Postcard (travelling) - Emmanuel Thomazo

« S’enfuir, revenir, repartir, s’enfuir toujours vers l’infini et puis voilà. »

paru dans lundimatin#206, le 9 septembre 2019

… entremêler réel et fiction
quelle importance
si tout est vivant...

Roscoff, retour d’Eire, aube d’août, cieux menaçants, air immobile et poisseux, le ferry se vide, les touristes se traînent avec leurs valises sur le trottoir qui tremble, Fukushima, je titube direct bar de la gare maritime, de concert avec Hector, vieux voyageur ivre et las attifé en pingouin mondain, je bois le café calva, il boit la mousse, la der des der, faut dire le bourbon bu toute la nuit sur la mer d’huile, café calva, mousse, café calva, mousse, boum, trop lourde la tête d’Hector tombe sur le zinc, coma d’houblon, il ronfle l’écume aux lèvres, les bretons déchirés se pavanent comme des paons, on est des hommes, on tient la marée, ils gerbent calembours sur cochonneries, je ris, mon rire les énerve, je m’en fous, je ris, craie sur tableau noir, je regarde les serveuses, besoin de me rincer l’oeil, faut dire le brouillard de boisson, aguicheuses, sportives de la croupe, Lila et Lola, tout entendu elles n’écoutent plus rien, blindées contre les allusions hauteur de ceinture, mieux vaut crever cocu que cancéreux, les mots en rut ricochent sur elles, à toute épreuve elles sourient, parait que la femme de Bic sert de boîte postale au facteur, papillons dans la mâle pesanteur, mais tout à coup assez, dèjà vu déjà entendu, tchao Hector, hasta luego Lila, see you Lola, partir ma vocation, au dos le sac et go, marre de cette foire, je dégage, je marche, ma sueur suinte et dégouline, ma chemise s’imbibe, je marche, on se croirait dans un record de moiteur tropicale sur le net, je tends le pouce, pas de 06 pas de covoit, je traverse, merde, je suis pas dans le bon sens, j’enjambe la barrière de sécurité du séparateur central, pensée absurde, je suis pas à cheval sur le code de la route, ça m’emplit d’un bonheur tout aussi absurde, le café calva me met en osmose avec mon environnement, je tends le pouce, aussitôt stoppe une auto, j’ai le cul beurré de nouilles, c’est Byzance, je monte, le chauffeur me larguera voie express, direction Rennes, pas de problème, banquette arrière assise à mon flanc une brune aux yeux verts, deux lacs à malice qui brillent comme des émeraudes, noir corsage ouvert sur deux pommes dorées, comme elle est jolie la jolie, elle m’a remarqué à bord, pas moi, elle aussi de retour d’Eire, j’étais le plus bronzé de tous les passagers, une mine éclatante, vraiment, si si, sourire à faire fondre un moinillon, oiseau délicat sa main droite atterrit entre mes cuisses, ah ma jolie, elle me branle à travers mon pantalon, elle fait joujou avec ma braguette, petit oiseau joue du piano, ronron du moteur, je bande, c’est infernal, champs humides, étincelles dans le soleil levant, que fais-tu dans la vie, curieuse elle veut savoir à quel genre de queue elle a affaire, moi rien, et souvent moins encore, ronron du moteur, je bande, c’est affolant, je regarde dehors, vert électrique, bleu pub, gris atomique, orange mécanique, rouge impossible, jaune sang, blanc métaphysique, champs, champs, champs, un tournis délicieux s’empare de mon âme, les vaches sont des apparitions dans les prés, où vas-tu, où va le monde, elle s’informe, mystère et boule de gomme, la curiosité vilain défaut, poil au dos, ronron du moteur, pas loin de jouir, je serre les dents, je me retiens, petit oiseau joue du pipeau, tous mes caleçons irradiés de crasse qui pue, à l’avant le chauffeur et sa chaude s’engueulent, poissonniers, histoire de chèque en bois, je pense à autre chose, rien de clair, devenir caillou, devenir planète morte, la voie express, sauvé, l’auto stoppe, je descends, ma jolie se marre en douce, merci salut, l’auto redémarre, je marche, je bande encore, j’enjambe une barrière branlante et vermoulue, champ avec vaches, je tombe le pantalon, mon slip vole, pas de la littérature, mon engin se dresse vers des cieux immaculés, les oiseaux chantent, je m’astique le poireau, sensation satyre, des vaches à hublot me reluquent avec tendresse, me finir dans une bouse encore fumante, ou me faire lécher par une ruminante, et puis non, autant faire la chose proprement, le gland coulisse entre pouce et index, je