Opéra de Paris : les danseuses à la pointe de la lutte

paru dans lundimatin#224, le 10 janvier 2020

« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » Arthur Rimbaud, Fragments, Illuminations.

Depuis décembre, l’opéra est en grève. Cette grève contre la réforme des retraites, menée tant par les artistes que par les techniciens, est la plus longue depuis trente ans. Une soixantaine de spectacles a été annulée, ce dont la direction ne cesse de se plaindre, insistant sur les pertes qui se chiffreraient à plus de 12 millions d’euros.

[Photos : Graine pour LaMeute photographie]

Cette grève concerne essentiellement la défense des régimes spéciaux, que le gouvernement entend supprimer. Jusqu’à aujourd’hui, les artistes du chœur de l’opéra peuvent partir en retraite à 50 ans, tandis que les musiciens de l’orchestre peuvent arrêter de travailler à 60. Quant aux danseurs et danseuses, pour compenser l’usure du corps et les difficultés à se reconvertir, ils peuvent percevoir une pension de retraite dès l’âge de 42 ans. Comme le rappellent souvent les membres du ballet de l’opéra, ce « régime spécial » fut mis en place il y a 350 ans lors de la création de l’Opéra de Paris par Louis XIV, lui-même danseur. Cette allocation complète les faibles salaires perçus lors des secondes carrières de la plupart des danseurs, et compense les douleurs liées au travail, ainsi que les efforts consentis dès l’enfance.

Si les artistes en grève invoquent souvent la tradition et la défense de l’histoire de l’opéra, leur mouvement n’est soutenu ni par la direction ni par le public, tant à Paris (Stéphane Lissner, le directeur de l’opéra Garnier condamnant les modalités de la grève dans les médias), que dans le reste de la France. A Bordeaux, si des représentations du ballet Cendrillon furent finalement annulées, la direction a tenté jusqu’au bout de briser la grève, en faisant jouer la Première sans décors (après avoir pourtant axé la communication sur ceux-ci, réalisés par John Macfarlane et inspirés de l’œuvre de Jules Verne), alors que manquait une partie des éclairages, et que nombre des personnes en charge de l’accueil du public manquait à l’appel.

A Lyon, pensant éviter l’annulation en repoussant la Première du Roi carotte d’Offenbach (initialement programmée le 9 décembre, jour de grève interprofessionnelle), la représentation fut tout de même annulée le lendemain, sous les huées du public, ce qui n’est guère étonnant lorsqu’on s’intéresse à la composition sociale du public de l’opéra.

Si le discours des artistes en grève, qui se sont notamment exprimés avant et après les représentations données sur le parvis de l’opéra les 24 et 31 décembre, insiste sur les notions d’excellence et de tradition, ce n’est pas par déférence vis-à-vis de la direction de l’opéra, ou parce que régnerait la douceur et l’harmonie au sein de l’institutions, mais probablement pour justifier leur statut d’artistes de l’opéra. En effet, les membres du ballet, de l’orchestre et du choeur étant titulaires de CDI et bénéficiant de régimes spéciaux de retraites, leur sort est perçu comme relativement enviable, si l’on tient à comparer leur situation à celle des intermittents. L’invocation de l’excellence et de la tradition n’est donc pas tant liée à la défense d’une institution, qu’elle est une manière d’insister sur la rigueur, voire la pénibilité de leur travail.

Conditions de travail et rapports de classe

Si danser à l’opéra est relativement enviable, en raison de l’âge auquel on perçoit une pension de retraite, du statut de salarié permettant d’éviter l’intermittence (et l’absence de revenus que peuvent connaître les autres danseurs lorsqu’ils se blessent), il ne faut pas oublier que, malgré des salaires relativement élevés et le fait d’évoluer dans un milieu protégé, les artistes restent des salariés, soumis à des cadences élevées et à un management autoritaire.

Ainsi, dansant plus de cinq heures par jour, nombre de danseuses connaissent des blessures chroniques, des tendinites, des fractures de fatigue ou des douleurs aux genoux. L’école de danse de l’opéra (située à Nanterre, et où se prépare le concours d’entrée dans le ballet), comme tout espace élitaire visant à assurer la reproduction sociale, est en outre caractérisée par sa cruauté et ses coûts pour les élèves.

