Le 9 mai 1965, Léonid Brejnev crée la tradition des grandes parades militaires sur la place Rouge à Moscou et institue ainsi « le Jour de la Victoire » qui héroïse les combattants de cette guerre, comme le mineur Stakhanov avait été héroïsé pour son « ardeur exceptionnelle au travail dans les mines de charbon socialiste du Donbass, dépassant ainsi les quotas qui lui étaient assignés par le Gosplan du parti ». Le 9 mai 1995, le musée de « la Grande Guerre patriotique » était inauguré pour en commémorer son « glorieux cinquantième anniversaire ».
Le 9 mai 2012 lors du défilé militaire annuel à Moscou, Poutine proclamait : « Notre pays (…) a offert la liberté aux peuples du monde entier ». Deux ans plus tard jour pour jour, il était en route pour la Crimée, afin d’y saluer « la fidélité à la vérité historique et à la mémoire de nos ancêtres rétablies » dans une péninsule qui venait d’être militairement annexée. Au nord-est, dans le Donbass ukrainien, l’heure était aussi à la célébration : des séparatistes pro-russes, guidés par des vétérans au torse médaillé, avaient pris la rue pour se féliciter du rapprochement avec « la mère patrie ». Deux jours plus tard, un référendum allait déboucher sur « l’indépendance » autoproclamée des régions séparatistes. La guerre russe contre l’Ukraine n’en était alors qu’à ses débuts. Le 9 mai 2021 sur la place Rouge, Poutine martelait que « le peuple soviétique a (…) libéré les pays d’Europe de la peste brune ». Le 24 février 2022, dans son intervention télévisée matinale annonçant la guerre, Poutine déclarait encore : « L’issue de la seconde guerre mondiale est sacrée ».
Depuis 1965, mais plus encore depuis vingt-cinq ans, l’instauration de ce mythe a permis d’occulter tout ce qui s’est produit avant, pendant et après la seconde guerre mondiale ; il en fut ainsi de l’existence, du contenu des Pactes germano-soviétiques et de leurs protocoles secrets qui ont trait au partage l’Europe de l’Est, à la collaboration entre Gestapo et NKVD, ou à l’approvisionnement du Reich par l’URSS, entre autres choses [1].
I - Avant-guerre, des épurations déstabilisatrices dans tous les domaines
Pour comprendre ce qui s’est passé depuis 1939 en URSS, il est nécessaire de revenir sur les purges staliniennes et « la grande terreur » car elles ont eu des conséquences non négligeables. Ainsi, entre 1925 et 1938, Staline a fait périr 85 % de ses propres « camarades » du Comité Central du parti [2]. En outre, il a fait exécuter entre juin 1937 et juillet 1938 : 3 maréchaux sur 5 ; 14 généraux d’armée sur 16 ; tous les amiraux (8 sur 8) ; 60 généraux de corps d’armée sur 67 ; 136 généraux de division sur 199 ; 20 000 à 30 000 officiers sur 80 000 [3]. Malgré ces chiffres stupéfiants, ils sont loin de rendre compte de l’arriération de la « société » et des armées soviétiques d’avant guerre.
En 1936, une enquête révélait que 50% des commandants de bataillon ne savaient pas lire une carte et ne maîtrisaient pas le russe à l’écriture [4], ce que les purges de 36-37 allait accroître. Par ailleurs, la recherche sur de nouveaux armements comme le radar fut très perturbée par les arrestations, dont les services de renseignements militaires furent également la cible. D’autre part, les promoteurs des blindés, derrière Mikhaïl Toukhatchevski, furent éliminés en priorité, tandis que survivaient les défenseurs inconditionnels de la cavalerie : en septembre 1939, les quatre corps mécanisés existants étaient dissous par le maréchal Grigori Koulik – un très proche de Staline qui combattait encore les canons antichars, le char T-34, les Katioucha (« orgues de Staline ») – et préférait ouvertement l’artillerie hippomobile aux roquettes. Il voulait même revenir à un modèle de canon en vigueur pendant la guerre de 1914 et fit arrêter et torturer le ministre de l’Armement, Boris Vannikov, qui avait osé le contredire. Les divisions blindées dissoutes ne furent rétablies qu’à la veille de l’invasion allemande de juin 1941 [5]. C’est dire à quel point les camarillas proches de Staline étaient puissantes, malgré leurs extravagantes lubies.
