Qu’est-ce que le despotisme économique ? [3/4]

Le despotisme et son infrastructure économique

paru dans lundimatin#205, le 23 août 2019

Comme de nombreux confrères, nous profitons de l’été pour vous proposer des feuilletons. Nous profiterons donc de ce mois d’août pour revenir sur le concept de despotisme économique développé par Jacques Fradin. Il s’agira de mieux comprendre l’ordre dans lequel nous vivons, ses logiques, sa mécanique et évidemment, le caractère théologique de l’économie.

Épisode 3 : Le despotisme et son infrastructure économique

Ce qui se nomme « démocratie » est un despotisme ancien, ayant traversé les siècles.
Le terme « démocratie » n’est qu’un travestissement. Mais plus qu’un déguisement, plus qu’un mensonge déconcertant ou désarmant, c’est un objet de croyance et de piété, un totem.
La certitude religieuse « d’être en démocratie », il y a des élections, est un élément clé de la religion économique, c’est un élément stabilisant.
Élément stabilisant ou équilibrant l’économie imposée par la violence et de se déployant par la violence.
D’un côté la violence, l’inégalité, l’oligarchie indifférente, et de l’autre le dialogue rationnel (à la Habermas), l’égalité, la prise en compte de chacun.
Sans la croyance en la démocratie, le despotisme économique exploserait.
Il n’est pas de despotisme sans ancrage religieux.
Le despotisme économique s’appuie sur la religion économique, sur la mythologie de la fable des abeilles (où le vice privé est au fondement de la vertu publique, comme a essayé de le démontrer le plus malheureux des Fillon). Mais le despotisme s’appuie également sur la « crédulité publique », la croyance en la démocratie.

Partons alors du fait que la mégamachine économique, la base du régime despotique, est stratifiée, hiérarchisée.
Nous arrivons ainsi directement au mystère de la « démocratie » :
L’infrastructure économique de la démocratie libérale est organisée selon l’axiome de l’inégalité ; tous les gens sont inégaux en économie, il y a des classements, des classes, une hiérarchie de richesse et de pouvoir.
Comment cette inégalité peut-elle être compatible avec l’égalité supposée des citoyens ou des électeurs ?
Comment une énorme inégalité de richesse, d’influence, de pouvoir, comment une infrastructure oligarchique peut-elle s’associer au (soi-disant) pouvoir égal de tous ?
Il est évident, au sens de bien visible, que cela est impossible : l’oligarchie ne partage pas son pouvoir !

Nommons « anti-économique » l’analyse critique de la hiérarchie économique.
Avec : hiérarchie = système sacré, la sacré système économique.
L’anti-économique est l’étude de l’économie du point de vue de l’inégalité, des revenus, des positions, des places, des possibilités, des rêves, etc.
En particulier, c’est l’étude des dysfonctionnements du système économique, système considéré du point de vue de la dynamique de l’inégalité.
Précisément l’étude technique de cette dynamique est un chapitre essentiel d’une anti-économique d’inspiration keynésienne, liant crise, erratisme et inégalité.

Comme il y aurait de trop nombreux dysfonctionnements à analyser, et que des analyses trop techniques sont à écarter ici, nous nous centrerons sur un problème crucial, celui de la corruption. [1]

Donnons une définition rapide de la corruption : c’est le jeu entre l’enrichissement personnel, la motivation mise à la base de l’économie (l’intérêt dépassionné), et les règles établies du système de l’enrichissement.
La fraude fiscale étant le prototype de ce jeu ; avec ses cascades de malversations.

