mouvement est fondamental pour la compréhension des attitudes scientifiques modernes. Il n’a pas eu d’"unité politique" (Russel et Popper, ses deux grands hommes, se situent aux deux extrêmes de l’échiquier politique), mais la Nouvelle Droite sait magnifiquement utiliser le fait que, dans les pays anglo-saxons, l’idée que le chercheur ou l’intellectuel est un ‘‘homme de gauche’’ par nature est totalement inconnue. La tradition empiriste diffère fondamentalement de notre tradition "idéaliste" et de ses primats universalisants. »
Quand il entre dans le cœur des préoccupations de la Nouvelle Droite, Guy Hocquenghem rappelle que le refus de l’humanisme qu’elle affiche vient aussi du structuralisme et d’auteurs comme Michel Foucault. Et quant à la « querelle des races », il n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat en déclarant que ne pas « penser ‘‘racialement’’ n’est pas bon signe » et il pointe l’aveuglement des libéraux face aux révoltes coloniales qui, pour lui, prend racine dans le fait de nier les différences au nom de beaux principes. Il écrit : « Je pense que le puritanisme abstrait de la gauche qui voit dans le balayeur arabe son égal, mais ne lui sourit pas, ne le touche pas, repose d’abord sur cette terreur que toute ‘‘acceptation de la différence raciale’’ soit raciste. »
À propos des positions de la Nouvelle Droite sur les questions de sexualité et de reproduction, l’auteur de Race d’Ep note que « là aussi, les limites entre la réflexion et le délire fasciste sont floues. »
On le voit, Hocquenghem ne se laisse pour autant gagner par le charme de la Nouvelle Droite et de son animateur principal :
« La Nouvelle Droite, c’est d’abord le plus cynique et le plus résolu des entrismes. Soyez là partout où il y a de l’influence à gagner. Je me mets à penser qu’au fond Alain de Benoist tente de réaliser la même opération à Libération par mon intermédiaire.
Une remarquable souplesse : un mimétisme fabuleux, comme ces plantes carnivores ou des insectes patients de la jungle. Depuis une heure, Alain de Benoist me parle "gauchiste", il me file un article louangeur que publiera leur revue sur mon livre La Beauté du métis ‒ est-ce qu’ils font le même coup avec tous les ‘‘esprits indépendants’’ avec qui ils prennent rendez-vous ? » [27]
Michel Marmin, rédacteur au Figaro, mais aussi membre du GRECE (il en sera le président en 1991-1992), publie bientôt dans Éléments l’article consacré à La beauté du métis qu’avait publié Hocquenghem cette même année. Il écrit : « Dans ce pamphlet digne des grands polémistes d’antan (il y a du Léon Bloy, du Drumont et du Rebatet chez ce jeune philosophe d’extrême gauche) Guy Hocquenghem se livre à un des plus violents réquisitoires dont la France et la civilisation française aient jamais été l’objet.
C’est un véritable plaisir que d’être en désaccord avec ce francophobe féroce et passionné, tant ses arguments séduisent par leur singularité, leur emportement, même quand ils sont faux. » [28]
Pour Marmin, Hocquenghem déteste la langue française « pour les mêmes raisons qui doivent la faire aimer, c’est-à-dire dans la mesure où elle est le fruit d’une volonté politique, le langage d’un pouvoir, l’instrument d’une mise en forme historique et culturelle. » [29]
Dans ses mémoires, Alain de Benoist fait part de sa sympathie pour Hocquenghem et prétend avoir eu avec lui un projet commun concernant la droite néoconservatrice américaine, que la mort précoce de Guy Hocquenghem, atteint du sida, aurait empêché [30]. Là encore, ce témoignage de Benoist laisse penser à une thésaurisation systématique de la moindre relation. Pour le marionnettiste qu’il est, il s’agit de se positionner au centre du jeu, de n’importe quel jeu, pourvu qu’il soit profitable.
