Laurent Obertone, l’idéologue de la police

Le “réarmement psychologique” en œuvre

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

Ces dernières semaines plusieurs enquêtes de journalistes ont dévoilé des échanges entre policiers sur différents réseaux sociaux. L’une d’entre elles nous rapporte une partie des propos de onze policiers de Rouen dans une boucle Whatsapp tenus entre novembre et décembre 2019 [1] qui, à notre sens, s’inscrivent dans un imaginaire, de guerre civile et raciale, entre autre véhiculé par un roman, Guerilla (deux volumes, 2016 et 2019) de Laurent Obertone, dont nous proposons une brève lecture. Ces policiers sont aussi et surtout des auditeurs du site nazi democratie-participative, dont leurs échanges prolongent, avec le même vocabulaire, les propos habituels. Mais il nous semble plus pertinent de nous intéresser à des produits culturels qui visent, et atteignent, un public bien plus large.

Le roman imagine l’effondrement de la France à partir d’une descente de police à la Courneuve, durant laquelle un agent tire sur des personnes décrites comme « dix furieux, bâtis par la tôle et la haine ». En tuant plusieurs d’entre elles, le policier provoque que « l’armée des ombres [se mette] en marche ». Le reste du livre reprend le même phantasme que Soumission de Houellebecq (2015), mais traité en mode trash. En gros, là où Houellebecq imagine une domination, lente et insidieuse, de la France par un parti islamiste du style Erdogan arrivé au pouvoir par les urnes, Obertone voit un chaos dans lequel un Daesh local, qui allie islamisme et délinquance, se taille des fiefs.

Le désarmement psychologique

Le processus a commencé dans les années quatre-vingt. Donc, en fait, vous en êtes à la deuxième génération. La seule différence, c’est qu’il y avait moins de rap. Mais le processus de gauchisation par la musique FM a commencé avec ma génération. Avec des chanteurs juifs, ils mettaient des tendances noires un peu partout […] Essayez de retrouver les chansons de Balavoine, Goldman etc. Même si c’est pas du rap, la propagande pro-nègre et bougnoule a commencé déjà, dès les années quatre-vingt et personne n’a rien vu. « Gardiens de la paix », Podcast d’Ilham Maad, Arte Radio, 4 juin 2020.

Je fais cette vidéo comme une réaction épidermique à l’actualité, ou du moins comme une entreprise de réarmement psychologique, Vidéo Facebook de Mme Maréchal-Le Pen, 10 juin 2020.

Le roman présente une succession de situations qui mettent en scène un même thème du renoncement à combattre face à un danger mortel. Ainsi institutions (police, justice, armée) et population (blanche) en générale, sont toutes bloquées, incapables d’agir, du fait d’une idéologie humaniste. L’un des personnages les plus détestés du roman, sorte de chef d’orchestre de l’idéologie dominante (dans la réalité, à placer quelque part entre BHL et Laurent Joffrin), explicite la matrice dont le reste du roman ne sont que des mises en scène à répétition :

« Les itinérants et assimilés s’en donneront à cœur joie. Les petits Blancs des villes ont pris fait et cause pour ces malheureuses victimes de la société, comme nous le leur avons appris. Les petits Blancs des champs se tairont et attendront, parce qu’ils ne savent faire que ça. […] Tu sais très bien que ces institutions ne sont qu’une fiction. Tu sais très bien que ce pays est totalement castré. Tous ceux qui ont un semblant de responsabilités sont terrorisés par nos menaces. Personne ne fera rien, mets-toi bien ça dans la tronche. »

C’est là la thèse du roman : la France a été « castrée » [2] par ses idéologues, de sorte qu’aucune institution n’est en mesure de répondre au moindre danger, surtout si celui-ci est basané, car les Blancs sont terrorisés à l’idée de faire le moindre mal aux minorités (noires, arabes, mais aussi gays, lesbiennes, etc.) L’écroulement des institutions est moins le fait d’un chaos surgi des banlieue doublé d’attaques plus ou moins coordonnées par des islamistes que de l’absence de réaction. Or, si les Blancs, auparavant conquérants, sont désormais tétanisés, c’est qu’ils ont subi une propagande, la dictature de la bien-pensance (baptisée « le très bien vivre ensemble » dans le roman).

