Au pas

« En 1995, personne ne faisait du jogging, heureuse époque. . Ne triomphait pas encore cette lutte, qui en interdit toute autre, de l’individu contre sa propre mort. Donc la mort n’avait pas encore gagné. »

paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

Depuis le 5 décembre 2019 a eu lieu en France la grève des transports la plus longue depuis des décennies. Pourtant, ni ces 8 semaines de grève, ni les interpros, ni les manifestations de masse n’ont en rien produit un effet comparable à ceux constatés en 1995.

Depuis le 5 décembre 2019 a eu lieu en France la grève des transports la plus longue depuis des décennies. Pourtant, ni ces 8 semaines de grève, ni les interpros, ni les manifestations de masse n’ont en rien produit un effet comparable à ceux constatés en 1995. Un pouvoir sourd et autoritaire, une population clivée et de plus en plus séparée physiquement, l’impuissance dans la lutte et la violence systémique de la répression, voilà les conditions qui nous sont faites. Le monde a basculé dans l’espace de ces 25 ans en un régime de coercition nettement plus efficace, dont les moyens sont légions : service minimum, télétravail, durcissement des politiques néolibérales et par conséquent aggravation de la précarité, séparation de plus en plus radicale entre précarisés et nantis, individualisme croissant dans la population conséquence d’un individualisme économique infligé par l’État et ses maîtres comme seul système économique viable : à coup de slogans – « Travaillez plus pour gagner plus » – de casse des services publics, de dérèglementation du code du travail et de tout ce qu’il pouvait, peut, pourrait y avoir de commun, à coup de modèles économiques – Uber dream – de moyens techniques et services – trottinettes, vélibs, téléphones portables et applis – la mobi-flexibilité a rendu le travailleur et l’être exploitable au-delà de toute espérance technocratique. Des êtres déracinés et sans futur autre que l’adaptation à des paramètres inconnus.

Conversation entendue un soir dans un café :

— Les mecs, un jour, ils vont livrer la bouffe en drône
— Non mais avec la 5G tu sais même pas ce qui va se passer. Même ceux qui sont sur le carreau ils seront dépendants de la 5G.
— Dans les darkweb.
— Le mec en Chine il conduira le tracteur dans la Drôme.
— Faut pas prendre les gens pour plus bêtes que….
— Faut détruire les DATA.
— Et qu’est-ce que ça prouve ?
— Moi, de toutes façons, je vais y aller.

Cet état de fait rend de plus en plus difficile la réunion de tous. En 1995, sans « service minimum », il n’y avait pas du tout de transport en Île-de-France. Très vite, Paris n’a plus ressemblé à Paris. Les rues étaient soit désertes, soit anarchiquement piétonnes et slalomées par des voitures, dans lesquelles, entassés à 6 ou 7, presque tout le monde faisait du stop. La « solidarité » avec les grévistes, que les médias, (et ceux qui n’ont d’autres choix que de s’en nourrir), réduisent en 2019 au rang d’une opinion marquée par un chiffre, était devenue l’objet d’un vivre ensemble et autrement, d’une vie de la rue bien plus joyeuse, réelle et fluide que celle rythmée d’ordinaire par le travail et les rouages huilés qui le desservent. La solidarité n’était pas seulement un sentiment caché, qui ne peut être transformé en acte, mais le partage d’une condition dans la joie. Le temps, en effet, ne passait plus de façon mécanique mais avait changé de durée.

Rien de tel en 2019/2020, sauf peut-être pour quelques grévistes de première ligne à la Ratp. Tous ces jours de Décembre, j’ai été frappée par l’expression des visages des passants dans les rues, par l’attitude des gens dans les quelques RER et métro. Par le visage des non-grévistes. Par le visage de l’écrasante majorité de la population. Par le devenir de cette humanité pour lequel le collectif a déjà disparu. Il n’y avait que fatigue, agressivité ou vide, au mieux indifférence. Des mecs en vélos qui klaxonnent et gueulent de dégager la route dès 6h du matin. Des morceaux de jaune partout, pas celui des Gilets, mais des casques, des brassards, des total look jaune d’une armée de travailleurs se signalant comme prioritaires. Tous ceux et celles qui continuaient de faire du jogging imperturbablement. En 1995, personne ne faisait du jogging, heureuse époque. Ne triomphait pas encore cette lutte, qui en interdit toute autre, de l’individu contre sa propre mort. Donc la mort n’avait pas encore gagné.

