Parce que nous ne sommes pas des numéros !

Brasero n°3 - Note de lecture

paru dans lundimatin#414, le 19 février 2024

L’atmosphère de diversion qui régente les sociétés par le biais de puissantes médiations marchandes ou institutionnelles, faisant naître des intérêts qui n’en sont pas vraiment, ne cesse d’opérer l’endormissement des populations captives, sinon hagardes. Rien de plus facile que de constater l’aimantation des regards par les vitrines ou les écrans ; le goût du lointain qui n’est plus guère que l’occultation du palpable ; le basculement des distances, comme ces voyages qui n’en sont plus ; tout semble contribuer à l’objectivation de soi et des autres. Perte sensible, fascination pour les personnages creux et autres sortes de leurres. On en oublierait à quel point les individus que nous sommes sont riches de leur vie et de leur caractère propre, combien la société humaine est diverse et passionnante par elle-même.

À travers les personnages singuliers et méconnus que nous présente la revue Brasero, on saisit l’occasion de se rappeler qu’une vie collective est possible et qu’elle tire sa force d’un foisonnement de fortes individualités, lesquelles ne manquent certes pas, il suffit de regarder, d’écouter : les immeubles HLM comme les villages retirés regorgent de personnalités passionnantes qui méritent une attention voulue, une reconnaissance, un encouragement. Par effet d’humanité.
Individualités, mais aussi, par suite, si le courant a loisir de circuler, mouvements, groupes, communautés qui tout autant résonnent et actionnent les jours et les nuits parmi les plus amicaux, les plus amicales.
Loin d’être un recueil de « curiosités », cet ensemble recouvre une mosaïque qui ne fait que souligner la dynamique des époques ; au cœur des heurts sociaux, quels qu’ils soient, heureux ou malheureux, toutes les saisons sont fertiles de leurs idées, lumineuses ou ténébreuses, de leurs audaces et intensités, et fleurissent de couleurs que de rares regards rétrospectifs compileront par la suite, en des temps où viendra se garer la mémoire de certains.
Prenons, dans le désordre, quelques exemples au sein des 200 pages qui nourrissent ce numéro, où l’on ne compte pas moins de 25 articles stimulants autant qu’étonnants, le plus souvent.

Bien sûr, John Ruskin (1819-1900) est célèbre, introduit en France notamment par Marcel Proust qui fut le traducteur, avec sa mère, de La Bible d’Amiens et de Sésame et les lys. Cet esthète distingué, épris de la Renaissance, était aussi à sa façon un socialiste radical, et pour lui pas de distinction entre la lutte pour la beauté et la lutte sociale. Il voit clairement que la fascination qu’exerce l’argent ou que l’industrialisation du monde sont autant de dangers pour l’équilibre de l’humanité, qu’il aimerait entrevoir. Loin des vues marxisantes, il condamne avec vigueur le productivisme et le totalitarisme industriel. On le moque volontiers, lui collant le sobriquet de « Don Quichotte du XIXe siècle », mais il n’en démord pas ; dans une Angleterre décidément tournée vers l’affairisme, l’enrichissement matériel, il déclare que : «  Rien dans l’histoire n’a été aussi dégradant pour l’intellect que notre acceptation en tant que science des doctrines courantes de l’économie politique.  » Il « voit dans la ‘‘dégradation de l’ouvrier en machine’’ et la disparition de tout plaisir au travail le mal essentiel de son temps  », nous dit Pierre Thiesset, auteur de cette éclairante présentation d’un intellectuel dont la pertinence de l’analyse apparaît sans doute à un plus grand nombre aujourd’hui, tellement ses constats sont avérés, qui n’ont pourtant fait renoncer ni à l’accumulation funeste ni à l’enlaidissement systématique du monde qui nous entoure et nous constitue. William Morris (1834-1896) le considère comme son maître, qui lui fit saisir qu’il y avait moyen d’œuvrer dans la joie, que cela seul était souhaitable. L’auteur de Nouvelles de nulle part n’oubliera pas la leçon.