II - PACTES, TRAITÉS ET ACCORDS GERMANO-SOVIÉTIQUES [6]


Un des deux grands sujets tabous du mythe de « la grande guerre patriotique », ce sont les pactes (et non LE pacte), traités et accords germano-soviétiques. Ceux du 19 août 1939 (un accord de crédit signé à Berlin) et du 23 août 1939 avaient été précédés par d’autres rapprochements, comme lorsque fut ratifié le prolongement du traité de Berlin [7], cinq mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le 5 mai 1933. Pourtant, celui-ci avait professé un anti-communisme virulent. De son côté, la propagande soviétique, ne cessait de dénoncer le fascisme et le nazisme comme les pires ennemis de l’humanité. Trois jours auparavant, le journal L’Humanité avait même publié un communiqué de l’agence de presse Tass démentant que des divergences fussent apparues entre les délégations franco-anglaise et soviétique lors de leur rencontre à Moscou. Au Japon, ce pacte germano-soviétique fut considéré comme une trahison, étant donné que l’Allemagne nazie et le Japon avaient signé, le 25 novembre 1936, le pacte dit « Anti- Komintern » qui était dirigé contre l’URSS.
Après l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939 par l’Allemagne nazie et le 17 par l’URSS – sans déclaration de guerre [8] – l’entente entre les deux agresseurs s’est accrue : le 22 septembre les forces nazies et soviétiques défilent ensemble à Brest-Litovsk ; le 28 septembre, Ribbentrop retourne à Moscou et signe avec le chef du gouvernement Molotov, un traité dit « d’amitié et de délimitation des frontières » qui désintégrait la Pologne [9]. Ce traité était assorti de trois protocoles secrets ; le dernier concernait la manière de traiter les Polonais résistants : les anti-staliniens aussi bien que les antinazis. C’est ainsi que le N.K.V.D. et la Gestapo agirent de concert durant tout l’hiver 1939-1940, échangeant leurs informations et leurs opposants réciproques.
En conformité avec ces accords, l’URSS participait activement (de concert avec les armées hitlériennes), à la prédation de territoires de l’Europe centrale qui faisaient partie de pays indépendants, tels l’Est de la Pologne, la Carélie finlandaise ou la Bessarabie roumaine. L’URSS a aussi consenti à l’installation de bases maritimes allemandes à Mourmansk et à Zapadnaïa Litsa en mer de Barents [10].
Parallèlement, la guerre de l’URSS contre la Finlande qui débute le 30 novembre 1939 s’est achevée le 5 mars suivant par la perte de 150 000 soldats soviétiques en cinq mois, eu égard à la médiocrité du commandement et aux déficiences des équipements. La paix signée à Moscou le 12 mars 1940 ampute alors la Finlande de la Carélie.

Les soviétiques ont ensuite occupé et annexé les pays baltes à la mi-juin 1940, quasiment sans combats : une situation obtenue par des ultimatums et une série d’élections parlementaires truquées permettant l’irruption de gouvernements prosoviétiques grâce aux « partis communistes frères » aux ordres de Moscou.
