Mars sera-t-elle triste quand la Terre sera morte ?

Alex Ratcharge

paru dans lundimatin#301, le 23 août 2021

On ne sait que peu de choses de Bertrand Gaubert, éditeur du « magazine underground » Synchronie, disparu durant l’hiver 2013. Pire : chacune de ces choses s’accompagne d’une nouvelle question ; chaque pas en avant, d’un pas en arrière. On sait qu’il est né, mais pas quand ; on sait qu’il a disparu, mais pas s’il est mort.

On sait qu’il naquit en France, vécut en Turquie avec ses parents, voyagea ici et là. On sait qu’il hérita de son nom de famille, Gaubert, d’un prof d’histoire-géo de banlieue parisienne, mais pas si ce dernier était son père « génétique ». On pense que sa mère était une peintre fascinée par les mises en abîme, et que son unique sœur aurait émigré à Berlin, où elle serait devenue strip-teaseuse. On sait qu’il était bi, peut-être trilingue. On pense connaître certains de ses maîtres à penser, ou du moins ceux qui s’en rapprochaient : Sade, Nietzsche, Dantec, sans oublier Burroughs et une poignée d’autres beats, mais surtout pas Kerouac, qu’il considérait comme un sain, cette race qu’il conspuait. Ce dont on est certain, c’est qu’il écrivait, car pour en avoir la preuve il suffit de se saisir d’un numéro de Synchronie, ou de feuilleter sa seule publication qualifiable de livre : Mars sera-t-elle triste quand la Terre sera morte ?

Quelque part entre essai et roman, Mars sera-t-elle triste quand la Terre sera morte ? semble vouloir nous convaincre de l’inutilité du recyclage et autres réflexes « verts », si populaires au début du vingt-et-unième siècle. On s’y pose ainsi la question-titre, quatre cent soixante-sept pages durant, en présupposant que les planètes sont des êtres vivants dotés de leurs propres pensées. C’est un livre qui sent l’enfermement, la solitude et le stade d’après la dépression : cette acceptation de toute chose, non parce que « la vie est bien faite » mais parce qu’elle ne l’est pas et ne l’a jamais été.

L’histoire débute par une querelle entre Marguerite, travailleuse sociale, et sa colocataire Ophélie, chômeuse passant ses journées à fumer des joints en regardant des séries télé. Les deux femmes ont une génération d’écart ; l’une a grandi en ville, l’autre à la campagne ; elles sont devenus colocataires sans se connaître auparavant ; leur point commun originel est un dénommé Boris, habitant techniquement avec elles mais toujours absent de l’appartement, pour des raisons qui ne seront pas précisées avant le dernier quart du livre. On comprend que ce dernier faisait office de lien entre les deux femmes ; on comprend qu’à la base, Boris vivait en colocation avec Ophélie et une autre personne qui déménagea, suite à quoi il fallut la remplacer. Boris contacta alors Marguerite et lui proposa la chambre, qu’elle accepta.

Mais les deux caractères se révèlent vite incompatibles, et les querelles se multiplient : Ophélie enfume l’appartement, Marguerite déteste la cigarette ; Ophélie ne fait jamais de courses, Marguerite les fait chaque samedi, et peste chaque soir en constatant qu’Ophélie s’est servie dans sa nourriture ; la devise de Marguerite est « Ne jamais remettre au lendemain », celle d’Ophélie, « Ça pourra bien attendre » ; Marguerite tente de ne manger que des aliments bio, Ophélie ne jure que par les pizzas surgelées premier prix (ou, en début de mois, les menus McDonald’s) ; Marguerite est allergique à la poussière, Ophélie aux aspirateurs. Etc, etc.

À travers ces différences se dessinent deux conceptions de la vie, si opposées que cette opposition-même n’est pas reçue de la même manière des deux côtés : pour Marguerite, c’est un problème qu’il faut régler ; pour Ophélie, il suffit d’attendre que Marguerite se lasse. On aurait tendance à donner raison à cette dernière lorsqu’on voit la fréquence à laquelle les deux colocataires se croisent : deux fois par semaine, trois maximum, car Ophélie se couche à l’heure où Marguerite se lève, et inversement.

Un matin, après avoir retrouvé pour la énième fois des emballages recyclables dans la mauvaise poubelle, Marguerite sort de ses gonds et tambourine à la porte de la chambre d’Ophélie, qui venait juste de se coucher après un dernier joint. S’en suit une discussion agitée, qui servira de toile de fond au livre : Ophélie trouve pitoyable que Marguerite interrompe son sommeil pour de bêtes histoires de recyclage ; Marguerite rétorque que l’avenir de la planète est plus important que son petit confort d’assistée ; Ophélie, qui déteste qu’on la traite ainsi, respire un grand coup, puis demande à Marguerite si, d’après elle, Mars sera triste quand la Terre sera morte.

