Ontopouvoir : une histoire du présent

Noé Gross
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

Dans Ontopouvoir. Guerre, pouvoirs, perception qui vient de paraître en français chez Les presses du réel, le philosophe canadien Brian Massumi analyse les formes de pouvoir actuelles en partant de la doctrine de la guerre contre le terrorisme de Georges W. Bush. Parce qu’il s’agit, au travers de « méthodes préemptives », d’affronter ou de dissuader la menace avant même qu’elle ne survienne, Massumi parle d’un « ontopouvoir » : c’est l’être lui-même (l’ontos), les conditions d’apparition et de possibilité de ce qui est qu’il s’agit de configurer. Au-delà des applications militaires, on trouvera dans cette fiche de lecture des outils pour appréhender autant les politiques sanitaires actuelles ou l’évolution récente du maintien de l’ordre en France.

C’était le 1er juin 2002, devant un parterre de jeunes diplômés de la West Point Military Academy, que Georges W. Bush formula pour la première fois des objectifs clairs dans sa « guerre contre le terrorisme » (the war on terror). Car si la défense de l’Amérique, pendant une grande partie du siècle précédent, avait pu s’appuyer sur les doctrines de la dissuasion et de l’endiguement propre à la guerre froide, les nouvelles menaces (new threats), comme le dit Bush, exigent de nouvelles pensées (new thinking). En effet, il semblerait que la dissuasion ne signifie rien face à des réseaux terroristes qui n’ont ni nation ni citoyens à défendre, et que l’endiguement n’est pas possible face à des dictateurs capables de livrer des armes de destruction massive à des organisations criminelles. Bush dira donc que ces stratégies, si elles sont dans certains cas encore d’actualité, doivent pourtant nécessairement évoluer vers des méthodes préemptives.

Si nous attendons que les menaces se matérialisent pleinement, nous aurons trop attendu. La défense du territoire et la défense antimissile font partie d’une sécurité renforcée, et ce sont des priorités essentielles pour l’Amérique. Cependant, la guerre contre le terrorisme ne sera pas gagnée sur la défensive. Nous devons prendre la bataille à l’ennemi, bouleverser ses plans et affronter les pires menaces avant qu’elles n’émergent. Nous sommes entrés dans un monde où la seule voie vers la sécurité est la voie de l’action. Et cette nation agira.

Voici les mots qui caractériseront donc l’approche qui deviendra la marque de fabrique de la politique étrangère de l’administration Bush que Brian Massumi se propose d’analyser dans son livre [1]. Si la dissuasion définissait bien l’ère de la guerre froide, « dans ce monde dans lequel nous sommes entrés » comme le dit Bush, il semblerait qu’une nouvelle logique de pouvoir opérative face à la menace ait pris la place et que son nom soit la préemption [2].

La préemption, c’est-à-dire ? On pourrait dire qu’il y a, en premier lieu, la prévention, qui estime empiriquement les menaces et qui identifie leurs causes. Les causes identifiées, des méthodes curatives pourront être recherchées. Ainsi, écrit Massumi, « une approche préventive du conflit social pourrait l’analyser, par exemple, comme un effet de la pauvreté, objectivement quantifiable au moyen d’indices économiques et de santé. » (p. 17). Les mesures préventives sont donc des moyens vers des fins, elles devraient permettre, en annihilant ou limitant les causes, d’en prévenir les effets.

Lorsque la prévention échoue, la dissuasion prend le relais. L’urgence d’une situation ou l’imminence de la menace empêche de pouvoir agir sur ses causes. Le processus dissuasif prend alors l’effet qu’il cherche à éviter et s’organise autour de lui de sorte à en faire la cause de sa propre dynamique dissuasive. L’effet qui doit encore se produire est converti en cause future, la possibilité future guide le processus et non plus les causes passées antérieures comme dans le cas de la prévention. De ce processus émerge la logique unique de mutualité appelée la « mutually assured destruction » (MAD) dont nous connaissons toutes et tous le principe : la possible réalisation d’une menace est transformée en un danger permanent que vous matérialisez en construisant l’arme nucléaire qui annihilera votre ennemi si celui-ci décide de vous annihiler. La promesse de destruction mutuelle est ainsi orientée vers un équilibre de la terreur, bien-sûr si les deux ennemis se reconnaissent de stature militaire égale. En cela, la dissuasion est pour Massumi une « apothéose de l’humanisme à l’âge technoscientifique, au sens où, face à l’annihilation imminente de l’espèce, elle repose toujours sur une prémisse psychologique implicite : qu’un souci au-moins-résiduel pour l’humanité et un minimum de bon sens partagé peuvent être mobilisés pour poser une limite au conflit » (p. 21).