L’occultation de tous les protocoles secrets (signés durant seize mois, d’août 1939 à janvier 1941) à l’aide de plusieurs sortes de procédés – omission, censure, négation, fabrication de faux, accompagnées ou non d’accusations de mensonge à l’égard de l’adversaire – n’aura finalement pas permis de dissimuler que la volonté de conquête soviétique s’est assouvie en accord avec les nazis, ce qui vide de leur substance toutes les justifications du pacte Ribbentrop-Molotov, dit de « non-agression ». Et en effet, le 2 juin 1988, le chancelier Helmut Kohl faisait transmettre à Gorbatchev des copies, sous forme de microfilms, du protocole secret du 23 août 1939 (ce qui avait été révélé lors des procès de Nuremberg, mais que les soviétiques avaient contesté). Le 23 décembre 1989, Alexandre Iakovlev, membre du Bureau politique, et président de la commission gouvernementale chargée d’examiner le pacte, déclarait, lors du IIe Congrès des députés populaires de l’URSS, que Staline et Molotov avaient effacé les traces du protocole secret, et qu’il était resté inconnu, tant au Soviet suprême qu’au Bureau politique jusqu’en 1948, date à laquelle il fut publié aux États-Unis ; « Tout cela, dit-il, nous a coûté très cher, tant politiquement que moralement ».
III - L’Union Soviétique approvisionne le IIIe Reich
L’accord commercial du 19 août 1939 fut suivi du très connu pacte du 23 août, du traité d’amitié du 28 septembre 1939, des accords économiques du 11 février 1940 et du 10 Janvier 1941 (lequel comporte aussi un protocole secret au sujet de l’occupation de la Lituanie par l’URSS [11]). Ces accords autorisaient le transit de marchandises diverses (dont le caoutchouc, acheminé par trains spéciaux) en provenance du Japon et d’autres pays asiatiques, faisant ainsi échec au blocus de l’Allemagne par les Alliés ; ils auront permis la livraison de grandes quantités de matières premières à l’Allemagne, dont des centaines de milliers de tonnes de pétrole, de minerai de fer, de ferraille et de fonte, de phosphate et de manganèse, de caoutchouc ainsi que de céréales, etc. Sans les importations soviétiques, les stocks allemands de plusieurs produits clés auraient été à sec, dès octobre 1941 [12], c’est-à-dire quatre mois après l’invasion nazie de l’URSS qui débutait le 21 juin avec l’opération Barbarossa.
IV – La collaboration entre GESTAPO et NKVD
La première conférence commune date du 27 septembre 1939 à Brest-Litovsk, en Biélorussie ; la deuxième en Pologne à Przemyśl à la fin novembre ; la troisième à Zakopane, à partir du 20 février 1940. La partie allemande y était représentée par Adolf Eichmann.
Après cette conférence a été mise au point l’AB-Aktion (opération extraordinaire de pacification) qui visait à éliminer les élites intellectuelles, artistiques, politiques et économiques polonaises. Entre septembre 1939 et l’été 1940, plus de 90 000 Polonais ont été arrêtés et massacrés en différents endroits du pays, les autres étant envoyés dans des camps de concentration. Au même moment, le NKVD dirigé par Beria [13] assassinait 22 0000 Polonais, essentiellement des officiers d’active et de réserve (les exécutions furent réparties en six lieux, dont le plus connu est Katyń) et déportait 60 000 autres personnes, essentiellement les membres de leurs familles.
La quatrième et dernière réunion eut lieu en mars 1940 à Cracovie. Dans ces réunions, le NKVD et la Gestapo se sont essentiellement entretenus de la manière d’agir contre l’intelligentsia et la résistance polonaise [14]. Et comme on peut s’en douter, Molotov nia l’existence de protocoles secrets jusqu’à sa mort en 1986.
V – L’opération Barbarossa consacre la rupture entre Hitler et Staline
Par l’opération Weserübung du 9 avril 1940, Hitler avait envahi d’abord la Scandinavie puis les Pays bas et la France, avec les félicitations de Staline.
Les justifications de l’opération Barbarossa du 22 juin 1941 contre l’URSS sont connues : elles sont raciales (soumettre les « sous-hommes slaves »), stratégiques (étendre « l’espace vital » à l’est par la conquête de l’Ukraine et du Caucase, des régions économiques capitales), militaires (vaincre une puissance voisine disposant d’une importante armée) et idéologiques (mettre un terme au judéo-bolchévisme).
