Peut-être que la question de la guerre est mal posée et qu’il faut poser celle, médiane, dialectique, de la dissuasion matérielle et psychologique. Tchouang-tse dit quelque part que l’arbre le plus laid, le plus noueux, le plus poisseux, le plus tordu est le dernier à rester debout dans les bois : inutile, rustre, frustre, il n’attire pas l’attention de la scie, qui se casserait dans les nouages, et préfère faire des planches avec des troncs bien droits et bien lisses. Se demander, lorsque l’on a des adversaires, moins comment les vaincre que les dissuader est peut-être la voie étroite entre l’institution et la destitution, l’anticipation-conjuration plutôt que le choc. Dans le texte que nous publions ce lundi, l’auteur se demande ce que serait une « défense communaliste », une forme de guerre non centralisée, non étatisée, autonome et, pourtant, efficace. Bien entendu, il n’existe pas d’État-Major du communalisme, pas de chef de guerre existant en acte et susceptible d’organiser une telle défense dissuasive communale, ces réflexions constituent une image intéressante d’une possibilité de belligérances vernaculaires alternatives aux grosses machines de guerre disciplinées, que les appareils d’État se subordonnent pour projeter sur le monde sa drôle de Raison.
1. Cet article traitera de manière égale toutes les forces armées, qu’elles soient dites militaires comme les armées régulières ou irrégulières, de maintien de l’ordre comme la police ou la gendarmerie, ou tout autre type d’organisation dont l’objectif est d’exercer la force. La destination de leur action, l’intérieur ou l’extérieur d’un territoire, ou les deux, peut faire varier les moyens mis à leur disposition - on ne donne pas ni les mêmes armes ni les mêmes limites aux armées, aux polices, ou aux services secrets - mais leur nature reste la même et la force de police n’est qu’une extension de la force militaire à destination de ce qui est considéré comme l’intérieur d’un territoire. La force de police peut être subordonnée à l’armée soit hiérarchiquement comme c’est le cas de la gendarmerie, soit par la force des choses pour les autres types de police qui peuvent être arrêtées par la force militaire dès que cette dernière le juge nécessaire, soit être elle-même l’armée comme c’est le cas de certaines opérations.
2. Deux principes doivent régir l’organisation de telles organisations, la finalité - s’assurer que l’organisation n’en profite pas pour oppresser ceux qu’elle doit protéger et se cantonne à son rôle de protection -, et l’efficacité - qu’elle ait les moyens d’assurer cette mission de manière concrète et de sortir victorieuse de confrontations avec d’autres organisations s’étant vouées à l’exercice de la force -.
3. Le premier principe de finalité stipule que le but de la force doit être, dans une société libre et égalitaire, de protéger, de sécuriser, de faire en sorte que les habitants d’un lieu ne vivent pas dans la peur ou dans l’oppression d’agresseurs venus d’ailleurs ou habitant parmi eux. L’armée ou la police sont, de leur côté et comme Deleuze peut le généraliser, des “machines de guerre”, [1]c’est-à-dire des organisations disciplinaires organisées de manière à maximiser leur puissance sur le monde ainsi que leur capacité à contraindre et gagner des confrontations. Plus que tout autre type d’organisation, ses membres s’aliènent en s’insérant dans un système hiérarchique strict afin de faire gagner en puissance la structure. Ces machines de guerre sont apparues à différents endroits de la planète, utilisant les technologies disponibles de leur époque pour exercer un contrôle sur un territoire et une population donnée, sur lequel elles ont pu prélever des taxes pour assurer leur reproduction. Elles se sont progressivement dotées d’une administration, l’administration d’Etat, avec laquelle elles ont entretenu des relations, qui ont pu varier au cours du temps, de codépendance, de domination, d’obéissance ou de confrontation. De nos jours, ces machines de guerre existent principalement sous la forme d’armées étatiques ou de polices, même si d’autres types d’organisations peuvent exister comme c’est le cas avec les groupes armés du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique du Sud, les mafias, ou les narcotrafiquants. Il est à noter que ces derniers groupes apparaissent souvent en l’absence de machine de guerre étatique, comme si notre époque où les techniques disciplinaires sont connues et répandues devait nécessairement voir apparaître de telles organisations si elles n’existent pas déjà. Cette réalité implique de développer des stratégies pour leur résister, ou du moins réduire leur pouvoir de soumission.
3.1 Il faut donc se demander comment concevoir une machine de guerre capable de défendre sans pouvoir opprimer. Historiquement, cela a été accompli de plusieurs manières, que ce soit par la réglementation de l’armée, par l’instauration d’une religion ou d’une idéologie pour stimuler le loyalisme de ses membres, ou encore par la présence d’une machine de guerre plus puissante encore comme c’est le cas de l’armée vis-à-vis de la police. Néanmoins, ces processus sont toujours limités dans la mesure où, si la machine de guerre dominante d’un espace se retourne contre une administration non armée ou un peuple, il n’y a par définition personne qui peut l’en empêcher. Le meilleur moyen de prévenir le retournement de cette force est donc de lier en profondeur ses aspirations à celles de la société qu’elle est censée défendre. Ces desseins, espoirs et volontés peuvent varier mais tournent la plupart du temps autour de la paix, la stabilité, la tranquillité permettant de se concentrer sur d’autres aspects de la vie que le conflit. Ces ambitions ne sont pas forcément partagées si le pouvoir militaire est monopolisé par un petit groupe qui peut alors être tenté d’opprimer la majorité. Il convient donc que l’armée et la police soient représentatives du peuple, d’une manière ou d’une autre. En effet, une armée composée de soldats professionnels est, par définition, un groupe armé parallèle à la société, placé en son sein, qui peut à tout moment s’y opposer en, par exemple, prenant le pouvoir, cessant de défendre les civils, ou s’appropriant une part des richesses du pays. La loi peut l’en empêcher de mille façons, elle est de toutes manières inopérante sans force pour la rendre applicable, force qui n’est autre que la force armée contre laquelle elle serait censée s’appliquer dans ce cas. La décision de se mutiner peut provenir des personnes au sommet de la hiérarchie disciplinaire armée si elle est solidement disciplinée, ou bien de ses membres influents voire d’une décision démocratique interne bien que ce dernier scénario soit extrêmement rare. L’unique manière de s’assurer que cette organisation, qui en pratique conditionne la possibilité même d’un état de droit, se comporte dans l’intérêt de la société qu’elle a pour mission de protéger est donc qu’elle soit composée de membres en ayant les mêmes intérêts, qu’ils en soient représentatifs. Cette contrainte est, paradoxalement, le seul moyen de ne pas avoir besoin d’une telle contrainte dans les autres organisations de la société, dans la mesure ou les abus de ces dernières à l’égard de leur extérieur sera réglé par le droit qui a besoin de cette force armée pour être effectif.
