Liberté de la statue ?

« Sans licence on l’a rafalée. »

paru dans lundimatin#289, le 24 mai 2021

Le 11 mai dernier le site Hiya, auteur d’un récent appel à la résistance artistique, annonçait que la Statue de la Liberté parisienne avait été peinturlurée dans la nuit par un groupe appelant à « Refuser quoi qu’il en soit de s’agenouiller devant LA Liberté qu’on nous impose : une liberté statufiée qui fatalement sclérose et se renverse en son contraire ». Le lendemain, un communiqué ainsi qu’une vidéo venaient souligner le geste.

Nous avons reçu le texte suivant, de soutien à cette action.

Liberté de la statue ?

C’est l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout
et qui écarte toute idée du mal historique.
Guy Debord

Sans licence on l’a rafalée. On lui a peinturé la gueule et ça rigole sec. Franchement le diadème… Ça fait tâche ! Eh quoi « la Liberté pas touche » ? Y’avait qu’à pas la changer en statue ! Déjà ça c’est louche : « pétrifier pour mieux régner » — devise de roitelet.

La liberté, en la figeant, on l’afflige.
Et elle se venge !

En plus le symbole est pas raccord : la Liberté fièrement drapée hissant haut sa lanterne pour éclairer un monde…d’esclaves. Mais rien n’y fait :

la liberté demeure sauvage !


Sur les couronnes toujours elle crachera

— ses couleurs !

Et sinon la statue, elle se sent libre ? La blague !
Sérieusement, tu en as pas marre de trôner là ? Vas-y vas-y range ta torche, pose ton derche et écoute. Tu comprends pas que ta flamme étouffe ? Elle prétend guider le monde et gèle dans une main de cuivre… Ton Feu a froid et souhaite retourner à sa source, sa nourrice : la Terre.

Ton Feu c’est nous !
* * *

Un soupçon plane au-dessus de nos libertés : il a quatre hélices, une caméra embarquée et les mains sales du keuf qui le téléguide.

De toujours, la civilisation se motive d’une peur : la peur de la liberté. Cette peur s’incarne comme un besoin de balises, de frontières, d’interdits autorisant à jouir sagement d(ans l)es clous de la Loi et à faire en sorte, toujours, que ça rapporte — gloire, pouvoir, crédit et autres remèdes à l’incertitude. C’est ainsi que l’on a pris le pli de déléguer à d’autres (à Dieu, à l’Empire, à l’Argent ou à la Machine) le soin d’écrire, de conserver, de régir nos libertés. Ce pli est tenace.

L’époque est suffocante. On croule sous le contrôle. Armée de robocops, la Machine déballe peu à peu sa force et s’immisce partout : de la rue au ciel, de ta poche à chez toi jusqu’au bout du bout du trou du cul du monde elle fourre ses capteurs, pille, stocke, analyse h/24 chacune de tes traces pour en faire un mini-toi, un mini-toi numérique qu’ils gardent à vue — et qui parle ! Là-dessus le Droit valide (tranquille) et participe du rapt : le rapt de notre liberté. Je souligne parce qu’il est urgent de le dire : leur liberté n’est pas la nôtre ! Bah quoi ? T’as l’impression qu’on est tous égaux face à LA Liberté ? Dans un monde où l’on paye pour se libérer (de nos dettes, de nos pulsions), LA liberté va au plus riche. En effet, LA Liberté est affaire de pouvoir — pouvoir sur les cœurs et les corps. Peu importe ce que tu sais ou crois savoir de ta liberté. Parce qu’en vrai, tu le sens si t’es libre ou muselé. Il faut juste être attentif à ça : sentir. Et surtout pas prêter l’oreille aux serments des pères siffleurs qui disent « veiller sur toi ». Aujourd’hui, on le sent comme toi : notre liberté souffre et rapetisse à vue d’œil, à mesure que la leur s’étale et étouffe.

LEUR liberté = NOTRE prison

L’histoire critique impose son style. Un constat brut de décoffrage à saisir sans pincettes, et qui s’affirme ainsi :

LA Liberté n’existe pas !

Le sens de l’Histoire ?

Des libertés qui s’affrontent !

Ce qu’on a pris l’habitude de nommer, reconnaître et célébrer comme LA Liberté n’est qu’une chimère. Un rapport social contractualisé qui veut que d’emblée, la liberté divise. Il faut le rappeler : la liberté de contrat reste une servitude volontaire. Alors sauf à considérer qu’il est des esclaves libres, il faut se rendre à l’évidence et conclure : LA Liberté ? Affaire de dupes !

