Le monde est plus que ce truc !

(Le journal impossible)
Emmanuel Thomazo

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020
*

« La vie est la farce à mener par tous. » Arthur Rimbaud. Mauvais sang.

*

Vide et Covide prennent un énième verre en terrasse.
Ils se défoncent la gueule sans masque pour oublier qu’ils ont du mal à respirer dans le vieux monde de merde dans lequel ton âme squatte.
Dans lequel ils n’ont jamais demandé à naître, encore moins à être, et encore moins à crever.
Et dans lequel durer n’a rien d’une promenade de santé.
Se défoncer la gueule en terrasse à coup de bière bio, même si ça explose leur budget culture & loisirs, c’est à peu près la dernière chose qu’ils ont le droit de faire dans l’espace public.
(Si toutefois on peut encore parler d’espace public concernant les terrasses de bar mais c’est une autre histoire à raconter.)
(Théoriser. Raconter. Soigner.)
Santé, quoi !
(Stop, y a un moment où faut savoir dire stop : si on veut faire avancer le schmilblick, faut arrêter de prendre le réel avec des pincettes comme s’il était aussi dégueulasse qu’un porc pestiféré en route pour l’équarrissage, ou, mieux, un masque infecté.)
Alors, ils en profitent, Vide et Covide, ils se mettent une bonne vieille race des familles, c’est la dépouille finale.
(Faudrait être franchement stupide pour pas profiter de la liberté en général et de la liberté en particulier. Même si le mot n’est pas franchement à la mode.)
(Liberté pour quoi ?)
Vide et Covide regardent à l’intérieur du bar où le camp de migrants de Lesbos crame à l’écran - 13000 sans pays confinés masqués désormais sans camp officiel.
(Le truc, c’est le devenir-camp du monde, et la sécurité qui vient avec.)
Deux autres et tous à Zanzibar !, Vide braille agitant son verre direction patron. Pas question de se laisser abattre.
(Ni par les terroristes ni par les flics ni par les virus.)
Merci patron ! 
Et puis un bout de vidéo où Macron masqué s’étouffe en prononçant un discours sur l’égalité des chances ou un truc du genre, respectant pas trop les gestes barrières.

(De toutes façons, personne capte rien à sa ratatouille post-néo-libérale.)
C’est l’hilarité générale, mort de rire, tout le bar est mort de rire.
(Le rire est le propre de l’homme.)
Bon, on se lance ?, Vide demande à Covide.
(Vide et Covide ont décidé pendant Le Grand Confinement de rompre avec leur vie de merde et de devenir acteurs. Une de leurs connaissances, philosophe amateur, lui, a décidé de devenir auteur dramatique et leur a écrit un sketch.)
(Nul doute que ces mutations intérieures en voie de connexion relèvent de l’harmonie préétablie ! Mais par qui ?)
Oui, go, tu fais l’Eve, je fais l’Adam, Covide répond.
Ils sortent leurs textes pour pallier à leurs trous de mémoires, se lèvent, remettent leurs masques sous l’œil inquisiteur de la vigile en rouge, c’est un peu de la bouillie qui sort de leurs bouches, ils sont plus faux que des billets.
(Gloire, Glandouille et Picole !)

« — On est dans la merde, hein, Eve ?
— Oui, Adam, on est dans la merde.
Profonds soupirs.
— Vraiment dans la merde… Enfin, façon de parler, car on a la chance d’être dans le désert et dans le désert, y a pas de merde, hein, Eve…

— Maybe, Adam, maybe…
Profonds soupirs.
— Me fait chier, ce naze, me fait chier, Eve au public…
— Elle me fait la gueule ou quoi ?, Adam au public…
Profonds soupirs.
— Pourtant, hein, Eve, on n’a rien fait pour, rien du tout pour que la merde parfume notre union, alors on peut rêver de sortir du désert, on peut rêver tous les deux pour l’humanité entière, pour nos enfants et les enfants de nos enfants, hein, Eve ?
— Rêver mon cul, faut sortir du désert, point final !
— Mon amour…
— Mon amour mon cul !
— Le désert sans chameau, c’est comme l’infini, impossible d’en sortir… T’as pas peur, toi, hein, Eve ?
Profonds soupirs… » 

(Sifflets.)
On est nul, coupe Vide.
Nul comme un zéro zéro en poule, Covide est d’accord.
Deux autres et tous à Lesbos !, Covide braille agitant son verre direction patron.
Merci patron !
Le smartphone de Covide joue quelques mesures de la Marseillaise. Covide plisse les yeux en faisant glisser son pouce sur l’écran. Il est blanc comme un linge.
Qu’est-ce-que t’as ?, Vide demande.
C’est Améli, paraît que je suis cas contact, faut que je trace au cabinet du kiné pour me faire tester et me mettre à l’abri en attendant les résultats, Covide l’informe d’une voix étranglée.
Covide se casse fissa et Vide resté seul songe avec une petite pointe d’angoisse qu’il est désormais lui aussi cas contact.
(Mais un cas contact de cas contact est-il un cas contact ? That is the question.)
Regard trouble et vision double, cherchant à deviner les visages derrières les masques, il a envie de dégueuler.
(Symptôme ?)
Vide se lève, enfile son masque, l’arrache et dégueule en pleine rue.
(Applaudissements.)