3.2 Afin d’y parvenir, la tradition nous transmet le concept de citoyen-soldat, souvent matérialisé par le service militaire ou la conscription. Si cette option semble d’un autre âge, il convient de noter qu’elle apparaît systématiquement lors des grands épisodes démocratiques de l’histoire. Les cités grecques la pratiquaient pour leurs citoyens, ainsi que les romains jusqu’à ce qu’ils cessent d’être une république sous Auguste. Elle revient en occident sous la Révolution française, notamment lors de la levée en masse de 1792 pour défendre la patrie en danger, [2]et est abolie lors de la Restauration. Au travers de l’histoire, tout porte à croire que la professionnalisation de l’armée et de la police, leur réserve à des soldats de métier obtenant des privilèges en échange de leur soumission à un pouvoir central aujourd’hui disciplinaire, est la marque des tyrannies d’hier et des totalitarismes modernes, d’un pouvoir central fort et s’opposant à la majorité. Comme l’explique Claude Nicolet dans Le métier de citoyen dans la Rome républicaine “Même si à Rome le type de combat aristocratique, pratiquement réservé à un groupe fonctionnel et héréditaire, a existé à l’origine, nous n’en avons presque pas conservé de traces. Au contraire, la tradition insiste fortement sur des thèmes qui vont devenir, dans l’idéologie officielle comme dans le subconscient du Romain, de véritables obsessions. Pour elle le Romain (tout Romain) est avant tout un guerrier, ou plutôt un soldat, c’est-à-dire moins un combattant avide d’exploits individuels qu’un citoyen discipliné incorporé dans une machine dont la redoutable efficacité provient de sa cohérence.” [3]
3.3 Le modèle Suisse du citoyen soldat est également digne d’intérêt et d’étude. Machiavel y voyait, dès le XVIe siècle, une résurgence du modèle romain, en écrivant dans le Prince que “Pendant une longue suite de siècles Rome et Sparte vécurent libres et armées ; La Suisse, dont tous les habitants sont soldats, vit parfaitement libre.”, [4]tout comme Rousseau au XVIIIe siècle “Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l’être par métier. Tel fut le système militaire des Romains ; tel est aujourd’hui celui des Suisses ; tel doit être celui de tout État libre [5]”. Il est à noter que le modèle Suisse ne consiste pas en l’atomisation des forces armées et n’interdit pas la présence d’une armée nationale, il s’assure simplement que cette armée soit représentative ou constitutive des personnes à protéger.
3.4 Les militaires de profession voient comme une faiblesse la mauvaise capacité de ce modèle de se projeter dans le cadre d’opérations extérieures, surtout lorsque celles-ci se prolongent dans la durée, dans la mesure où la connaissance fine du terrain par les citoyens-soldats qui fait leur force quand ils défendent les lieux qu’ils habitent n’est pas applicable s’ils sont déplacés à l’étranger. [6] Si cela peut s’avérer un handicap dans des situations où il faudrait contrer une attaque se préparant avant qu’elle se produise, c’est néanmoins dans la majorité des cas un garde-fou salutaire qui réduit la tentation d’attaquer d’autres pays pour des raisons autres que défensives - comme une appropriation de ressources naturelles, de capitaux ou simplement une vengeance - et ce tout particulièrement quand les habitants du lieu protégé par ce système s’opposent à une telle intervention. Projeter des forces hors du territoire à protéger n’est pas impossible mais requiert dans ce type de système un débat et un consensus à la hauteur de la gravité et l’exceptionnalité de la mesure.
3.5 Les modalités d’organisation d’une telle armée peuvent varier et s’adapter aux contextes nationaux, ainsi qu’aux époques. Ainsi, à la suite de la débâcle face aux armées de Napoléon, la Suisse passa petit à petit d’un système de défense reposant essentiellement sur des contingents cantonaux se portant mutuellement assistance en cas d’attaque à un système hybride entre un commandement centralisé et une organisation locale avec une armée fédérale formée de contingents cantonaux. Cette organisation a pour but de permettre une défense coordonnée face à une agression extérieure tout en préservant le système des milices permettant aux cantons de conserver leur autorité [7]. L’article 58 de la constitution Suisse, au 3 décembre 2023, stipule que “1 La Suisse a une armée. Celle-ci est organisée essentiellement selon le principe de l’armée de milice. 2 L’armée contribue à prévenir la guerre et à maintenir la paix ; elle assure la défense du pays et de sa population. Elle apporte son soutien aux autorités civiles lorsqu’elles doivent faire face à une grave menace pesant sur la sécurité intérieure ou à d’autres situations d’exception. La loi peut prévoir d’autres tâches. 3 La mise sur pied de l’armée relève de la compétence de la Confédération.” [8]
3.6 Cette hybridation entre un commandement centralisé et des effectifs gérés localement semble être le bon compromis pour assurer une défense coordonnée, tout en ne déléguant pas à un appareil administratif le seul exercice de la violence.