Il n’est pas anodin que ce conflit porte sur les retraites, sur le seuil d’avant la mort, et sur l’idée que l’on se fait de ce temps. Car, profondément, la réforme des retraites de Macron est une réforme de la vie. Elle prédéfinit une vie qui désormais équivaudra à des points, accumulés, le plus tôt possible (chaque point compte !), le plus longtemps possible, le plus continument possible, selon la logique simpliste et morbide du capital : l’accumulation. Sauf que nos vies ne sont pas des capitaux. Elles sont des traversées, dont bien des paramètres nous échappent, et c’est la chance du hasard, l’inconnu du hasard, que les dirigeants veulent nous ôter. Nos corps ne sont pas des capitaux. Nous ne les maîtrisons pas. Nos corps sont faits potentiellement de tous les autres, si la séparation des corps en capitaux ne réussit pas à nous dissoudre en atomes, en points, d’une valeur inconnue, fluctuante, et arbitraire.

Cela fait bien longtemps que les technocrates et les hommes inattentifs qui dirigent le monde tentent de transformer chaque expression singulière d’une vie en un chiffre aussi aisément manipulable et virtuel qu’une valeur boursière. Le problème, c’est quand cet imaginaire de l’être et du vivant devient intériorisé par ceux qui sont ainsi considérés. C’est de voir tous ces gens dans la rue devenus des points au sein d’un algorithme. La solution, que la situation soit ou non déjà désespérée est l’échappée, toujours l’échappée, la voie de traverse, le non-respect de l’itinéraire Google Maps, le non-respect du parcours déclaré de la manifestation, le retard, l’attente sous des porches, la diversion, la reprise du temps, des lieux. La grève ne devrait s’arrêter ni la nuit ni le jour, ni à St-Augustin ni à République. Les manifestations devraient surgir de partout afin que plus personne ne comprenne ce qui se passe, qui sont ces gens, des touristes, des black bloc, des manifestants, et ce que c’est, une manifestation, une fête, un carnage, que les rôles tournent un peu, et que le spectacle déborde sa triste mise en scène.

Mais nous ne sommes pas assez nombreux. Nous sommes désorganisés. Nous ne sommes pas ensembles, que le temps concédé à une manifestation et au mieux les 3 heures de sauvage qui la prolongent. Nous n’avons pas le temps de nous parler. Le mélange extraordinaire de couches aussi diverses d’une population qu’a permis le mouvement des Gilets jaunes, par exemple dans ses manifestations parisiennes, et l’intelligence tactique que celui-ci a produit l’an passé n’a pas perduré dans la lutte contre la réforme des retraites. L’unité qu’avait réussit à construire un mouvement national, acéphale, unité directement perceptible dans les rues d’une capitale que la plupart ne connaissaient pas, et qui aurait pu produire barricades et révolution si les parisiens s’étaient joints, si le peuple n’avait pas depuis longtemps été chassé de Paris, si cette ville n’était pas devenu cimetière, cette unité et sa prodigieuse intelligence tactique ne s’est pas retrouvée dans le mouvement contre la réforme des retraites.

Peut-être que la coercition, la division, la répression policière font que, même pour une période, syndicats et révolutionnaires ne peuvent plus s’allier. Que désormais dans ce mouvement social qui s’étire il y aura toujours ce flic en civil devant les cohortes de CRS qui à présent donnent le rythme des cortèges, n’encadrent plus mais humilient, contiennent, font piétiner, marcher au pas des foules pacifiques de vieux jeunes et femmes, pour venir m’expliquer avec toute la bonne volonté du monde que la barrière est là afin d’encadrer les éléments potentiellement violents qui se tiennent entre la cohorte et le début du cortège syndical proprement dit. Tout en disant attendre le top des organisations syndicales pour avancer. Tout en étant incapable d’expliquer à quoi un policier peut définir un élément violent. D’ailleurs, moi-même, je les cherche de manif en manif les éléments violents et je ne les trouve pas. Alors à quoi bon ? Sans violence, à quoi bon, sans espoir à quoi bon, sans dérive à quoi bon, sans folie à quoi bon, sans réunion à quoi bon. Parce que nous non plus, nous n’avons pas le choix.

Une absurdité savamment orchestrée.

Dans lesquels les rôles, étroits, empêchent toute avancée, sauf au rythme et à la place auxquels l’État nous fait marcher. C’est le but de la Macronnie, le dogme d’un pas universel. Manifestement, ça marche déjà.

Jeanne C.

2 février 2020.

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