Pour une lutte maîtresse

Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

7 octobre 2023. Le Hamas commet des crimes de guerre. L’État israélien est un occupant ; le gouvernement israélien et l’armée israélienne commettent depuis des années des crimes de guerre. L’un ne justifie pas l’autre.

Jeune adolescente, je suis entrée sur la scène politique – au sens où le mot politique commençait à avoir un sens, une odeur de lutte, la volonté de transformer ce qui ne va pas – et le foulard palestinien noir et blanc était déjà là. J’étais loin de comprendre les personnages et les symboles de tout ça. Je ne savais pas ce que signifiaient les variations de couleur de ce même foulard : vert et noir ou rouge et noir. Je ne connaissais pas encore le mot sionisme, mais j’avais quand même entendu parler de l’antisémitisme. La deuxième Guerre, les chambres à gaz, la rationalisation et l’industrialisation de la mise à mort, la solution finale… ne m’étaient pas irrepresentés. Même si j’avais commencé par apprendre qu’il y avait quelque chose d’irreprésentable dans cette histoire.

Bientôt, j’allais entendre l’oracle de la fin de l’Histoire. Bientôt, on allait se cogner la tête, s’arracher les mots, et se griffer le cerveau avec cet énoncé : Il n’y a pas d’Alternative. TINA était parmi nous, et elle était venue pour rester. Dans ce brouhaha, j’ai commencé à avoir le sentiment, l’intuition, mais nullement la raison, que la question palestinienne n’était pas un élément de l’ensemble parmi d’autres. Certes, des guerres, des invasions, des colonies, des atrocités, il y en avait d’autres. Mais quelque chose se jouait là – se joue là – qui n’était pas du même ordre.

Loin d’ici l’idée de classer les victimes et les torts ou d’hiérarchiser les luttes. On sortait à peine de ce type d’hiérarchie où la lutte de classes devrait être la lutte essentielle. Dès mes premiers pas politisés, j’ai ressenti que quelque chose dans la question palestinienne faisait nœud. Il était difficile de séparer les bons et les méchants selon une ligne de démarcation nette et claire. Pourtant, il semblait tout aussi indélicat, voire complice, de ne pas essayer de prendre position. Prendre une position.

Pendant des années l’expression « prison à ciel ouvert » me paraissait presque abstraite, en tout cas lointaine. Malgré les informations et les données, l’être humain arrive à garder une réalité en distance. On peut même appeler cela, en travestissant un tant soit peu la notion freudienne, « principe de la réalité » : on la laisse rentrer que si elle ne perturbe pas trop l’homéostasie du système psychique. Mais le réel frappe parfois. Lorsque mon pays, la Grèce, a commencé à être soumis à des programmes de restructuration et des plans de sauvetage, des nouvelles prisons à ciel ouvert sont apparues, cette fois près de chez nous. Dans des conditions terribles, on a enfermé des migrants qui venaient d’autres pays et fuyaient des guerres. Puis on a trouvé une pratique encore plus « efficace » : les push-back systématiques quand il ne s’agit pas de les laisser se noyer dans la Méditerranée. Plus récemment, cette année, on a vidé des camps existants pour faire rentrer des réfugiés climatiques dans leur propre pays, des familles grecques qui avaient tout perdu à cause des inondations. Pendant ce temps, là-bas comme ici : montée du racisme, des fondamentalismes de tous bords, normalisation de la droite extrême qui devient gouvernementale, militarisation de la police, formation des milices ouvertement fascistes, répression dure et surveillance souple.

Notre génération a grandi dans une fausse alternative entre une social-démocratie molle et une droite modérée, toutes les deux tournées vers une consommation sans modération des réformes néolibérales. Aujourd’hui la fausse alternative est déplacée, même si la macronie est haïe, il n’y a que le Front national à l’horizon, pour ne prendre que l’exemple de la France.

Lorsque Ernesto Laclau et Chantal Mouffe proposent Hégémonie et stratégie socialiste, en 1985, et un peu plus tard lorsque Laclau poursuit avec Raison populiste, en 2005, il s’agit d’une tentative de reformuler un projet émancipateur qui prenne en compte les « nouveaux mouvements sociaux » – féministes, antiracistes, écologistes etc. – irréductibles à l’essentialisme de classe du marxisme orthodoxe. Le terrain était donc celui de la déconstruction. Une grande séquence des politiques d’émancipation était en train de clore, déployée pendant plus d’un siècle, elle avait placé l’hypothèse communiste au centre, ainsi que deux modes d’organisation verticale : le parti et le syndicat. La lutte des classes ne suffisait pas, il fallait une organisation et un sujet intermédiaire, afin que le prolétariat puisse bien jouer son rôle dans l’Histoire. Une victoire finale avait été jusqu’alors pensable, donc possible, et avec elle une fin de l’Histoire aussi, mais la bonne. Avec un grand soir. Entre la chute du mur de Berlin et le début des années 2000, nous avons appris à vivre dans les ruines de tout ça.

