Il y a sept ans, presque jour pour jour, naissait le mouvement des Gilets jaunes.
Pour les partisans du Grand Soir, selon lesquels la révolution se résume à la prise du pouvoir par des “masses” guidées par une avant-garde soi-disant éclairée, ce mouvement populaire et inédit sur de nombreux plans, fut un échec. Selon ces même personnes, les Gilets jaunes n’avaient pas la formation politique et la discipline nécessaires à la conquête du pouvoir - en d’autres termes le mouvement aurait souffert de l’absence d’un parti d’ampleur, apportant de la structuration et de la discipline politique.
À contre-courant de cette analyse surplombante et condescendante, je considère que ce surgissement populaire fût une étape essentielle du processus révolutionnaire.
Le 17 novembre 2018, alors âgé de 14 ans, je me rends sur le rond-point de Pineuilh, en Pays foyen, dans le Sud-Ouest. J’y arrive au petit matin aux alentours de 7h30, et au bout de quelques heures, je me retrouve entouré de près de 500 personnes. Il se passe à ce moment-là quelque chose de tout à fait incroyable, la mobilisation est énorme - 500 personnes pour un bled de quelques milliers d’habitants, c’est considérable. Parmi les gens mobilisés, il y avait des gens de ma famille maternelle, une famille de gitans espagnols arrivés en France il y a plusieurs générations sous le nom Domingo, qui sera vite francisé en Dominique. Je souligne cette présence car elle est absolument inédite. C’est en effet la première fois, avec les Gilets jaunes, qu’il y a eu une participation massive des populations romani et voyageuses [1] à un mouvement social en France [2]. Les nombreuses et fréquentes apparitions du drapeaux rrom dans les manifestations de l’époque sont une des illustrations de cet engagement.
Ce phénomène est symptomatique d’un élément important : les ronds-points occupés en continu pendant plusieurs semaines à partir du 17 novembres 2018, ont attiré des personnes, des groupes sociaux et des populations assignés à l’apolitisme. J’entends par assignation à l’apolitisme, une injonction symbolique et un conditionnement matériel, par le pouvoir et la société, adressés et imposés aux populations subalternes. L’injonction c’est de ne pas se mêler de la politique, de rester inerte sur ce plan, car ces personnes ne seraient ni légitimes, ni compétentes. Le conditionnement matériel, c’est le maintien dans une condition sociale et matérielle qui entrave de facto l’action politique. Lorsque l’on est assigné à l’apolitisme c’est-à-dire lorsque l’on appartient à un groupe à qui on rabâche et on fait comprendre de par son positionnement sociale et spatiale (en dehors de la cité), que la politique n’est pas son affaire -, on finit par intérioriser cela et par penser, qu’elle serait uniquement l’affaire des gens encravatés qui parlent bien.
Les Gilets jaunes, ont brisé cette assignation, les ronds-points furent en la matière des espaces d’émancipation, sur lesquels nous fûmes nombreux à prendre conscience que nous avions notre mot à dire sur l’ordre des choses, que nous n’étions pas condamnés à nous taire, et que nous étions pas obligés d’être habillés et de parler comme eux, pour défendre nos idées, nos visions du monde et de la société.
Les groupes romani et voyageurs ne furent pas les seuls à s’émanciper massivement de cette assignation à l’apolitisme, ce fut le cas de plusieurs autres groupes et collectifs de populations, je pense notamment aux personnes handicapées, en témoigne notamment la présence à Toulouse d’Odile Maurin, une des figures majeures de la lutte antivalidiste. Les personnes handicapées furent donc elles aussi très nombreuses dans ce surgissement insolent des apolitiques. Je pourrais également évoquer, l’investissement non négligeable des personnes à la rue, sans-abris, qui en particulier à Paris furent des visages importants et visibles du mouvement ; je pense à Anthony Pereira ou encore à Christophe Texier.
Pour résumer, grâce à la forme tout à fait inédite de l’expérience des Gilets jaunes - des groupes marginalisés et silenciés à l’extrême comme les Rroms et Voyageurs exposés à la violence de l’antitsiganisme, les personnes handicapées faisant face à la violence du validisme, et des personnes à la rue plongées dans la misère et la détresse sociale la plus aiguë - ont eu la possibilité de faire entendre leurs voix et des faire voir leurs corps dans l’espace public, là où ils sont habituellement si invisibilisés et invisibles.
Voilà le premier acquis majeur des Gilets jaunes sur lequel je voulais revenir.
