Lyon aux sauvages : les nocturnes influencent le monde

Compte rendu et perspectives

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

17 avril, Lyon. Ce soir-là, une joie et une colère éclatent : prendre la rue ensemble. Un récit aussi déflagre : celui de la réconciliation, du « faire société », tous ensemble, tous ensemble, ouais. Le peuple ne défile pas sagement, il n’est plus responsable. Le pouvoir n’a que faire des mains tendues, même pour un bras de fer. Plutôt, il crache dedans. Depuis le 49.3, de sauvage en sauvage, s’est éteinte cette croyance en la démocratie revivifiée : no Berger, no Nupes, no référendum. Bullshit. Concert de casseroles, chenilles, gazage, fanfare, belles flambées, tags, « RIP le R.I.P », artifices, voyage en bourgeoisie, et « Macron pendaison ». Si cette nuit-là marquait une apogée, Lyon vibrait déjà depuis plusieurs semaines. Ç’aurait dû être une alerte : la ville de la bourgeoisie satisfaite d’elle-même, où l’on porte la doudoune sous son costard, comme pour se donner de la carrure, l’un des berceaux de la Macronie ; la ville où il ne se passe rien avait déjà commencé à s’ébranler : il va être dur de nous arrêter.

Folklore ?

Et pourtant. Pourtant il faut oser se souvenir : 19 janvier, 31 janvier, 7 février, 11 février, 16 février. Des rendez-vous en salle d’attente. Attendre que se termine la « stratégie Berger » , celle d’une mobilisation calme, lourde. Dans ces manifs massives mais soporifiques, il fallait chercher pour trouver le signe qu’une détermination était en train de se forger. Pour cela, beaucoup, et nous en fûmes, regardèrent vers le Cortège de Tête - invention du mouvement social de 2016, pérennisée depuis : il était bien mal en point. Ni un point de repère pour voir au-delà de la réforme, ni un indicateur de la détermination du mouvement, ni un espace pour l’aiguiser, ou alors à reconstruire. Il fut soumis à la critique : depuis le cortège syndical concernant son caractère parasite - ce point fut débattu avec quelques baffes ; depuis l’intérieur aussi, quant à la nécessité d’un renouvellement, d’une réinvention. Quels qu’aient été les choix faits (proposer d’autres ambiances, ouvrir la discussion avec l’espace syndical, ou insister sur des pratiques éprouvées) il a fallu de l’acharnement pour que cet espace-temps survive à l’hiver. Peu à peu, les gestes posés finissaient par attirer un peu plus de monde, certes sans que l’atmosphère s’en retrouve fondamentalement changée - le fait politique restait le nombre, la diversité, l’alliance syndicale, l’appel à un dialogue démocratique (qu’on pouvait retrouver jusque dans les tags), pas la conflictualité. Un drapeau de la Nupes flottait au milieu des kways noirs - et ce n’est même pas une métaphore. 

Affrontements à Lyon, rue de la Barre, le 28 mars 2023

Les choses devaient changer aux alentours du 7 mars, et l’annonce des grèves reconductibles et des blocages. La rue allait devoir s’accorder à ce nouvel agenda. À Lyon, depuis le départ, les différentes postures profitent d’une scène dressée par la préfecture : l’entrée de la rue de la Barre (qui donne accès au point d’arrivée rituel des manifestations), désormais bardée de camions-grilles et d’un canon à eau. À chaque mobilisation, un spectateur averti peut y constater l’état de la conflictualité et des relations entre les composantes du mouvement. Au fil des journées, on passa du SO qui pousse les quelques manifestants de tête dans le jet d’eau préfectoral, à des affrontements répétés avec le dispositif. 7, 16, 23 puis 28 mars : la répétition du même, avec toujours plus d’acteurs, parfois une complicité du cortège syndical, toujours plus d’organisation. Une banderole en hauteur demande : « La lutte armée avec la CGT ? » Le « avancez-avancez » du camion sono laisse place définitivement au « avançons-avançons ». Le 16, le SO avance bras dessus-bras-dessous sur la police. Le 28, le speaker cégétiste apporte son soutien aux blessés de Sainte-Soline. Le même jour les casseurs cassent les banques encore cassées de la semaine précédente, jusqu’à y pénétrer pour les saccager. La sortie du pont est à moitié dépavée, son contenu déversé sur les barrages policiers.

L’affrontement téléphoné de la Barre n’aura pas été vain, puisqu’il va finir par pousser la Préfecture à renoncer à son dispositif délirant... en imposant de nouveaux parcours. Des parcours insensés, et des décisions qui allaient être punies. Le 6 avril, la police échouera à atomiser le bloc avant qu’il n’entre dans le très chic 6e arrondissement. Boucliers, dévissage des panneaux qui protègent les banques, incendie des Decaux, des feux rouges, des caméras, vitrines immobilières en miettes, BAC qui court, Nespresso pour toutes. What Else ? La semaine suivante, la préfecture impose à la dernière minute un défilé sans banque-agence immobilière-boîte d’intérim-assurance. C’est dans le quartier le moins vivant de la ville, qui s’avère aussi être le plus huppé. Erreur. Les villas ou hôtels particuliers longeant le parc de la Tête d’Or pourront en témoigner longtemps : tout le monde déteste la bourgeoisie.