Si l’aristocrate Ruskin se réclamait du socialisme, l’écologiste et anticolonialiste Savitri Devi était quant à elle une nazie fervente, de quoi, n’est-ce pas, compliquer les catégories faciles ! C’est une figure peu connue, je crois, que cette Française d’origine grecque, née Maximiani Portas en 1902 ; lectrice passionnée de Nietzsche et de Guénon, elle subit, comme beaucoup alors, l’attrait de la civilisation indienne et, à travers les études sur la langue originairement unique de ces régions, s’imprègne de l’idée d’une race supérieure, « modèle de vertu, de beauté, d’intelligence », la race aryenne. « En combinant ces théories à l’antisémitisme largement répandu à l’époque, nous explique Patrick Marcolini, auteur de l’article et codirecteur de la revue, bon nombre d’intellectuels se mirent à opposer de façon systématique les Aryens et ceux que l’on représentait en quelque sorte comme leur image inversée : les Juifs. » Intellectuelle de haut vol, elle soutiendra deux thèses de philosophie et fut un temps la préceptrice du jeune Cornelius Castoriadis, futur animateur de Socialisme ou Barbarie. Elle épouse un Brahmane anticolonialiste autant que sympathisant nazi lui aussi. Installés à Calcutta, ils se font tous deux espions durant la guerre et livrent aux agents de l’Axe, japonais en l’occurrence, des renseignements obtenus près des officiers britanniques basés au Bengale. Après la défaite de l’Allemagne et le suicide de Hitler, elle décide de rentrer en Europe pour lutter contre les vainqueurs alliés, s’attachant à bientôt présenter les Allemands comme les principales victimes de ce deuxième conflit mondial. Par la suite, laissant apparaître une autre facette de sa doctrine pour le moins composite, elle publie un essai, Impeachment of man, qui pourrait figurer aujourd’hui, nous dit Patrick Marcolini, dans une anthologie des textes précurseurs de l’écologie politique, « si la femme qui l’a écrit n’avait pas été aussi sulfureuse  ».
Savitri Devi reste jusqu’à sa mort, en 1982, proche du WUNS, organisation néonazie fondée en 1962, dont elle sera de fait une des personnalités marquantes.
« Par bien des aspects de sa personnalité comme de sa trajectoire, Savitri Devi était l’une de ces ‘‘femmes puissantes’’ qu’on se plaît aujourd’hui à révérer. Même sa mise en accusation de l’anthropocentrisme comme responsable de la crise écologique se retrouve aujourd’hui sous la plume d’intellectuels influents à gauche. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la figure de Savitri Devi n’a donc rien d’une relique de la période noire des totalitarismes du XXe siècle ; elle pourrait tout aussi bien être considérée comme l’annonciatrice d’une grande partie des obsessions culturelles et politiques de notre époque postmoderne – et cela n’a rien de rassurant. » Une conclusion qui nous rappelle que cette revue n’a en rien vocation au pittoresque, mais bien à l’enseignement.