La stratégie du GRECE, d’Alain de Benoist au premier chef, consiste à s’appuyer sur des auteurs incontestables, de tout bord. Ainsi les thèses de Claude Lévi-Strauss seront une des bases argumentaires de ce fameux différentialisme, aux connotations certes moins sulfureuses que le bon vieux racisme xénophobe, mais qui, pour ceux qui le répandront au nom de la Nouvelle Droite, induit le non-métissage. Chaque culture doit être préservée, certes, mais pour cela, il ne faut pas qu’elle puisse se fondre dans une autre ; n’est-ce pas là, encore une fois, le message camouflé d’une idéologie du renfermé ?
S’appuyant avec délectation sur des auteurs de gauche, Éléments ou Krisis feront grand cas des écrits anti-libéraux de Jean-Claude Michéa, de Dany-Robert Dufour, ou encore des analyses de Jean Baudrillard. Anti-capitaliste, anti-chrétienne, anti-égalitaire et anti-universaliste, la Nouvelle Droite, avec toutes ses tendances, ses positions contradictoires selon les individus, fustige sur un ton volontiers hautain les travers d’une société où, derrière le discours de la modernité, l’individualisme consumériste se fait créature autant que complice des marchés comme des oligarchies.
Rappelons toutefois que, de par sa « diversité », ses ambivalences significatives, son art de l’euphémisation, la Nouvelle Droite peut d’autant mieux condamner l’antisémitisme qu’elle est révulsée par le judéo-christianisme ; qu’elle peut se prétendre opposée au racisme tout en étant fascinée par les questions de taxonomie et hiérarchie des « races » ; qu’elle peut condamner le nazisme tout en se référant à son esthétique (la statuaire d’Arno Breker, par exemple) ; qu’elle peut s’afficher comme opposée aux thèses négationnistes quand, au moins un de ses membres éminents, Pierre Vial, secrétaire général du GRECE de 1978 à 1984, les soutient ouvertement. [31]
Dans un essai qu’il publie en 1986, Alain de Benoist plaide pour une alliance entre pays du sud et Europe en vue de se dégager de « l’impérialisme » nord américain [32]. On le verra par la suite s’intéresser au décolonialisme, en entente sur ce point avec son alter ego russe Alexandre Douguine [33], le colonialisme étant par eux considéré comme une pratique bassement déterritorialisée (basée sur un arsenal maritime, cf. la Grande-Bretagne), ils lui opposent la noblesse d’un impérialisme territorial (avec continuité des territoires) ‒ chacun (Vladimir Poutine ?) appréciera la différence.
Cependant, devenue officiellement anti-impérialiste, écologiste et antilibérale, la Nouvelle Droite reprend assez logiquement les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales). Alain Caillé, un des intellectuels moteurs de cette mouvance, est souvent cité dans les études publiées par Krisis ou Éléments, ou encore Serge Latouche, promoteur de la décroissance. Au contact de ces auteurs progressistes, ou encore d’un Pierre-André Taguieff [34] qui, à force d’étudier la Nouvelle Droite en tant que chercheur, a fini par la trouver fort fréquentable, on a pu observer qu’Alain de Benoist se gauchisait quelque peu. Taguieff, quant à lui, semblant plutôt se néo-droitiser.
La curiosité d’Alain de Benoist est grande, sa capacité de synthèse sans doute plus incertaine, vu que les auteurs-sources éprouvent toujours à un moment le désagréable sentiment d’être instrumentalisés, sinon déformés et détournés. De Benoist étant allé jusqu’à prétendre s’être éloigné du GRECE et à se faire passer pour un membre du MAUSS, Alain Caillé dut constater le double jeu d’un imposteur et apporter un démenti très ferme, récusant toute connivence avec cette Nouvelle droite restée extrême et réaffirmant l’ancrage à gauche du MAUSS [35].