3.6.1 Ce contrôle centralisé permet également une maîtrise du matériel militaire en circulation dans les milices. En Suisse, il est légal de posséder une arme sous condition de disposer d’un permis, mais les tueries de masse, que l’on peut régulièrement observer aux Etats-Unis où les armes sont en vente libre, sont rares et pas plus fréquentes que dans d’autres pays. Selon Martin Killias, criminologue s’exprimant dans le journal de référence suisse Le Temps, “L’écrasante majorité des personnes armées en Suisse sont des militaires actifs ou sont rattachées à l’armée, ou alors ce sont des tireurs sportifs ou des chasseurs. En dehors de ces deux catégories, c’est beaucoup plus rare. S’armer pour protéger sa famille est par exemple presque inexistant.” [9].
3.6.2 Une centralisation est indispensable à l’ère des armes de destruction massive nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques dites NRBC, dont les effets sont difficiles à contrôler une fois utilisées et dont la dissémination à l’échelle locale des communes ou cantons ne peut donc être envisagée. Si l’idéal serait de voir disparaître ces armes définitivement, il est nécessaire d’en disposer jusqu’à cette échéance afin de pouvoir se défendre des organisations disciplinaires en possédant, tout en minimisant le nombre de structures en disposant. Dans l’idéal, si des organisations tombent d’accord pour coopérer, elles devraient mutualiser leur gestion de telles armes de manière à en réduire la dissémination. Le résultat plus que probable d’une utilisation de ces armes étant la dévastation non discriminée, confier la gestion de ces armes à une autorité centralisée ne permettra pas à cette dernière de s’en servir pour oppresser le territoire qu’elle est chargée de défendre comme c’est le cas pour des armes plus conventionnelles. En effet, il faut pour contrôler une population être en mesure de proportionner et de cibler sa répression, ce qui n’est pas possible dans ce cas. L’utilisateur de ces équipements s’expose même à être atteint personnellement dans son intégrité physique par leurs effets secondaires, ce qui dans le cas général le décourage de déborder de son rôle et de les utiliser dans un autre but que de dissuasion pour des territoires lointains géographiquement.
4. Le deuxième est un principe d’efficacité. S’il est nécessaire de diminuer la contrainte que peut exercer la constitution d’une force dans un lieu donné, il serait naïf d’en sacrifier l’efficacité pour en limiter les effets néfastes, dans la mesure où la communauté se livrant à une telle option s’expose à une attaque d’une organisation disciplinaire extérieure qui déboucherait sur une oppression encore plus importante. Cette question est essentielle car ces systèmes de défense décentralisés ou semi-décentralisés, s’ils permettent une émancipation démocratique, ne peuvent être sérieusement considérés que s’ils permettent effectivement de remporter des victoires militaires contre des organisations armées étatiques ou non étatiques les attaquant. Dans le cas contraire, la démocratie et la liberté seraient de courte durée car rapidement remplacées par une organisation disciplinaire oppressive mais victorieuse sur le champ de bataille.
4.1 L’exemple de la Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale nous offre de nouveau une expérience édifiante des conséquences pratiques d’un tel système. C’est le seul pays limitrophe que l’Allemagne nazie n’a pas attaqué, et ce malgré les richesses très importantes qui y étaient stockées. Comme l’explique en 1942 Denis Rougemont, un universitaire Suisse “Le Haut-Commandement de l’armée en Suisse a prévu dès 1930 déjà, que la prochaine guerre ne serait pas une guerre de « fronts », et qu’une défense en profondeur devait être organisée, constituée par des « nids » offrant une résistance locale et soigneusement équipés. C’est ainsi que les Suisses retournent à leur ancienne tradition de faire la guerre. Chaque canton a son propre système de défense, selon sa topographie et ses ressources. Des petits corps d’armée surgissent en certains points pour défendre les profondes vallées et pour barrer le paysage des gorges étroites. Si l’ennemi est trop puissant, des renforcements sont demandés aux voisins, suivant des plans préétablis. Nous trouvons ainsi à la base de l’organisation militaire, les mêmes facteurs qui déterminent la structure politique du pays : autonomie locale et entraide.”
[10]. Cette protection s’est prouvée cent fois plus efficace que celles d’armées centralisées, voire de défenses centralisées. Le cas de ligne Maginot est un cas d’école : une fois celle-ci contournée, et l’armée française encerclée, rien n’a pu arrêter l’avancée de l’armée allemande. En Suisse, l’organisation de la défense à l’échelle de la commune, du village, voire de la maison a rendu ce type d’opérations impossible “Vous ouvrez la porte de quelque grenier et vous vous trouvez en face d’un canon anti-tank, protégé par un mur en ciment. Une poussée rapide de divisions motorisées pourrait seulement se faire en évitant les villages et en passant à travers les forêts ou les pâturages. Mais les routes sont minées. Les fleuves, les vallées et les gorges sont protégés par des canons cachés dans les parois rocheuses. Dans chaque « compartiment » du territoire suisse, l’ennemi aurait à développer une attaque en règle. Il ne serait nullement question d’avancer rapidement comme dans les plaines de Flandre ou en Pologne.” 10.
