On a commencé notre printemps le 17 novembre

[Novembre Jaune #5]

paru dans lundimatin#403, le 13 novembre 2023

Le 17 novembre marquera le 5e anniversaire du mouvement des Gilets Jaunes. D’ici là, nous publierons chaque lundi un [Novembre Jaune], collecte locale des voix plurielles qui se sont inscrites dans le mouvement. Il s’agit de sauver de l’oubli – et du mépris – cette littérature qui s’est écrite au quotidien lors du mouvement des Gilets jaunes, et de la mettre à la disposition de tous, de partir des textes pour reconstituer le nuancier qui a fait et continue de faire ce qui sera appelé une contre-culture jaune : partie non négligeable et toujours bien vivante de la pensée d’ici d’en-bas. [1]

Deux enfants sur une plage, Anne et Ben, découvrent le pouvoir des mots en traçant des lettres sur le sable. De là naît une histoire : celle d’une Plage Magique [2]. Alors que tout ce qu’ils écrivent est exaucé, Ben a une envie particulière : un coquillage pour entendre la mer. Mais plutôt que de le demander au rivage, il décide de demander au roi. Lequel ? Celui qu’il convoque en traçant ces trois lettres R, O, I. Aussitôt écrit, le voilà en vie. La tête couronnée n’a guère de terres sur lesquelles régner : « Un royaume est fait de villes, de fermes, de forêts et de châteaux » dit le roi. Alors les enfants se mettent à l’ouvrage, inscrivant sur la plage tous les mots désirés par sa majesté. Tandis que tout un royaume sort de terre, le monarque émerveillé se débarrasse du coquillage qui traînait dans une de ses poches en le donnant à Ben. Ca y est, il entend la mer murmurer à son oreille. Bien décidé à aller trôner, le roi s’en va, laissant dédaigneusement les deux enfants derrière lui : « Nous partons avec vous », dit Ben. « Non », dit le roi. « Si, dit Anne. Nous faisons aussi partie de l’histoire n’est-ce pas ? ». L’autre, sévère, leur répond : « Vous devez quitter mon royaume. Je vous l’ordonne. Je suis le roi. »

Les voilà chassés d’un royaume et d’une histoire qu’ils ont pourtant construit du bout de leurs doigts. Qu’est-ce que cette anecdote vient faire dans la conclusion de notre exploration du corpus littéraire des Gilets jaunes ?

Les textes que nous avons lu durant ces cinq semaines émanent tous d’un même territoire, la Gironde – un des foyers les plus actifs du mouvement –, mais ils n’en disent pas moins quelque chose de la mobilisation tout entière, dans tous sa complexité. Ils sont partie de la chronique chorale d’un combat historique, d’une mémoire située, constituée localement. A l’image d’Anne et Ben, ils témoignent d’une création et d’une récréation démocratique [3] : plutôt que de se résigner face à contexte économique, social et écologique, plutôt que de se ranger dans la haine, des ronds-points ont été pris pour devenir les lieux de l’estime sociale retrouvée, de l’expérience du respect. En cabanes ou dans les rues, c’est une « culture propre » qui s’est faite jour comme le souligne Nathalie Loubeyre, réalisatrice du film documentaire « Quartier Général [4] » : « La parole que nous filmions sur ces ronds-points […] à rebours du système de valeur dominat urbain et éduqué, semblant s’autoriser enfin à s’affirmer [constitue], en elle-même, une affirmation de soi contre la culture dominante […], une culture propre [5]. »

Le mouvement des Gilets jaunes a été l’occasion de reprendre goût à la liberté, l’égalité et la solidarité, de vivre comme nous l’entendons, à la fois dans le réel et l’irréel. Ou plutôt l’irréalisé. Car bien loin d’être hors sol, la réflexion ludique et les propositions concrètes qui ont émergées depuis les cinq dernières années sont la preuve que les mouvements sociaux sont le reflet d’un monde rejeté par des élites qui les craignent. Et pour cause : ces mouvements sont le creuset de ce qu’elles ont perdu, ou plutôt chassé à l’instar du roi chassant Anne et Ben : la capacité d’inventer et de croire à la démocratie, à la puissance de l’imaginaire.

Un droit à l’imagination, ce n’est pas « sérieux » et pourtant c’est sérieusement qu’il faudrait l’envisager, car dès lors que chacun se sent la liberté de l’exercer, des futurs communs s’ébauchent. La preuve : il fallait oser l’imaginer le printemps en plein mois de novembre. Les Gilets jaunes l’ont fait : « On a commencé notre printemps / le 17 novembre [6] ». Pendant des mois, à mesure que la solitude reculait [7], que les mères redevenaient des Mariannes populaires [8], l’Etat se crispait sur ses armes régaliennes et l’on pouvait alors presque entendre rimer les voix d’Emmanuel Macron et du Maréchal Mac-Mahon :

« Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître [9]. »

« Quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. C’est donc désormais le calme et l’ordre républicain qui doivent régner. Nous y mettrons tous les moyens car rien ne se construira de durable tant qu’on aura des craintes pour la paix civile. J’ai donné en ce sens au gouvernement les instructions les plus rigoureuses [10]. »

Gardons toujours à l’esprit que l’adjectif « régalien » vient de regalis, royal. Vous commencez à faire le lien avec l’historiette d’Anne et Ben ?