Au printemps 1999, dans la longue période de décomposition de la Yougoslavie, alors que l’OTAN bombarde la Serbie de Milošević depuis la fin mars, des membres de la Nouvelle Droite lancent le collectif « Non à la guerre » dont l’appel recueille, semble-t-il, plusieurs dizaines de milliers de signatures. L’hebdomadaire satyrique La Grosse Bertha, qui avait paru de 1991 à 1992, est réactivé pour l’occasion par son directeur de publication, Jean-Cyrille Godefroy, le temps d’un numéro. Les soutiens proviennent de tous les bords ; certains crient à la dérive rouge-brun, alliance circonstancielle inconsidérée, et beaucoup renieront leur signature une fois informés de la nature des initiateurs ; mais le coup est réussi, la Nouvelle Droite a su se placer au centre du jeu et embarquer des forces qui sont politiquement à ses antipodes. Cette guerre dans les Balkans aura aussi constitué pour les propagandistes de cet appel, le théâtre macabre d’une croisade anti-musulmans, pas étonnant que s’y constituèrent des unités fascistes qui ensuite essaimeront dans toute l’Europe. En Grèce, le parti d’extrême droite Aube dorée est un exemple de ce qu’a produit ce conflit. [36]
« […] Liaisons dangereuses. Né au soir des premières frappes de l’Otan en Yougoslavie, le collectif fait circuler depuis le 24 mars une pétition qui se garde bien d’écorner les agissements du régime de Milosevic. Et les organisateurs ont beau insister sur la ’diversité’ de leurs soutiens, les principaux d’entre eux sont bel et bien issus de la nébuleuse de la Nouvelle Droite. Les trois coordinateurs nationaux de l’initiative, Charles Champetier, rédacteur en chef d’Éléments, la revue du Grece, Laurent Ozon, responsable de l’association Nouvelle Écologie, et Arnaud Guyot-Jeannin, animateur d’une émission sur Radio Courtoisie, barbotent dans les eaux néo-droitières et y ont récolté leurs premiers soutiens. Mais ils ont aussi fait feu de tout bois, en direction des écologistes, des communistes, des gaullistes, ou encore de la mouvance libertaire pour attiser des liaisons dangereuses qui tentent de doter la Nouvelle Droite d’une virginité retrouvée.
Quelques belles prises, gênées par ces encombrants parrains, comme la députée européenne Aline Paillé, candidate sur la liste de Robert Hue, l’abbé Pierre ou l’écrivain chevènementiste Max Gallo, ont fini par retirer leur signature. D’autres, comme le chanteur Renaud, l’avocate Gisèle Halimi ou l’écrivain Jean-Claude Barreau en sont en revanche toujours solidaires. Et les initiateurs du collectif ont même annoncé hier les ralliements du dramaturge Harold Pinter et du cinéaste britannique Ken Loach. Le ’grand Satan’ américain a le don de brouiller les repères. […] »
Renaud Dély, Libération, 22 avril 1999.
La complexité ni le caractère évolutif de l’idéologie d’Alain de Benoist ne font guère de doute, ni encore son intérêt avant tout pour les idées, indépendamment de leur provenance. Toutefois, as de l’ambivalence, s’affichant comme écologiste décroissant, ou encore comme électeur de Mélenchon en 2017 [37], il a toujours conservé ses liens avec la droite la plus extrême, américaine par exemple. Et lorsque Dominique Venner, figure radicale de l’extrême droite, membre de l’OAS, fondateur d’Europe-Action, un des principaux groupes nationalistes à l’origine du GRECE, se suicide en mai 2013 dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, ayant expliqué par avance son geste comme une protestation contre la disparition de la « civilisation européenne multimillénaire », Alain de Benoist lui rend un vibrant hommage [38]. Dominique Venner, co-fondateur du GRECE, est, avec son ouvrage Histoire et tradition des Européens, 30 000 ans d’identité (éditions du Rocher, 2002) une référence incontournable des militants identitaires, de même que sa brochure intitulée Pour une critique positive, publiée en 1964, fut considérée comme « le Que faire de l’extrême droite » [39]. Intellectuel brillant et figure caricaturale du fasciste, il n’a pas digéré les défaites françaises en Indochine et en Algérie, la race blanche est sa passion, comme les armes, la chasse, l’anticommunisme et la guerre. Activiste en sa jeunesse, il s’était fait historien suprématiste tout en se présentant volontiers comme un penseur « méditatif » [40]. Alain de Benoist en parle comme d’un aîné modèle, ayant comme lui abandonné le combat politique pour se faire observateur intéressé ; on peut cependant mesurer à quel point tous deux, l’un qui n’est plus, l’autre qui sévit toujours, sont encore des acteurs très influents dans les milieux ultra-droitistes.