*

J’étais vraiment énervé en sortant du parking souterrain où j’avais aiguisé mes concepts. Impossible d’en faire des slogans. A moins que ce ne soit l’inverse.

*

Qu’est-ce-que ça signifie : y croire ?

*

Et pourquoi produire quelque chose plutôt que rien ?

*

Et puis voilà : le désir soudain qu’entre le monde et le regard nulle image ne s’intercale plus. Pour que la puissance des images ne déforme plus, ni le regard ni le monde. Pour qu’il n’y ait plus rien entre monde et regard, pour que l’un se confonde avec l’autre dans une symbiose éphémère. Ephémère ? Sans vocation ni appétit mystique, le goût de la contemplation lasse et passe bien vite tant la vacuité brute qui l’accompagne dévore quiconque est inquiété par la possibilité d’un réel qui échapperait à la représentation. Fatalement, les mots rappliquent : monde et regard de nouveau subissent la loi sans règles de la déformation. Derrière les mots suivent en farandoles et palimpsestes les images qui les nourrissent et leur insufflent un soupçon de vitalité.
Alors, pour sortir de cette impasse, on décide que les images du monde sont plus que des représentations du monde, elles sont le monde.

*

Qu’est-ce-que le monde ?
Le monde est un oignon qui fait pleurer quand on l’épluche.
Le monde est plus que mon monde.
Le monde est ce truc qui se déroule sous nos regards brouillés.

Ce truc auquel beaucoup ne disent ni oui ni non.

*

Plus rustre qu’un ermite dépité par sa solitude, j’ai grandi bercé par les méfaits musicaux des féeries atroces, dans le vertige de tout instant, halluciné par le lait violet des licornes de la damnation, érigeant des palais d’ossements au revers du réel, pratiquant un érotisme cosmique...
Carcasse, qui n’écrivait plus qu’avec ce qui lui restait de sang, reboucha sa veine et rempocha plume d’ange et calepin.
Dehors, un léger brouillard ensoleillé rendait le monde spectral et la chaussée glissante. Alors qu’il passait à hauteur d’une plate-forme d’urgence alimentaire, un gros nounours en peluche monté sur rollers le percuta. La créature s’écrasa vite sur une pyramide de nouilles en sachets. Lettres de l’alphabet, coquillettes, spaghettis et autres papillons se répandirent par milliers sur le macadam huileux et crasseux, désormais impropres à la consommation. Terrible le jour où les pauvres feront le deuil des rations de survie, songea Carcasse. Il reprit sa marche sans porter plus d’attention à l’anecdote. Ne pas confondre anecdote et évènement, mais il ne nota pas la phrase. Le pas incertain et l’œil vitreux, il allait précisément nulle part, chassant les poèmes intérieurs qui l’assaillaient, contrariant son besoin impérieux de silence. Se débarrasser de la poésie, mission impossible. Sous un barnum où des hippies distribuaient du riz cultivé dans des rizières d’immeubles, Carcasse se déboucha une nouvelle fois la veine et recommença à noter rageusement :

Antipoésie. Portrait de l’Antipoète en kamikaze métaphysique. Mourant dans l’absolu pour mieux saboter le réel. Balançant la came de la représentation dans une action sans théorie.
Carcasse savait sa stratégie inefficace. La Poésie, l’Antipoésie, c’était le même show, le même fil schizo à tirer jusqu’au squelette. Pourquoi résister, pourquoi lutter contre, pourquoi ne pas s’abandonner à la sensualité de la langue, la sensualité désespérée de la langue qui l’avait élu comme domicile provisoire ? Il avait tout simplement peur, peur de perdre sa place dans le monde sous les assauts du verbe. Sa place pourtant vide. Imaginant son corps devenir le porte tambour de la folie. S’imaginant se désosser.
Entre corps et mort,
Entre mon corps et ma mort,
Emeutes dans le sang pollué par les récits creux des ancêtres.
Corrosion de la corde politique nouée autour de mon nom,
Crissement d’âme en rut grattant un squelette fleuri de lichens de chair fanée…
Carcasse reboucha sa veine, livide, avec la certitude qu’il zonerait pour l’éternité dans ce truc qui ne dit pas son nom.

*

« La mort ne consiste pas à ne pas pouvoir communiquer mais à ne plus pouvoir être compris ». Pierre Paolo Pasolini. Poésie en forme de rose.

Toutes conditions mises entre parenthèses, une certaine neurasthénie consécutive au confinement dans la besace, un dégoût de plus en plus prononcé pour toute matière numérique, aller vers là où l’utopie bouscule toute forme de croyance aveugle.

*

Depuis que je me fais régulièrement abattre par ce sniper solitaire, sur ce terrain de foot sans gazon, à cette heure où la nuit ne blanchira jamais plus, j’ai compris au moins une chose : l’idée de la mort est le spectre de sa propre négation.

*

Nous étions fatigués mais pas trop. Il était tard mais pas trop. L’heure encore d’ouvrir les volets clos sur les fenêtres d’opportunité, l’heure encore de se faufiler entre les protocoles pour rejoindre le monde et tous ceux qui réinventent l’art de l’habiter. L’heure encore de vouloir que le monde soit plus que ce truc.

*

Une fois encore, qu’est-ce-que ça signifie : y croire ?

Eté 2020

Illustration : « Confiné ». Sébastien Thomazo. (http://sebastienthomazo.com/)

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