Cette opération qui débute à 3h15 du matin est la plus grande invasion de l’histoire militaire [15] en matière d’effectifs engagés et de pertes à ce moment-là. Le groupe d’armées du nord doit s’emparer des pays Baltes, le centre de Moscou et celui du Sud de l’Ukraine, puis pousser vers le pétrole caucasien. Confrontée à cette surprise opérationnelle, à l’expérience et aux tactiques supérieures de la Wehrmacht, l’Armée rouge est mise en déroute : elle doit reculer de plusieurs centaines de kilomètres vers l’intérieur du territoire et perd un effectif et un matériel considérables lors de grands encerclements, tout au long de l’été 1941. Le 20 septembre 1941, après avoir fait prisonniers 665 000 soldats soviétiques, les Allemands encerclent Kyiv. Le 16 octobre, ils pénètrent dans Odessa, ville de 500 000 habitants qui abritait des chantiers navals, des usines de produits chimiques, des fonderies et des forges ukrainiennes.
Mais les nazis échouent le 5 décembre 1941 devant Moscou et la fin du siège de Leningrad sera considérée, avec le débarquement des alliés en Afrique du Nord en novembre 1942, comme le tournant de la guerre. Il reste que plus d’un million et demi de polonais furent déportés vers le goulag sibérien [16] et que le pacte entre le IIIe Reich et l’URSS laissa une souillure indélébile sur le soviéto-stalinisme international, tout comme l’invasion de la Hongrie en 1956 ou l’écrasement du printemps de Prague en 1968.
VI - La « Grande Guerre Patriotique », ses crimes et ses millions de victimes
Les sources officielles de l’URSS et celles de Poutine font toujours état de 20 à 26 millions de pertes humaines (tués, blessés et disparus). En l’absence d’un consensus solidement établi à ce propos, c’est ce chiffre que nous prendront par défaut [17]. Par ailleurs, il donne à penser que ces pertes furent essentiellement russes. Les données et les archives étant dispersées, encore closes, perdues, falsifiées ou détruites, il est difficile de se faire une idée précise des pertes humaines (civiles et militaires) selon les nationalités composant l’URSS à cette époque. En 1940, elle comptait 194 millions d’habitants au total. Si l’on part du chiffre revendiqué de 26 millions de soviétiques disparus, cela représente environ 13,7% de l’ensemble de la population.
Dans l’URSS de cette époque, les pays baltes, la Biélorussie et l’Ukraine comptaient plus de 56 millions d’habitants et ont perdu environ 11 millions de militaires et de civils, ce qui représente 40% des pertes totales. N’oublions pas que la plupart des combats (aussi bien en 1941-42 qu’en 1943-44) se sont déroulés sur le sol de ces pays, et ce furent des combats d’une férocité inimaginable. Autrement dit, et contrairement à ce qui a toujours été avancé par la propagande du Kremlin, les habitants de ces seuls pays ont eu proportionnellement deux fois plus de victimes que « les Russes ». D’autant que ce qui est encore à présent décrit comme l’armée soviétique (ou l’armée Rouge), masque le fait qu’elle était recrutée parmi les populations pauvres et lointaines, essentiellement utilisées comme chair à canon dans des conditions terribles, notamment durant les quatre hivers de la guerre : « Au fur et à mesure que la guerre avançait, les recrues venaient d’Asie centrale et orientale et il existait des divisions ’nationales’ composées de d’Ouzbeks, d’Azerbaidjanais, d’Arméniens etc. qui étaient généralement dirigées par des officiers russes ; les unités de montagne comptaient un fort contingent de Géorgiens » [18].