« Il n’est pas de querelle de dimension historique dans laquelle la Nouvelle Droite ne cache quel côté est le bon parti qu’elle ne manque pas de prendre. Ainsi Éléments considère comme un de ses phares un écrivain italien qui fut gnostique et fascisant du nom de Julius Evola et dont il nous est dit « qu’éternel Gibelin dressé contre les Guelfes, il avait choisi l’Aigle contre la Croix ». Encore un visionnaire en délire et qui donne des dimensions risibles d’épopée à un obscur conflit médiéval, dont les hommes d’aujourd’hui ont perdu à la fois le souvenir et l’intelligence ? Peut-être pas tout à fait.
Certes, les farces de la Nouvelle Droite peuvent paraître plaisantes, et depuis qu’une voix, à l’heure de la naissance du Christ, a annoncé la mort du grand Pan, le néo-paganisme devrait n’être capable de produire en ses exercices culturels que de l’imaginaire bouffon. Mais rien n’est jamais acquis définitivement, les premiers chrétiens disaient que les idoles vermoulues, creuses, désaffectées et refuges des oiseaux de nuit faisaient parfois entendre d’étranges oracles et de singulières prophéties. Refoulé, le paganisme guette, capable de revenir. Clovis n’est jamais assez bien baptisé. Toujours renaît l’affrontement de la croix et de l’aigle, emblème de Jupiter et de César, symbole de gloire et de rapacité païenne. Et ne sont pas terminés les vieux combats des Gibelins impérialistes et des Guelfes, champions des libertés temporelles et spirituelles. Et contre les nouveaux Gibelins, on saura être Guelfe. Mais voici que le délire néo-païen a cessé de nous divertir. Non pas qu’il soit devenu sérieux, mais il a seulement montré un bout de son masque tragique. »
Étienne Borne,
Visionnaires en délire (extrait), in La Croix, 17 août 1979.
Autre figure importante, très haute en couleur, Guillaume Faye (1949-2019) [41]. En rupture avec la grande bourgeoisie dans laquelle il a grandi, ce jeune excentrique a subi l’influence du philosophe Henri Lefebvre et des situationnistes avant de devenir un des principaux théoriciens de la Nouvelle Droite. Anti-américain, anti-sioniste, il fait la promotion d’une alliance avec le Tiers-Monde. Il sera même secrétaire de l’Association des travailleurs immigrés arabes en Europe, sauf qu’il s’agira pour lui de prôner le retour dans leur pays d’origine des immigrés, afin de leur « éviter une nouvelle forme d’esclavage » et un « déracinement qui altère leur identité » [42]. Par ailleurs, il refuse de rompre avec les groupes nationalistes et avec certains Bretons nazifiants. En 1987, il est exclu du GRECE pour… racisme [43]. Il devient animateur à succès sur la chaîne de radio Skyrock. Dix ans plus tard, il réintègre le GRECE via un courant animé par… Pierre Vial. Il a évolué, a renié le paganisme et voit désormais en l’islam le principal ennemi. Il défend l’idée d’une reconquête et l’établissement d’une Eurosibérie, entité géopolitique où se retrouverait (regrouperait ?) la race blanche. L’extrême droite identitaire goûte évidemment son anti-islamisme déchaîné. Alain de Benoist a beau dénoncer les théories de Faye, traduites dans plusieurs langues, elles rencontrent un écho certains à l’étranger, notamment aux États-Unis où l’extrême droite est particulièrement sensible à ces questions suite à l’attentat du 11 septembre 2001, mais aussi près de certains Américains de gauche, ceux de la revue Telos [44], par exemple, qui discutent parfois les idées de Faye.
« Le vrai danger ne vient pas de quelques idées extravagantes sur les vertus indo-européennes et sur l’inégalité naturelle mais de la peur qui s’infiltre, de l’absence d’espoir, de la dérive des acteurs politiques enfermés dans leurs querelles comme ils l’étaient au début des années 1930. Car elles ouvrent la voie aux Strauss [45] et aux Poniatowski. »
Alain Touraine,
Petites querelles doctrinales et grandes menaces politiques, Le Matin, 31 juillet 1979.