Reprenons d’un peu haut. La civilisation hérite d’une liberté entachée de sang. « Libertas », en latin, c’est d’abord la qualité de qui n’est pas esclave — entendre : la liberté du maître. Ainsi le propos s’illumine : pour qu’il y aient des maîtres (des « hommes libres »), il faut des esclaves. Et ce qui pacifie l’ensemble en apparence, c’est précisément « l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout », qui trouble la surface des rapports afin de flouter leur vérité profonde. Mirage malheureux de l’esclave se croyant maître. La douille est subtile, certes. Pourtant, il est des formulations qui la dévoilent :

Quand le maître est libre pour obliger, l’esclave est libre d’obéir

Voilà donc LA Liberté défroquée. Alors ici, bien sûr, beaucoup crieront au scandale, pesteront qu’ils sont libres de leurs actes ; libres d’aller et venir ; libres de s’exprimer, de travailler, de voter ; libres d’acheter et de vendre aussi — car c’est aussi ça le game : dans le monde merveilleux du libéralisme, on est surtout libre de payer  ! Occasion de rappeler la fonction centrale de l’argent : pur pouvoir de libération.

Intrinsèquement hystérique, le libéralisme braille :

« Moi, Moi, Moi ! Moi d’abord ! »

Répondons calmement :

« nous, pas d’accord. »

Le libéralisme, c’est l’extension illimitée d’une liberté négative et individuelle ; d’une liberté marchande qui assure le Spectacle, mimant frénétiquement et à profit le cirque historique des libérations. Mais les « libérations » ne sont que l’opium des mauvais esclaves. (Tiqqun)

Précisons : tu dis que tu es libre de payer avec ce fric arraché à ton front perlant, suintant de soumission à un système toxique ; tu dis que tu es libre de penser, de comparer, de choisir ; libre d’être celle ou celui que tu veux, quand tu veux, où tu veux… Mais en vrai, tu veux quoi ? Être libre de tout, ok.
Mais libre pour quoi ?

Libre de TOUT = Libre pour RIEN

À force d’entendre des âneries du type : « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres », on a fini par les braire. En passant remarquons que l’adage, dans son versant positif, peut s’entendre ainsi : « Ma liberté commence là où s’arrête celle des autres ». Qu’est-ce que cela change à l’affaire ? En logique que dalle. Sauf qu’en fait, dit comme ça, on envisage différemment le truc : on se rend bien compte que pour étendre Sa liberté à Soi, il faut imposer à la liberté des autres une limite. Je m’adresse à l’autre en l’avertissant : « Attention ! Ici ma liberté commence — alors stop la tienne ! » À travers cette formulation, c’est en réalité toute une logique privative qui s’exprime, élevant ses murs d’enclos afin de transformer nos proximités en distances, préférant voir dans la frontière ce qui sépare plutôt que ce qui lie.

MA liberté, cette liberté de petit moi fripon replié sur lui-même et qui chiale dès qu’on le bouscule ; qui ne sort de sa bulle qu’à reculons lorsqu’au grand dam des assis l’incertitude avance ; tremblant sous l’angoisse d’avoir à partager, à aider, à aimer sans calcul ; flippant de ne plus avoir en somme ; SA liberté à lui là, on n’en veut pas ! Liberté rabougrie de petit homme en proie à l’aigreur ; liberté toute formelle qui dicte ses distances (distance vis-à-vis des autres, distance vis-à-vis de soi) ; cette liberté là ignore tout ce qu’elle est, et, par là-même, aussi tout ce qu’elle n’est pas — à savoir : libre  !

Rejeton fidèle du pouvoir, LA Liberté dictée d’en haut défend ses maîtres. Défaire la liberté de leur emprise, c’est défaire LA Liberté ; la destituer, la dé-domestiquer, la délivrer des griffes de ceux qui l’enferment et nous broient.

* * *

Maintenant, si on devait dire c’est quoi la liberté sans majuscule, s’il fallait tenter de la définir positivement et en un mot on dirait :

Mouvement

Mouvement réel qui coule sans cesse et auquel on peut encore coller parfois, à condition qu’on s’décolle de l’ego-trip avilissant qui nous sert d’existence — cette fâcheuse réalité.

Quoi ? Tu cherches encore LA Liberté ?!

Y’a pas !

Ce qu’il y a en revanche, c’est une multitude de libertés en puissance ; une puissance liante qui bout en chacun, entre chacun et qui forme des nous — une liberté comprise comme amitié (« friend/free » en anglais ; « freund/frei » en allemand), une liberté entendue comme lien est un sens qu’il nous faut ré-embrasser ;

une liberté qui ne se mire pas, ne se pense pas, ne se dit pas ;
une liberté qui trace, trame, tisse en nous les rides de joie, les voies du dehors, les liens qui réchauffent ;
une liberté qui oublie les promesses fanées des « lendemains qui chantent » ;
une liberté vivante, à vivre et à fêter ici, maintenant, tant qu’on respire !
Devenir libre, c’est devenir contemporain de soi-même

Le voyage intérieur révèle ce pressentiment d’une présence en nous-même. Une présence qui, loin d’être propre à chacun, revêt une dimension universelle. Pour qui saura s’y rendre attentif, cette présence s’éprouvera comme une force ; la force du Tout qui enseigne qu’ agir librement concrétise le sens de la vie  : CRÉER — hors des sentiers battus.

VIVRE LIBRE est un ART
LA Liberté, un artifice
* * *

Post-scriptum à l’attention des généraux : on reconnaît un monde libre à la discrétion de ses fusils.

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