Triés sur le volet, surentraînés, surveillés et stressés dès l’âge de huit ans, dans un environnement où les malaises et les saignements de nez liés au surmenage sont fréquents, les futurs danseurs tentent de compenser la difficulté par la fierté de faire partie d’une institution multi-centenaire.

Pourtant, les démissions des élèves à l’approche du concours d’entrée dans le ballet de l’opéra ne sont pas rares. Si un certain nombre des démissionnaires rompent tout simplement avec le milieu de la danse, d’autres continuent à danser ailleurs, dans un contexte moins anxiogène que celui imposé par Elisabeth Platel, ancienne danseuse étoile et directrice de l’école. Et si Claude Bessy, ancienne directrice et danseuse star des années 50, a pris sa retraite en 2004 après avoir dirigé successivement le ballet puis l’école de danse, quiconque parle aux salariés de l’école s’apercevra que son souvenir hante encore les couloirs de Nanterre et de Garnier. Plus de quinze après, chaque personne en contact avec ceux qui travaillent dans le secteur de la danse à l’opéra de Paris peut entendre le récit des humiliations et cruautés passées qui, paraît-il, ont forgé le caractère et donné le goût de l’excellence. Quant aux danseurs formés dans les années 90-2000, ils peuvent mentionner les positions corrigées par des coups de baguettes administrés par tel professeur, ou entendre parler de telle autre enseignante imposant aux danseuses de passer sur la balance avant d’être autorisées (ou non) à danser.

Une fois parvenus à l’âge adulte, les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris dénoncent fréquemment ce management autoritaire, et la souffrance au travail qui va avec. Ainsi, si la lutte en cours est la seule à faire la une des médias, elle fait suite à plusieurs conflits récents, qui visaient tant le blocage des salaires par le Ministère de la Culture que le management de la direction. A ce titre, en avril 2018, les résultats d’un sondage établi par la Commission d’expression artistique, un organisme interne élu par les danseurs, auquel 132 danseurs avaient répondu sous couvert de l’anonymat, étaient édifiants : 90% des sondés estimaient qu’ils ne faisaient pas « l’objet d’un management de bonne qualité », 77% disaient avoir été victimes de harcèlement moral, et 26% révélaient avoir été témoins ou avoir fait l’objet de harcèlement sexuel. Suite à la fuite opportune de ce sondage dans la presse, Stéphane Lissner, actuel directeur de l’opéra de Paris (après avoir dû quitter la Scala de Milan suite à une mobilisation syndicale), s’était contenté d’affirmer son soutien à Aurélie Dupont, directrice du ballet de l’opéra. Depuis, cette directrice n’a pas semblé remettre en cause ces pratiques, et a continué à montrer son arrogance en s’attribuant l’année dernière, en tant que directrice, le rôle de soliste sur Another Place, imaginée par Mats Ek sur la Sonate en si mineur de Franz Liszt, alors que sa mission consiste théoriquement à aider à l’épanouissement des membres du ballet plutôt qu’à prendre leur place.

L’opéra de Paris étant un espace caractérisé par le management autoritaire ainsi que par les grandes distances sociales qui séparent les personnes qui y travaillent, les rapports de classe s’y expriment encore plus crûment qu’ailleurs. Cela fut notamment prouvé récemment, par l’édition, à l’occasion des 350 ans de l’opéra de Paris, d’une brochure disponible pour la modique somme de 29€ [1]. Dans celle-ci, les directeurs successifs de l’institution sont plus souvent mentionnés que les musiciens, danseurs, chorégraphes et compositeurs qui ont fait l’histoire de la musique classique, et les membres de la direction sont désignés comme des incarnations de la modernité face aux « archaïsmes » des syndicats.

L’un des directeurs dont il est fait l’éloge dans cette brochure, Hugues Gall, s’était notamment illustré à la fin de son mandat, en 2004, en revenant sur sa tentative de remettre en cause les conventions collectives, et en accusant les syndicats d’être restés staliniens. Quant à Stéphane Lissner, l’actuel directeur, c’est notamment sur BFM Business qu’il avait choisi de présenter sa mission, émission lors de laquelle il se fit par ailleurs remarquer en étant incapable de reconnaître les classiques que l’animatrice lui fit écouter.

