Le regard de sel 

Sodome, Gomorrhe et l’avenir européen
Sara Tetzchner

paru dans lundimatin#486, le 1er septembre 2025

23 Le soleil se levait sur la terre, lorsque Lot entra dans Tsoar.
24 Alors l’Éternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu, de par l’Éternel.
25 Il détruisit ces villes, toute la plaine, tous les habitants des villes, et les plantes de la terre.
26 La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel.
Genèse 19, 23–26 – Le récit de la fuite de Lot

Lot, neveu d’Abraham, vivait dans la ville de Sodome avec sa famille. Selon la Bible, Sodome et Gomorrhe étaient des cités gangrenées par la violence, l’injustice et la corruption morale, et Dieu décida de les anéantir.

Deux anges vinrent à Sodome et furent accueillis comme hôtes dans la maison de Lot. Lorsque les hommes de la ville se rassemblèrent pour exiger qu’on leur livre ces étrangers afin de les humilier, Lot refusa. Dans son désespoir, il offrit ses propres filles, mais les anges intervinrent et frappèrent les assaillants de cécité. Ils demandèrent alors à Lot d’emmener sa famille et de fuir, car la ville allait être détruite. Devant son hésitation, ils saisirent Lot, sa femme et ses deux filles par la main et les conduisirent hors de la cité. Ils leur donnèrent cet avertissement solennel : « Fuyez pour sauver vos vies ! Ne regardez pas en arrière, ne vous arrêtez pas dans la plaine. Montez à la montagne, sinon vous périrez ! »

Lot implora la grâce de se réfugier plutôt dans la petite ville de Tsoar, et Dieu l’accorda. À l’aube, le Seigneur fit pleuvoir le feu et le soufre sur Sodome et Gomorrhe. Toute la plaine fut anéantie – les villes, leurs habitants, jusqu’à la végétation même. Mais, alors que la famille s’enfuyait, la femme de Lot se retourna vers la cité. Elle fut aussitôt changée en une colonne de sel. Lot et ses deux filles atteignirent Tsoar vivants, tandis que Sodome et Gomorrhe n’étaient plus qu’un désert de cendres et de ruines.

Gomorrhe incarne un lieu où tous les fondements de la coexistence humaine avaient été détruits. La cité se présente comme saturée de brutalité, où l’étranger était accueilli non par l’hospitalité – l’un des idéaux les plus sacrés de l’Antiquité – mais par les menaces et les abus. Les frontières n’étaient plus respectées : ceux qui cherchaient un abri étaient violés et trahis, comme le montre l’épisode des hommes de Sodome. Le prophète Ézéchiel (16:49) résume leur faute : orgueil, excès, et indifférence envers les faibles – une arrogance qui laissait les pauvres exposés et exploités au lieu d’être protégés. Même la sexualité fut dévoyée en instrument de domination, plutôt qu’en source d’amour et d’intimité. Le récit souligne qu’il ne s’agissait pas de cas isolés, mais d’une corruption collective : la ville entière baignait dans l’injustice, et il ne restait aucun juste. Gomorrhe devient alors l’archétype d’une communauté sans boussole morale, où la loi ne protège plus les vulnérables, où règnent la violence, la puissance et le contrôle. En ce sens, Gomorrhe est aussi une métaphore des expériences individuelles de ceux qui subissent ces mécanismes : être accueilli par la trahison plutôt que par le soin, voir ses limites franchies par ceux qui devaient protéger, être réduit à la faiblesse exploitée pendant que les coupables sont protégés, et enfin être contraint à fuir – encore et encore – car la destruction est totale et il n’existe aucun retour possible.

Dieu fit tomber le feu et le soufre sur Sodome et Gomorrhe parce que l’injustice y avait tout envahi, et qu’aucun salut n’était plus envisageable. Le récit transmet la sensation d’un effondrement absolu : ce qui fut un foyer devient ruine, et la fuite n’est pas un choix mais un destin. Gomorrhe n’est pas seulement une cité : elle est l’image d’une communauté où la justice a disparu et où l’humanité elle-même est perdue. Lorsque le jugement tombe, il exprime la reconnaissance qu’il n’y a plus rien à sauver ; la seule voie possible est de partir. Pas de nostalgie – seulement la dure nécessité : abandonner tout derrière soi, car rester, c’est périr.

Aujourd’hui, l’Europe se tient dans une situation qui se reflète dans le destin de la femme de Lot. Comme Lot fuyant Sodome, elle est sur la route de l’exil et elle ne peut se permettre de se retourner.

Son regard en arrière, fixé sur ce qui était déjà condamné, la transforma en monument à la mortalité de la nostalgie. Ainsi l’Europe est-elle tentée de se tourner vers ce qui est perdu – l’illusion d’une sécurité passée, l’ordre d’après-guerre, les rêves impériaux ou le “business as usual” du capitalisme – même lorsque l’incendie fait déjà rage : guerre, catastrophe climatique, autoritarismes, inégalités grandissantes. Si nous fixons nos yeux sur ce qui n’est plus, au lieu d’agir au cœur de l’effondrement, nous risquons de nous figer comme une statue de sel – incapables d’entrer dans l’avenir encore possible. Il n’y a pas de place pour la nostalgie.