4.2 On pourrait objecter que la Suisse était pourvue de défenses naturelles montagneuses - c’est effectivement dans ces zones que l’essentiel des fortifications fut installé conformément à la stratégie du Réduit National -, qu’un travail politique préalable fut entrepris dont l’exemple le plus frappant fut le discours du général commandant de l’armée suisse Henri Guisan afin de mobiliser les cadres de l’armée lors du Rapport du Grütli [11], que la Suisse a malgré tout cédé à certaines des exigences des nazis en achetant leur or prélevé sur les victimes de l’Holocauste ainsi que dans les banques centrales des pays vaincus afin qu’ils puissent utiliser des francs suisses pour importer les matériaux nécessaires à leur armée, ou encore qu’elle a fourni des certificat d’aryanité pour certaines entreprises opérant dans les pays conquis comme Nestlé ou la SBS. Si le passage, pour le compte d’administrations étatiques, de troupes, d’armes ou de munitions était interdit, des marchandises ont également pu transiter entre l’Allemagne et l’Italie par les lignes de train du Lötschberg-Simplon et le Gothard, lignes considérées comme stratégiques par l’Axe.
[12]
4.3 Néanmoins, ces éléments sont insuffisants pour expliquer la résistance Suisse, car on peut retrouver des situations similaires dans d’autres pays plus grands et mieux armés qui n’ont pu malgré cela résister à l’invasion allemande. L’Autriche notamment est également un pays situé sur la chaine montagneuse des Alpes, par lequel de nombreuses marchandises circulaient et ou des actes anti-nazis forts ont été entrepris au point que le chancelier Kurt von Schuschnigg a tenté d’organiser un référendum anti-nazi le 9 mars 1938. Il cédera et démissionnera deux jours plus tard face à la pression militaire des formations paramilitaires nazies et des troupes allemandes qui se masseront alors à la frontière [13]. Le même constat peut être fait pour la Yougoslavie, pays situé sur les Alpes dinariques dont l’armée régulière fut défaite en 10 jours. Le cas de ce pays est toutefois nuancé car on peut attribuer la défaite rapide de son organisation disciplinaire armée aux faibles équipements modernes dont elle disposait. Néanmoins, la suite a prouvé que le pays était toujours capable de combattre au travers de forces non étatiques et les diverses forces d’occupation n’ont eu de cesse de se confronter à la résistance royaliste décentralisée des Tchetniks et celle des partisans communistes, bien que ces derniers aient adopté dès le départ une organisation centralisée locale autour de la figure de Josip Broz Tito. [14]
4.4 De plus, la Suisse, même encerclée, a réussi à imposer certaines exigences à l’Axe comme l’importation et l’exportation de marchandises à destination des Alliés 12, ainsi que l’accueil de réfugiés juifs, estimés à environ soixante mille, ou l’achat d’or aux pays alliés à hauteur de 668,6 millions de francs suisses à la Grande-Bretagne et pour 2442,1 millions aux États-Unis. Si évidemment ces mesures étaient contraintes - beaucoup de juifs ont tout de même été refoulés, estimés à entre vingt et trente mille, les marchandises exportées et importées à destination des pays alliées ont été drastiquement réduites, et comme dit précédemment de l’or nazi a pu être vendu en Suisse, à hauteur de 1332.3 millions de francs pour la Reichsbank 12, il est tout de même remarquable pour un pays de quatre millions d’habitants d’avoir pu réaliser de telles opérations quand on compare cette situation à ce qu’il s’est produit dans les autres pays européens.
4.5 La pertinence de l’organisation de la force armée en petits bataillons chargés de défendre une partie spécifique d’un territoire est reconfirmée, aujourd’hui, par les événements en Ukraine. Tout porte à croire que les bataillons disparates Ukrainiens ont réussi à de maintes reprises à mettre en échec l’armée russe, pourtant l’une des plus puissantes au monde. Des militaires de profession attribuent cette efficacité à une meilleure connaissance du terrain ainsi qu’à la difficulté pour un haut commandement d’avoir une vision en temps réel d’opérations en constante évolution. [15] [16]
4.6 Aux organisations disciplinaires organisées sous forme d’armée s’est toujours opposée, au travers des millénaires, la tactique connue aujourd’hui sous le nom de guérilla. Citons plusieurs exemples d’utilisation de cette tactique par diverses organisations au travers de l’histoire, en précisant bien que nous nous intéressons ici à la technique militaire de la guérilla, et non à la légitimité des buts des organisations l’appliquant.
4.6.1 Cette tactique est en réalité une évolution des formes de guerre post-état, comme le remarque Lawrence H. Keeley dans Les guerres préhistoriques, mais adaptée à la confrontation avec des armées organisées et disciplinaires. Elle apparaît dans le cadre de guerres asymétriques, et est définie aussi bien dans le cadre de théorie des jeux par Von Neumann et Oskar Morgenstern dans les années 50 que par des prix Nobel d’économie comme John Nash (1994) ou Thomas Schelling et Robert Aumann (2005) comme une situation où le belligérant en position de force joue un jeu court qui ne remet pas en cause son existence en cas de défaite se bat contre un adversaire qui, lui, risque son existence et est donc contraint de jouer sur un jeu long. Ces confrontations entre systèmes politiques centralisés et décentralisés ont eu lieu à de nombreuses reprises au travers de la préhistoire et de l’histoire où des forces se sont constamment opposées à l’apparition d’autorités centrales, comme le souligne l’anthropologue David Graeber. [17]
4.6.2 Une des plus anciennes descriptions écrites de la guérilla remonte à Sun Tzu dans l’art de la guerre, où il vante les mérites d’une forme militaire qu’il compare à l’eau, souple et décentralisée, ce qui la rend résiliente aux coups de ses adversaires qui n’ont plus de centre à attaquer [18].
4.6.2.1 Beaucoup de choses sont inconnues sur Sun Tzu. Les “Mémoires historiques” de Sima Quian placent son existence pendant l’époque des “Printemps et des Automnes” entre -722 et -476, ou il aurait aidé le roi Helu du royaume de Wu à vaincre temporairement le puissant royaume de Chu et soumettre les royaumes de Qi, Yin et Yue [19]. A l’inverse, des historiens plus récents le situent plus tard, pendant la période dite des “Royaumes combattants” entre -476 et -221 caractérisée par une guerre généralisée entre royaumes concurrents [20].