Le problème crucial soulevé par la corruption est que la thèse libérale, légitimant l’organisation économique, selon laquelle un royaume guidé par les intérêts particuliers dépassionnés est toujours mené vers un état d’harmonie (à l’opposé des guerres suscitées par les passions politiques ou religieuses), cette thèse mandevillienne se trouve infirmée à la base.
Les intérêts peuvent faire l’objet de passions, du passionnant au passionné, et, donc, en passant par l’illégalité, la crapulerie, le mensonge, jusqu’au meurtre ou à la guerre, des gangs ou des nations, et donc ne conduisent aucunement à la pacification des mœurs, mais plutôt à la relance, déplacée dans l’économie, de la guerre civile.
L’hypothèse économique de la rationalité des agents intéressés (des agents qui n’ont que l’intérêt comme motivation) est tout à fait absurde et irrationnelle.
L’économie met l’enrichissement personnel à la base de sa construction et de sa voie vers l’ordre social, pose la cupidité comme motivation supérieure, impose la stimulation matérielle comme valeur morale pacifiante (toujours s’occuper de ses affaires).
Mais ce niveau normatif de la psychologie des comportements, l’enrichissement comme mode de vie, étant une construction politique (téléocratique), est défini par des règles (qui encadrent les bons comportements).
Enrichissement, certes, mais enrichissement selon les règles (la fameuse concurrence loyale).
Comme le respect de la concurrence (et de sa loyauté), la fiction de l’égalité économique, information égale pour tous, puissance financière égale pour tous, accès égal pour tous aux décisions politiques (pas de lobbies), cette fiction s’évanouit dans un éclat de rire.
Le mouvement irrépressible de la concurrence égale ou loyale vers l’abolition de la concurrence, la seule concurrence réalisée étant un mixte de concurrence imparfaite et de concurrence oligopolistique, la tendance au monopole, permet de comprendre que le mouvement de l’enrichissement, la passion cupide, tend à briser toutes les règles, sans parler des hilarantes autorégulations des professions (des banques, par exemple) par des professionnels concernés.
Rien ne peut résister à la soif de l’argent, ou de l’or, pour faire Conquistador.
Tout système économique, avec ses règles de bonne gouvernance, sera brisé, puis anéanti (lors d’une crise, par exemple).
La corruption consiste en ce que l’enrichissement personnel, qui devrait être le moteur régulier de l’économie, devient une pulsion violente, une cupidité sans frein, qui ne peut plus supporter aucune règle.
D’où la nécessité de la police !
Mais comme celle-ci est corrompue, au sens de distordue par son office de protection des riches et de matraquage des opprimés, il est de connaissance commune que les fraudeurs du haut, ou que les élites délinquantes ne sont qu’exceptionnellement poursuivies.
D’où la surprise, puis l’indignation d’un Fillon (adepte, par ailleurs, de la tolérance zéro), se disant certain d’être la « victime » d’un complot organisé par un « cabinet noir » (d’inspecteurs des finances macroniens à l’affut).
Effectivement, l’exceptionnalité des poursuites contre les délinquants en col blanc, et surtout politiques, ne pouvait que convaincre F. Fillon que le PénélopeGate, le scandale d’une délinquance politique bas de gamme qui le met en cause moralement, ne pouvait être qu’un missile téléguidé chargé de l’abattre. Mais missile tiré par qui ?
Arrêtons de rire sur le cas Fillon, le cas du fraudeur ennemi de la fraude, ou, disons, du gestionnaire léger (pour lui-même) adepte de la lourde rigueur (pour les autres).
Et tirons une leçon pour l’économie.
La fraude elle-même est hiérarchisée : la fraude des riches est valorisée ; ou, du moins, acceptée, comprise, la fraude des pauvres est pourchassée et déclarée inacceptable et impardonnable.

Toute chose est clivée, partagée, scindée selon sa position hiérarchique ou sa position vis-à-vis de la hiérarchie.

Si la fraude fiscale est jugée légitime, la fraude aux allocations est jugée pernicieuse.
Si le vol en col blanc cravate est jugé « honnête », le vol d’une pomme est encore, comme au moyen âge, jugé « inacceptable ».
La doctrine sécuritaire de la tolérance zéro ne s’applique qu’aux pauvres.

Et pour en revenir au mystère de la « démocratie », il devient évident que l’inégalité fondatrice de l’économie « corrompt » tout l’ordre social, propageant cette inégalité à tous les domaines.
L’abus de biens sociaux ou de position dominante (comme le lobbying) destitue « le rêve démocratique ».

Si l’on pose, pour aller vite :
(Être) « de gauche » signifie l’allergie radicale à l’inégalité, à la hiérarchie, aux traditions inventées et imposées par la violence ;
(Être) « de droite » signifie mettre de l’ordre (factice), ordre placé au-dessus de tout, défendre l’inégalité comme force économique (motivation, stimulation), cacher la violence chaotique, glorifier la seule liberté économique ;
Alors, toute chose est divisée par l’axe droite / gauche : le christianisme, l’homosexualité, le féminisme, etc.
Si :
(Être) « de gauche » implique de mettre au-dessus de tout l’éthique de la liberté ou, pour faire slogan, faire passer le progrès moral vers l’égalité avant le progrès technique ;
(Être) « de droite » implique de mettre au-dessus de tout la machinerie économique, se maintenir, comme conservateur, dans l’espace moral d’une nouvelle Sainte Ligue [2] – écoutez le franquiste Mariano Rajoy et ses commandos de l’œuvre de dieu, écoutez le revanchard Fillon et ses tribus trépignant pour une nouvelle inquisition ;
Et, finalement, critère décisif :
Est « de gauche » celui qui dit : « nous ne sommes pas en démocratie », puisque la démocratie (du) communisme ne peut pas être un régime établi avec un État ; celui qui dit que : l’affirmation hurlée que « nous sommes en démocratie » est de pure propagande (de droite), d’autant plus hurlée qu’il convient de faire taire tous les opposants (de gauche) ;
Est « de droite » celui qui se revendique cyniquement du mensonge déconcertant que « nous sommes en démocratie » et qui, par ce cri « nous sommes en démocratie », interdit toute contestation qui mettrait en cause les règles sacrées (hiérarchiques) de la machine économique ou de l’hédonisme consumateur ou de l’enrichissement délinquant, qui, finalement, justifie un état d’urgence permanent, mais un état d’urgence « démocratique ».