Des emprunts à la littérature contre-insurrectionnelle mal digérée

Malheureusement, je sais qu’on part sur une guerre civile. Et ça c’est inévitable, « Gardiens de la paix », podcast d’Ilham Maad.

Le roman décrit la cité, épicentre du soulèvement qui mène à l’effondrement de la France, ainsi :

« Des centaines de familles, des milliers de jeunes, fichés, armés, vivant d’impôts et de crimes, gouvernés par la rancœur, les salafis et les caïds. Vu de l’extérieur, on ne comprenait pas pourquoi ce quartier ne se soulevait qu’une fois tous les quatre ans. Ça ressemblait à une sorte de miracle.

Les médiateurs, eux, le savaient : des structures sociales fortes, qui n’existaient plus ailleurs – la religion, la famille, le clan –, le régissaient entièrement. Or, ces structures venaient de se liguer contre l’État, pour lui mener une guerre totale. » [c’est nous qui soulignons]

Les « structures sociales fortes » sont une actualisation d’un thème qui apparaît dans la littérature militaire française au début des années 1950 sous l’expression de « hiérarchies parallèles ». Celle-ci est initialement utilisée par Charles Lacheroy (1906-2005), père fondateur de la contre-insurrection à la française, pour décrire l’organisation du Vietminh durant la guerre d’Indochine. Ces « hiérarchies parallèles » étaient sensées enserrés l’ensemble de la société, à travers un entrelacs d’associations, le tout chapeauté par le parti communiste. Cependant, Lacheroy commençait ses conférences en fixant l’étendue de la guerre en cours, en se réfèrent aussi à une « guerre totale ». Il définissait celle-ci ainsi :

« Totale parce que non seulement elle mobilise vers cet effort de guerre toutes les puissances industrielles, commerciales, agricoles d’un pays, mais aussi parce qu’elle prend et pousse dans l’effort de guerre tous les enfants, toutes les femmes, tous les vieillards, tout ce qui pense, tout ce qui vit, tout ce qui respire avec toutes leurs forces d’amour, toutes leurs forces d’enthousiasme et toutes leurs forces de haine et qu’elle les jette dans la guerre. » [3]

Or, Obertone semble avoir compris ce concept seulement comme la capacité de ces « structures sociales fortes » à mobiliser des « troupes » (c’est-à-dire la population civile) pour l’affrontement physique immédiat (c’est la scène qui, dans le roman, suit la description ci-dessus). Autrement dit, il fait un contre-sens ou utilise l’expression « guerre totale » seulement pour son effet littéraire. Gageons que l’un des personnages, parmi les rares doués de lucidité selon la logique du roman, le « colonel » dont « la bibliothèque ne contenait que des ouvrages de guerre, sur les anciennes colonies » aurait mieux saisi que son auteur à quoi se réfère l’expression « guerre totale ».

Le contre-sens est cependant intéressant car là où la logique contre-insurrectionnelle fixe comme objectif de dominer la population, par la terreur et la séduction, c’est-à-dire de remplacer ces fameuses « hiérarchies parallèles » par celles de l’autorité dominante, Obertone ne conçoit que l’anéantissement de l’adversaire. Pour le dire autrement, bien qu’il y fasse référence, la vision de son roman est encore plus frustre que celle qui émane de la littérature contre-insurrectionnelle, qui n’a elle-même jamais brillé par sa complexité. Il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur de ma part, mais d’une nécessité opérationnelle affirmée, entre autres, par l’un de ses principaux théoriciens, David Galula (1919-1967), très clair sur ce point : « La simplicité des concepts et de leur exécution est un pré requis de toute doctrine de contre-insurrection. » [4] Cette simplicité est un pré requis car la doctrine doit être comprise par ses opérateurs –les officiers en charge de l’appliquer- d’une part et, de l’autre, par une partie de la population qui doit participer à la contre-insurrection –la population qui est à la fois l’objectif à conquérir et l’arme par laquelle s’opère la conquête.