4.6.2.2 Quoi qu’il en soit, même si le stratège était selon toute évidence un général d’une organisation disciplinaire de l’époque, ce traité a été écrit à des fins de guerre asymétriques, ou l’organisation qu’il poussait n’était pas en position de force dans un environnement d’alliances toujours mouvantes et devait donc développer des tactiques de combat supérieures pour l’emporter.
4.6.3 Les Mapuches sont le seul peuple d’Amérique latine à avoir résisté à l’invasion espagnole pendant près de trois cents ans, en remportant la guerre dite d’Arauco qui dura un siècle, de 1550 à 1656, puis durant toute l’époque moderne jusqu’à l’indépendance chilienne. Pourtant, ce peuple de chasseurs-cueilleurs ne faisait pas partie des grandes civilisations centralisées amérindiennes comme les Incas ou les Aztèques, défaits pendant la première partie du XVIe siècle par les conquistadores espagnols. Après avoir perdu la bataille d’Andalién en 1550, livrée en face à face conformément à leurs traditions, les Mapuches adoptèrent des stratégies de guérilla, comme des embuscades, sièges de forts, déguisements ou camouflages dans des meules de foin, pour finalement adopter les techniques espagnoles en construisant leurs propres forts et apprenant à monter à cheval [21]. Cette stratégie n’a jamais pu être adoptée par les Aztèques qui furent défaits à partir du moment ou leur capitale Tenochtitlan fut prise et détruite par Cortes, ni par les Incas dont le prince Atahualpa de Quito, remportant une guerre civile de succession contre son frère Huascar de Cusco, fut dupé par Pizarro qui s’allia avec lui dans un premier temps pour l’assassiner en 1533, mettre un empereur fantôme à sa place afin de revendiquer ses victoires, puis prendre le reste du Pérou et mettre à sac Cuzco en 1534 [22]. Les Mapuches, quant à eux, n’ont pas de telle organisation centralisée, étant plutôt organisés en petits groupes partageant un ancêtre commun, les lofs, qui pouvaient s’associer en temps de guerre contre un ennemi commun [23]. Il ne fut donc pas possible aux Espagnols d’y adopter les mêmes tactiques militaires de destruction rapide de la proto-administration disciplinaire centrale pour établir leur domination avant que les autochtones n’apprennent à maîtriser leurs technologies de guerre ainsi qu’à s’accommoder aux nouvelles maladies rapportées d’Europe [24]. Le statut quo qui se dessina alors, parsemé de luttes, d’alliances, et d’échanges au fil des siècles, dure encore de nos jours.
4.6.3.1 Le mot guérilla est apparu à l’ère moderne pendant la guerre de la population espagnole contre Napoléon. A la suite de la défaite de l’armée espagnole à la fin de l’année 1808, des groupes de partisans se forment spontanément pour harceler l’armée française. Dans cette lignée, l’état central rédige le 28 décembre 1808 le Reglamento de partidas y cuadrillas, ou il tente d’imposer un cadre à ces forces déjà existantes afin de pouvoir les contrôler en les répartissant dans diverses divisions de l’armée. Ils promettront des récompenses lors de la victoire en échange de leur obéissance, comme stipulé dans l’article 19 “Les actions distinguées et les services exceptionnels des commandants et subalternes seront récompensés par des promotions dans leurs classes immédiates, ou avec d’autres avantages proportionnés à son mérite, et il en va de même pour les soldats.” [25]. Ils engageront également des troupes auparavant considérées comme illégales comme le stipule l’article 30 “Tout contrebandier par mer ou par terre qui, dans un délai de huit jours, se présentera pour servir dans une cuadrilla devant un juge militaire ou politique de parti, ou un chef de l’armée, sera pardonné pour le crime commis contre les revenus royaux, et si présente avec des armes et un cheval sera payé l’un et l’autre pour sa juste valeur“ 25. L’urgence à défaire l’envahisseur français les poussera à également partager des modèles de tactiques réplicables afin d’en augmenter l’efficacité, et la faiblesse de l’armée régulière les encouragera à spécifier, dans l’article 22, que « Les chefs locaux (ceux de l’armée qui encadrent les bandes de partisans) devront laisser agir les partisans avec le plus de liberté possible, tout en les gardant à leur disposition, pour la bonne conduite des opérations » 25. Également, ils concéderont le butin récupéré à l’ennemi aux troupes de guérilleros avec l’article 15 “Tout le butin de l’ennemi qu’ils conquerront eux-mêmes ou captureront leur appartiendra (...)” 25. Il est remarquable que le pouvoir central espagnol, acculé, aie délégué le commandement militaire à des chefs locaux pour des raisons d’efficacité, donnant des arguments aux défenseurs de la position qu’une armée centralisée et disciplinée n’existe nullement pour augmenter l’efficacité militaire mais pour défendre un pouvoir disciplinaire centralisé. Ils auraient rédigé sous la contrainte ce que Carl Schmitt appelle une “théorie du partisan”, à savoir un manuel militaire ayant pour critères « l’irrégularité » et « le haut degré de mobilité du combat actif »
[26].
4.6.4 Exemple contemporain plus controversé, les talibans ont réussi à vaincre les armées coalisées de l’OTAN en s’implantant dans les villages pour pouvoir ensuite harceler les villes et casernes où s’étaient réfugiés les soldats des armées conventionnelles. Dans ce but, ils ont soigneusement lancé des opérations de séduction, village après village, afin que la population leur soit acquise, comme le décrit bien l’expert en stratégie militaire non conventionnelle Gérard Chaliand “La technique d’approche des talibans dans les villages est simple : première rencontre dans les mosquées puis propagande mêlant persuasion et démonstration de force, discours dénonçant les étrangers, la corruption de l’administration à tous les échelons, enfin liquidation éventuelle des collaborateurs du régime. Par-dessus tout, les talibans rendaient la justice de façon rapide, conforme à la tradition (charia), selon des règles familières à la population. Et ils n’étaient pas corrompus.” [27].