En lien avec de nombreux intellectuels réactionnaires dans le monde, la Nouvelle Droite française constitue une source intellectuelle rayonnante depuis des décennies en Europe. Les essais politiques d’Alain de Benoist et de Guillaume Faye y sont largement diffusés et comptent de nombreux adeptes. Il y a une Nouvelle Droite ou son équivalent en Italie, en Allemagne, en Belgique, en Russie. En Italie on a parlé de Nuova Destra, et Marco Tarchi, ancien du MSI (parti néo-fasciste), fut considéré comme un Alain de Benoist à l’italienne, avec chez lui aussi un intérêt certain pour des thèses réputées de gauche. La Neue Rechte se réfère, elle aussi, à la révolution conservatrice et à ses auteurs (Ernst Jünger, Carl Schmitt, Moeller Van der Bruck) et reprend des textes parus dans Nouvelle École et Éléments. Une de ses figures-clef est Armin Mohler, qui publie dans la revue Criticon des textes en phase avec les préoccupations de la Nouvelle Droite française, avec une même instrumentalisation des sciences dans le dessein assez évident de valider des points de vue en faveur d’une hiérarchie des « races ». Le racisme biologique n’étant plus admis, il faut lui substituer une « classification objective ». [46] Le cas d’Alexandre Douguine, en Russie, est assez différent. L’homme est imprégné d’ésotérisme, notamment des écrits de René Guénon. Islamophile, il a théorisé ce qu’il appelle l’« Eurasisme » (une cohabitation pacifique entre Europe et Asie), suscitant l’hostilité des identitaires. En Espagne, les revues Punto y coma et Espérides, avec des personnalités telles que José Javier Esparza Torres, Fernando Sánchez Dragó et Javier Sadaba, diffusent les idées de la Nouvelle Droite française, sans toutefois rependre l’aspect paganiste et anti-chrétien.
En France, sur le plan directement politique, le parti d’extrême droite incarné dans les années 1990 par l’ex-n°2 du Front national, Bruno Mégret, ou aujourd’hui, le parti d’Éric Zemmour, Reconquête, sont sur une ligne ostensiblement identitaire, et nombre de leurs cadres étaient ou sont issus de la Nouvelle Droite, comme quoi le « virage à gauche » d’Alain de Benoist, s’il a eu lieu (?), ne lui appartenait qu’en propre et en tout cas s’est avéré relatif et tactique. Il suffit de lire Éléments pour vérifier qu’en dépit d’une relative largesse de vue pour la partie culturelle, les thèmes et opinions d’extrême droite y sont pleinement assumés, revendiqués, en constituent même l’ossature, la ligne de force.
Le traitement de la culture dans ce magazine relève d’un éclectisme somme toute mesuré, on y décèle, par exemple, une mise en valeur de la culture populaire datant le plus souvent des années 1950 ou 1960. Quand il s’agit de cinéma, c’est la gouaille de Michel Audiard qui est valorisée, ou les films d’acteurs, avec Alain Delon, Jean-Paul Belmondo ou Jean-Pierre Marielle. Même chose pour la littérature, où les Hussards [47] ont presque l’air d’être du dernier cru. Le style apparaît comme la grande affaire, la belle écriture toujours fêtée, fut-ce aux dépens de l’humeur ou des idées qui la sous-tendent. À noter que les articles d’Éléments ne sont jamais élitistes dans leur forme, ou même pédants, relevant de l’éducation populaire autant que de la nostalgie partagée. La modernité n’a donc que peu de prise sur la rédaction vieille France du bimestriel. Ici et là, un regard clairement œcuménique, une page pour saluer Annie Le Brun après son décès [48], une autre pour vanter le talent mélancolique de Hubert-Félix Thiéfaine [49]. Ou encore un beau portrait de Virginia Woolf [50] par le disciple n°1 d’Alain de Benoist, François Bousquet, longtemps cheville ouvrière des éditions L’Âge d’homme, près de Vladimir Dimitrijević. Rassurons-nous, le même François Bousquet s’intéresse aussi, dans ce même numéro, et sur cinq pages, au « racisme anti-blanc » ! [51]