Ainsi peut-on lire que, durant les cinq mois de campagne finlandaise, plus de deux mille cinq cent hommes ont été quotidiennement sacrifiés [19] pour des gains territoriaux somme toutes modestes (ce qui est le cas en ce moment en Ukraine). L’ampleur de ces chiffres ne doit pas nous étonner outre mesure : le soviéto-stalinisme n’a jamais fait grand cas de ses « sujets », surtout en temps de guerre, tout en ménageant sa base sociale, majoritairement urbaine et russe.
Last but not least, les nombreux crimes de guerre de l’Armée rouge pendant tout le second conflit mondial (y compris les milliers de viols à Berlin) ont longtemps été occultés, comme celui de Katyn le fut jusqu’en 1990.
VII – Le crédit-bail États-unien a sauvé l’URSS de la défaite [20]
Deux jours à peine après le début de l’agression hitlérienne contre l’URSS, Roosevelt débloque les avoirs russes qui étaient gelés dans les banques états-uniennes. Fin juillet, il obtient que dorénavant le Neutrality Act n’affecte plus l’URSS. Cela entraîne les conséquences suivantes : l’interdiction d’envoi d’armement à destination des pays totalitaires ne concerne plus l’URSS ; la marine marchande états-unienne cesse d’être frappée d’interdiction d’entrée dans les ports soviétiques ; l’URSS retrouve le droit d’acheter du matériel militaire (et non seulement civil, comme par le passé).
Après avoir reçu le rapport de son envoyé spécial à Moscou, Roosevelt donne l’ordre de livrer immédiatement 200 avions de chasse à l’URSS. Le 28 septembre, à la conférence tripartite de Moscou, la Grande-Bretagne s’engage à livrer à l’URSS une importante quantité de matériel militaire qui devait ensuite être remplacé par les États-Unis. Le 7 novembre, le Congrès états-unien offre à l’URSS l’ouverture d’une première ligne de crédits sans intérêts d’un montant d’un milliard de dollars en application du crédit-bail. Le 11 juin 1942, les négociations américano-soviétiques aboutissent. L’accord, conclu d’abord pour une durée de neuf mois, fut reconduit par trois fois jusqu’en octobre 1945.
Les 18 millions de tonnes de matériel livrées à l’URSS durant quatre années, représentent un transfert colossal, jamais atteint par le passé entre deux pays quelconques [21]. Ces transports ont emprunté trois voies maritimes : les océans Arctique, Atlantique et Pacifique. Dans les livraisons effectuées, il ne manquait pratiquement pas une seule catégorie de biens indispensables pour mener une guerre de longue haleine. L’inventaire de l’aide états-unienne reçue par l’URSS peut se résumer en six catégories de biens :
— La première catégorie comprenait des avions de chasse, des bombardiers, des avions cargo, des avions d’observation et d’entraînement ; au total 14 000 aéronefs ont atteint le territoire soviétique avec leurs matériels de communication et de dépannage.
— La deuxième catégorie, 400 000 véhicules dont des chars, des Jeeps, des véhicules amphibies, de transport de troupes et les tonnes de produits pétroliers et de pneumatiques afférents.
— La troisième catégorie était composée d’armes de tous types et de 136 000 pièces d’artillerie avec leurs munitions, ainsi que les explosifs (325 000 tonnes) permettant d’en fabriquer de nouvelles. À tout cela il convient d’ajouter les moyens de communication sans fil, les appareils de radio goniométrie, tous ces équipements étant accompagnés d’une grande quantité d’accessoires, de pièces détachées et d’outils d’entretien et de réparation.
— La quatrième catégorie comprenait les moyens de transport maritime et de combat naval. Ces moyens comptaient au total 735 unités, dont la liste est présentée dans le tableau suivant.
- La cinquième catégorie comprenait la nourriture [22], l’habillement et des millions de paires de chaussures ou de bottes militaires ainsi que des milliers de tonnes de cuir et de tissus.
— La sixième catégorie comprenait des équipements industriels, énergétiques et une quantité importante de matières premières stratégiques [23] : Charbon, fonte, acier, aluminium etc. Les États-uniens livrèrent également toutes sortes d’équipement industriel et divers outils dont la valeur s’élevait à 1,1 milliard de dollars.