Les mobilisations historiques sélectives de l’Opéra

En outre, à longueur de pages, les rédacteurs de cette brochure dénoncent, dans le langage de la bourgeoisie du dix-neuvième siècle, l’histoire des mobilisations sociales dans le monde de l’opéra, fustigeant le comportement « irrespectueux » des syndicats et leurs grèves « corporatistes ». Parmi cette série de mobilisations particulièrement discourtoises, les rédacteurs ne semblent pas remis de la grève des techniciens de l’opéra Garnier qui, comble de l’irrespect, firent annuler le 23 mars 1976 une représentation prévue en présence de Valéry Giscard d’Estaing et de 1500 « Français méritants ». 

Cependant, si les grèves de techniciens sont fréquentes dans l’histoire des luttes au sein de l’opéra, celles des artistes sont plus rares, et la présence des danseurs dans la rue, lors de la manifestation interprofessionnelle du 17 décembre 2019, est inédite. Oscillant entre la volonté d’anoblissement et la peur d’être de nouveau stigmatisés en tant qu’artistes (les danseurs étaient jadis excommuniés, et, il y a un siècle, les danseuses, choristes et musiciens de l’opéra revendiquaient un salaire équivalent à celui des ouvrières travaillant dans les usines …), les artistes de l’opéra luttent en tant que salariés, tout en insistant sur leur spécificité et leur volonté de se distinguer.

Une partie des grévistes actuels sont donc fiers de travailler à l’opéra, et tiennent aux anoblissements symboliques que cela confère. Malgré la conflictualité sociale qui s’exprime au sein de l’opéra – le syndicat SUD est majoritaire, et la CGT y est assez implantée, y compris chez les artistes -, il semble difficile de rompre avec les représentations d’une institution patrimoniale qui se complaît dans ses ancrages historiques d’ancien-régime, dans ses relations aux monarques et aux puissants.

Éduquée dans une école où les élèves saluent leurs professeurs en effectuant la révérence, où les danseuses sont appelées « Mademoiselle » y compris après leur mariage, et où Louis XIV, fondateur de l’institution, est encore vénéré, chaque personne qui travaille ou a travaillé au sein de l’opéra Garnier sait que nombre d’artistes ne se sentent pas encore tout à fait partie prenante de la lutte de classe. Malgré la grève commune des artistes et techniciens, certains salariés mentionneront le fait qu’une danseuse a osé affirmer il y a quelques mois lors d’un Conseil d’Administration que les techniciens ne seraient rien sans les artistes, avant de se voir menacée, par l’un des responsables de l’éclairage, de danser dans l’obscurité lors de la prochaine représentation. D’autres rappelleront que les artistes qui respectent les techniciens, les ouvreurs ou les balayeurs se comptent sur les doigts de la main, comme les professeurs de l’école de danse qui daignent saluer les surveillants. Pour autant, on peut aussi reconnaître qu’à l’école de danse, les surveillants et responsables de l’accueil ne faisant pas de remarques misogynes à propos des danseuses sont tout aussi rares.

Vers une histoire émancipatrice des luttes au sein de l’opéra, pour un art ouvert sur le monde

Dans ce contexte, la grève est l’occasion d’une redécouverte de l’histoire de l’opéra, et de ses luttes. Si l’opéra Garnier connut quelques mobilisations corporatistes – comme celle des danseuses s’opposant, dans les années 80, à l’ouverture du concours de professeur de danse aux personnes extérieures au ballet de l’opéra en scandant « la danse aux artistes, pas aux profs de gym ! » … - ces luttes sociales se sont le plus souvent déroulées en opposition à la direction de l’opéra et à son public bourgeois.

Aujourd’hui, nombre de danseurs se rappellent que leurs prédécesseurs étaient jadis soumis à l’opprobre, et que nombre de danseuses furent violées par des tenants de l’ancien régime ou par des représentants de la bourgeoisie du second Empire. A contrario, c’est dans la grève et dans l’étude des mobilisations passées que les clefs de l’émancipation se trouvent. Alors que les directions successives de l’opéra n’ont cessé de produire des incantations sur la « démocratisation de l’opéra » et l’ « ouverture sur la société », c’est évidemment dans l’histoire des luttes qu’on trouve les questionnement les plus intéressants sur le sujet.