Quant à la recension des essais ou aux articles plus analytiques, on s’y penche essentiellement sur les auteurs les plus droitistes, ou ceux dont les idées croisent les préoccupations de ceux-là, et on brode et on dispute à l’envi à partir des thèmes de prédilection de l’extrême droite, ou selon l’angle qui lui convient le mieux. À l’évidence, une affaire de famille… Un goût jamais oublié pour l’attitude aristocratique, les valeurs chevaleresques, le virilisme…
À cet égard, il faut lire le portrait de Bernard Lugan (n° d’oct-nov. 2023), un rescapé de la vieille et noble France d’avant 1789 : il pratique la chasse en Afrique, se fait photographier avec ses trophées, entouré de ses porteurs noirs, si possible vêtu d’un uniforme de lancier du Bengale, éventuellement flanqué de l’écrivain Jean Raspail, personnage fascisant s’il en est. Cela se passe au Rwanda, où il séjourne longtemps au titre de coopérant, mais surtout en tant qu’agent du SDECE, ancêtre de la DGSE, ce jusqu’en 1983, quand « le népotisme mitterrandien le renverra en France » [52]. Maurassien de cœur, ce professeur à l’université Lyon III fut un proche de Dominique Venner, autre ennemi de la gueuse. Et si Lugan apparaît en une d’Éléments, c’est qu’il a publié un plaidoyer pour la réhabilitation du duel d’honneur, censé aboutir au désengorgement des tribunaux : Éloge du duel, l’honneur au-dessus de la vie [53]. Tout cela peut sembler folklorique, sinon grotesque, et ne manque sans doute pas d’un certain humour spécial, mais un tel pitre, par ailleurs historien, méritait-il une telle publicité ? La réponse nouvelle-extrême-droitière est évidemment : oui.
« Extrême droite… », « extrême droite… », qu’est-ce que c’est, au fond ? Alain de Benoist pose ou fait semblant de poser la question, lors notamment d’un entretien filmé du 4 décembre 2022 pour la chaîne YouTube Frontières (ex Livre noir) [54], c’est qu’il n’aime pas cette appellation dont il voit bien qu’elle reste péjorative… D’ailleurs, tel un vulgaire Emmanuel Macron, il répète avec plaisir sa réfutation du clivage gauche-droite, qu’il y a des bonnes choses des deux côtés, etc. Le tout étant toujours de laisser entendre que lui, Alain de Benoist, flotte au-dessus de ces mesquineries, de ces sectarismes, en grand seigneur… en tout honneur…
« Qu’est-ce que l’extrême droite, lui demande encore l’intervieweur, il répond : J’aurais tendance à dire que ce sont les nationalistes radicaux anti-démocratiques, […] alors que je m’en estime au contraire très vif partisan et je ne vois aucun système politique qui soit meilleur […] et je souhaite son extension sous la forme d’une démocratie plus directe, d’une démocratie participative […] Pour moi la démocratie, c’est le système qui permet à tous les citoyens, à l’exclusion des non-citoyens [je souligne], de donner son avis, de participer à la décision et de détenir le pouvoir constituant. »
Dans ce même entretien, à propos du rassemblement national, il déclare : « moi, ce sont les idées et les électorats qui m’intéressent […] je trouve sans intérêt de savoir si on aime mieux Marine Le Pen ou si on aime mieux Zemour. Le rassemblement national, je l’observe avec attention, comme j’observe la vie politique, sans être un acteur politique moi-même. […] Ce qui m’intéresse c’est que le Rassemblement national ne se cache pas d’avoir sur certains points certaines idées de gauche en même temps que bon nombre d’idées de droite. Je trouve cette évolution intéressante, de même que, pour revenir malgré tout sur une question de personne, je trouve intéressante la figure de Jordan Bardella, qui émerge […] c’est quelqu’un qui me paraît avoir des capacités importantes. »
De même que le comité de rédaction de la revue Nouvelle école était seulement constitué d’hommes, dix-huit en tout [55] ; si l’on excepte une correctrice, l’équipe d’Éléments semble exclusivement masculine et les articles ne sont que très exceptionnellement signés d’une femme. Même chose dans Krisis, et l’index de Mémoire vive, d’Alain de Benoist, nourri de centaines de prénoms et patronymes, ne laisse qu’une part très infime aux femmes.
