Optimiste sans espoir

[Entretien avec Nanni Balestrini]

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

À l’occasion de la parution de Chaosmogonies, un receuil de poèmes de Nanni Balestrini aux éditions La Tempête avec une introduction de Nathalie Quintane, voici un entretien de Andrea Cortellessa avec Nanni Balestrini, datant de 2010 et disponible en italien sur le site de la revue Alfabeta2. Comme nous le rappelions sur lundimatin à l’occasion de la publication d’un hommage de Mario Tronti au même Balestrini, ce dernier fut une figure de proue de l’avant-guarde artistique des années 60, s’est engagé corps et âme dans les mouvements insurrectionnels des années 70 et a écrit plusieurs ouvrages précieux sur cette période (La Horde d’or avec Primo Moroni, Nous voulons tout, Les invisibles). Dans cet entretien, il revient notamment sur le recueil Chaosmogonies et les différentes revues auxquelles il a participé.

Andrea Cortellessa : Il semble y avoir quelque chose de non italien en toi. Je veux dire au-delà de ton apparence physique, de tes origines familiales. Il y a quelque chose d’étranger comme si tu étais toujours en fuite ou, en tous cas, rapidement de passage. Comme si résider en Italie était quelque chose d’accidentel, et même un accident tout court ; l’un de ces accidents desquels on ne se remet jamais tout à fait
Nanni Balestrini : Ma mère était allemande, de Cologne, mais elle a toujours vécu en Italie ; elle a déménagé à Milan lorsqu’elle a épousé mon père qui était un industriel dans le secteur chimique. Du point de vue existentiel, plus qu’en fuite je ne me suis jamais senti lié à une identité locale. Les villes où j’ai vécu, Milan, Rome, Paris et Berlin, je les ressens toutes comme mes villes, je ne ressens pas de lien avec une origine déterminée. J’ai dans l’idée que je pourrais être dans n’importe quel endroit du monde : là où je fais des choses, je me sens bien. Pour moi il a toujours été très important d’être jeune dans les années 50, un époque extraordinaire pour la culture européenne. Les années 50 et 60 ont été une nouvelle Renaissance qui nous éclairent jusqu’à aujourd’hui. Une période extrêmement riche, pleine de curiosités infatigables et qui étaient satisfaites ! Il est vrai que tout ceci provenait de l’étranger ; la génération d’intellecutels italiens qui a précédé la mienne ne me paraissait plus en mesure d’offrir quoi que ce soir. À la limite ce qui m’intéressait de l’Italie était plutôt ce qui avait eu lieu au début du siècle ; le futurisme par exemple.
Un livre symbole de cette époque ?
Il y avait des choses qui à l’étranger étaient parfaitement connues mais qui en Italie apparaissaient alors comme des nouveautés absolues. Les Cantos ou l’Ulysses par exemple. J’ai commencé à écrire des poésies durant l’adolescence, de façon effusive, comme on fait à cet âge là – quelque chose qui avec la poésie véritable, avec l’art du langage, n’avait pas grand chose à voir (même si, aujourd’hui comme alors, il ne manque pas de gens pour penser que la poésie soit ce que Edoardo Sanguineti [membre du groupe 63 également, aussi reconnu aujourd’hui en Italie que Balestrini] appelait le ’poéteux’, l’effusion sentimentale du sujet). Lire des poètes comme Rimbaud et Pound, qui à l’école étaient inconnus, m’a fait comprendre que je devais suivre une direction différente. Et que, surtout, je devais m’inventer quelque chose de nouveau.
Ton dernier travail, Chaosmogonie, publié au début de l’année chez le ’Specchio’ Mondadori, déploie pleinement cette idée de la poésie comme ’art du langage’. Chaque poème fait montre d’instances différentes, de modalités qui parfois s’opposent.
Oui, les trois premières compositions s’inspirent d’influences différentes – des paroles de Bacon, Cage et Godard que j’ai coupées et montées et qui me servent pour des déclarations de poétique, ou d’éthique si tu préfères. La partie centrale est pour moi assez nouvelle, parce qu’il s’agit d’une espèce de flux de rapprochements verbaux qui a à voir avec la logique de l’inconscient. Comme aime le dire Eco, comme j’ai toujours utilisé le collage verbal, de fait je n’ai jamais écrit une parole qui soit mienne ; c’est une exagération mais il y a une part de vrai, parce que même mes mots je les ai toujours employés de façon impersonnelle. Ici en revanche j’ai laissé parler la langue de mon inconscient, comme si c’était celle d’un étranger.
C’est comme si la fragmentation cette fois-ci avait eu lieu en un autre lieu, au niveau onirique...
L’inconscient s’est mis à parler et je l’ai laissé faire.
Au fond tu es très libéral. Tu laisses toujours les gens parler – et donc aussi l’inconscient, pourquoi pas ? Pour revenir à ta formation : make it new de Pound a-t-il été le slogan décisif ?
La poésie des Cantos n’avait rien à avoir avec ce que je connaissais à l’époque. L’usage matériel du langage, la destructuration de la ’langue maternelle’, l’idéogramme. Mais aussi le personnage, l’icône de Rimbaud, et le il faut être absolument modernes.
Pound était aussi l’auteur culte de ton milieu milanais... Vanni Scheiwiller, Aldo Tagliaferri, Leo Paolazzi, c’est-à-dire le futur Antonio Porta...
J’ai un souvenir marquant d’une lecture de Pound à Milan précisément ; son rythme comme une basse continue, une espèce de mantra sonore. Il n’y avait pas que l’imagisme et la poésie visuelle ; la matéricité du langage était un rythme corporel qui entraînait une extraordinaire participation. Pound fut décisif comme critique également ; c’est lui qui nous a enseigné, par exemple, qu’un classique du XIXe siècle comme l’Education sentimentale anticipait déjà l’épique du quotidien qui entre en déflagration dans l’Ulysses de Joyce. L’Education sentimentale me fascinait depuis ma jeunesse : la critique impitoyable et passionnée de la bourgeoisie et de son roman à travers une écriture qui renie l’illusion romantique dans la banalité quotidienne, une structure sans trame et sans héros qui effiloche l’existence bourgeoise dans la conscience sceptique de l’inutilité, de la corruption et de l’échec... Le milieu... à l’école j’ai rencontré d’autres camarades qui aimaient la poésie. Mais surtout j’ai eu la chance d’avoir Luciano Anceschi comme professeur de philosophie, au lycée scientifique Vittorio Veneto de Milan (mon père s’était mis dans la tête que j’aurais dû être ingénieur). C’était en 1952. Anceschi était un homme d’une extraordinaire générosité ; il s’est intéressé à mes premiers vers et nous avons noué un rapport étroit que nous avons conservé pour toute la vie. Je devins immédiatement le boutiquier de la revue ’Il verri’, à sa fondation en 1956. Ce fut une expérience décisive. Je suis entré dans le monde littéraire par ce qui ne me semblait pas alors, mais qui de fait l’était, la porte principale. La même année je lus Laborintus de Sanguineti. Il n’avait que cinq ans de plus que moi, mais ça me paraissait une distance décisive ; je l’ai immédiatement considéré comme mon maître et de fait je l’ai toujours appelé ’Maestro’.

