La lune au fond de l’eau

George Orwell feat. Arcadio Wang

paru dans lundimatin#465, le 4 mars 2025

Quand mon quotidien me laisse dans une impression de désœuvrement, que j’erre dans les rues pour tromper ma fatigue ou ma mauvaise humeur et n’ai pas les ressources pour retrouver du sens et de l’allant, je pars les retrouver loin du centre, au café-librairie La Lune au fond de l’eau. Dans une petite rue ombreuse, d’apparence assez misérable, ce lieu cachait bien ses trésors dans ses premiers mois d’existence, mais sa jolie devanture en bois et une enseigne ont depuis été exécutées par deux amies du collectif qui l’a créé [1].

C’est un établissement qui a beaucoup évolué depuis ses débuts, de manière empirique, mais son principe essentiel est resté inchangé. Il s’agit de se plonger dans un siège moelleux et dans un livre, pour quelques minutes, ou plusieurs heures.

Ma principale angoisse est de ne pas trouver un coin où m’asseoir lorsque j’y pénètre. Il n’y a guère que quatre vieux canapés (les plus prisés car ils sont les sièges dans lesquels on s’enfonce le plus profondément), et quelques fauteuils et vieilles chaises disséminés çà et là.

Le lieu pourtant n’est pas minuscule, mais seul l’espace central est dévolu à la détente. Autour, contre deux murs, l’espace librairie finit immanquablement par m’arracher à mon fauteuil convoité et aussitôt investi par une prédatrice en quête d’une place assise ; je me plonge alors dans la contemplation des nouveaux livres présentés aux lectrices, les feuillette, me rassois sur un bord de marche.

La Lune au fond de l’eau, ce ne sont jamais que cent livres : chacun est présenté sur l’ouvroir vertical de l’un des cent casiers répartis sur les deux murs latéraux du local – à l’intérieur de ces boîtes, quelques exemplaires neufs sont proposés à l’achat. Il m’arrive de revenir plusieurs jours de suite pour lire intégralement un livre présenté. J’aime tordre un peu ces ouvrages passés entre de nombreuses mains, parfois soulignés comme si on avait voulu me dire « Là, regarde ! » La lecture en devient une activité moins solitaire. Parfois, malgré tout, je finis par acheter un exemplaire neuf, non par honte de n’avoir pas payé, mais parce qu’il m’est devenu cher et intime.

Chaque livre est accompagné d’une fiche bristol sur laquelle la personne qui l’a sélectionné explique les raisons de son attachement pour lui et mentionne son nom. Je fais partie des gens qui, parfois, ajoutent quelques mots à ces avant-propos externes. Les habituées finissent donc par savoir avec quelle libraire elles partagent le plus d’affinités, mais aussi avec quelles lectrices. Chaque personne participant à l’organisation de ce lieu renouvelle deux livres de son choix par mois. On trouve tout aussi bien des essais que des bandes dessinées, de la poésie, de la littérature jeunesse,… Aux classiques incontournables, majoritaires les premiers mois d’ouverture, ont succédé plus de raretés. Les visiteuses les plus régulières finissent par imprimer un peu leur marque aussi. J’ai moi-même eu le plaisir de voir des lectrices feuilleter Notre part de nuit (que j’avais fait lire à ma libraire favorite avant qu’elle ne le mette en présentation), guettant avec avidité leur réaction tout en faisant semblant d’être plongée dans mon livre. Cent livres, c’est peu, mais ce sont cent livres choisis, qui changent petit à petit, nous évitant ce sentiment de submersion que l’on peut éprouver dans les librairies traditionnelles.

À La Lune au fond de l’eau, il semble que tout ce qui vient vers vous vous est véritablement adressé. Ainsi, si un morceau de musique est diffusé (cela arrive une fois par heure peut-être), vous pouvez être sûre qu’il n’est pas simplement là pour combler quelque vide, mais qu’une personne l’a dégoté comme elle a déniché pour vous des livres, se faisant par avance un plaisir de le partager. Je ferme mon livre alors, et j’écoute.

Lorsque je m’attarde à La Lune, je suis heureux de trouver un livre inconnu, mais je crois l’être plus encore lorsque je découvre une affinité commune pour un ouvrage que j’ai déjà lu, qui me donne immanquablement l’impulsion de partager mon enthousiasme avec la libraire qui l’a choisi : retrouver le cycle de Titus d’Enfer, L’Ange des ténèbres de Sábato ou Les Aventures de la marchandise dont j’ai longuement parlé avec Xavier,... a soulevé en moi la même joie que si j’avais recroisé une vieille amie après des années sans nouvelles… L’intérêt de ce lieu, plus encore que la découverte de véritables pépites livresques (pourtant si précieuse lorsqu’on atteint un certain âge), réside dans les occasions de conversations, formant le point de départ de relations continuées en dehors de La Lune. Les libraires font tout pour favoriser ces interactions, repoussant régulièrement l’heure de fermeture pour organiser des moments de conversation collective autour de références devenues communes.

*

Je me souviens des ricanements avec lesquels mes amis et moi parlions des gens incapables de soutenir une discussion sans ériger Google en arbitre des conversations, avant de céder nous-mêmes, défaits. J’ai aussi bravement, orgueilleusement résisté des années aux sollicitations des réseaux, avant de me soumettre à Whatsapp, sans lequel toute vie sociale est devenue si compliquée. Depuis, malgré ma reddition tardive, je sens mon téléphone me lancer, à tout moment, comme une faim, comme une poussée de mes nerfs. Je ne parviens jamais longtemps à lui résister. Aucune activité, aucune conversation ne peut être menée sans qu’il ne vienne rompre sa continuité.