pense plus à rien, mécanique monotone, pas un fantasme, rien vraiment rien, pan, j’éjacule, étoile de sperme dans une toile d’araignée, ça brille plus que Vénus encore, les oiseaux chantent encore, bucolique en diable, les vaches me reluquent encore, je m’endors dans l’herbe humide, je me réveille, je me rhabille, je mange une saucisse bœuf dinde porc coincée dans du pain de mie, made in Cork, beurk, je lape l’herbe humide, nectar, j’expire une buée d’alcool, un vrai yogi, je fume une cigarette, je pisse le plus loin possible, je mets les voiles, j’enjambe la barrière, je marche, je tends le pouce, je m’arrête, peu d’autos si bon matin, je tends le pouce, une vraie pub ambulante pour facebook, enfin une stoppe, je monte, jusqu’à Morlaix me dit Ali, il est kabyle, il a fui du bled il y a vingt ans, sa femme Khadija est mal en point, poumon HS, la vie est une chienne qui mord sans remords, l’hôpital à demeure c’est pire que la mort, hier encore à Brest il a déposé une vieille aux urgences, mais c’était le bordel because la grève, elle était dans le cirage, tombée raide, un coup de chaud, faut dire avec la canicule, il s’est tiré incognito, peur des flics, même si il est réglo, rien de voyou, nickel jusqu’au bout des doigts, papiers en poche, pays de merde, tous en jaune pour foutre la merde dans ce pays de merde, rien d’autre à faire, quoi d’autre, foutre la merde, non rien d’autre à faire, basta la milice, Ali se tait, ronron du moteur, hypnose macadam, Morlaix, l’auto stoppe, je descends, salut merci, mords les morts laids, bon mot, tous les mots sont bons, ah ah, je marche, une carcasse de chouette sur le talus, métaphore de la sagesse en ce bas-monde, philosophie poil au zizi, mettre la forme au pire, je m’arrête, terrains vagues et grandes surfaces, entre ville et campagne, je suis à la limite, à la limite de tout, dans le lointain tintent des cloches, c’est dimanche matin, c’est messe, je tends le pouce, je me sens tout ding-dong, tout sonné, tout flagada d’errer, tout chose, besoin d’un mythe pour vivre à la limite, je suis comme tout le monde, je me leurre pas, je sifflote pouce tendu, clignotant, une auto va stopper, elle stoppe, youpi, je monte, le mec va à Saint-Brieuc, noces d’or, la galère monstre, trois heures de route pour une putain de noces d’or, pardon seigneur, le blasphème est pas son kif mais quand même, faut ronger l’ennui jusqu’à l’os, rien d’autre à faire, mais quand même, mais quand même, mais quand même, je suis tombé sur un râleur, trois heures de route pour bouffer comme un porc, avec en prime la crise de foie, quand on pense à tous ces migrants qu’ont pas un anchois à se mettre sous la dent, il se tait, ronron du moteur, il allume la radio, bip-bip, onze heures, news, La Grande Canarie crâme, Bolsonaro recommande de chier un jour sur deux pour polluer moins, De Rugy redevient député après sa démission de l’écologie, il change de station, il recommence à s’agiter de la langue, tous les mythes se dégonflent comme des soufflés au fromage, l’écologie c’est de l’idéologie pure, je hoche la tête, il a son avis sur la chose, la politique comme saloperie c’est pas de la tarte, il peut se permettre, il est étudiant en Histoire, Histoire avec un grand H, il en est à la licence, mais ça le fait chier, il en a marre de tout, ça le perdra, il veut créer un nouveau parti révolutionnaire, déchaîné des dogmes, libéré des carcans, évadé des tutelles, monde de merde, et puis non, pas de nouveau parti, l’idée de faire la révolution c’est trop tendance, ça va devenir une activité capitaliste à temps plein, Macron a jeté un pavé nommé Révolution dans les vitrines des libraires, Ikéa planche sur une cabane en kit tout en récup, Hidalgo se livre à la permaculture sur le toit de la mairie de Paris, monde de merde, je hoche la tête, cul bite et couilles la politique est pourrie, je hoche encore la tête malgré ma gueule de bois, il change de sujet, avant la Bretagne il vivait en Afrique avec ses vieux, allergie aux bananes, les zombies la queue raide, le vaudou, je fais mine de m’endormir, il se tait, il me demande rien, ça tombe bien, j’ai pas envie de parler, ni de moi, ni du monde, ni de rien, ronron de la radio, ronron du moteur, on avale du kilomètre, j’ai la nausée, Saint-Brieuc, ça tombe bien, l’auto stoppe, je