Quand la préemption émerge-t-elle alors ? Lorsque « la prévention a échoué, et ni les conditions quantitatives ni la prémisse psychologique nécessaires pour la dissuasion ne sont en place » (p. 22). La logique de la préemption opère dans le présent sur une menace future et trouve également dans cette « futurité présente le moteur de son processus » (p. 23). Cependant elle diffère en nature avec la dissuasion : car lorsque l’une peut agir par effet d’équilibre sur son ennemi, l’autre éprouve un nouvel état des choses contemporain décrit par Bush comme « l’inaptitude à dissuader un attaquant potentiel » (p. 23).

Le terme clé est potentiel : la menace est encore indéterminée, elle n’a pas encore émergée comme le dit Bush, mais pourtant, il s’agit déjà de la contrecarrer, d’agir avant toute matérialisation, d’agir, comme il le dit dans ce même discours, « les premiers ». Épistémologie de l’incertitude, ontologie de la menace non spécifiée, identité de l’ennemi encore inconnue (on le pensait à l’extérieur mais il pourrait venir de l’intérieur) : tout concourt non pas tant à décrire une situation menaçante, mais à générer de la menace, ce que Brian Massumi appelle le « menaçogène » (threat-o-genic).

État d’urgence permanent

Face à ce potentiel où émergent des menaces inconnues, cet « inconnu inconnu », les efforts pour comprendre la situation se heurtent à un « pourquoi nous haïssent-ils tant ? » (p. 25) dans les médias états-uniens après le 11/09. Impossibilité de saisir sur une prémisse psychologique cette logique contemporaine du conflit : la nature et les motifs étant incompréhensibles, l’ennemi est « le mal » ou « l’axe du mal », il est « inhumain ». La préemption ne promet aucun espoir d’équilibre, elle est davantage, face au déséquilibre de la terreur, une manière de transformer sa structure à l’image de ce qu’elle combat. Massumi écrit qu’avec la préemption, « vous devez devenir, du moins en partie, ce qui vous hait et ce que vous haïssez en retour. Vous devez entreprendre un devenir-terroriste pour votre propre compte. » (p. 26).

Et effectivement, regardez combien aucune posture défensive ne paraît plus possible dans la voix de Bush, celui-ci insiste sur l’idée qu’il faille agir, passer à l’offensive. En d’autres termes, puisque le potentiel de menaces est partout, il faut que le pouvoir soit incitatif, qu’il contribue à son émergence actuelle, qu’il la produise pour pouvoir la maitriser en partie.

Nous y sommes. Écoutez toute la logique conditionnelle qui justifie une politique guerrière : « aurait pu », « aurait fait ». Oui, on le sait, une affirmation conditionnelle ne peut jamais être fausse. L’usage politique de la peur permet d’agir dans le mode potentiel, là où ce qui effraie est incité à prendre forme afin de pouvoir y répondre. « Vous déclenchez une production de ce dont vous avez peur » (p. 31), elle devient ainsi ce qu’elle aurait constamment pu être, et telle est la « démonstration », en un sens, de sa vérité.

Où avons-nous entendu ce refrain avant, « aurait fait », « aurait pu » ? Plusieurs fois déjà, concernant les missiles nucléaires bombardés sur le Japon pour précipiter la fin de la Deuxième Guerre mondiale qui auraient épargnés « cinq cent mille vies », concernant bien-sûr ce que Saddam Hussein, en Irak, aurait fait si il avait pu (voyez le double conditionnel) (p. 313).

« La communauté des gens qui se fondent sur la réalité perd son temps à étudier la réalité empirique, disent les partisans de Bush : “Nous la créons.” Et de ce fait, « nous », les préempteurs, auront toujours raison. Nous aurons toujours eu raison de préempter, parce que nous avons objectivement produit un effet-vérité récursif pour vos judicieuses enquêtes. Et tandis que vous scruterez sa vérité dans le passé, nous aurons à nouveau agi à vitesse réflexe, effectuant une nouvelle réalité. Nous n’aurons jamais eu d’autre choix que de poursuivre « la guerre contre la terreur », de façon toujours plus vigilante et toujours plus intense sur tous les fronts potentiels. Nous, préempteurs, sommes les producteurs de votre monde. » (pp. 32-33).