Bien entendu, Marguerite ne comprend pas la question.

Ophélie se lance alors dans l’explication de sa philosophie de vie. « Tu vois Marguerite, dit-elle, s’il y a une chose qui m’énerve, c’est quand les gens opposent le béton à la nature, comme si l’asphalte avait été amené ici par des extra-terrestres, comme s’il ne faisait pas partie de cette planète au même titre que les arbres, l’herbe ou les océans. Lorsqu’une fourmi construit un tunnel, dit-on de celui-ci qu’il est contre-nature ? Sépare-t-on la créature de sa création ? Le fait-on lorsqu’un moineau bâtit son nid, lorsqu’un lapin creuse son terrier, lorsque des castors érigent un barrage ? Qu’est-ce que le béton, Marguerite ? Le béton est une construction humaine, créé à partir de matériaux présents sur Terre, donc par définition « naturels ». En quel honneur le décrit-on donc comme « contre-nature » ? Parce qu’il détruit ce qui était là avant lui ? Mais toute créature, toute, détruit quelque chose qui était là avant elle ! La nature est ainsi faite. Que l’on croit en Dieu, Allah, Bouddha, Jéhovah ou Gaïa, le résultat est le même : l’être humain fait ce qu’il a à faire, à savoir améliorer son habitat, et vouloir un retour à un habitat moins transformé par sa main équivaut à réclamer une régression. Les gens comme toi, vous dites que le béton détruit la planète, que les villes sont contre-nature, qu’il est important de faire marche arrière ou, tout du moins, de commencer à prendre conscience de la marque indélébile que nous laissons sur la planète ; vous nous dites de recycler, de réutiliser, de consommer localement, d’être « éco-conscient », mais vous êtes-vous demandé pourquoi ? Moi dans votre peur de détruire la Terre, je perçois le refus de votre propre mortalité ; car la Terre, comme toute chose, est destinée à mourir. Pourquoi vouloir la sauver ? Sais-tu que, si l’humain venait à disparaître, végétation et animaux reprendraient le pouvoir sur les villes ? As-tu lu le Dead Cities de Mike Davis ? C’est bien ce qu’il me semblait, Marguerite. Vois-tu, rien n’est éternel : ni toi ni moi ni les six milliards d’êtres humains qui, dans un siècle, auront été remplacés par six autres milliards d’êtres humains. Et si la Terre doit périr de notre main, ce sera forcément de « cause naturelle », puisque c’est elle qui nous a enfantés ; lorsqu’un couteau tue un homme, dit-on de cet homme qu’il est mort de cause « non-humaine » ? Et si je jette un emballage dans la mauvaise poubelle, quelle importance ? Et si, au cours de ma vie, je jette un million d’emballages dans un million de mauvaises poubelles ? Je détruis la planète ? Et alors ! Je vais te dire le fond de ma pensée, Marguerite : l’humain est aussi naturel qu’un champignon, oui, un champignon de la Terre, et en tant que tel, sa fonction première est de se multiplier. Il serait temps de l’admettre, car en le niant, nous créons au sein de notre espèce un conflit contre-nature : a-t-on déjà vu un champignon avoir des états d’âmes ? Imagines-tu un champignon dire à un autre qu’il faut y aller mollo, ne pas modifier son habitat, penser à l’avenir, penser aux champignons suivants ? Si notre but est la destruction – et tout porte à croire que ce soit le cas – ne faut-il pas y aller franco, accélérer notre mission ? Et si la Terre contre-attaque, tant mieux pour elle ! Tant pis pour nous ! Tant mieux pour ces rats qui nous amènent la peste, pour ces chiens qui nous mangeraient si leur survie ne dépendait pas de la nôtre, pour ces éléphants qui nous piétineraient s’ils n’étaient pas en cage, tant mieux pour ces oiseaux qui nous défèquent dessus, pour ces moustiques qui se nourrissent de notre sang, pour ces ours et pour ces lions et pour ces castors et pour ces fourmis, tant mieux pour ces chats qui se prennent pour nos maîtres, tant mieux, tant mieux, tant mieux ! Et si nous réussissons, si nous parvenons à tout détruire, si toute vie disparait de la planète, annihilée par notre but éternel – et c’est là une chose qui se passera, un jour, quoi que l’on fasse – qui viendra pleurer la Terre ? La Lune ? Le Soleil ? Dis-moi Marguerite : Mars pleurera-t- elle, quand la Terre sera morte ? L’humain pleure-t-il, lorsqu’une tempête détruit une fourmilière ? L’univers restera l’univers, Mars restera Mars, et voilà ce qui vous manque, à toi et aux psychorigides du recyclage : une conscience cosmique », conclut Ophélie avant de claquer sa porte au nez de Marguerite.

