Parabole de la Chute du monde

« Pour les bienfaits de sa quête renouvelée, l’Assemblée des camarades de l’anti-monde s’auto-dissolut et put retourner à sa dispersion originelle. »

paru dans lundimatin#427, le 6 mai 2024

Sur une plage autour d’un feu, l’anti-parlement de l’anti-monde s’était rassemblé. On parlait tous en même temps, on chantait le bleu d’étoiles pas mortes, on louait au hasard les noms et le mystère des événements qui toujours arrivent. On cherchait les phrases comme des énigmes à inventer. On était persuadé que la révolution, comme il est dit de la Révélation dans le Livre, est d’abord un phénomène acoustique.

L’un, le plus naïf et le plus pur, proposa qu’on se crève les yeux pour se sauver - car qui ne voit plus, songeait-il, entend à nouveau le bruit du monde. L’hypothèse était moins fantasque qu’elle semblait. Elle fut examinée par une commission qu’on avait créée à cet effet. Malheureusement, il ressortit de ses travaux que la solution proposée était sans secours. On était déjà aveugle et l’on ne pouvait plus ne plus voir. Même les yeux crevés, on aurait continué de voir. Et pourtant, on ne voyait pas plus qu’on n’entendait, car on ne voyait que par l’entremise du texte. On ne voyait que ce qu’on lisait, on voyait en phrases, on ne voyait que ce que les phrases nous disaient de voir. On ne savait plus voir. Le mal était profond. Il ne touchait pas seulement ceux qui étaient portés à l’étude des livres. Certes, il est possible que quelques anciens analphabètes en fussent épargnés, mais la masse de ceux qu’on désigne communément, comme une injure, du nom d’analphabète, était au contraire, et cela d’autant plus qu’elle l’ignorait, la plus évidente victime. C’était ce nœud compliqué qui enserrait l’existence civilisée, bien au-delà de ceux qui semblaient s’y ajuster naturellement au point d’en faire leur dignité.
Cependant, le travail de la commission était loin d’avoir été inutile. Sa conclusion se fondait sur une découverte de grande portée qui permettait de relire, si l’on peut dire, notre histoire de plusieurs millénaires. Le problème n’était pas que le monde fût un livre impossible à déchiffrer. Le monde n’était pas un livre scellé, mais nous avions scellé le monde dans un livre. Et ce geste, à son tour, avait scellé la malédiction qui précipitait la chute du monde et de son expérience. Le sort du monde était bien renfermé dans le livre, mais dans un sens opposé à celui qu’on avait cru comprendre. Dès lors, si la tâche consistait à libérer le monde du livre, rien ne servait d’apprendre à ne plus voir, parce que la tradition innervait, en profondeur et depuis trop longtemps, l’intégralité de nos sens. On était tous devenu, à des degrés différents d’amplitude, des petits livres sur pattes : beaucoup étaient des codes civil ou pénal qui occupaient des places peu négligeables dans la longue chaîne de l’Imprimerie de la Bureaucratie Mondiale, plus souvent, on était de minuscules règlements intérieurs qui avaient néanmoins leur place dans la nécessité d’ensemble, quelques-uns, heureusement, étaient des lettres d’amour ou de véritables poèmes qui avaient su échapper à l’impression. Mais tous ne voyaient que par leurs phrases. Et aucun ne pouvait plus voir autrement, ou, même, ne pas voir.
Contre cette malédiction, la seule issue n’en était pas vraiment une - sauf, bien sûr, à considérer par avance sa réussite incertaine. Car il ne pouvait s’agir que de s’opposer aux phrases qui renfermaient le monde et s’opposaient à sa fuite. Or cela ne pouvait se faire que par d’autres phrases, ce qui semblait condamner à l’enfer du signe. Mais l’un des présents de l’anti-parlement de l’anti-monde dit d’une voix qui l’emporta sur les autres : « Les phrases, elles, ne sont peut-être pas condamnées aux livres. Nous pouvons les en arracher, les détourner pour saturer leurs signes et assurer leur fuite ». Il disait qu’en libérant le monde du livre, on parviendrait à en saturer tous les signes pour les rendre in-identifiables, in-interprétables, et que par surcroît, le livre se trouverait lui-même libéré du monde. Une bonne phrase, mais encore une phrase. Il jeta alors une pierre qui raviva le feu, comme pour donner à voir ce que chaque enfer recelait toujours de possibilités d’étincelles et de lumières, et lança : « D’une pierre deux coups, camarades ! » Tandis qu’un autre répétait pour lui-même qu’il n’y avait pas de clairière seulement une forêt, sans que personne ne comprît ni réagît. Enfin, un vrai poète suscita l’attention de tous et dit fermement : « Phrases ! Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre sympathie, — je vous trouverai. »
Ainsi, pour les bienfaits de sa quête renouvelée, l’Assemblée des camarades de l’anti-monde s’auto-dissolut et put retourner à sa dispersion originelle.

Atelier Oncléo

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