Staline, aurait-il capitulé en 1942 s’il n’avait pas obtenu une aide extérieure immédiate ? L’URSS aurait-elle pu habiller son armée, la chausser, la nourrir, la transporter et l’équiper sans la livraison de millions de chaussures, de millions de tonnes de produits céréaliers, de milliers de locomotives, de wagons et autres matériels roulant ? L’Armée rouge aurait-elle pu assurer la liaison tactique entre ses troupes dispersées sur plusieurs fronts sans avoir reçu 38 000 émetteurs-récepteur radio et des dizaines de millions de kilomètres de câbles ? L’état-major de Staline, pouvait-il penser sérieusement à assurer la sécurité aux frontières nord, surtout à Mourmansk, son principal port d’approvisionnement, sans avoir obtenu des États-unis la mise à sa disposition exclusive de 735 bateaux et navires de guerre ? La bataille de Stalingrad aurait-elle pu constituer un tournant dans la guerre sans la technologie états-unienne, sans que les 10 divisions russes, organisées dans le plus grand secret loin de Stalingrad, puissent être déplacées en camions Ford, Dodge et Studebaker sur plusieurs centaines de kilomètres en une seule nuit ? Et enfin, l’Armée soviétique aurait-elle pu ensuite devancer les armées alliées dans plusieurs pays de l’Europe centrale, sans les 409 000 camions et autres véhicules de transport rapide états-uniens ?
Les dépenses militaires de l’URSS durant toute la période du 22 juin 1941 au 20 décembre 1945 se sont situées entre 42 et 63 milliards de dollars. On peut en conclure que, sur le plan financier, la contribution états-unienne se montait à 18 % au minimum et à 27 % au maximum de l’effort militaire soviétique. Pour comparaison cela représente quatre à cinq fois le budget dépensé lors du « Manhattan Project ». Le tableau suivant montre la valeur des livraisons en $ reçues par l’URSS durant la période du 22 juin 1941 au 20 septembre 1945.
VIII - La désinformation soviétique sur le prêt-bail états-unien
Il existe en Union soviétique deux versions, radicalement différentes, de la portée historique de l’aide états-unienne : l’une connue seulement des plus hauts responsables et l’autre, officielle, destinée au grand public. La première dont la divulgation par les mass-médias soviétiques est prohibée, rejoint l’opinion des historiens occidentaux. Elle reconnaît que l’URSS n’aurait jamais pu, sans l’aide états-unienne, contenir en 19 mois les armées allemandes, passer à la contre-offensive et arriver à Berlin. La deuxième version de l’URSS sur le prêt-bail (Lend-Lease Agreement), destinée au grand public, tend à en minimiser la portée. En voici un exemple.
Lorsqu’en 1943 le troisième Protocole soviéto-américain attendait l’approbation du Congrès des États-Unis, l’Amiral Standley, Ambassadeur à Moscou – désirant verser au dossier de ce Protocole quelques éléments favorables pour le faire avancer rapidement – chercha à obtenir de la part du gouvernement soviétique une déclaration, ou ne serait-ce qu’une « petite phrase » de reconnaissance. N’y ayant pas réussi, il convoqua le 8 mars 1943 une conférence de presse, avec la participation de journalistes états-uniens. Il y fit observer que « ...Les autorités russes semblent vouloir tenir secret le fait qu’elles reçoivent une aide de l’extérieur... Apparemment, elles veulent que leur peuple croie que l’Armée rouge se bat seule dans cette guerre ». Le lendemain, il écrivit au Département d’État : « Je ne pense pas que nous devions nous taire et continuer à accepter l’ingratitude manifeste des dirigeants soviétiques ». Cette phrase inscrite à la une des journaux états-uniens suscita le 10 mars 1943 une entrevue entre Standley et Molotov. Après trois jours de silence, rapporta Standley, nous « assistons à une véritable avalanche de déclarations sur l’aide états-unienne à la Russie ». Cette « avalanche » fut de courte durée et très orientée. Elle comportait quelques reportages, provenant de divers secteurs du front, sur l’arrivée du matériel états-unien en faisant l’éloge de la « générosité du peuple états-unien qui s’est manifestée sous la forme de « dons offerts par la Croix rouge états-unienne et par le Russian Relief [24] ». On remarquera une fois encore l’habileté soviétique à faire croire qu’il s’agissait là d’une « solidarité de classe du prolétariat américain envers le prolétariat russe », avec comme sous-entendu : le Kremlin ne doit rien au gouvernement capitaliste des États-unis. Après la guerre, la censure des informations concernant la véritable dimension du lend-lease en faveur de l’URSS a été maintenue.