Cette tension sécuritaire s’opposait certes une violence réelle, – condamnable parfois, compréhensible souvent –, mais surtout à « cette tension humaniste / du 21e siècle / qui nous tient debout [11] » chaque samedi. Réprimer l’humanisme sous couvert d’ordre républicain, comme jadis au temps de la Commune, une belle idée qui explique sans doute en partie que la part de Français considérant que « en France, c’était mieux avant » est en augmentation pour atteindre 73% [12].

La contre culture jaune dont nous avons tenté de dessiner les contours, éclaire au contraire un avenir et non une volonté de regarder par-dessus l’épaule un hypothétique passé désirable. Ce n’est pas pour autant une tabula rasa radicale. Nous avons constaté l’importance de s’inscrire dans la continuité historique des luttes sociales [13]. Comme le fut le mouvement populiste historique, les Gilets jaunes sont une saine et constructive réaction à l’érosion de la souveraineté populaire, au recul des libertés et au creusement des inégalités :

« dites ‘’J’y vais’’ / Portez-la fort cette parole / Du refus de l’injustice. / Elle est bonheur / Elle marie l’humain à la Planète / Et lève un soleil de fraternité et d’espérance [14]. »

Antoine Chollet [15] postule que neuf fois sur dix, quand le terme «  populiste  » est utilisé par les intellectuels ou les politiques, y compris de gauche, il s’agit à minima d’une critique, au pire d’une insulte. La plupart des « antipopulistes » ignorent l’histoire et les orientations du Parti du peuple américain des années 1880-1890 [16] dont on tire le terme « populisme ». Ils ignorent donc qu’il ne saurait y avoir de populisme « de droite ». Ils ignorent enfin que, ce que l’on a souvent reproché aux Gilets jaunes, à savoir ne pas se constituer en parti pour participer aux élections, est justement ce qui a coûté son existence au mouvement populisme américain. Une fois le Parti du peuple créé, le mouvement a lentement dépéri. Mais c’est une autre histoire.

Revenons-en à la nôtre. Vous vous souvenez d’Anne et Ben laissé sur le carreau par un fieffé roi chevauchant vers un trône dont il n’a pas hérité mais que les deux enfants lui ont mis entre les mains ? Vous vous souvenez aussi de ces comparaisons empreintes de mépris faisant des Gilets jaunes et plus récemment de la foule, une réunion d’irresponsables, entendez : d’enfants. Et bien va pour l’enfance, prenons son parti.

Cinq ans après, on peut se demander, comme Anne, ce qui ce serait passé si on avait eu le temps « d’avoir une histoire qui se finisse bien » ? Si le roi ne nous avait pas usurpé le droit de choisir la fin. Mais cinq après, lisant cette histoire pour enfants de Crockett Johnson, j’ai trouvé la plus belle des réponses :

« l’histoire n’a pas eu de fin ! Ça s’est tout simplement arrêté lorsque nous sommes partis ! »

La vérité sort de la bouche des enfants, n’est-ce pas ? Quand c’est fini, quelque chose jaillit. Nous sommes ces enfants qui écrivons l’histoire, nous décidons quand elle est finie ou non. « Nous sommes [17] » celles et ceux « qui ne sont rien mais qui font tout [18] » un pays. Quiconque l’oublie s’expose à connaître le même sort que le roi : voir les vagues briser les châteaux et son royaume englouti par la marée (tiens, n’a-t-on pas qualifié le mouvement de « marée jaune » ?).

Cinq ans après, peut-être est-il temps de revenir pour reprendre l’histoire où nous l’avons laissée ?

C’est, je l’espère, ce qu’auront permis ces cinq semaines de mise en visibilité des scènes de la vie ordinaire, des voix d’anonymes qui racontent toutes ce moment de l’histoire où, revêtu d’un gilet jaune, des femmes et des hommes se sont retrouvés pour dire leur indignation et leur détermination à changer de monde. Cinq semaines pour se souvenir de cette mémoire frémissante où les futurs apparaissent et se répondent. Ce n’est qu’un début, et nous souhaitons faire de Novembre Jaune une grande campagne d’archive et de documentation du corpus littéraire des luttes présentes [19]. C’est ainsi que nous pourrons faire plus que raconter une autre histoire : nous raconterons enfin notre histoire. Car comme l’écrit Howard Zinn : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs [20] ».

*

Le coquillage posé sur l’oreille, loin de se soucier du sort du roi, Ben écoutait la mer. Le gilet jaune sur les épaules, écoutons le printemps recommencer le 17 novembre.

« On a commencé notre printemps
le 17 novembre
fleurs de neige roses de Noël
et nous voici en Germinal
le joli temps des muguets.

A cette tension humaniste
du 21e siècle
qui nous tient debout,
où que vous soyez
qui que vous soyez
dites ‘’J’y vais’’
Portez-la fort cette parole
Du refus de l’injustice.
Elle est bonheur
Elle marie l’humain à la Planète
Et lève un soleil de fraternité et d’espérance.
Elle appelle, elle appelle
Comme on le dit du chocolat
Ou d’un joli panier de fraises…
Elle vous appelle.