Là où gît la déconstruction arrive le « signifiant vide ». C’est un signifiant flottant qui va concentrer et composer l’hétérogénéités des demandes et des acteurs à un moment donné. C’est le moment qui le rempli d’importance. Et si les coordonnées de la situation changent le signifiant vide autour duquel peut se construire une hégémonie peut changer aussi. Là où gît la déconstruction, lutter pour la liberté ou égalité ne sont pas des signifiants-maîtres qui peuvent nous rassembler, mais lutter pour une augmentation du prix de l’essence oui (signifiant vide).

Laclau et Mouffe ont raison. Souvent ça marche comme ça. Mais les expériences et expérimentations politiques de ces dernières années ont aussi montré que c’est parce que ça marche comme ça que ça ne marche pas. Dans les rapports des forces avec la bancocratie sans frontières, on recule, on recule, et pourtant les explosions populaires et les moments insurrectionnels viennent et ne cessent de venir. Les gens et les dynamiques se ressemblent autour d’un « quelque chose » qui met le feu mais dans des orientations idéologiques compétemment différentes, voire opposées au sein même de ce quelque chose. Un signifiant vide peut agréger des colères, sur les places occupées comme sur les ronds-points occupés (du printemps arabe et des mouvements des places jusqu’aux Gilets Jaunes) on trouve côte à côte des nationalistes, des racistes, des féministes libéro-bourgeois, d’autres anarchistes, des écologistes racisé.e.s, des antiracistes queer… bref toute sorte de combinaisons possibles. Le signifiant vide n’est pas idéologiquement orienté, et n’est absolument pas le privilège de lagôche.

Si le signifiant-maître fixe une orientation, c’est sous la forme d’une orientation autoritaire qui commande. Il commande en quelque sorte avant la scène événementiel et pour la bonne mise en scène. C’est l’être et l’émancipation aux ordres. Ceux et celles qui ne sont pas comme il faut seront éliminées, emprisonnées, dressées. A l’envers le signifiant vide agrège presque tout et n’importe quoi. Sur sa scène performative, le vent souffle dans tous les sens. Ce qui peut être une manière encore plus violente d’ordonner les choses où la « liberté » est une de ses plus grandes trouvailles.

Restauration verticale ou horizontalité pure ? Coffee or tea ? Yes, please !

On s’arrête et on reprend.

Le gouvernement israélien est une puissance coloniale et impérialiste qui commet au quotidien, depuis des décennies, des crimes de guerre atroces. Ces violences sont commises sur un peuple qui est soumis à un régime colonial et à l’apartheid, et qui, privé d’État, est apatride. Tout le peuple israélien ne s’identifie pas à son gouvernement, encore moins toutes les personnes dans ce monde qui se reconnaissent en tant que juives. Le 7 octobre, le Hamas a commis un massacre des civiles, terrifiant et révoltant, qui doit être qualifié de crime de guerre (il en a commis d’autres et en commettra probablement d’autres). Ce n’est pas une attaque terroriste, c’est-à-dire un épisode à ranger et à traiter dans et par le storytelling proposé depuis plusieurs années de « guerre contre le terrorisme ». Tout le peuple palestinien ne s’identifie pas au Hamas ; toute résistance concrète à ce régime coloniale, toutes les voix et les solidarités qui se lèvent dans le monde contre ce régime colonial ne s’identifient pas à la voie du Hamas, n’ont pas vocation à être islamistes, islamofascistes, islamogauchistes ou servant les causes de l’État islamiste. L’Occident n’est pas une alliance civilisée contre les barbaries. Il est possible de lutter contre l’État islamiste sans soutenir les gouvernements assassins de nos parlementarismes occidentaux. Priver un peuple d’accès à l’eau potable appelle à un soulèvement pour l’eau autant que la construction des mégabasines. Il n’y a pas des morts civils qui comptent plus que d’autres.

Ni signifiant-maître ni signifiant vide. La question palestinienne est, pour notre présent, une lutte maîtresse. Elle est faite des positions intenables et des places à construire. Cela ne veut pas dire qu’elle est plus importante que d’autres. Ou que le destin de toutes les autres dépend de celle-ci. Elle n’est pas essentielle, elle est maîtresse. Elle n’est pas a priori, mais située. Une lutte maîtresse, cela veut dire qu’elle peut permettre une fonction de lisibilité par rapport à d’autres. Agiter les positions intenables, construire une place tenable et pensable dans cette lutte permet de s’orienter dans d’autres. Des luttes antiracistes, féministes, écologistes, queer…orientées.

Dis-moi quelle est ta place dans cette lutte

et je te donnerai rendez-vous sur les autres barricades. Ou pas.

Bruno Latour a peut-être raison, il nous faut des formes de diplomatie émergentes. Mais nous aurons tort de penser qu’être inclusives et inclusifs, c’est laisser rentrer tout et n’importe quoi. Sans pouvoir trancher, au moins sur quelque chose, et ne pas seulement gesticuler dans le vide.

Nous sommes les luttes à toutes leurs guerres.

Maria Kakogianni

manifestation à Bruxelles, 11 octobre 2023.
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