Auteure notamment d’une excellente biographie de Jean-Jacques Pauvert  [1], Chantal Aubry signe un article consacré à un attachant personnage que je découvre ici. Anticolonialiste de choc, Lucie Cousturier (1876-1925) le fut, non sans être une artiste éprouvée, peintre néo-impressionniste d’un certain renom. Fille d’une « bonne famille », elle ne fut pas pour autant découragée de s’engager dans la voix artistique – son père lui ayant même offert Un après-midi à l’île de la Grande Jatte, toile de Georges Seurat, à l’occasion d’une première exposition du peintre mort à 31 ans, neuf ans plus tôt (en 1891). Élève de Paul Signac, la jeune Lucie pratique elle aussi le pointillisme, avant de s’en éloigner pour un travail plus personnel. Ses œuvres seront exposées à plusieurs reprises au salon des Indépendants.
Tandis qu’à partir de 1880 la France connaît une nouvelle poussée colonialiste qui va de pair avec une propagande affairiste et militariste, les anarchistes que fréquente Lucie sont «  vent debout contre cette idéologie désormais dominante ». Le gros de l’opinion est favorable à la colonisation, les socialistes ou radicaux n’ont de réserves que sur ses excès, sans aucunement la condamner dans son principe. À noter toutefois une convergence entre marxistes et anarchistes sur cette question. Lucie Cousturier évolue dans cette ambiance, et, peintre, elle choisit volontiers ses modèles parmi les étrangers présents sur le sol français. Elle réside souvent à Fréjus où atterrissent beaucoup de « transplantés » venus d’Afrique, les mêmes qu’on enverra bientôt se battre, « certains revenant, d’autres pas ». Elle apprend à les connaître, se lie avec eux, cherche à les sortir du sabir qui leur est inculqué ordinairement, par mépris. Et « ce qui est remarquable chez elle, c’est qu’elle n’est pas contaminée par la fameuse idée de ‘‘mission civilisatrice de la France’’, ni par le paternalisme qui en résulte.  »
L’écrivain et critique anarchiste Félix Fénéon, celui que Jean Paulhan présentera par la suite comme le seul critique de son temps, fut un de ses mentors. Est-ce son influence, passé la trentaine, Lucie Cousturier s’éloigne de la peinture pour se tourner vers l’écriture, tout d’abord à propos de l’art, à travers des évocations de ses amis artistes, puis sur son expérience de « professeur de français », ce qui donnera un livre : Des inconnus chez moi. Ayant obtenu une mission près du ministre des colonies, elle réussit enfin à se rendre sur le territoire de ces inconnus. Si l’intitulé de sa mission consonne avec l’époque, notre enquêtrice le détournera selon son idée et surtout selon ses observations. Elle insiste sur la détérioration des conditions de vie due à la colonisation. Si elle relève la brutalité des hommes vis-à-vis des femmes, elle se refuse à y voir, comme le disent volontiers les coloniaux, une « disposition naturelle ». Elle met en cause le système de la dot, la polygamie et les autorités coloniales qui « ont encore aggravé les injustices d’une société patriarcale déstabilisée ». Le rapport qu’elle était chargée de rédiger sera évidemment très mal reçu tant il est critique envers le joug colonial. Les fonctionnaires du ministère lui opposent une réponse virulente et la presse ne se gêne pas pour l’attaquer. Nous sommes en 1923, elle publie des extraits de son journal de voyage, autant d’éléments qu’elle va développer ensuite dans les deux volumes qui constituent Mes inconnus chez eux. Cependant, elle tombe gravement malade, si bien que le deuxième volume de son livre ne sortira qu’après sa mort survenue en avril 1925. Il faudra attendre les années 2000 pour que Lucie Couturier soit redécouverte et que lui revienne un minimum de reconnaissance.

Après Annie Le Brun, et Noël Godin, l’entretien habituel regarde cette fois Willem, à la fois célèbre, tant ses dessins sont vus depuis des décennies, et inconnu, vu qu’on sait peu de chose à son sujet. L’énergumène hollandais serait-il d’une discrétion de violette ? Il a pourtant été avant 1968 le dessinateur qui accompagna le mouvement Provo, rébellion enclenchée par le mariage de la princesse héritière du royaume avec un membre de l’extrême droite allemande, et préférant les actions provocatrices aux épuisants discours théoriques. C’est le camarade Siné qui le premier en France fera appel à lui, du temps de L’Enragé (dont 12 numéros parurent, de mai à novembre 1968). Installé avec sa compagne depuis une quinzaine d’années sur une île bretonne, sans doute est-ce de là-bas que Willem a répondu aux questions d’un connaisseur : Yves Frémion.