4.6.5 Pendant toute son œuvre, Chaliand soulignera l’importance de remporter le cœur des populations locales dans le cadre de guerres non conventionnelles asymétriques. Il attribuera par exemple l’échec des guérillas latino-américaines menées par Che Guevara à sa tactique du “foco”, ou foyer combattant, qui présupposait qu’il suffisait de créer des foyers de guérilla pour que la population locale les suive par intérêt de classe et s’engage dans le combat dans un effet boule de neige. La négligence de la propagande idéologique et politique marxiste-léniniste auprès des concernés, découlant de cette vision de la confrontation, aurait conduit à l’isolement des guérilleros et à leur défaite. A l’inverse, il attribue la victoire des luttes anticoloniales de la deuxième moitié du XXe siècle à l’idéal partagé par la grande majorité des populations opprimées de se libérer du joug de l’organisation disciplinaire impériale en place [28]. Carl Schmitt voit dans la guérilla espagnole antinapoléonienne la première des guerres non conventionnelles qui marqueront l’époque moderne où les soldats réguliers pourront se battre contre un nouveau type de combattant qu’il nomme les “partisans” [29]. Il remarquera à leur propos qu’un “critère distinctif qui s’impose aujourd’hui à notre attention réside dans l’engagement politique qui caractérise le partisan de préférence à d’autres combattants 26.
4.6.6 C’est cet appui des populations locales qui permettra aux Zapatistes, un mouvement d’autonomisation des peuples indigènes dans l’État mexicain du Chiapas, de résister aux contre-offensives du gouvernement central Mexicain.
4.6.6.1 Ce mouvement est né de l’alliance entre les communautés indigènes du Chiapas, représentées par Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI), et l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), un groupe armé issu de la guérilla castro-guévariste des Fuerzas de Liberación Nacional (FLN) mais en ayant rompu avec la stratégie du “foco” et dirigé par le CCRI-CG (commandement général du CCRI) composé du sous-commandant Marcos et brièvement du sous-commandant Pedro, tué dans les premiers jours des affrontements. Il déclare la guerre à l’armée mexicaine en 1993 à la suite de la contre-réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine.
4.6.6.2 En 1934, sous le gouvernement de Lázaro Cárdenas, le Mexique a créé des ’ejidos’, des terres dont l’usufruit (droit de jouir d’un bien sans en être propriétaire et à condition d’en assurer la conservation, c’est-à-dire l’entretenir) était collectivisé sous décision de l’état, permettant une forme de redistribution des terres. Ce système fut rendu légalement possibles par l’article 27 de la Constitution de 1917, qui avait été mis en place grâce aux revendications du révolutionnaire Emiliano Zapata pour permettre justement une telle réforme agraire, et qui mentionnait notamment que “Au cours de la prochaine période constitutionnelle, le Congrès de l’Union et les Législatures des États, dans leurs juridictions respectives, promulgueront des lois pour procéder au partage des grandes propriétés, selon les bases suivantes (...)” [30]. Cependant, pour adhérer à l’ALENA, le Mexique mit fin à ce système en 1992 en déclarant la fin de l’attribution de nouveaux ejidos et en en autorisant la division et la vente, c’est-à-dire leur privatisation, ce qui poussa l’EZLN à envoyer 3000 combattants occuper six villes du Chiappas le 1er Janvier 2024, jour de l’entrée en vigueur de l’accord, avant de battre en retraite pour échapper à la répression [31].
4.6.6.3 C’est le soutien, l’engagement et l’intégration de la population des communautés locales par l’EZLN sous recommandation du CCRI, notamment lors de la Convention Nationale Démocratique (CND) du 10 Aout 1994 réunissant plus de 5000 militants du Mexique et d’ailleurs à Guadalupe Tepeyac [32], qui leur permettra, malgré l’échec des négociations avec le gouvernement fédéral mexicain, de se déployer dans cinq communes et d’en annoncer huit en rébellion le 8 décembre 1994, pour en créer sept autres et en annoncer vingt-quatre en rébellion le 19 décembre 1994, constituant les premières Municipalités autonomes rebelles zapatistes (MAREZ)
[33], dans un système ou elles s’auto-administrent tout en étant protégées militairement par l’EZLN, armée elle-même commandée par les représentants des communautés locales réunis au sein du CCRI.
4.6.6.4 Le mouvement continuera par la suite sa démocratisation, en convoquant deux Forums nationaux indigènes les 4 et 8 janvier 1996, réunissant les représentants de 35 organisations et ethnies indigènes mexicaines, forums qui se transformeront en Congrès national indigène (CNI) réunissant les représentants des “communautés, nations, peuples, villages, quartiers et tribus”. De son côté, le gouvernement mexicain tentera de mater l’insurrection par la combinaison de programmes sociaux contre-insurrectionnels et de groupes paramilitaires afin d’isoler l’EZLN de ses soutiens civils, ce qui se révèle efficace sans parvenir à tuer le mouvement zapatiste. C’est à la suite de l’échec de sept ans de négociations avec le gouvernement central mexicain que le mouvement zapatiste s’engagera pleinement dans la constitution d’une autonomie indigène zapatiste, basée sur les MAREZ, en créant le 8 août 2003 des Conseils de bons gouvernement (Junta de buen gobierno, JBG), instances régionales destinées à coordonner l’action de communes autonomes zapatistes siégeant dans les Caracoles, nouveaux centres politico-culturels de l’autonomie zapatiste ou ont lieu les principales rencontres organisées par l’EZLN 33. A ce stade, l’EZLN est composé d’insurgés permanents, de miliciens réservistes dans les communautés zapatistes, et de bases d’appui formées par les militants dans les villages du Chiapas chargées du soutien logistique et des grandes manifestations publiques organisées par l’EZLN . Si c’est le CCRI qui commande, c’est le CCRI-CG qui est chargé des communications du mouvement, c’est-à-dire le sous-commandant Marcos puis Moisés à partir de 2013. Ce grade de sous-commandant est symbolique et se positionne par rapport au grade de commandant qu’ont les membres du CCRI, pour matérialiser la subordination de l’EZLN à la branche politique du mouvement. Les 26, 27 et 28 mai 2017, mille quatre cents délégués de cinquante peuples indigènes du CNI se réunissent pour former le Conseil Indigène de Gouvernement du CNI (CNI-CIG) chargé de représenter leurs intérêts au niveau national en propulsant María de Jesús Patricio Martínez, déléguée de la communauté de Tuxpan au CNI depuis 1994 et première femme indigène à se présenter à la présidence du Mexique.