Dans Éléments, c’est un certain David L’Épée (on appréciera le pseudonyme) qui se colle à la thématique du masculinisme, évoquant sur quatre pages un phénomène arrivant des États-Unis, et donc « trop anglo-saxon pour être honnête », en outre critiquable du fait qu’il constitue « une position qui n’est ni viable ni souhaitable, et ce à cause de ses implications misogynes ». Il rappelle que la Nouvelle Droite se situe, quant à elle, aux antipodes en défendant un « différentialisme de complémentarité des sexes », non sans conclure avec les mots du philosophe lepéniste Yannick Jaffré qui voit dans la réaction masculiniste quelque chose d’aussi contre nature que le féminisme : « elle rejette la confusion des rôles mais conserve l’hostilité entre les sexes, comme un homme qui après un divorce sordide cherche partout pour l’entretenir le spectre de son malheur. » [56]
Dans le n° 208 (juin-juillet 2024) d’Éléments on peut lire un entretien avec le survivaliste soralien Piero San Giorgio, lequel déclare : « Dans l’histoire, les classes les plus pauvres sont presque toujours sacrifiées. C’est bien pour cela qu’il faut tout faire [je souligne] pour tenter de ne pas en faire partie. C’est d’ailleurs l’histoire réelle de la lutte des classes, non pas une volonté d’égalité ou d’abolition des classes, mais le désir de prendre la place de celui qui est au-dessus de soi. » Voilà sans doute qui traduit assez bien la psychologie concurrentielle qui prévaut dans ces milieux, dans ce milieu.
Resterait à évaluer l’importance qu’a eu la Nouvelle Droite dans le succès populaire de l’extrême droite aujourd’hui. Se rappeler qu’un hebdomadaire comme Minute, créé en 1962 se vendait jusqu’au début des années 1980 à environ 250 000 exemplaires par semaine, chiffre s’étant réduit à 40 000 dans les années 2000 ; à comparer à Éléments, bimestriel, dont le tirage avoisinerait les 15 000 exemplaires [57]. Il n’est donc pas évident qu’elle ait pu jouer un rôle majeur, d’autant qu’elle n’est pas un parti ni un mouvement activiste ; en revanche, elle a sûrement été prépondérante dans la formation intellectuelle des cadres des formations populistes de droite et dans la diffusion des idées, notamment anti-libérales et anti-immigrationnistes.
De la Nouvelle Droite au parti Reconquête, en passant par le club de l’Horloge, l’UDF, l’UDR, le FN, le mouvement de Bruno Mégret et enfin celui d’Éric Zemmour, l’itinéraire de Jean-Yves Le Gallou constitue à cet égard un indicateur exemplaire. En 2012, ce même le Gallou crée l’Observatoire du Journalisme, sorte d’Acrimed d’extrême droite, soutenu entre autres par un ancien de la Nouvelle Droite, le militant identitaire Philippe Milliau, par ailleurs président de TV Libertés [58].
Pour l’essentiel, à n’en pas douter, les politiques menées par les régimes « libéraux d’extrême centre » qui, sous diverses étiquettes, ont sévi depuis des décennies dans toute l’Europe, avec la place nette laissée au capital et au saccage social qui s’est ensuivi, suffisent à expliquer le désemparement d’une large partie de la population, qui se traduit chez beaucoup par ce recours à la bouée pourrie présentée par de macabres illusionnistes.
Pour une bonne part, l’éditorial d’Alain de Benoist du mois de janvier dernier dans Éléments, pourrait être signé par un homme engagé à gauche, il s’agit d’une critique sévère et argumentée de la dépolitisation en œuvre : « dépolitiser l’homme, c’est le concevoir comme essentiellement mû par des intérêts privés. […] Dépolitiser l’humanité, c’est la considérer comme constituée d’individus qui sont tous fondamentalement les mêmes (l’ ‘‘unité du monde’’ au service de la dépolitisation). Dépolitiser la société, c’est en faire la manufacture de l’homme apolitique, désaffilié (aucun sujet ne le guide), aux affects neutralisés au nom du ‘‘raisonnable’’.