descends, merci salut, je vomis mes excès, je marche, je ramasse un roulement scintillant dans la poussière, je le fourre dans une poche, je pense à Samuel Beckett, je marche, je m’arrête, je tends le pouce, attente infernale, les autos passent, je les compte, à 1789 je partirai, je dors debout, les autos sont-elles plus somnifères que les moutons, vaste question, dans un chenil des chiens de race hurlent, 1789, assez c’est assez, je fous le camp, je marche vers la ville, une amie y vit, envie de sieste infinie, je traverse un long pont tendu sur un ravin vert, perroquets à vendre, j’envahis le centre-ville, début d’après-midi, l’ennui règne en maire bedonnant sur sa cité, les ivrognes traînent leur soif dans les rues mortes, les touristes cherchent du pittoresque à convertir en pixels, j’ai mal au cerveau, vivre me crève, j’ai la corde autour des neurones, si j’avais des larmes pleurer serait doux, je marche, je cherche Emma, mon amie, je demande mon chemin, je tourne en rond, je redemande mon chemin, je marche, je cherche, je trouve, une maison volets clos, je sonne, personne, je sonne, personne, je sonne, personne, je glisse un mot sous la porte, je m’en vais, je marche, je cherche un banc idéal, je le repère vite, tous les bancs sont idéaux, faut dire la fatigue, je m’étends, je somnole, je rumine la vie l’amour la mort, éternelle rengaine, vertigineux refrain, pas à dire, c’est quand même quelque chose, pirogue indigène attaquée par les crocodiles, le temps passe, rêveries tropicales, faut me lever, je me lève, je marche, la maison d’Emma, je sonne, toujours personne, je sonne, jamais personne, je repars, je remarche vers la route de Rennes, perroquets à vendre, j’arrache la pancarte, le long pont tendu sur le ravin tout vert, la voie express, je tends le pouce, dans le chenil les chiens de race hurlent, les heures et les autos passent, faut que ça circule, mouvement perpétuel, rien à inventer, c’est l’homme, rien que moi immobile scrutant l’horizon noirci par les nuages, nuages plus noirs que moi qui suis plus noir que l’encre, je vais être propre, je m’en fous, petite pluie réjouit les grands esprits, les autos passent encore, l’orage se pointe, dans le chenil les chiens de race hurlent, les autos grondent, le ciel tonne, éclairs, la foudre tombe à mes pieds, l’orage éclate, grosses gouttes tièdes, il pleut, vache qui pisse, c’est le déluge, je suis bombardé d’eau, Berlin, Sarajevo, Mossoul, mes os sont trempés et mon âme transie, ai-je encore des os, ai-je encore une âme, misère, je fous le camp, je remarche vers Saint-Brieuc, désert, lueurs bleutées derrière les rideaux mal tirés, déluge, je marche, vite, je marche, vite, vite, vite, il faut aller vite avant que tout disparaisse, c’est la mousson, Bombay, faut dire l’angoisse, vite, vite, vite, pas la quille d’une arche en vue, solitude infinie, help Noé, je suis de nouveau devant la porte de la maison d’Emma, mon amie, ruisselant, bon à essorer, je sonne, toujours personne, je sonne, jamais personne, je colle un oeil au trou de la serrure, un guéridon encombré de paperasses, un parapluie pendu à un clou, le désespoir me fait de l’oeil, vautour, la pluie cesse, sauvé, je suis sauvé des eaux, je me fous à poil, je suis tout nu dans la rue, chair de poule et queue ratatinée, tout nu dans la rue je ris, j’ai franchi le mur de la fatigue, j’entre dans le jardin de l’éveil, ça attire les curieux, klaxons, les puritains de service sortent leurs grands principes, c’est un scandale, enfermez les obsédés, des ados gloussent, je ris toujours, je me rhabille, je marche, un rayon de soleil au bord des lèvres, chaude chatouille, je suis gai, élu du rien, je chante à tue-tête, élu du rien tsouin-tsouin, je fais mon entrée grand seigneur dans le bar de la gare, je commande une bière, une supérieure, j’allume une cigarette, j’oublie l’interdit, le waiter me vire, je bois, je fume, je bois, je fume, torpeur, misérable torpeur, tous nous sommes des élus du rien, je sors du bar, je prends le train sans prendre de billet, zeitgeist composte-moi que je passe à l’as, ça m’énerve, tout m’énerve, le contrôleur passe, tant mieux, je dois être devenu transparent, un vieux désir se réalise, l’invisibilité, je ferme les yeux, les cahots du train me bercent, mon enfance a plus été bercée par les trains