4.6.6.5 Fin 2023, le CCRI-CG de l’EZLN, c’est à dire le sous-commandant Moíses, annonce une réforme d’ampleur dans la structure zapatiste, prise suite à une décision des bases d’appui zapatistes ayant “pris en compte leurs idées et propositions, leurs critiques et autocritiques” et suite à des difficultés internes au mouvement mal documentées mais ayant certainement des liens avec la montée fulgurante des violences dans cette région dues au narcotrafic [34], le communiqué du 5 Novembre 2023 annonçant cette réforme dénonçant dans le même temps les “sociétés criminelles sans propositions politiques” [35], celui du 12 Novembre dénonçant les ”manifestations de l’Hydre (capitaliste)”
[36], et celui du 14 Novembre déclarant que “les gens sont tués dans leurs maisons, dans leurs rues, dans leurs villages. Et il n’y a pas de gouvernement qui voit et écoute les demandes des pueblos. Et ils ne font rien parce que ce sont eux-mêmes les criminels”
[37]. Ce dernier communiqué clarifie les modalités de la réforme, annonçant la création de la structure du Gouvernement autonome local (GAL), stipulant que “S’il y avait auparavant quelques dizaines de MAREZ, soit de Municipalités Autonomes Rebelles Zapatistes, il y a à présent des milliers de GAL zapatistes.”, GAL eux-mêmes regroupés en plusieurs centaines de “Collectifs de Gouvernements Autonomes Zapatistes (CGAZ), qui sont les lieux où se discutent et se concluent les accords sur des questions d’intérêt pour les GAL qui les convoquent”, qui remplacent les 12 Conseils de bon gouvernement. Enfin, des Assemblées de Collectifs de Gouvernements Autonomes Zapatistes (ACGAZ) sont mises en place pour organiser des coopérations entre CGAZ désirant travailler ensemble, à leur demande. Le but affiché de la réforme est de rétablir la souveraineté des assemblées des “villages, hameaux, communautés, lieux-dits, quartiers, ejidos, arrondissements, ou des lieux du nom que se donne chaque population”, à la suite du fait que “La pyramide a séparé les autorités des pueblos, les pueblos et les autorités” et que donc “Le fait est que nous avons vu qu’avec les MAREZ et les CBG, il ne sera pas possible de braver la tempête.” 37. Ces communautés locales ont été standardisées sous la forme juridique du GAL qui devient la base des CGAZ, elles-mêmes contrôlant les ACGAZ. Comme ce sont les communautés locales, et donc les GAL, qui abritent les bases d’appui zapatistes, c’est à dire les principaux soutiens militaires du mouvement, on peut conjecturer que cette nouvelle organisation, en plus de ses vertus démocratiques, permet de mieux répondre à la menace des cartels en relocalisant les centres de décision à un niveau encore plus local, permettant une réponse militaire plus adaptée aux réalités de chaque GAL ou CGAZ, tout en permettant un groupement de CGAZ par des ACGAZ quand la menace devient plus globale. En effet, un des rôles des GAL est d’être “vigilant par rapport à ceux qui veulent se faire passer pour des autorités zapatistes dans le but d’obtenir des soutiens ou des aides qu’ils utilisent à leur profit.” 36.
4.6.7 Il existe également des cas dans l’entre-deux ou un groupe autonome, pour résister à une ou plusieurs organisations disciplinaires de taille supérieure, fait appel à une autre organisation concurrente pour l’épauler ou l’équiper.
4.6.7.1 C’est le cas des Kurdes au Rojava, respectivement en conflit contre l’Etat Islamique / Daesh et leurs revendications impérialistes, l’état central Syrien ne voulant pas leur reconnaître une autonomie, et l’état central Turc y voyant une base arrière de ses mouvements indépendantistes kurdes domestiques. Leurs alliances ont évolué à travers le temps : après avoir conquis leur autonomie suite au soulèvement syrien de 2011, ils se sont ensuite appuyés sur l’instruction, les armes et les bases militaires américaines [38]- et françaises [39] - qui ont alors quadrillé la zone kurde pour appuyer leur opposition à l’état islamique mais également pour faire contrepoids à la présence russe et iranienne [40] dans les zones contrôlées par le régime Al Assad, et peut-être également à la présence turque dans les zones contrôlées par les rebelles [41]. A la suite du retrait partiel américain [42] décidé par l’administration Trump le 6 octobre 2019 et l’offensive turque en résultant [43], les Kurdes du Rojava se sont révélés contraints de s’appuyer sur l’état central Syrien contrôlé par le régime Al-Assad [44] ainsi que sur son allié Russe [45]. Néanmoins, l’agence de presse étatique turque Anadolu souligne (et de son point de vue dénonce) que leurs liens avec les occidentaux ne furent pas coupés, une présence franco-américaine fut remise en place à Raqqa dès novembre 2019 [46] et le Rojava a continué d’entretenir des liens militaires avec les bases américaines [47] qui avaient y été maintenues pour protéger les champs pétrolifères du gouvernorat d’Al-Hasakah et de la portion de Dayr Az Zawr située au nord de l’Euphrate [48]. À la suite du renversement du régime d’Al-Assad en décembre 2024, et donc la remise en question de l’appui russo-syrien, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a rapporté début janvier 2025 que la présence américaine s’est intensifiée dans le gouvernorat d’Al-Hasakah [49], et de manière plus notable le Middle East Monitor, une organisation de surveillance de la presse et un groupe de lobbying financé par le Qatar, rapporte qu’une nouvelle base militaire américaine est en construction à Kobané [50]. L’histoire semble s’être conclue ce lundi 10 mars avec un accord avec le nouveau gouvernement syrien sous l’égide des Etats-Unis [51] actant la reconnaissance des institutions autonomes kurdes par l’État Syrien.