Nous disons que le despotisme repose sur le système économique et sa tendance (maintenue de main étatique) à fonctionner comme une machine automatique.
Et que l’inégalité fondatrice de l’économie se propage dans toute la société vidant de sens toute affirmation (se révélant être un mensonge) « démocratique ».
Il n’y a pas ici de réductionnisme économiciste ou théorique.
Si l’économie est une infrastructure, c’est une infrastructure posée comme telle, construite, élaborée, pensée, planifiée, etc.
La réduction doit s’entendre comme un processus historique concret (celui de l’abstraction).
Réduction doit être prise en un sens militaire, au sens de colonisation, de mesure, d’emprisonnement.
La liberté libérale est une forme atrophiée, canalisée, de la liberté.
Dire que l’économie est à la base, est l’infrastructure de l’ordre despotique n’est pas effectuer un réductionnisme analytique (déclarant que tout est économique – nous dirions plutôt que tout est politique, que l’économie est un moyen d’assurer la survie du despotisme de l’ancien régime, tout changer pour que rien ne change).
Dire que l’économie est à la base consiste à analyser une stratégie politique, consiste à dire que l’économie est posée, imposée comme base, au moyen d’une réduction, d’une opération militaire de colonisation (de la vie entière), ce qui est généralement nommé accumulation primitive sans cesse recommencée.
C’est le pouvoir politique despotique qui découvre une nouvelle configuration ou une nouvelle méthode pour perdurer et pérenniser son ordre.
Le point de basculement (du guépard) se situe au milieu du 18e siècle lorsque les Physiocrates théorisent la nouvelle configuration, arrivent à vendre au roi le projet économiste (néolibéral), puis, après un intermède révolutionnaire, deviennent sous l’Empire les inspirateurs de « la nouvelle économie ».

Étudier le despotisme, c’est, au moins, développer TROIS niveaux :
(1) Celui du pouvoir politique despotique (nommé « démocratie »).
Celui de l’État nation libéral économique, depuis l’involution impériale de la république révolutionnaire.
L’État devient le garant protecteur de l’économie, son assurance de dernière instance.
Il est l’instituteur de l’économie ; le gérant des conflits et des crises systémiques.
(2) Celui de l’ordre économique constitué comme une machine automatique, autonome, mais en indépendance toute relative (puisqu’il faut la surveillance du mécanicien étatique).
L’économie instituée est un système non systématique, à forte tendance chaotique. Cette tendance à la crise étant accrue par la croissance de l’inégalité, croissance résultant du fonctionnement même de cette économie (relire les passages sur la corruption de la concurrence en oligopole).
Ce qui est important, dans l’analyse de l’ordre de l’économie, est la hiérarchie :
Modèle de l’inégalité générant le chaos (pour un modèle abstrait d’anti-économique) ;
Modèle socio-anthropologique du nouveau féodalisme (pouvant mobiliser le concept d’envers obscène irrationnel de la rationalité revendiquée, toujours l’exemple de la corruption).
(3) Celui de la gouvernance ou gouvernementalité.
Où se retrouve la question de la liberté libérale, la question de la gestion de police de la liberté.
C’est-à-dire le problème de la conformation et du conformisme.
Il est absolument nécessaire de définir la restriction de liberté, nommée liberté libérale, comme le moyen de la mécanisation des comportements, comme le moyen de l’intégration des agents à l’économie.
Comment rendre les comportements mécaniques, automatiques, prévisibles (et doux ou édentés si possible) ?
La gouvernementalité est l’art d’utiliser la liberté (soigneusement codifiée) comme un mode de contrôle ou de pouvoir.
La liberté libérale, que promeut le despotisme, est une liberté sous contrôle et qui permet le contrôle.
Elle peut prendre la grande forme de la concurrence libre, ou de la course au fric, mais aussi bien celle de la représentation au moyen d’un système électoral (totalement sous contrôle) dont nous avons dit qu’il s’agissait d’un système comptable.
Le despotisme moderne repose sur la synergie de la liberté économique et de la représentation électorale ; le fonctionnement de la machine économique enserrant tout le système de la représentation (les choix réalistes sont économiques, les forces économiques, les lobbies industriels ou autres, ont force de loi, la hiérarchie économique réinstitue de nouveaux droits seigneuriaux ou une nouvelle féodalité hors de l’atteinte de la loi « populaire », etc.).