Pentes douces

Il faut repasser le film depuis le 49.3, en accéléré, pour réaliser. Pour une sauvage, il y avait déjà du monde ce jeudi-là. Pour former 2 puis 1 puis 3 cortèges, qui se croisaient, se faisaient disperser, se reformaient. L’apprentissage du be water : ce n’est pas parce que tu perds le cortège que tout est perdu. Un cortège ça peut être mille personnes, mais aussi cent, ou aussi de multiples groupes qui se cherchent, se hèlent « acabeuh », chantent ou brûlent des poubelles pour se faire signe. Le lendemain, il n’était déjà plus question de se laisser autant manoeuvrer (« on redescend ») et lorsqu’on se fait bouler il faut se venger (portes de mairies et banques). Le surlendemain, on voulait quitter ce terrain de jeu, aller faire peur aux riches, un gros échec qui indiquait pourtant un objectif pour plus tard. La 4e nuit, ce fut l’expérience poussée à son paroxysme qu’on ne se laisserait plus disperser. [Depuis la place Guichard, certains se sont retrouvés près de la préfecture, d’autres vers le 6e au Nord, d’autres encore dans le 7e au Sud, et puis un nouveau rassemblement à Bellecour, une remontée vers Terreaux, les Pentes encore, et pour les morts-de-faim le 6e encore.] Il y en eut 8 autres...

La 13e fut la bonne.
Casseroles, gazage, on bouge, visiter la mairie, devant une belle flambée, gazage puis division. D’un côté, on poursuit en effrayant des bourgeois attablés, avec neutralisation de pub, et de DAB. De l’autre, c’est une randonnée à fort dénivelé : tentative de ravitaillement bio, artifices sur casqués, gazage, fanfare encore, rassemblement, recyclage de verre, amende de stationnement sur SUV, éteindre les lumières, tenir un carrefour, une rue, redescendre, vengeance sur le prix des loyers, sprint, on est encore des centaines, traverser un pont, prendre les fourgons de vitesse, s’enfoncer à bourgeoisland, artifices, bim bam boum, flambée d’un jouet électrique, leur faire peur encore et encore, finir très loin, se cacher. 
Quatre heures. 
Pas d’interpellations. 

Faction

Un clou mérite d’être enfoncé : les cortèges nocturnes et sauvages témoignent d’un désir de défiler autrement. À l’improviste, au culot, en pleine puissance de notre capacité de décision, primitivement. C’est l’évidence même. Une autre serait : un centre de gravité s’est déplacé. De réforme des retraites l’attraction est passée sur Macron, Macron-personnage, Macron-monde, Macron-ambiance. Une chose a réussi à incarner tout l’objet de notre haine, a pris un nom, s’est imposée comme ennemi commun : et il ne s’agit pas seulement d’un pauvre président de la République.

Le 22 mars, un chef de l’État parlait des manifestations en ces termes : « je n’accepte ni les factieux, ni les factions dans la République ». Ruse bien connue, Papa présentait les protestataires comme plus-que-minoritaires, pour les exclure du corps social (banal !). Un mois plus tard, c’est toute la Macronie qui semble au contraire étrangère au monde, reclus dans un univers parallèle d’où elle ne perçoit plus que quolibets, insultes, menaces, désaveux publics, effigies brulées ou explosées, casseroles : en somme une détestation unanime. Macron lui-même doit bien détester Macron.

C’est ainsi qu’un verrou semble avoir sauté ces dernières semaines. Celui qui masquait peut-être encore la dimension naturellement sociopathe du projet gouvernemental. Les retraites le montrait, la méthode l’a martelé. « La foule n’a pas de légitimité », « je n’ai pas le droit d’arrêter », « les oeufs et les casseroles c’est pour faire la cuisine » : cet acharnement à rassembler autour de soi l’hostilité de tous, et à se produire comme bouffon de la démocratie déchue, cet acharnement force le respect. Du reste, la propension de la caste macronienne aux provocations, à l’amateurisme, et à l’auto-destruction inquiète jusqu’aux rangs des plus fervents conservateurs (bisous Rosanvallon), qui se demandent qu’est ce que cette dernière emportera bien dans sa chute (la République ? la démocratie ? la société ?). Un arrière-fond de guerre civile plane derrière chaque déplacement gouvernemental (requérant désormais que la police vide préventivement la place de tout individu quelconque) : merci à lui de porter à la lumière le divorce qu’il a conclu il y a bien longtemps avec sa population. Macron « trou-du-cul », le geste de mise en minorité s’inverse. Un gouvernement apparait enfin comme ce qu’il a toujours été : une faction, une petite mafia, une entreprise coloniale. Et son rapport à ses sujets : une guerre.