4.6.7.2 C’est ce même jeu d’alliance auquel se prêtent les Ukrainiens, dont la bravoure et la résistance ont été et sont toujours appuyées par l’étranger pour résister à la machine disciplinaire de l’état central Russe. Et, tout comme les Kurdes, ils sont obligés de jouer avec les intérêts contradictoires et mouvants des puissances avec lesquelles ils s’allient. Néanmoins, s’il est évident qu’il est préférable de s’affranchir de telles contraintes, il vaut mieux à court terme en jouer que de s’avouer vaincu. La stratégie d’autonomisation qui semble s’imposer dans ce type de situation est de jouer l’équilibre des puissances à court terme, tout en construisant des forces autonomes pour construire un futur où de telles alliances seront de moins en moins nécessaires.
4.7 Il est à noter que l’efficacité de ces différentes organisations, guérilla, armée centralisée ou milicienne n’est pas intemporelle ni universelle. Tout en ayant des caractéristiques constantes, elles sont influencées par le système politique en place ainsi que par le type d’armement d’un lieu et d’une époque.
4.7.1 Des habitants habitués à l’exercice politique par le vote ou la discussion seront beaucoup plus à l’aise dans des situations où ils devront décider de la marche à suivre dans des situations locales et pourront donc plus facilement livrer des batailles indépendamment d’un commandement central. A l’inverse, des personnes façonnées depuis leur jeunesse à s’insérer dans des grandes hiérarchies disciplinaires seront plus à l’aise dans des grandes armées hiérarchisées. Néanmoins, comme beaucoup de facultés humaines, ces préférences et acclimatations ne sont pas gravées dans le marbre et peuvent évoluer, dans un sens comme dans l’autre, avec l’entraînement.
4.7.2 Il est des armes qui sont plus faciles à utiliser dans le cadre d’organisation disciplinaires centralisées, et d’autres qui se prêtent mieux à une manipulation autonome par des milices. Les armes efficaces à une époque donnée étant en constante évolution, la balance peut pencher d’un côté ou de l’autre en fonction de l’arsenal pertinent du temps. Les grands avions de combat de notre époque sont plus faciles à construire et à maintenir dans le cadre de grandes organisations disciplinaires privées et étatiques. A l’inverse, les réseaux de tunnels, pièges ou engins explosifs peuvent être fabriqués de manière parfaitement autonome.
4.7.3 Le type d’armes influence également la chaîne logistique des composants nécessaires à leur fabrication, les compétences requises pour les assembler et la complexité des machines. Si l’on pouvait facilement trouver le métal, les forgerons, et les forges nécessaires à la fabrication des épées antiques et médiévales sur toute la surface de la planète, tout comme le soufre, le salpêtre et le charbon pour synthétiser la poudre traditionnelle ainsi que les composants chimiques des explosifs modernes, il est en revanche plus difficile de se procurer les matériaux, machines de précision et compétences techniques nécessaires à la fabrication des armes modernes. En pratique, leur rareté se matérialise par le fait que les mines et usines sont de plus en plus concentrées en des points précis de la planète et requièrent un nombre plus important de capitaux pour les exploiter. La seule manière d’éviter de devoir nouer des alliances avec ces fournisseurs est pour les mines d’acheter en grande quantité ces matériaux afin de constituer des stocks, et pour les usines de les mettre en place localement autant que faire se peut. Comme ailleurs, il est important que ces usines prennent la forme de coopératives, seul mode d’organisation garantissant contre l’appropriation par des administrations disciplinaires d’État ou privées, contre la constitution de machines de guerre ayant des intérêts divergents de la majorité.
4.7.4 Les drones, caméras, fusils automatiques et lance-roquettes ont ceci de particulier qu’ils requièrent des usines pour les fabriquer, et organisations humaines pour les faire fonctionner, mais ces organisations n’ont pas besoin d’être gigantesques ni uniques, ce qui les rend plus disponibles à l’échelle locale. Ces armes peuvent même être fabriquées localement par des coopératives. Une fois acquises, elles peuvent être stockées, entretenues et utilisées de manière autonome. De plus, si leur dissémination incontrôlée est dangereuse car elles peuvent alors être utilisées pour des activités criminelles, elles ne font pas courir de risque existentiel aux sociétés humaines comme les armes bactériologiques, chimiques ou nucléaires. Ceci combiné à leur petite taille - rendant leur circulation plus aisée - en fait les armes les plus efficaces pour les milices et guérillas du XXIe siècle. Comme vu précédemment, elles peuvent être utilisées de manière chaotique et incontrôlée, faisant planer un risque constant d’apparition de milices ne représentant que leurs intérêts et finissant bien souvent par oppresser, ou bien distribuées équitablement sur le territoire dans un cadre contrôlé par une autorité militaire démocratique à des citoyens-soldats selon le modèle Suisse.
Arold