Le despotisme économique repose sur un système de MESURE, c’est-à-dire est une entreprise de colonisation de toute la vie.
La théorie de la mesure, mesure envisagée comme structuration, institution de l’économie via la géométrisation comptable du monde, cette théorie est une synthèse de la sociologie critique de Francfort, de la pensée Foucault et d’un marxisme reconfiguré, en particulier en introduisant l’idée que le centre de l’économie et de son despotisme se tient dans une accumulation primitive permanente (autre nom possible pour la mesure géométrisation), dans une guerre civile illimité.
La théorie de la mesure, de la géométrisation politique du monde, est la théorie de la guerre civile permanente que mène le despotisme en son aspect de police générale (des mœurs en particulier).
L’entreprise de colonisation de la vie mobilise un mélange, une mixture, un cocktail de « mesures autoritaires », discipline, dressage, menace armée et exigence de l’obéissance nue, et de « mesures de séduction » (Michel Clouscard), promesses de salut, offre de bonheur pas cher, tout un attirail sauvage et archaïque, religieux, touchant à la bigoterie ou à la crédulité qui paraît sans fond (comme la croyance dans le mensonge démocratique).

Finalement, le despotisme est un régime en torsion.
Le politique n’est pas fondé en lui-même ; précisément la sphère politique n’a aucune autonomie, puisqu’elle est fondée en économie (où l’économie joue le rôle de la religion des despotismes plus anciens).
Mais l’économie qui fonde, qui sert de base, est une construction politique.
Le despotisme se déploie alors, par l’économie comme colonisation, comme un régime social « total » (mais pas totalitaire), un régime qui enveloppe toute la vie sociale en la réduisant à des comportements économiques.
Le despotisme efface les distinctions entre politique, société, économie et même religion.
Il combine la macropolitique du droit, des règles et des structurations macrosociales, et la micropolitique du façonnement et de la surveillance des comportements (le despotisme est un « pastorat »).
Il est toujours une combinaison mouvante de discipline et de contrôle ; aussi bien qu’un système religieux avec des dogmes, des rituels, des actions commandées et recommandées.
Mais le despotisme n’est jamais « totalement » unifié ; sa complexité le rend chaotique, autant que l’inégalité économique le fragilise. Le (fameux) « totalitarisme » n’est qu’une tentative désespérée d’unification toujours ratée et se perdant dans les marais de « l’anarchie bureaucratique », dans les conflits de services, de bureaux et, finalement, de personnes.

Comment, pour s’arrêter, définir le despotisme ?
C’est la tentative, menée avec des moyens économiques, de convertir la conflictualité indépassable en mécanique utile et contrôlable.

[1Renvoyons, sur la question retenue de la corruption, aux ouvrages suivants :
Jean de Maillard, La fabrique du temps nouveau, entretiens sur la civilisation néolibérale, Temps Présent, 2011 ;
Pierre Lascoumes, Corruptions, Presses de Sciences Po, 1999 ;
Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des Élites Délinquantes, de la criminalité en col blanc à la corruption politique, Armand Colin, Collection U, Sociologie, 2014.
Sur la fraude fiscale :
Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France, Au Seuil, 2012.
Pour une analyse plus générale :
Analyse de la crise des subprimes (de 2007-2008) :
Jean-François Gayraud, La grande fraude, crime, subprimes et crises financières, Odile Jacob, 2011 ;
Jean-François Gayraud, L’art de la guerre financière, Odile Jacob, 2016.

[2Sur l’idéologie de la droite :
Mona Chollet, Rêves de Droite, Zones, 2008 ;
Emmanuel Terray, Penser à droite, Galilée, 2012 ;
Le très important ouvrage d’E. Terray insiste sur le grand rôle du catholicisme institué, ecclésial – la cinquième colonne de l’État du Vatican – dans le déploiement idéologique de la droite, vers une droite extrême de style filloniste.
Il conviendrait de reconsidérer en détail le rôle de la Sainte Ligue (1576-1593), et de son objectif de révolution conservatrice, dans la généalogie des droites « sudistes », du sud de l’Europe, Espagne et France en particulier.
Notons bien que le terme, coloré américain, de « sudisme » ou de « sudiste », très significatif en France (avec PACA terre frontiste !), pourrait permettre d’éviter le terme de « fascisme ».

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