[Laborintus est souvent cité comme le premier texte de l’après-guerre en Italie qui brise le consensus lyrique mou en poésie. C’est un recueil de 27 poèmes où Sanguineti entremêle à l’italien des langues vivantes et anciennes, très visiblement influencé par Pound.]

L’une des phrases qui frappent, dans Chaosmogonie, est empruntée à Francis Bacon : Ce qui compte est ce qui advient sans savoir quel sera le résultat. Il me semble, lorsque je m’intéresse à ces années-là, qu’elles furent le contraire de la façon dont on a tendance à les définir aujourd’hui, c’est-à-dire comme un effort projectuel notable dont les résultats littéraires ne furent pas à la hauteur. Au contraire, si on regarde au ralenti ce moment on voit des tentatives qui vont dans toutes les directions, et l’effort théorique venait la plupart du temps ex post. Encore de Chaosmogonie : soudain advient quelque chose que l’instinct s’approprie / capturer le fait à son moment le plus vital

Mais il suffit de voir ce que faisaient en poésie les Novissimi, ce sont des poètes qui allaient dans des directions très différentes les uns des autres. Dans les réunions du Gruppo 63 les bagarres n’étaient pas du théâtre, il y avait une distance parfois exaspérée enntre nous. Il y avait par exemple le néosurréalisme de ’Malebolge’, de Corrado Costa ou Adriano Spatola, qui n’avait vraiment pas grand chose à avoir avec moi ou Sanguineti.

Du reste Anceschi lui-même le théorisait : la poésie ne doit pas être post rem, application ou ’traduction’ esthétique d’une conceptualisation élaborée ailleurs...
... au contraire : théorie, poétique et critique étaient toutes greffées dans la poésie elle-même.
Dans l’organigramme de la néo-avant-garde, ton nom resté lié à cette tendance à faire, à organiser. Encore Chaosmogonie : la sensation d’être mortel / anime la vie / optimiste sans espoir