En opposition au public traditionnel de l’opéra, en mai 68, le comité intersyndical avait nommé une commission qui organisait des représentations au bénéfice des grévistes dans la salle de la bourse du travail. Cette pratique avait déjà eu cours en 1920, et avait donné l’occasion à Camille Saint-Saëns d’interdire que ses œuvres soient jouées dans les bourses du travail… Ces spectacles donnés en solidarité avec les grévistes furent pourtant, à chaque fois que l’histoire le rendit possible, des succès populaires, auxquelles assistèrent de nombreux ouvriers.

Récemment, renouant avec cette histoire, les danseurs comme les musiciens ont décidé de donner des représentations sur le parvis des opéras Garnier et Bastille, auxquels de nombreux spectateurs-manifestants, engagés dans la lutte contre la réforme des retraites, ont assisté. Cette démarche a bien sûr scandalisé la direction de l’opéra comme son public habituel, choqués par ce mélange des genres. Parmi eux, Eric Vert, « statisticien économiste à la retraite » s’est notamment illustré par une lettre dans les Echos, reprochant au « cher personnel de l’Opéra de Paris et de la Comédie-Française, de mépriser les spectateurs (ainsi que les mécènes) qui [les] font vivre ». [2]

Ces représentations étaient pourtant la réalisation en acte des promesses entendues depuis des décennies à propos du développement d’un « opéra populaire », au cœur de l’inauguration par François Mitterrand de l’opéra Bastille en 1989 pour le bicentenaire de la révolution française, avec comme objectif affiché la démocratisation et le développement d’une culture de qualité ouverte à tous.

A ce sujet, à l’entrée de l’opéra Bastille, figure une citation de Rimbaud : « Il faut être absolument moderne ». Cette citation, choisie par la direction de l’opéra, ne fait que ridiculiser ceux qui n’en ont pas compris l’ironie. En effet, cette phrase est tirée d’Une saison en enfer, ouvrage qui donne à voir un narrateur aux prises avec le monde de la séparation, et précisément la modernité occidentale, qu’il identifie comme source de tous ses maux.

Au delà du fait que « moderne » est toujours péjoratif dans l’œuvre de Rimbaud, nous pouvons faire remarquer que ce « moderne » est un adjectif relatif, souvent utilisé pour opérer un jugement de valeur, entre le moderne d’un côté et, au choix, le classique, le barbare ou l’arriéré de l’autre. « Moderne » étant relatif, on ne peut donc pas l’être « absolument  », et nous devons considérer cette phrase comme ironique, au-delà du fait qu’elle est prononcée par un narrateur qui souffre du rapport moderne à l’art et à la science .

A rebours de la citation qui sert de vernis culturel à la direction de l’opéra, une autre partie de l’œuvre de Rimbaud peut servir à appuyer la grève des artistes de l’opéra, et à poursuivre ce qui a été entrepris par la présence en manifestation des danseurs, musiciens et techniciens, et lors des représentations publiques données sur le parvis de l’opéra dans le cadre de la grève.

En mai 1871, pendant la Commune de Paris, Rimbaud écrivait sa lettre du voyant à Georges Izambard, son professeur, dans laquelle il s’identifiait aux travailleurs réprimés par Versailles, et affirmait être « en grève  » en même temps qu’eux. Une première pour un écrivain français.

Cette affirmation, de la part de celui qui écrira dans Une saison en enfer que «  la main à plume vaut la main à charrue  », est jetée à la face d’un professeur qui « se doit à la société  », dans le but de prendre à rebours toute déférence envers les institutions. Loin du mépris de classe, des volontés de distinction et de l’obséquiosité envers la tradition, c’est ce geste qui doit être prolongé par l’ensemble des artistes. Après avoir brisé les tabous, choqué le bourgeois en défilant aux côtés des autres salariés et en donnant des représentations dans l’espace public, les musiciens et danseurs semblent sur la bonne voie. Raison de plus pour les soutenir, prolonger les rencontres, introduire de la porosité, et continuer de lutter ensemble.

Un ancien salarié de l’Opéra de Paris

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