Parmi les autres acquis de cette grande mise en mouvement collective, il y eut une rupture, un cassage de l’isolement et l’atomisation sociale orchestrée par le capitalisme néo-libéral autoritaire. Le premier lieu sur lequel les gens se mobilisèrent à l’époque est tout à fait significatif de cela. En effet, un rond-point c’est un lieu sur lequel on passe, on se croise, pour aller déposer ses enfants à l’école, pour aller travailler, pour aller faire ses courses etc… Mais où l’on ne s’arrête pas, on ne se rencontre pas ; au mieux parfois on se klaxonne lorsqu’une voiture nous est familière.
Dans notre société, les lieux collectifs où l’on peut se retrouver, passer du temps ensemble, faire société, se raréfient de manière alarmante ou, devrais-je plutôt dire, sont à dessein raréfiés par l’État dans la logique d’atomisation sociale. Les Gilets jaunes ont brisé cela, en subvertissant un lieu sur lequel nous sommes censés circuler sans s’arrêter. Ils ont en quelque sorte arrêté le temps, du moins arrêté le temps des dominants, pour imposer le leur.
À l’époque, j’ai le souvenir vif, de ces gens qui se sont sentis revivre, qu’il se sont sentis ré-appartenir à l’Humanité. Je me souviens des retraités aux pensions misérables et de tous les autres miséreux qui, comme eux, ont retrouvé la dignité sur les ronds-points. Les Gilets jaunes ont sauvé des vies, ils ont permis à un bon paquet de gens qui étaient seuls enfermés et désespérés chez eux, d’échapper au suicide et de reprendre goût à la vie.
J’ai le souvenir de ces longues nuits d’automne passées aux bords des feux de palettes dans les vieux bidons d’huile mécanique, autour desquels nous partagions des moments de vie d’une incroyable richesse émotionnelle. Je me souviens également de tous ces gens qui, pour X ou Y raisons, ne pouvaient pas s’arrêter parmi nous sur les ronds-points mais qui participaient à la lutte, au combat, en nous donnant des sacs pleins de nourriture ou des sous pour en acheter.
Tout cela fut éminemment politique, la plus belle qui puisse exister. Nous étions nombreux à nous sentir appartenir pour la première fois de notre vie, à quelque chose de plus grand que nous, à se sentir responsable de notre destin collectif. Ce sentiment de responsabilité, donna lieu à de longues discussions pleines de gravité pour réfléchir à comment faire ? Comment faire pour renverser la pyramide et arracher une vie meilleure [3].
Nous ne réfléchissions pas par pur plaisir de la réflexion, mais dans la perspective d’agir, de mener des actions pour faire bouger les choses. Ces réflexions et ces actions, furent notre formation politique, la meilleure qu’il puisse y avoir : nous apprenions en faisant. Nous avons ainsi acquis de nombreuses pratiques d’auto-défense, j’y reviendrai juste après.
Avant cela j’aimerais préciser que les ronds-points ont certes été évacués avec une grande brutalité par le pouvoir conscient du danger qu’ils représentaient pour ses intérêts, mais que pour autant les Gilets jaunes ont su créer et maintenir des espaces-temps et des lieux mettant à mal l’isolement et l’atomisation sociale à laquelle œuvre le régime. Nous pouvons citer des ronds-points qui continuent à être régulièrement occupés et ce 7 ans après le début des occupations : le rond-point des Vaches à Rouen, celui de Aumetz dans le département de la Moselle sur lequel je me suis rendu au mois de septembre 2025, ou encore celui de Besançon qui est occupé quasiment tous les samedis. Il y a également des lieux permanents, de subsistance, de résistance et d’émancipation qui sont nés des Gilets jaunes. Comme l’épicerie autogérée La Source à Dunkerque lancée par notre brave camarade Fabrice Joyeux, décédé il y a peu. Ou encore la Maison du peuple, lieu d’accueil et d’hébergement inconditionnel à Nantes.
C’est en réalité et au bas mots, plusieurs centaines de collectifs, d’associations, de coopératives, de lieux et d’espace-temps ritualisés, qui sont nés dans le sillage des Gilets jaunes. Ils sont à minima précieux en cela qu’ils permettent à beaucoup de sortir de l’isolement et de s’inscrire dans des cadres collectifs, et ils sont dans l’idéal des préfigurations, des avant-postes de la société, du monde meilleur que nous voulons construire. Je sais que des camarades travaillent en ce moment à leur recension la plus large.
Je le disais plus haut, les Gilets jaunes ont également permis l’acquisition à une échelle importante de pratiques et de stratégies d’auto-défense et d’autonomie populaire. En premier lieu, face à la confrontation directe avec le brutal et sanglant appareil coercitif de l’État. Les Gilets jaunes et en particulier les nombreuses aides-soignantes qui composaient le mouvement ont constitué un nombre considérable de brigades de street-medics, pour prendre en charge le plus rapidement possible les personnes à qui la police et la gendarmerie infligeaient des blessures et mutilations graves.