« Il y a préemption quand la futurité d’une menace non spécifiée est affectivement maintenue, dans le présent, dans un perpétuel état d’urgence-émergence (state of potentiel emergence[y]) potentielle, si bien que peut être déclenché un mouvement d’actualisation qui non seulement s’autopropulse mais qui est en outre effectivement, indéfiniment, ontologiquement productif, parce qu’il travaille à partir d’une cause virtuelle dont aucune actualisation à elle seule n’épuise le potentiel » (pp. 34-35).

Lors de son mandat, Georges Bush étendra largement le pouvoir de l’exécutif du président, suspendant le droit constitutionnel à une procédure régulière mais aussi amendant L’Insurrection Act de 1807, renversant ainsi l’un des principes fondamentaux du système de gouvernement états-unien : que l’armée ne puisse être appelée à agir sur le territoire national contre la population civile.

Conflit illimité, état perpétuel de guerre non déclarée, tel est l’« état d’urgence permanent » tel que l’avait décrit Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire, 2013), une guerre qui ne prendrait jamais fin et qui finirait par être appelée dans le langage commun de l’administration Bush « la longue guerre ». Nous sommes toujours dans cette longue guerre aujourd’hui, évoluant dans des vocabulaires guerriers, des rhétoriques de la peur et des environnements « menaçogènes » : « après le 11 septembre, l’anomalie est partout » (p. 38). Et le danger nous guette, qu’au gré de notre habituation, nous finissions par appeler cette longue guerre « la vie ».

L’aventure préemptive suit son cours, et cette autoperpétuation devrait intensément nous inquiéter et nous préoccuper afin de nous obliger à chercher des alternatives capables de désamorcer cette continuation qui nous attend. En effet, « plonger tête baissée dans un futur guerrier au bord menaçant du chaos est une manière difficile de vivre le présent » (p. 40). Il semblerait bien qu’avec la préemption, nos définitions de la guerre soient dépassées, comme semble l’être la démocratie et l’État de droit.

Agir sur le possible

Ce qu’il faut comprendre, c’est que la préemption permet d’agir matériellement sur une menace conditionnelle, c’est-à-dire même pas probable, mais simplement possible, et ce faisant, elle permet d’intervenir, par exemple en Iran, suivant des intérêts économiques, par exemple le pétrole, afin de s’assurer que les livraisons à l’Occident via le détroit d’Ormuz ne soient pas bloquées par une nation nucléairement enhardie. La menace potentielle d’une mise en danger de l’économie rend « conditionnellement “nécessaire” un changement de régime au Moyen-Orient, afin de rendre la région sûre pour le capitalisme américain. » (p. 39).

Michel Foucault caractérisait le régime de pouvoir contemporain dominant comme un pouvoir « environnemental », c’est-à-dire une gouvernementalité qui agit sur le milieu (Foucault, Naissance de la biopolitique, 2004, p. 274). Les pouvoirs se recomposent et il faut continuer le souffle de Foucault lorsqu’il analysait le biopouvoir comme une inversion du pouvoir souverain qui donne la mort : désormais celui-ci fait vivre et se caractérise même par sa fonction d’assurer la vie. Cette vie, c’est celle de la population, sur laquelle est assurée une régulation, une prise en compte des processus biologiques, loin de la discipline. Les humains en tant qu’êtres vivants et leur milieu : voilà ce qu’il y a à contrôler. On ne part plus des individus et de leurs corps pour les « normer » individuellement afin de les rendre conformes (discipline) mais on intervient sur le milieu dans lequel ces corps prennent place. « Ensemble, pouvoir disciplinaire et biopouvoir couvraient le continuum “qui s’étend de l’organique au biologique, du corps à la population”. » (Foucault, « Il faut défendre la société », 1997, p. 226).