Aussi ai-je gardé pour la fin la particularité la plus marquante de La Lune au fond de l’eau, qui contribue à cette facilité de rencontres qui y saute aux yeux : il s’agit de l’interdiction de l’usage du téléphone.

Une inscription bien nette sur la vitrine, « No Phone Zone », vous prévient que ce problématique accessoire est prohibé au sein du café-librairie. Un petit comptoir à droite de l’entrée sépare le client d’une étagère à casiers, bâtie sur le modèle des boîtes-à-doudous des crèches ; vous êtes prié de déposer votre téléphone. Vous êtes infantilisé mais vous l’avez bien mérité. Une petite étiquette numérotée vous permet de le récupérer lorsque vous repartez. Tout le temps que vous passez dans ce lieu sera donc dévolu à ce qui y est contenu : les livres, les libraires, les gens ; désormais, mes proches et mes relations professionnelles savent que si je ne réponds pas, c’est que je suis à la Lune. Une bonne part du succès de ce lieu, j’en suis persuadé, réside dans cette ablation.

Cette règle ne s’applique pas toujours sans heurts ; les libraires ont nombre d’anecdotes intéressantes à ce sujet. Il y a les contestataires qui argumentent autant qu’ils peuvent à l’entrée ; ceux qui trichent et prétendent ne pas avoir de téléphone avant d’être surpris, comme à l’époque du lycée,… J’ai moi-même vu une personne s’indigner violemment, moins par esprit libertaire que par révulsion à l’idée qu’un espace, aussi restreint soit-il, échappe au règne de la communication par écran interposé. C’est la partie la plus désagréable du travail du collectif de La Lune, qui génère des crises quasi-quotidiennes, mais il y a toujours des habitués pour leur prêter main forte auprès de ces récalcitrants. Il est plus amusant de voir chaque fois qu’on approche de la librairie, à côté de l’habituel groupe de fumeurs en manque de nicotine, un autre composé d’accros au téléphone, prenant eux aussi leur dose entre deux plongées dans ce commerce anachronique, même dans les rigueurs de l’hiver. Des mauvaises langues disent qu’on aurait vu, à des heures plus discrètes, une certaine licence s’appliquer en ce qui concerne la consommation de tabac au sein de la librairie, mais l’interdiction du téléphone, elle, y est rigoureusement respectée.

J’ai très vite remarqué que grâce à cette précaution, à La Lune, je lis mieux. Pas de sonneries intempestives, pas de personne impolie décrochant avec un air plus ou moins désolé, pas de sollicitation absurde (la nouvelle vidéo du Palma show au milieu d’une phrase de Musil ou d’une conversation stimulante). Je dirais même que j’y ai réappris à lire, à retrouver la continuité de mon attention ; d’autres habitués avouent qu’ils viennent précisément pour que leur téléphone leur soit retiré. Il semble bien qu’on en soit arrivé là.

Cette interdiction, associée à toutes les particularités d’agencement et d’organisation de ce lieu, explique à quel point La Lune au fond de l’eau est favorable à l’apparition d’ambiances inconnues ailleurs. J’y éprouve moi-même régulièrement comme une impression de décrochage. Suivant le moment du jour où je choisis de venir, l’atmosphère change, depuis le calme du matin propice à plus de concentration dans la lecture, jusqu’à l’approche de la fermeture où clairement tout le monde est là pour discuter, en passant par l’heure plus familiale du goûter.

Mais ce qui m’étonne toujours est que tous ces moments partagés dans ses murs me paraissent dégager une égale puissance contestataire : les réunions du soir assez nombreuses, après la fermeture, rendent évidente cette volonté de se servir de ce lieu comme tête de pont d’actions de résistance, voire, dit-on, de nuisances [2] ; mais je me suis un jour surpris à éprouver cette même satisfaction contestataire alors que je m’accordais le plaisir simple de faire découvrir à une petite fille Max et les Maximonstres. Je crois pouvoir dire que ce sentiment s’explique par le fait qu’à La Lune on respire un même air, un air moins vicié que celui qu’on inhale presque partout ailleurs. Je ne suis pas naïf, ce lieu reste un commerce. Mais il demeure dans les esprits de ses créateurs comme un moyen pour financer autre chose : un nouveau moment collectif tel qu’un concert, le soutien à une action politique ou à un autre groupe en péril,...

Tout n’est pas idyllique dans l’arrière-cuisine de La Lune au fond de l’eau. J’ai même ouï-dire que ce n’est pas sans dissensions ni implacables exclusions que la décision de se désintéresser de l’indéniable potentiel lucratif de ce commerce a été prise. Mais si un jour la Lune devait couler jusqu’à disparaître dans la vase des bas-fonds, si elle devait se dévoyer, je ne serai pas de ceux qui se félicitent d’un tel échec pour se conforter dans l’idée que toute initiative de ce genre est vouée à la corruption. Le plus important est que, à un moment, ça a marché. Si la petite flamme qui m’y réchauffe si souvent finit par s’éteindre, je n’oublierai pas qu’elle a un temps brûlé ; et c’est une exception vraiment notable au milieu de tous ces espaces commerciaux qui véritablement sentent le cadavre. [3]

[1Les noms de groupes sont au féminin dans la première section de ce texte et au masculin dans la seconde.

[2La récente interpellation de l’auteure du très réussi « Faire de la Côte d’Azur un nouveau Gaza » graffé sur le mur de la préfecture, suivie d’une visite houleuse de la police dans le café-librairie, sont ainsi deux événements dont les amis de La Lune ont pu tirer un juste orgueil.

[3Ce texte s’inspire librement d’un splendide article de George Orwell (The Moon Under Water). Sa traduction est disponible dans le tome 3 d’Essais, articles et lettres, recueil publié par l’Encyclopédie des Nuisances et Ivrea.

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