Réalité

Ainsi, il nous fallut trouver quelques vérités. Le gouvernement s’évertuant à dézinguer « l’esprit des lois » (et tous les repères qui font qu’une foule de sujets peut encore croire en quelques institutions démocratiques) les protestataires - libres - se sont petit à petit fait un monde à eux. Médiation syndicale : ratée. NUPES : raté. Motion de censure : raté. Conseil Constitutionnel : encore raté. R.I.P. : rip. Il apparait que ce système politique est en panne. D’un côté un pouvoir lunaire, qui s’affiche ouvertement comme séditieux de son propre pays, de l’autre des institutions sans pouvoir, qui ne servent à rien : enfin la politique pouvait redescendre sur terre, à portée de mains et d’expérience.

Le petit jeu politicien s’effaçant, les corps ont pu retrouver le chemin de la puissance. Dans les équipées nocturnes, chacun pu faire éclater un peu de cette vitalité essentielle - animée et violente - que l’on contient partout. Chaque épisode fut une occasion de pure expression politique, où le geste se lie simplement à la colère. Le dénuement de certains d’entre eux - allumer une poubelle comme on allumerait une clope, démasqué, hilare, en joignant ses potes qu’on invite à descendre - indique un besoin de présence, une manière de revenir au ras des choses (en bas de chez soi, être là, occuper, à plusieurs, trouver les amis et les ennemis) qui éclipse immédiatement la politique comme impuissance institutionnelle.

Il y eut encore nombres de blocages, envahissements, barricades d’ampleur, sabotages, coupures de courant, fermetures forcées, occupations qui dirent eux-aussi : « on est là », au plus près. On peut penser que comme les manifs sauvages, il s’agissait ici de s’attacher au refus, au dégout, au « non », à une vérité simple que ça ne passerait pas. De lui donner une forme concrète, directe, immédiate. Une présence à nouveau.

Au fond, c’est le partage d’un sentiment, que ce pouvoir ment, qu’il ne sait s’attacher à aucune vérité - pas même celle du langage (on connait la technique toute macronienne d’inversion du sens des mots : la réforme est « juste », Macron est à lui-seul une « Révolution ») - ni à aucune réalité d’ailleurs (son isolement mental et sociologique a été largement décrit) qui engage exponentiellement le mouvement dans un besoin de physicalité, dans une concrétude. D’une lutte pour les retraites à un combat contre Macron, il reste désormais la persistance des réalités-vérités contre l’abstraction gouvernementale, ses cieux détestables, son esprit mauvais. C’est une bataille entre dimensions.

Meutes nocturnes

Comment alors comprendre ce qui compose un mouvement ? Un élément commun, on l’a dit : Macron, ta clique, ton être, tout le monde vous déteste. Puis, des raisons diverses d’être là : désillusion démocratique, angoisse du futur, solidarité vague, haine de l’État, passion pour la fanfare, envie de tout niquer, d’un devenir-Canut, de « gros mortiers sur les condés ». Une brève observation des cortèges permet d’ailleurs de relever toute leur diversité. Secret mal gardé, par ceux qui voulaient enterrer les GJs sous la mobilisation des retraites : le mouvement excède tout simplement le cadre de la Gauche, cette vieille idée sociale. Ouf.

Là où un Cortège de Tête en pilote automatique avait fini de figer les postures comme les identités, les sauvages du soir apportèrent, ici et là, de nécessaires fissures. Pour entrer, et surtout persister dans ces déambulations explosives, une part de soi, de ses prédicats, devait rester à la porte : pacifisme débile, blasitude, tiédeur démocrate ou radicalisme de poseur. Certes, il y a du chaos. Toutefois, peut-être plus encore qu’en manif, il fallait s’engager, participer, prendre part à la décision. Les sauvages requièrent une foule, mais une foule active, une foule qui tient, qui communique, qui réagit, qui s’oriente, qui choisit. Il n’y a pas de place pour les spectateurs, pas plus que de rôle pré-établi. Pourtant, on peut s’organiser : une banderole et quelques artifices peuvent faire changer une soirée de dimension. Encore faut-il que ces gestes soient au diapason.

Aussi, pour la suite, de quoi prendre soin ? D’une part, il y a dans cet événement que nous parcourons depuis janvier une forme d’unité, certes, et qui s’établit comme envers du monde macroniste. Il y a aussi, et peut-être que nous y pensons désormais moins, des fractures et des différences en notre propre sein. Ces fractures, il faudra les retrouver pour les rendre fécondes, pour les rendre politiques. Le corps en mouvement qui s’ébranle contre Macron n’est déjà plus, depuis de nombreuses semaines déjà (il ne l’a au fait jamais été), l’utopique « camp social ». Nous ne voterons ni Mélenchon, ni aucun autre bouffon ; ni en 2027, ni avant. Ce n’est pas qu’un gouvernement qui déraille, mais la démocratie qui est dans le talus. Non pas qu’on l’ait dévoyée, mais parce qu’elle a toujours été ainsi. Ce conflit brise parait-il cette société, et l’image fantasmée qu’elle se fait d’elle même (comme si elle fut un jour « égalitaire », « juste », ou « solidaire » - mensonge) : qu’il en soit ainsi.

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