Mais si la biopolitique consistait à gouverner le milieu de vie (bio-), que devient le régime de pouvoir lorsque ce milieu à gouverner a changé de qualité, de « nature », celui d’une guerre permanente possible et menaçante, d’un environnement de menace complexe et systémique ? Là où le biopouvoir s’applique sur un territoire en tant qu’il fournit les conditions viables pour un être biologique, le pouvoir préemptif s’applique sur un prototerritoire « tendu par un puissant excès de potentiel qui le rend strictement invivable » (p. 74), et cela dans le but de « ramener la vie », de réorienter ses effets émergents alternatifs. Détourner les forces d’émergence de la vie, tel est le mode de l’ontopouvoir. Il s’agit donc bien d’agir sur l’intangible, sur l’incorporel, en brouillant les frontières qui les séparent de leur notion positive : il faut opérer à un niveau antérieur de l’action où la capacité d’agir est en train de se faire ; dans un processus pré-décisionnel. Massumi écrit :

« La seule manière d’agir sur la situation totale consiste à agir sur les conditions d’émergence de la bataille, avant qu’elle ne survienne. » (118).

Toute application de force à ce niveau antérieur est un ontopouvoir : « un pouvoir à travers lequel l’être devient. » (p. 120). Un ontopouvoir n’est ainsi pas une force contre la vie, mais une force de vie : « elle produit la forme particulière que prendra ensuite la vie » (p. 120).

Société militarisée

Nous avons vu la sphère civile se faire annexer, de plus en plus ces dernières années, par le déploiement des forces militaires sur le sol national. Aux États-Unis, c’est cette superposition jusque-là proscrite qu’a opérée l’administration Bush, militarisant la Garde nationale et étendant son action « outre-mer », déployant l’armée sur le sol national étendant son action en service vis-à-vis de ses propres civils.

« Le but était de conférer à la réponse guerrière une capacité de surgissement en tout lieu, semblable à celle des menaces indiscriminées qu’elle cherche à contrer. La sphère civile ne se tiendrait plus à part de la sphère militaire, définie comme son opposé. Elle deviendrait intégralement paramilitaire, en continuité opérative avec les pouvoirs guerriers, sur le même continuum, infusée de potentiel de bataille, même en temps de paix » (p. 53).

« L’émergence est militarisée en même temps que le militaire est politisé et que la vie civile devient un degré dans l’échelle de la guerre. La guerre n’est plus la poursuite de la politique par d’autres moyens, c’est la politique qui devient une intensité sur le continuum de guerre. » (p. 79)

Ce qu’on nomme « la force de spectre entier » est l’extension des affaires militaires aux zones grises impliquant des opérations non traditionnelles autres que la guerre (p. 114) dans le but de soutenir les autorités civiles dans le maintien de la paix. Cette extension a des effets : estompement des frontières, incursion dans la société civile, changement de la figure de l’ennemi. De la logique de la « force contre force » du champ de bataille à une extrémité du spectre, répond le soft power de la guerre épistémologique à l’autre extrémité. Ainsi le spectre couvre tout, jusqu’à ce que les gens savent ou pensent savoir. Dans le champ de conflit actuel, chaque camp se tient dans une attente permanente, préparant l’action, toujours prêt à bondir, dans cette condition de « non-bataille » comme l’appelait Paul Virilio (Virilio, L’insécurité du territoire, 1993) où, écrit Massumi, « l’action fait irruption dans l’attente » (p. 117).

L’ontopouvoir s’exerce alors dans la minceur de cette non-bataille dont parle Virilio, ayant pour objet l’intangible : il s’agit comme le dit Massumi de « capturer le temps » (p. 122) et avec lui la vie à peine là, dans la fabrication de ce que sera son contenu, l’activité nue de l’action naissante. Dissoudre une situation émergente et la remplacer par une autre, forclore et contrer l’événement avant même qu’il n’ait lieu pour glisser vers d’autres alternatives : en un autre mot, préempter [3]. Pour faire cela, il faut désormais se soucier non pas seulement des faits (nus) et rien que des faits, mais aussi de l’activité nue, c’est-à-dire de toute la potentialisation de l’actualité, de tous les points de suspension chargés de potentialités. La préemption est une intervention sur le possible. Présent, futur et passé sont dès lors impliqués dans l’histoire : l’histoire est ce qui se déclenche dans ce qui se fait, ou ce qui émerge dans l’étoffe dynamique de son cours.