Ce monologue (ici présenté en version raccourcie, car il s’étale dans le livre sur près de vingt pages) amène Marguerite à penser qu’Ophélie a perdu la raison, puis à tenter, en vain, de joindre Boris pour lui demander si elle a déjà tenu de tels discours. Marguerite se dit qu’Ophélie, à force de rester enfermée, de fumer joint sur joint, de dormir le jour et de regarder des séries la nuit, s’est coupée de l’humanité. Loin de se décourager, la jeune écolo décide qu’elle va faire son possible pour aider sa colocataire à retrouver le droit chemin, en lui cuisinant de bons plats de légumes bio pour lui prouver leur supériorité sur la junk-food, en lui envoyant par email des liens vers des documentaires animaliers où l’on réalise combien les castors sont mignons, bref, en tentant de lui communiquer sa foi en la nature. Petit à petit, on est amené à penser que Marguerite est une dépressive chronique, et Ophélie, une incurable optimiste ; on comprend que cette dernière accepte tout, ne ressent pas le besoin de lutter, et que si elle voit l’espèce humaine comme un champignon, elle ne pense pas pour autant qu’un champignon soit quelque chose de mauvais. Marguerite, quant à elle, nie son statut de champignon de toutes ses forces. On apprend qu’Ophélie a grandi à Paris, dans une famille bourgeoise, et qu’elle n’a jamais eu de problème dans sa vie, tandis qu’à la campagne, Marguerite a dû faire face au décès précoce de sa mère puis aux abus de son père et de ses deux frères, à l’apprentissage de la fragilité de l’existence, une éducation à la dure, le départ de la maison à seize ans, la débrouille et le système D, la perte de foi puis la lutte désespérée pour la retrouver.

Dans le dernier quart du livre, Boris réapparaît. En le voyant interagir avec Ophélie, Marguerite comprend que leur relation allait plus loin que l’amitié, mais ce qu’elle prend d’abord pour une liaison amoureuse se révèle une relation gourou-disciple. Car Ophélie est à la tête d’un groupuscule visant à la destruction de la planète ; elle pense en outre que la Terre est plate. Boris, quant à lui, avait été envoyé en repérage au bout du monde pour vérifier cette intuition. A partir de là, l’ambiance glisse dans le macabre, notamment via cette scène éprouvante durant laquelle Boris et Ophélie pénètrent dans la chambre de Marguerite et lui urinent dessus dans son sommeil, celle-ci se réveillant en hurlant, couverte du liquide chaud et jaune, avec ses deux colocataires qui rient en la pointant du doigt. À la fin du livre, on apprends que la Terre est effectivement plate, puis une guerre nucléaire se déclare entre la Corée du Nord et les États-Unis, suite à quoi le monde explose. La toute dernière scène montre la planète Mars riant à gorge déployée face à la destruction de sa cousine la Terre.

Mars sera-t-elle triste quand la Terre sera morte ? ne fut pas un grand succès : tiré à trois-cents cinquante exemplaires par une petite maison d’édition lyonnaise, l’ouvrage se vendit à moins de cinquante copies. Les deux blogs qui le chroniquèrent pointèrent du doigt son abracadabrance, sa trame peu crédible, sa fin ridicule, ses thèses mal-pensées, ses pistes abandonnées en cours de route, son écriture caduque, le peu de place accordé aux sensations autres que la vue (pas une fois l’ouïe, l’odorat ni le toucher n’étaient mentionnés), sans parler de ses personnages mal caractérisés, de son manque de rebondissements, de son non-respect de la sacro-sainte structure en trois actes, et ainsi de suite. La seule bonne chronique, celle qui permit au livre d’écouler ses cinquante exemplaires, fut écrite par Bertrand Gaubert lui-même, qui la signa d’un pseudonyme et la publia dans le trente-septième numéro de Synchronie, son propre « magazine » (qu’il qualifiait ainsi, mais que d’autres considéraient comme une « revue », ou pire, un « fanzine ») avant de sombrer dans la phase finale d’une terrible dépression dont, semble-t-il, découla sa disparition ; même si, à ce niveau, comme dit précédemment, chaque pas en avant s’est toujours accompagné d’un pas en arrière.

Alex Ratcharge
Illustration : J.M. Bertoyas

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