Dites ‘’j’y vais’’
Et demain ou après-demain
Ceux qui viennent
Enfants ou petits-enfants,
Certains mêmes plus loin encore
Liront dans leurs livres d’Histoire
‘’Ils ont résisté, c’était des Justes [21]’’ »

Collectif POÉTISTHME
Association PourQuoiPas
Université Populaire de Bordeaux

Illustration : Jean-Pierre Sageot

[2L’anecdote qui suit est inspiré de La Plage Magique [Magic Beach] de Crockett Johnson. Les dialogues de Ben, Anne et le roi, sont extraits de l’édition française parue en 2006 chez Tourbillon, dans une traduction de Quentin Le Goff.

[3Voir « On n’est pas que des bœufs » : https://lundi.am/On-n-est-pas-que-des-boeufs.

[4Ce film retrace le quotidien du groupe des Gilets jaunes de Monpon en Dordogne. Il est disponible pour toute projection publique en contactant la production : prod@foggie-production.com ou asso.surlechamp@gmail.com

[5Nathalie Loubeyre, « Histoire de ‘’Quartier Général’’ », restitution de la prise de parole de la réalisatrice lors de la projection de son film à l’Utopia de Bordeaux, le soir de la première journée du Colloque « hors les murs ».

[6Extrait de « Cité 3 », Rose-Marie Naime, De la valse des ronds-points aux cahiers de la colère, Bordeaux, Éditions Rébelio, 2023, p.485-6.

[7Voir « Ronds-points, contre-solitude » : https://lundi.am/Ronds-points-contre-solitude.

[8Voir « Une maman comme tant d’autres » : https://lundi.am/Une-maman-comme-tant-d-autres.

[9Proclamation affichée le 29 mai 1871. Ce même jour, le futur Président Adolphe Thiers (il était alors « Chef du pouvoir exécutif de la République française »), télégraphie aux préfets, à propos des Parisiens insurgés : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon. »

[10Extrait de l’Adresse du Président de la République, « Faire de cette colère une chance », 10 décembre 2018 : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/12/10/adresse-du-president-de-la-republique-du-lundi-10-decembre-2018. Toute ressemblance avec le XIXe siècle est bien sûr fortuite.

[11Op.cit., « Cité 3 », Rose-Marie Naime.

[12Chiffre issu de la 11e édition de « Fractures Françaises », réalisée par Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne. Disponible en ligne : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/09/Fractures_francaises_2023.pdf

[13Voir « S’écrire dans l’histoire, s’inscrire dans l’avenir », Novembre Jaune 4 : https://lundi.am/S-ecrire-dans-l-histoire-s-inscrire-dans-l-avenir.

[14Op.cit., « Cité 3 », Rose-Marie Naime. On apprécie dans ces vers l’expression d’une conscience écologique qui aurait mérité un article complet tant les préjugés ont été fort à ce sujet. Non le mouvement des Gilets n’a pas été un repère à climatosceptiques adorant cramer du diesel. Et non, la demande de justice sociale n’a pas empêché l’émergence d’une exigence de justice écologique.

[15Antoine Chollet, L’antipopulisme ou la haine de la démocratie, Textuel, Collection « petite encyclopédie critique », 2023.

[16Pour être tout à fait juste, il faudrait citer les trois mouvements populistes historiques. Plusieurs articles et ouvrages existent, dont celui d’Antoine Chollet. Nous proposons donc, entre autres, la lecture de Bertrand Badie et Dominique Vidal Le retour des populismes. L’état du monde 2019. La Découverte, 2018 ; et plus précisément cet article de Guy Hermet : « Narodniki, boulangisme, People’s Party : trois populismes fondateurs du XIXe siècle », https://www.cairn.info/le-retour-des-populismes—9782348037436-page-23.htm.

[17Référence au texte de Laure Dupuis, cité dans le premier Novembre Jaune. Voir « On n’est pas que des bœufs » : https://lundi.am/On-n-est-pas-que-des-boeufs.

[18Librement inspiré du discours de François Ruffin « Vous faites pitié », https://francoisruffin.fr/vous-faites-pitie/.

[19Vous souhaitez y participez, donner un coup de main ou être informé ? Vous pouvez nous écrire à poetisthme@yahoo.com. Archivistes, boulangers, universitaires, éboueurs, aide à domicile, Gilets jaunes ou non… Nous accueillons toutes les bonnes volontés dans ce projet citoyen. Premier rendez-vous samedi 18 novembre à Bègles (Gironde), plus d’informations par ici : https://assopourquoipas.org/event/nuit-citoyenne-zap-begles-le-18-novembre/.

[20Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours. Agone, 2002.

[21« Cité 3 », a été déclamé dans sa version intégrale par une vingtaine de Gilets jaunes au Salon du Livre de Villeneuve sur Lot en 2019. Il a également été déclamé en d’autres occasions comme aux Rencontres Internationales de Théâtre de Corse. Nous en reproduisons ici la partie finale, un « envoi » destiné au public.

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