Il s’ensuit que, ou bien Obertone a compris la nécessité de la simplicité et a suivi cet axiome jusqu’à son terme, au point d’abandonner la logique contre-insurrectionnelle pour celle de l’anéantissement total. Celui-ci gagne certes en simplicité mais est généralement jugée impraticable par les militaires ; eux se diviseraient plutôt, ces dernières années, entre les tenants de la contre-insurrection (disons l’école Petraeus, du nom de l’ancien directeur de la CIA et admirateur de l’école française) et ceux d’une chasse permanente de l’ennemi rendue possible, selon eux, par les technologies de traçage et le drone-tueur [5]. Ou bien l’auteur a choisi le simplisme par facilité littéraire et a embarqué son lectorat dans une impasse stratégique, probablement par goût du frisson et, bien sûr, phantasme ou désir d’extermination.

À la rigueur, l’un des policiers de Rouen serait plus en cohérence, sinon avec la logique contre-insurrectionnelle au moins avec l’une de ses tactiques (simple actualisation du diviser pour régner), tout en prônant lui aussi l’anéantissement total des ennemis :

« Là où nous, les nationaliste racialistes, on doit être assez malins, c’est en gros laisser le combat inter-sectionnel, les obliger à s’exterminer entre eux. Ils vont déjà se séparer entre pro-arabes et pro-juifs […] Quand les féministes, les LGBT, les juifs, les bougnoules, les nègres qui ne sont pas musulmans, tout ça, vont commencer à se bouffer la gueule entre eux. […] Tu aiguise tes armes et quand ils se sont bien affaiblis, tu achève les bêtes ». « Gardiens de la paix », podcast d’Ilham Maad

L’ennemi intérieur et l’ennemi exogène (intérieur aussi)

Nous l’avons déjà dit, le roman insiste beaucoup moins sur les descriptions des « envahisseurs » (migrants, réfugiés ou exilés qui sont appelés « itinérants ») que sur les faiblesses des Français construites et alimentées par des courants politiques (de gauches, qui inclut les droites classiques). Il s’agit donc avant tout de mettre en scène un affrontement, ou une guerre civile, entre Français. Mais, ces derniers sont définis de manière à la fois allusive et restrictive ; allusive, car il n’est pas clairement dit qu’un Français se définit par le sang mais restrictive car cette définition –par le sang- transparaît tout de même. Cette définition floue de l’intérieur se répercute sur l’Etranger qui se réfère à la fois à des Français d’une ou plusieurs générations et des migrants. En somme, sans être tout à fait explicite sur ce point, le lectorat est invité à comprendre que le Français se définit par la race (et si le lecteur comprend ce qu’il avait à comprendre, l’auteur pourra toujours se défausser en affirmant que c’est le lecteur qui projette son obsession ; opération, devenue systématique à l’extrême-droite –hors de la fiction-, qui consiste à dénoncer toute dénonciation du racisme comme raciste).

En fait, c’est précisément la guerre civile entre Blancs qui permet de rejeter comme étranger tout ce qui n’est pas blanc, et ainsi définir le Français. En effet, puisque le cœur de la guerre civile à lieu entre Blancs, il s’ensuit qu’il n’est pas besoin de définir ce qu’est être Français, l’Etranger étant qui ne participe pas à cette guerre. Le deuxième volume du roman est plus explicite sur ce point, puisque le Daesh de Saint-Denis, aussi barbare soit-il, n’est qu’un ennemi annexe et, dans le fond, manipulé par un autre : l’Etat qui veut rétablir la bien-pensance après le chaos, à travers un personnage cynique comparé au De Gaulle haï par l’OAS (suite à un attentat perpétré par le personnage le plus explicitement d’extrême-droite, l’auteur note « Le nouveau de Gaulle venait de vivre son Petit-Clamart­ »).