« Nous n’avons pas trouvé une seule publication universitaire sur le lend-lease destiné à l’URSS. Force est de constater que seules les publications à caractère encyclopédique, contrôlées soit par le Comité central du parti communiste soviétique, soit par le Ministère de la défense de l’URSS [25], donnent quelques informations (ou plutôt désinformations) de deux pages au maximum sur le lend-lease. Ces publications mettent en exergue divers reproches ou remarques critiques à l’égard des États-Unis et créent chez le lecteur l’impression d’une mauvaise foi du gouvernement états-unien » [26]. Staline et ses successeurs tenaient à ce que la population soviétique ne soit pas au courant des dimensions et du rôle réels de l’aide reçue au titre du LLA. Les manuels scolaires et universitaires en URSS ne comportent pas la moindre mention à ce sujet.
La Fête de la victoire est la dernière fête d’origine soviétique à avoir survécu dans le calendrier officiel depuis l’effondrement de l’URSS.
IX - La « grande guerre patriotique », base de l’identité russe et de la propagande poutinienne
En 1965, le « socialisme soviétique » était largement déprécié [27] ; le mythe de « la grande guerre patriotique » devint alors un élément substitutif important du système de propagande. Il servira également de « matrice à une reconfiguration identitaire de l’homo sovieticus, moins communiste que patriote, un patriotisme dont les soldats devinrent les figures emblématiques » [28]. C’est à partir de Brejnev que cette guerre va devenir « sacrée ».
Selon Boris Doubine du centre d’analyses Levada, « La puissance de cette tradition s’explique aussi par la nostalgie des hommes politiques russes pour l’époque où la Russie n’était pas qu’un État, mais bien le coeur d’un grand empire ». Éclipsée durant l’ère Eltsine, le mythe de « la grande guerre patriotique » a retrouvé avec Poutine une place, à travers le cinéma, la télévision, les musées, les écoles et les défilés annuels.
En faisant fi des pertes humaines essentiellement non russes, ce mythe permet de soutenir que les russes auraient payé le prix du sang le plus important pour libérer tout seuls leur territoire et l’Europe du nazisme. Il permet également au maître du Kremlin de se présenter comme l’antinazi en chef, des décennies après Brejnev et, par là, de prétendre exercer les droits que conférerait à la Russie l’héritage de « la Grande Guerre patriotique » ; des droits exclusifs, car le discours public est rigoureusement contrôlé [29]. En outre, c’est une conception de l’antinazisme typiquement soviétique, c’est-à-dire mensongère : elle omet les mots juifs, génocide ou Shoah dans les textes officiels chargés de définir le nazisme ou de l’enseigner [30], ce qui revient à en nier la spécificité dans l’histoire, ultime héritage de l’URSS dont Poutine a dit qu’elle avait « malheureusement » disparu. Ainsi, quand il envahit un pays en organisant son discours autour du mythe de « la Grande Guerre patriotique » tel que l’URSS l’a forgé, il reste peu de doute sur la nature de sa nostalgie et sur le fait que cette nostal-idéologie est un élément moteur de ses guerres depuis un quart de siècle.
Jean-Marc Royer, Juillet 2025