Gouvernés par la peur

La gouvernementalité après le 11 septembre [4] s’est modelée sur ce qui menace rendant nécessaire une pragmatique de l’incertitude où la menace maintient l’indétermination comme une forme-temps appelée « futurité ». La menace, en tant qu’imminence, jette une ombre qu’on peut qualifier de peur sur le présent. Le spectre de la peur qui envahit notre présent est son effet ainsi que sa prise sur l’existence : elle n’est plus simplement virtuelle. Ce qui caractérise encore mieux cette virtualité très réelle dans le présent, c’est qu’elle n’en a jamais fini avec nous. Même une fois le danger matérialisé, le potentiel persiste, il ne s’épuise jamais dans un événement : il « n’est pas » mais constamment sur le mode du « toujours-là ».

En mars 2002 le Bureau de sécurité intérieure des États-Unis présentait un système d’alerte à la terreur codé par couleurs dans lequel la nation allait bien-sûr osciller perpétuellement à l’extrémité rouge du spectre (danger) : on s’habituait ainsi à reléguer au passé les bleus pâturages de la tranquillité, sans se rendre compte, de manière encore plus inquiétante, que la sécurité n’avait, elle, même pas de couleur (p. 284). Contrôler la peur, moduler l’épuisement de la peur, était devenu un intérêt public et une fonction centrale pour le gouvernement.

Depuis, le gouvernement par la peur est devenu notre mode de vie, cette tonalité affective qui nous environne, s’autoperpétuant, générant elle-même de la peur, c’est-à-dire son propre effet : la peur est devenue le fondement de sa propre existence comme mode de vie. Les pouvoirs politiques continuent d’exploiter et d’entretenir alors la peur dans ses variantes et son devenir-autonome, car celle-ci est toujours constitutive de l’autorité politique [5] tant elle s’avère utile à l’État pour désigner un ennemi commun ou mettre en place des mesures préventives et préemptives. Dans son développement autonome à devenir un mode de vie, la peur crée une « individuation collective » basée sur elle-même qui devrait nous inquiéter en ce que celle-ci est la marque du fascisme.

Politique imprudente pour des démocraties, mais politique terriblement (au sens d’une manière qui devrait nous inspirer la terreur) puissante. Vivre avec la peur constante du potentiel, infiltré en menace possible dans le présent comme future catastrophe à venir non encore réalisée, n’est certainement pas désirable. C’est considérer ce qui n’a pas eu lieu comme plus réel que ce dont nous héritons du passé, désormais révolu. « Sauver le passé » disait Walter Benjamin, le sauver de l’oubli et de son incapacité à ouvrir le temps : l’histoire peut être cette tâche de ramener à nous ce dont les hommes et les femmes en société sont capables, pour que cette mémoire se transforme en vigilance.

Histoire du présent et résistance

Le livre de Brian Massumi est un exercice d’histoire du présent. Whitehead disait de l’histoire qu’elle était une masse de fables dont il fallait se prémunir lorsque celles-ci nous incitaient à penser avec des continuités de longue durée (Aventures d’idées, 1993, pp. 249-252). La pensée critique a sans doute eu tort lorsqu’elle a consisté simplement à porter des pronostics à longue durée ou à effectuer des retours sur un lointain passé, comme une manière de ne pas faire attention à ce dont nous pouvons avoir une expérience, se détournant par-là du présent, ici et maintenant. Dans ce qui insiste ici et maintenant, aucune position de surplomb ou d’extériorité n’est possible, il faut se tenir à la limite extrême des événements, au seuil de leur processus, là où se trouve également leurs points lacunaires, c’est-à-dire le moment où ils n’ont pas eu lieu, là où leur « intempestivité » ouvre et pousse intensément l’histoire du présent. Car il s’agit toujours de comprendre l’histoire du devenir du présent.

Celle-ci est certainement marquée par l’entremêlement du processus néoconservateur guerrier (de préemption) au processus capitaliste néolibéral. Mais l’appareil guerrier n’est pas au service de l’impérialisme capitaliste comme s’il fallait attribuer une hégémonie à une forme de fonctionnement. Les deux sont plutôt en symbiose, cohabitant dans le même champ d’émergence. Brian Massumi propose alors de situer le duo que forment le néolibéralisme et le néoconservatisme dans une nouvelle typologie de pouvoir, cherchant à comprendre ces deux espèces d’ontopouvoir, néolibéral et néoconservateur, qui consacrent le mode de pouvoir « environnemental » dont parlait Foucault dans des sociétés de contrôle (selon le terme que Deleuze avait choisi) creusant des puits d’exception (Agamben, État d’exception, 2003).