C’est un peu la croix que je me traîne, avoir toujours été délégué à ce rôle lorsqu’il s’agissait d’organiser des colloques, des festivals, des revues... J’ai peut-être certaines qualités d’organisation, mais je ne devais pas non plus le faire à tout prix. Personne voulait le savoir ; ils m’assignaient à ce rôle à chaque fois, jusqu’à ce qu’il paraisse normal que je m’occupe systématiquement des aspects d’organisation. Aujourd’hui encore, avec alfabeta2 c’est la même chose qui m’arrive. Et puis il y a eu aussi mon travail éditorial qui m’a enseigné certains trucs du métier.
Tu as travaillé dans un maison d’édition qui était déjà un phénomène industriel, mais très différente de celle d’aujourd’hui.
Comme je disais auparavant, j’ai eu de la chance. J’ai commencé à travailler dans l’édition au cours des années 60, à la Feltrinelli, où j’ai immédiatement rencontré un personnage comme Giangiacomo Feltrinelli. Ces années furent passionées, heureuses, extraordinaires. Mais même l’Einaudi et la Bompiani étaient des maisons d’édition de premier d’ordre. Il y avait une quantité de personnes de ma génération qui y travaillait. Et c’étaient surtout des intellectuels, de jeunes écrivains qui avaient des rôles de décision : ce simple aspect nous éloigne décisivement de la situation actuelle. Faire une maison d’édition signifiait avant tout proposer une invention intellectuelle. La dimension du marché existait aussi à l’époque, évidemment : la première chose que m’a dite Feltrinelli était que le but d’un éditeur n’est pas de publier des livres, mais de les vendre. Mais à la Feltrinelli par exemple, avec des personnages comme Valerio Riva et Enrico Filippini, découvrir de nouveaux espaces comme la littérature sud-américaine ou allemande cela signifiait en même temps exercer une imagination entrepreneuriale et faire un pari culturel.
Dans cette situation-là l’intérêt culturel et celui politique n’étaient pas des choses séparées, c’était la même chose.
L’intention initiale de Feltrinelli était extrêmement politique ; et son attirance pour les situations révolutionnaires l’a porté à une fin tragique. Dans tous les cas, chez nous à la Feltrinelli il n’y avait pas de séparation nette entre narration et essais. Pour les écrivains italiens, il y avait aussi l’idée d’une projection à long terme : il était possible de publier des livres hors du marché, comme par exemple ceux de la néo-avant-garde parce qu’on les considérait important culturellement et qu’ils apportaient un prestige intellectuel.
Qu’est-ce qui a changé depuis ?
La fin de ce système est liée à la disparition physique des fondateurs de ces maisons d’édition. Des personnes qui étaient en mesure de trouver des subventions, pas publiques comme dans d’autres pays comme la France, mais privées (Feltrinelli se finançait seul avec ses autres entreprises, tandis que la FIAT finançait Einaudi par exemple). Après leur disparition, les maisons d’édition qui portaient leurs noms sont devenues des sociétés gérées par des administrateur, donc la seule chose qui compte est d’avoir des comptes équilibrés. Et puis il y a évidemment aussi un changement structurel, liée à l’élargissement de l’édition à un phénomène de masse ; du reste en Italie c’est précisément la Feltrinelli qui a été la protagoniste de ce changement.
Dans l’édition actuelle, les livres sont conçu comme des armes de divertissement de masse.
En Italie nous avons l’habitude de nous conformer au niveau le plus bas. Ça se voit en politique, mais aussi dans les comportements individuels. L’édition de masse se porte évidemment bien à l’étranger, de fait les plus grand best sellers nous les importons, mais là-bas se maintient vivant aussi un secteur littéraire qui a certes un public plus limité mais qui existe quand même, qui a une certaine consistance. Chez nous on fait semblant que ça n’existe pas, ce public différent ; on va même jusqu’à le repousser, en évitant de publier des livres qui aillent dans cette direction, ou en les présentant trompeusement comme des oeuvres d’évasion. Il y a évidemment des exceptions, mais la subtance du panorama italien est comme ça. Nous vivons dans le dogme capitaliste de la productivité, dans le mythe du développement, il y a le fétiche du PIB ; c’est d’ailleurs ça qui cause des crises régulières qui sont essentiellement des crises de surproduction : on encourage les gens à s’endetter jusqu’à ce que ça devienne insoutenable et la bulle explose. Même dans l’édition il y a une quantité excessive de publications, une masse immense de titres qui ne sont même pas sélectionnés, on compte sur l’anticipation de la distribution et puis au moment des comptes on se retrouve endettés jusqu’au cou.