que par ma mère, j’ai toujours eu le démon d’errer, souvenirs d’idées folles, visions de moments violents, je revis toutes mes fuites, je revois tous mes égarements, Rennes, je débarque dans la gare, je m’y perds, le T.G.V. passe par là, plus rapide que le progrès, la mort est au bout du périple, point de tansit commercial, précaire asile des zonards entre deux trips, patrouilles de flics, cinglés, sans-papiers, j’achète un sandwich et une boîte de bière, c’est cher, je m’affale dans un recoin, je me vautre, je mange et je bois, c’est bon, j’allume une cigarette, je regarde autour de moi, une autre cigarette, je regarde encore, ça m’énerve, tout m’énerve, je sors un livre de mon sac à dos, Rilke, Rainer Maria Rilke, je lis, Da stieg ein Baum, là s’élevait un arbre, O reine Übersteigung, O pur surpassement, ça m’effleure et ça me pénètre, le sens toujours un rien terrible, je danse dans un réel imaginaire, Nijinsky abstrait des chemins tordus qui mènent au pire, je ferme les yeux, ça m’énerve, tout m’énerve, je m’effondre, je m’assoupis, je vois des essaims de jambes mortes, des cauchemars me font la guérilla, des terreurs m’empoignent et me boulent comme un flipper, des ombres mordent mon coeur, je fais tilt, j’ai peur, je pense à ma peur, ma peur me pense, je m’endors, me réveille, me rendors, me réveille, me rendors, me réveille, voix sensuelles, Paris, Brest, Caen, Le Mans, Nantes, l’ailleurs au bout des rails, enfin la peur me fout la paix, sur un prospectus je m’essaie à la psychologie positive, je note, réduire la peur à peu en redevenant le poète que je n’ai jamais su être, ça veut rien dire, encore que, enfin l’aube se lève, de nouveau l’aube se lève, enfin je me lève, de nouveau je me lève, je marche, Rennes pionce encore, pas une femme éveillée à qui donner une pincée d’amour, je marche dans les rues vides, je rencontre un clochard, Sacha, on mange des croissants rances, c’est bon, on écoute le silence, le silence doucement froissé par des pigeons qui roucoulent, j’ai envie de chier, adieu Sacha, je pars, je marche, je chie dans un square, je me torche avec l’Ouest-France d’hier, Trump veut racheter le Groenland, tous les vautours du capital rêvent de dégel intégral, pas de quoi faire un roman, je repars, je marche, je m’allonge sur un banc, je m’endors, je rêve, mes pieds sont des racines, des racines qui s’enfoncent dans le réel, à chaque pas plus profond, ça m’empêche de fleurir, un jardinier satanique m’arrache, il cherche la petite bête, la petite bête qui me ronge la tête, je me réveille en sueur, une mouche à merde se promène sur mon front, je la chasse, elle fait des loopings, elle fait son bruit de mouche, elle me prend la tête, je repars, je marche vers l’A 84, je tends le pouce, je marche, je tends le pouce, je m’arrête, je tends le pouce, une auto va stopper, l’auto stoppe, je monte, deux jumelles aux crânes rasés, elles vont au Bény-Bocage, ça va, soyez bénies tourterelles de la vipère macadam, je m’étale à l’arrière, on roule, ronron du moteur, lignes blanches, elles arborent le même tatouage sur la nuque, une sirène à visage de Gorgone, ça me méduse, celle qui conduit pas se retourne pour me regarder, je rougis comme un enfant pris en faute, en faute de quoi, les médias du monde entier se le demandent, sortie Villedieu les Poêles, je suis sage comme une image, loin du délire d’arpenter ma solitude, je regarde dehors, les haies scintillent, bonjour Normandie, j’aime tes haies plus encore que les filles décoiffées, elles sont belles, elles sont là et nulle part ailleurs dans l’univers, bocage adoré je suis ravi de te revoir, avec tes arbres aux frondaisons animales, avec tes arbres qui tendent leurs oreilles à tous les vents, avec tes arbres qui m’ensorcellent, ravi je suis ravi, et bientôt je serai arrivé, arrivé, arrivé, où au fait, au pied de l’arbre absolu, je me loverai dans ses racines, et puis, et puis non, arriver impossible, sitôt arrivé il faut repartir, s’enfuir, revenir, repartir, s’enfuir, revenir, repartir, s’enfuir, revenir, repartir, s’enfuir toujours vers l’infini et puis voilà.

…plus à l’aise
entre nulle part et nulle part
que quelque part…

Illustration : Sébastien Thomazo, extrait de “Ce qu’il en reste. (Souvenir de Chișinău)

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