En régime libéral, soit on désigne l’ennemi sous l’angle de la morale (l’ennemi devient une figure du Mal, qu’il faut combattre sans limitation des moyens), soit on ne parle plus d’ennemis mais de ‘‘menaces’’, dont la dangerosité est plus souvent évaluée en termes économiques : là encore, la gestion comptable remplace la décision politique… » [59] On sait que le meneur charismatique de la Nouvelle Droite a prôné, et en quelque sorte instauré, ce qu’il a appelé une métapolitique, donc un au-delà du champ proprement politique qui, pourtant, n’était pas à l’abri de produire un en deçà (autrement trivial !), peut-être voulu, au demeurant. La modification ou la perte des repères admis, aboutissement d’un processus de « renversement des valeurs », n’était-ce pas au fond le projet, puisqu’il s’agit d’imposer rien de moins qu’un autre « régime de vérité » ? Au final, un confusionnisme délibéré qui sert les plus audacieux parmi les moins scrupuleux des guetteurs du pouvoir le plus fort.
Il faudrait voir au demeurant si cet édito ne se trouve pas trahi par tout ce qui le suit. C’est qu’on a beau dénoncer le fait de faire la morale, on ne se prive pas d’en publier à pleines pages. Et entre un article consacré au fétichisme des fesses, la pygophylie, un énième pensum de François Bousquet, cette fois sur l’antiracisme comme nouvelle chasse aux hérétiques, et un Plaidoyer pour l’Europe civilisationnelle signé David Engels, où il est dit que le wokisme est sur le point d’engouffrer avec lui « toutes les certitudes sur lesquelles le monde moderne s’est construit depuis un demi-millénaire », on se prend à rêver d’un renouvellement des thématiques. Et pour ne pas risquer d’oublier que nous sommes bien dans un canard militant d’extrême droite, mais si Monsieur de Benoist !, on y trouve une page innocente consacrée au site web identitaire Breizh Info [60], sans doute pour mieux aiguiller les lecteurs vers un média aux tendances des plus explicites. Toutefois, on lit dans ce même numéro, autrement consistant, un entretien accordé par l’historien spécialiste du moyen-orient Henri Laurens, professeur au Collège de France, pour un livre dont le seul titre, Question juive, problème arabe, 1998-2001, a pu émoustiller plus d’un Lepéniste historique.
Pour servir de conclusion ouverte à ce tour d’horizon, voyons comment, le 6 avril 1967, au Neues Institutsgebäude de l’université de Vienne, Theodor W. Adorno conclue lui-même une conférence consacrée au nouvel extrémisme de droite, appelant pour le combattre, lui et ses mensonges, à la raison plutôt qu’à une résignation qui nous ferait nous absenter du réel dans lequel il s’agit évidemment de se maintenir et de rester acteurs.
« Je le répète, Mesdames et Messieurs, je suis conscient que l’extrémisme de droite n’est pas un problème psychologique et idéologique, mais un problème extrêmement réel et politique. Mais ce que sa propre substance a d’objectivement fallacieux et mensonger le force à opérer avec des moyens idéologiques, c’est-à-dire, dans ce cas, avec des moyens relevant de la propagande. Et abstraction faite du combat politique mené par des moyens purement politiques, on doit donc se rendre sur ce qui constitue son terrain le plus spécifique. Il ne s’agit cependant pas d’opposer le mensonge au mensonge, de tenter d’être aussi malin que lui, mais de travailler contre lui, réellement, en déployant la force décisive de la raison, en faisant appel à la vérité réellement non idéologique.
Il en est peut-être parmi vous qui me demanderont ou me demanderaient ce que je pense aujourd’hui de l’avenir de l’extrémisme de droite. Je considère qu’il s’agit d’une mauvaise question, car elle est beaucoup trop contemplative. Ce type de pensée qui considère d’emblée ce genre de chose comme des catastrophes naturelles sur lesquelles on peut faire des prévisions comme on prévoit les tornades ou les catastrophes climatiques, ce type de pensée, donc, est déjà chargé d’une sorte de résignation au moyen de laquelle on se désactive en réalité soi-même en tant que sujet politique, elle est affectée d’un rapport erroné avec la réalité, un rapport qui relève de la position du spectateur. La manière dont ces choses évolueront, et la responsabilité de leur évolution, c’est de nous qu’elles dépendent en dernière instance. »
Theodor W. Adorno, Le nouvel extrémisme de droite, éditions Climats, 2019.
Jean-Claude Leroy