Ta vie intellectuelle a été scandée par les revues. Pour le dire avec le ’Cage’ de Chaosmogonie : construire c’est-à-dire réunir ce qui existe à l’état dispersé. Tu as commencé avec Il verri comme tu l’as rappelé ; puis il y a Quindici, la premier alfabeta et maintenant alfabeta2. Ce sont quatre situations très différentes, quatre Italies très éloignées les unes des autres.
Il verri ce fut l’ouverture à l’étranger ; Quindici ce fut la fin de la néo-avant-garde et l’adoption d’une action politique plus directe : l’explosion de 68 fut un moment de changement violent, sans aucun doute. Non pas que j’étais indifférent à la politique avant, mais ce qui avait lieu dans l’Italie des années 60 de ce point de vue ne me donnait pas très envie, je suivais les Quaderni rossi mais ce n’était pas non plus au centre de mes intérêts. À partir de 68 les choses ont changé, dans les années 70 je me suis en substance consacré à la politique. Je n’ai certainement pas les qualités du théoricien ni du dirigeant, mais mes capacités d’organisation ont été utiles à ce moment. Je me suis occupé de l’aspect éditorial de Potere operaio, par exemple. Vers 1976–77, nous avons inventé Area : une fédération d’une douzaine de petites initiatives éditoriales comme la Coopérative des écrivains, l’Erba voglio, Aut Aut, etc. (beaucoup étaient l’expression de milieux politiques), qui, mises ensemble, composaient une entité aux proportions moyennes, avec une bonne distribution et de très bons résultats commerciaux. Les éditeurs individuels, comme Fachinelli pour l’Erba voglio par exemple, étaient parfaitement autonomes dans leur choix mais ne devaient pas s’occuper du reste de la ’filière’. Cette situation prit fin avec des interventions politiques lourdes ; l’histoire en vérité est assez complexe, mais finalement on voit qu’on peut tout faire, chez nous, sauf mettre en discussion les structure économiques en vigueur avec efficacité.
Et puis il y a eu Alfabeta
Oui, avec beaucoup de personnes qui venaient justement de l’Area, fermée en 78. À cette époque je vivais à Milan, et avec des amis de là-bas nous avons pensé qu’il fallait réagir à l’expansion de la répression, à la criminalisation de tout dissensus, aux lois spéciales qui intervenaient sur le tissus social et culturel à tous les niveaux. Avec Paolo Volponi, Maria Corti, Antonio Porta, Gianni Sassi, Mario Spinella et d’autres nous avons voulu partir de l’hétérogénéirté de nos parcours, sans la dissimuler : nous étions unis précisément par l’émergence en acte. Mais moi j’ai eu le temps de faire seulement le premier numéro, d’avril 79 (j’espère que l’histoire ne se répétera pas aussi cette fois-ci). Tandis que le fascicule allait aux presses je me suis retrouvé inquiété dans le procès du ’7 avril’ et j’ai dû quitter l’Italie. Le premier numéro d’Alfabeta, je l’ai reçu par la poste, à Paris. J’ai continué à suivre la revue de loin, mais j’ai continué à vivre plus en France qu’en Italie jusque dans les années 90. C’est justement en France, où j’avais beaucoup de temps à disposition, que j’ai commencé à me consacrer avec assiduité à l’art visuel, qui est aujourd’hui mon activité principale. J’ai toujours fait des collages, depuis que j’ai commencé à écrire de la poésie sérieusement : c’est précisément le fait de considérer le mot comme objet qui a impliqué la pratique du cut-up et du collage. Et puis j’ai toujours fait une quantité d’autres choses : programmes télé, la première chaîne télé internet culturelle, etc.
Pourquoi une revue à nouveau, aujourd’hui ?
J’en ai l’idée depuis quelques années ; j’en ai parlé beaucoup de fois avec Eco. Et puis l’été dernier, constatant une situation italienne toujours plus gangrénée, une culture toujours plus dégradée, nous nous sommes décidés. Les intellectuels ne peuvent plus se percher à la fenêtre et contempler le naufrage, il faut lancer un S.O.S. Comme dans le cas du premier Alfabeta, la chose la plus importante à mon avis est de mettre ensemble des générations différentes : la mienne, la tienne, celle intermédiaire – un peu plus problématique, marquée par le reflux – et puis les plus jeunes, que nous rencontrons dans les universités et dans d’autres lieux, et qui seront l’âme du site www.alfabeta2.it, bien autre chose que la vitrine neutre de la revue papier mais au contraire, nous l’espérons, son véritable moteur. Il y a évidemment des différences entre nous, mais je ne crois pas qu’il y ait de conflits ; même dans les séminaires de Ricercare, qui dans les années 90 ont été un laboratoire plutôt important, l’élément que nous avions en commun était une attitude de recherche, artistique comme politique. Le fait que alfabeta2 ait reçu des attaques de plusieurs endroit me semble signifier que la chose ne laisse pas indifférent. Et puis dans la plupart des cas il y a eu un accueil presque enthousiaste, une attente intéressante et significative. C’est à nous, bien sûr, de ne pas décevoir.
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