Lexicographe, éditeur, vigneron, Maurice Lachâtre fut icarien (adepte des idées communistes d’Étienne Cabet), fouriériste, socialiste, et enfin libertaire. Athée, anticlérical de choc, il publie des livres érotiques et provocateurs, ou encore L’Histoire des papes  [2], qui lui assurera une certaine prospérité. En 1852, celui que l’on présente dans sa région comme « le baron rouge » divise son domaine et en vend une partie « par parcelles à crédit à des conditions accessibles à tous : 102 personnes les acquerront ». Il crée dans sa commune deux écoles, un dispensaire, une banque de crédit mutuel, une caisse de retraite. « Il crée successivement deux journaux, La tribune de la Gironde, puis Le Peuple, qui ne manqueront pas d’être rapidement interdits » En 1857, après le procès de Flaubert et celui de Baudelaire, c’est Lachâtre qui est condamné en tant qu’éditeur de Mystères du peuple d’Eugène Sue (qui vient de mourir) à un an de prison et 6000 francs d’amende. Dans les divers dictionnaires qu’il dirige et publie transparaissent les influences amalgamées de Cabet, Fourier, Saint-Simon, Proudhon. Son dictionnaire universel lui cause en 1858 une nouvelle condamnation, cette fois à cinq ans de prison et à 6000 francs d’amende. Il s’exile à Barcelone, où il importe bientôt des livres relevant du spiritisme, dans lequel il est versé, via son ami Alan Kardec. Ce marché est lucratif, mais l’évêque de Barcelone ne le voit pas de cet œil et il ordonne la destruction des livres, qui seront brûlés en place publique le 9 octobre 1861. « Ce sera le dernier autodafé de l’Inquisition  », nous dit Chantal Aubry, auteure de l’article.

À partir de 1872, Lachâtre commence à publier une traduction française (par Joseph Roy) du Capital de Marx. C’est cependant bientôt l’époque, alors que les communards rentrent en France, où il se sent devenir, en vieillissant, de plus en plus clairement anarchiste. Il meurt en 1900, quelque peu diffamé pour son affairisme, et oublié, à cause peut-être de son goût de l’anonymat. Incinéré selon ses vœux, il est enterré au cimetière du Père Lachaise.
(Si j’excepte un Lexis de chez Larousse, mon premier dictionnaire fut le Nouveau dictionnaire universel, de Maurice Lachâtre, ouvrage publié entre 1865 et 1870, d’abord par fascicules puis en quatre volumes, et qui prétendait « compléter et remplacer tous les dictionnaires existants, renfermant l’analyse des 400 000 ouvrages qui encombrent les bibliothèques nationales, et qui pût être regardé comme le plus vaste répertoire des connaissances humaines »  [3]. Un bouquiniste lavallois dont je fréquentais la boutique en présenta un spécimen qu’il avait dégoté peu avant et le vendit au jeune gourmand que j’étais. Avec émotion, je lis aujourd’hui cet article qui réveille le souvenir d’une simple notice rédigée sur un bristol, qui se terminait par le prix : 200 francs, c’était il y a 40 ans au moins.)

Au programme de ce copieux numéro, également un bel article consacré au chanteur Julos Beaucarne, disparu récemment ; un autre sur la Commune d’Ovada, communauté utopique et campagnarde, «  entre amour libre, psychédélisme et travaux agricoles  », un papier sur la révolution portugaise, ou encore un hommage à Simon Leys, pourfendeur des maoïstes de la grande époque post 68. On y apprend notamment comment, par l’entremise de deux situationnistes versés dans la sinologie, Jacques Pimpaneau et René Viénet, est né le livre de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, qui allait ridiculiser une bonne partie de la classe intellectuelle parisienne. Quant à savoir la nature des possibles amours de la « vierge rouge », autrement dit Louise Michel, c’est là le sujet des pages d’un article de Michèle Jacobs-Ernest.

Encore d’autres surprises qu’il est évidemment impossible de citer toutes, une recension ne saurait remplacer une lecture !

Jean-Claude Leroy
Illustration : Lucie Cousturier, Haut-Niger, 1923.

Brasero n°3, éditions L’Échappée, 200 p., 2023, 20 €.


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[1Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible, éditions L’Échappée, 2018.

[2Maurice Lachâtre, L’histoire des papes, Mystères d’iniquités de la Cour de Rome Crimes, Meurtres, Empoisonnements, Parricides, Adultères, Incestes, Débauches et Turpitudes, Des Pontifs Romains, depuis Saint-Pierre jusqu’à nos jours. Ouvrage en 3 volumes, paru à la librairie du Progrès, à Paris, en 1840.

[3Extrait de l’adresse aux lecteurs, en introduction au Dictionnaire.

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