Y résister ? Whitehead disait qu’il n’y avait aucune raison interne à l’histoire qui expliquait pourquoi elle avait pris cette forme plutôt qu’une autre (Whitehead, Procès et réalité, 1995, p. 108) : les choses pourraient donc être autrement. La gauche anticapitaliste doit continuer de livrer bataille sur le terrain du devenir. Massumi écrit : « il lui faut infléchir son onto-puissance vers des formes de plus-value de vie se-vivant qui refusent la capture quantificatrice opérée par le capitalisme sur leur excès d’animation. Elle doit refuser des formes de plus-value encore qualitatives qui collent aux personnes le rôle de capital humain, ou alimentent l’appareil de guerre, ou reproduisent des notions courantes de communauté et de nation fabulées qui changent l’individuation collective en kitsch dangereux. S’engager sur ce terrain implique nécessairement de s’engager dans une politique de l’affect – et ce jusqu’à pratiquer une contre-politique de la production de faits affectifs, d’une autre couleur. » (p. 397) 

Oui, « la gauche doit trouver sa foulée de sortie » (p. 398) de manière inventive, une échappée de la tendance dominante comme affirmation alternative du potentiel du monde et d’autres formes de vie encore inédites : agir contre le temps en vue d’un temps à venir disait Nietzsche.

C’est sans doute dans cette différence à faire, cette modification qui nous fait différer, que repose un sens important de l’existence et de la lutte. Car nous ne sommes en rien les unités décisionnelles, compactes, conscientes et transparentes de rationalité que la science économique a déliré pour nous. Et nous pourrions ici suivre Brian Massumi et Frédéric Lordon lorsqu’ils proposent de développer d’autres tendances affectives, loin du calcul rationnel, comme d’autres manières de faire collectif. Car il doit être possible de développer des types de relations affectives autrement que sur cette fiction d’infrastructure de la vie moderne qu’on appelle l’économie.

Voilà ce qu’il faudrait tenter de suivre, non pas prolonger l’utopie par d’autres moyens, en appeler souverainement au changement du monde, mais refuser les appareils de capture, rendre au fond de l’air une autre coloration, faire gronder d’autres possibles et d’autres devenirs autour des pouvoirs qui nous gouvernent. Car toute situation dominante a manqué de peu de différer en une contre-tendance, et de ces autres tendances crépitent toujours le son d’échappées à venir, afin de réécrire l’histoire au présent.

[1Philosophe et traducteur canadien, Brian Massumi a été professeur à l’Université de Montréal. Traducteur de Deleuze et Guattari en anglais, il a joué un rôle central dans la diffusion de leur pensée avec son ouvrage devenu classique A User’s Guide to Capitalism and Schizophrenia : Deviations from Deleuze and Guattari (MIT Press, 1992). Massumi a désormais quitté l’Université et collabore de façon transdisciplinaire notamment à SenseLab (créé en 2004 par l’artiste et théoricienne Erin Manning), réseau international d’artistes, d’universitaires, d’écrivains et de créateurs qui travaillent ensemble à la croisée de la philosophie, de l’art et de l’activisme.

[2C’est cette logique préemptive qui pousse Massumi à étudier la forme de pouvoir qu’elle engendre et qu’il nommera l’ontopouvoir.

[3Sur les liens entre normes, profilage, préemption collecte des données et pouvoir statistique, voir l’article important d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Le nouveau pouvoir statistique. Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps « numériques »... », Multitudes, 2010/1 (n° 40), p. 88-103. DOI : 10.3917/mult.040.0088. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2010-1-page-88.htm

[4La plupart des politiques qui ont été mises en œuvre par les forces de l’ordre après le 11/09 avaient une dimension de profilage racial. Sur le profilage et les méthodes actuarielles de justice et de surveillance, voir l’important livre de Bernard Harcourt, Against Prediction. Profiling, policing, and punishing in an actuarial age, Chicago, The University of Chicago Press, 2006.

[5Voir à ce titre le livre de Patrick Boucheron et Corey Robin, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015.

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