Dans un contexte européen, le récit de la femme de Lot devient une mise en garde contre la tentation de s’accrocher aux illusions du passé plutôt que d’affronter les crises qui structurent déjà notre présent. Le nationalisme et les mythes d’homogénéité ethnique cherchent à restaurer une pureté imaginaire qui n’a jamais existé, tandis que les rêves impériaux des grandes puissances révèlent le désir de répéter les projets coloniaux au lieu d’en assumer l’injustice. L’idée même de “business as usual” est un retour en arrière, qui traite les bouleversements climatiques, les inégalités et les conflits géopolitiques comme de simples anomalies à corriger, alors qu’ils sont les symptômes d’un effondrement systémique. La nostalgie de la stabilité de l’après-guerre ou de l’optimisme mondialisé des années 1990 repose sur la même illusion : ces périodes étaient elles-mêmes construites sur des structures fragiles et intenables. Enfin, le déni technocratique – la croyance que la technologie seule nous sauvera – produit une passivité qui retarde les changements politiques et éthiques nécessaires. Regarder en arrière signifie alors se figer dans des modèles épuisés, au lieu d’avancer et de reconstruire dans une réalité déjà transformée.

La catastrophe n’est pas un futur à craindre, mais une réalité présente. Sur le plan psychanalytique, cela correspond à la rencontre avec das Ding – le réel déjà advenu, mais refoulé afin de préserver la fantaisie que “le pire” peut encore être évité. Nous continuons d’agir comme si l’effondrement climatique et la guerre appartenaient à l’avenir, alors que nous habitons déjà les ruines.

Freud a décrit ce mouvement comme une compulsion de répétition : le désir de revenir à une totalité perdue qui n’a jamais réellement existé. Les images nostalgiques du social-démocratisme d’après-guerre ou de l’optimisme mondialisé des années 1990 fonctionnent comme des fantasmes qui masquent les violences structurelles qui les sous-tendaient : colonialisme, exploitation, exclusion. Comme le rappelle Žižek, ce “passé stable” n’a jamais été qu’une illusion ; se retourner, c’est se pétrifier dans un fantasme, devenir une colonne de sel du désir. Le capitalisme, quant à lui, agit comme le grand Autre qui organise le désir du sujet et qui, même dans sa crise, invente de nouvelles manières de jouir – nouveaux objets, nouvelles consommations, jusqu’à la jouissance perverse de la catastrophe elle-même. Il ne peut donc pas s’effondrer de lui-même : il se régénère à travers chaque crise, se nourrissant de ses propres ruines. Lorsque les anciennes structures vacillent, s’ouvre l’espace de ce que Lacan appelait le Réel de l’angoisse – un vide aussitôt rempli par de nouvelles fantasmagories autoritaires. Le fascisme ne revient pas comme un simple fantôme des années 1930, mais comme un symptôme contemporain : globalisé, numérisé, nourri par l’angoisse, les inégalités et le chaos géopolitique, offrant un imaginaire communautaire – un “nous” contre “eux” – qui masque la véritable faille du système.

Parallèlement, l’ordre mondial qui donnait l’illusion d’une stabilité s’effondre : d’abord celui de la guerre froide et sa logique binaire, puis celui de la mondialisation triomphante après 1990. Aujourd’hui, le grand Autre est absent : pas de centre, pas de garantie, seulement des blocs instables, des guerres sans fin, et un cadre symbolique en miettes. La foi dans la technologie comme salut devient alors un déni fétichiste : “Je sais bien que la crise est systémique – mais tout de même, j’y crois.” L’intelligence artificielle, l’énergie verte, la science deviennent ainsi des fétiches qui reportent la vraie question : comment transformer les structures sociales et économiques qui produisent la catastrophe où nous vivons déjà.

Nous ne pouvons pas demeurer à Gomorrhe, pas plus que nous ne pouvons nous retourner vers elle – car nos larmes pour ce qui brûle derrière nous nous changeraient en sel. La femme de Lot s’est figée dans sa propre nostalgie ; Orphée a perdu Eurydice au moment même où il ne sut pas faire confiance à l’ombre et à l’espérance encore informe. Ainsi en est-il de l’Europe aujourd’hui : si nous nous tournons vers les ruines – vers les rêves d’empires, vers la nostalgie d’un passé stable, vers l’illusion d’une sécurité – nous nous pétrifierons, devenant nous-mêmes le souvenir d’une civilisation incapable d’avancer. Même lorsque tout semble entre les mains de Dieu, lorsque le destin paraît opaque, le seul espoir est de continuer à marcher : faire confiance à une route qui ne s’ouvre qu’à celui qui ne se retourne pas. Ne pas regarder en arrière n’est pas indifférence, mais la volonté douloureuse de porter le manque et, malgré lui, d’insister sur le mouvement – car sinon nous perdons à la fois l’amour, l’avenir et nous-mêmes.

Ce qui retint peut-être la femme de Lot, ce ne fut pas seulement sa peine, mais son identification : une part d’elle restait tissée à Sodome, à cette corruption morale qui avait pourtant été son foyer. Bien qu’elle fût comptée parmi les rares justes choisis par Dieu, elle demeurait liée à ce qui était perdu – car renoncer, c’est reconnaître qu’on n’y a jamais tout à fait appartenu, qu’on est, au plus profond, étranger. Pourtant, ce regard en arrière était aussi une forme d’amour : une tentative désespérée de sauver ce que l’on avait appelé sien, ce dont on avait été fier, même si tout était corrompu. Mais le véritable courage est divin : il consiste à avancer sans se retourner, à croire que l’amour n’est pas dans la ruine que l’on serre contre soi, mais dans la voix qui appelle plus loin – même si cela exige de tout laisser derrière soi dans les flammes.

Sara Tetzchner

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