Outre ce nouveau De Gaulle, les portraits des ennemis sont assez monotones, il s’agit à quelques nuances près de toujours les mêmes traits (vils, efféminés, cyniques, criards, pleutres et imbéciles) collés tour à tour à tous les courants détestés (gauchistes, antifascistes, féministes, no-borders, minorités sexuels, syndicalistes, etc, etc.).

Du fait-divers au roman d’anticipation suprématiste

Un jour, Abdelkader viendra t’égorger comme un gros fils de pute. Mouloud viendra violer ta fille. Nabil viendra sauter ta gueule avec des explosifs. « Gardiens de la paix », Arte Radio, 4 juin 2020

Laurent Obertone s’est fait connaître du grand-public avec un essai, La France Orange Mécanique, très médiatisé à sa sortie en 2013. Le livre est une succession de fait-divers, racontés de la manière la plus terrifiante qui soit, souvent suivi de phrases d’empathie pour la victime puis d’un commentaire sur la mansuétude de la justice envers le criminel, dont le nom suggère l’étranger.

Il ne faut pas ici comprendre le fait-divers à la manière d’un Bourdieu (de faits qui font diversion) mais de Gérard Noiriel quand il démontre que « le “juif” est un personnage de fait divers », c’est-à-dire une figure de cette rubrique née en même temps que l’antisémitisme moderne, avec l’essor de la grande presse dans les années 1880 [6]. Le fait-divers imprime des stéréotypes à la figure du criminel dont les traits sont repris pour décrire une population, considérée exogène et dangereuse.

Comme fait-diversier, Obertone a construit des stéréotypes ; et, comme romancier, il a repris ses stéréotypes en les caricaturant à outrance, si bien que les descriptions des populations dangereuses de son roman empruntent à la littérature fantaisy et à la culture zombie, avec des djihadistes qui évoquent plutôt des hordes de orques et des troupes de zombis sortis tout droit des films de Romero. Par ailleurs, le roman garde une écriture hachée, phrases courtes et virgules, qu’affectionnent les rédacteurs de faits-divers et de rapports de police. Mots se voulant. Impactant. (Ça ne veut rien dire mais la technique est souvent efficace).

Porté aux nues par Marine Le Pen en 2013, Obertone fut conséquemment l’invité du cercle des grands médias français. Puis, suite au démontage en règle de ses méthodes « d’enquête » par un article de Médiapart, il s’est présenté comme la victime de la bien-pensance, en suivant le schéma de promotion éprouvé de l’extrême-droite. Son pamphlet suivant (2015) est donc dédié à la censure dont il serait l’objet, et pour lequel il est logiquement invité par Finkielkraut dans son émission sur France Culture. La promotion de ses romans continue dans la même lignée de “proscrit des grands médias dominés par la bien-pensance”, avec un succès certain, en particulier chez les policiers qui aiment envoyer des photos sur les réseaux sociaux, sur lesquelles figurent leurs armes et le dernier livre d’Obertone. Illustration de ce qu’ils appellent le « réarmement psychologique ».

Jérémy Rubenstein

[1« Gardiens de la paix », podcast d’Ilham Maad, Arte Radio, 4 juin 2020 et Camille Polloni pour Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/france/040620/bougnoules-negres-fils-de-pute-de-juifs-quand-des-policiers-racistes-se-lachent

[2Comme le soulignait un article récent de Lundi-Matin, la virilité est au cœur de la sensibilité fasciste, si bien que le virilisme est au cœur de ce roman. https://lundi.am/La-virilite-au-coeur-de-la-sensibilite-et-du-probleme-fasciste

[3Conférence du colonel Lacheroy, chef du Service d’Action Psychologique, prononcé le 2 juillet 1957 dans l’amphithéâtre de la Sorbonne.

[4David Galula, Contre-insurrection. Théorie et pratique, Ed. Economica, 2008 [1963 p.110

[5Gregoire Chamayou, Théorie du drone, Ed. La Fabrique, 2013.

[6Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007.

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