Nous avons également acquis des méthodes déjà bien expérimentées d’auto-défense juridique comme la pratique de la défense collective, pour se protéger collectivement face aux méthodes policières et judiciaires encourageant la délation et infligeant des traitements différenciés en fonction notamment du statut socio-racial. Nous l’avons fait à l’aide d’avocats comme Alexis Baudelin. Alexis sur qui je me permets de digresser. Le mouvement des Gilets jaunes l’a totalement absorbé au point qu’il quitta le cabinet d’affaires dans lequel il travaillait jusqu’alors pour aller défendre les militants, brandissant un étendard noir en manif et allant jusqu’à être interpellé et placé en garde à vue pour sa simple participation à ces dernières.
Il y aussi évidemment le fait de filmer et de documenter les violences de la police et de la gendarmerie pour les mettre en lumière et ainsi contrer l’invisibilisation et le déni dont elles firent l’objet. Au-delà de la mise au jour de ces violences, il y eut également la volonté de montrer les images des manifestations, en particulier leur ampleur impressionnante face à leur minimisation grossière. Mais aussi la volonté de faire écho aux revendications et aux messages des gens mobilisés. En somme, il y avait un besoin d’auto-défense médiatique face aux médias aux ordres, relayant la propagande du pouvoir pour défendre les intérêts de leurs propriétaires milliardaires.
Les gens mobilisés ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour mener cette guerre des images et des récits. C’est pourquoi, armés de nos téléphones portables nos inondions la toile avec nos propres images, celles qui n’étaient jamais montrées dans les médias dominants. Ils montraient en continu, lors de leurs éditions spéciales, les feux de poubelles et les vitres brisées et nous, nous montrions les visages de nos camarades éborgnés et mutilés par dizaines.
Face à cet enjeu crucial de la production d’images fidèles à nos réalités, nous avons pris les choses en main. Des dizaines de personnes sont devenues reporters, certains se qualifient de reporters citoyens. Je pense notamment à des gens comme le youtubeur Adrien AdcaZz, qui avant les Gilets jaunes avait une chaîne sur laquelle il faisait essentiellement de l’urbex, et qui pris dans le mouvement, s’est mis à capturer des moments particulièrement importants ; on lui doit notamment un vibrant et saisissant reportage sur l’émeute du 1er décembre 2018.
Les Gilets jaunes ont aussi très vite eu conscience, qu’il y avait d’autres champs sur lesquels les classes populaires devaient gagner en autonomie ; je pense à la bataille culturelle, la guerre des idées et récits. C’est pourquoi très vite les gens se sont spontanément orientés vers d’autres sources, d’autres canaux pour s’outiller politiquement. Des médias en ligne comme lundimatin ont vu exploser leur consultation durant les premières semaines du mouvement, allant jusqu’à atteindre un pic de 500.000 fréquentations par mois [4].
Dans la même perspective, de nouveaux médias digitaux sont nés de ce mouvement, je pense notamment à Cerveaux Non Disponible qui est désormais suivi par plus d’un demi-million de personnes rien que sur Instagram. Ce dernier est devenu un repère essentiel, en particulier pour les jeunes générations militantes qui aiguisent leur grille de lecture du monde à travers un contenu de qualité et accessible, produit par les camarades de cet espace médiatique.
Je pourrais encore m’étaler à citer une myriade d’autres connaissances et pratiques acquises de manière plus ou moins collective pendant les Gilets jaunes, mais je pense avoir déjà réussi à faire comprendre l’idée que ce mouvement a puissamment armé les esprits et les corps, donnant ainsi les moyens de se défendre et de contre-attaquer face à ceux d’en haut.
Cette fantastique insurrection a également eu le mérite de faire surgir des héros et des modèles populaires auxquels les gens peuvent aujourd’hui s’identifier fièrement.
Je vais n’en citer qu’un seul car si l’on devait mettre un visage sur le mouvement des Gilets jaunes, ce serait sans hésitation le sien. Il s’agit de Christophe Dettinger, le Yéniche du 91, ex-champions de France de boxe. Aujourd’hui, il ne se passe pas une journée sans que plusieurs personnes viennent le voir, en lui disant : “Merci pour ce que vous avez fait”.
Les gens lui sont reconnaissants. Reconnaissant car à travers les coups de poing donnés dans les boucliers et les casques des robocops de la gendarmerie mobile sur la passerelle Léopold Sédar Senghor, le samedi 5 janvier 2019 - il a fait reculer l’injustice. Son geste incarne une devise cardinale pour les gens d’en-bas : “Les plus faibles, on les défend”, c’est d’ailleurs les mots qu’il utilisa pour expliquer son acte spontané.
Habituellement, les gens se sentent désarmés et impuissants face aux nervis en uniforme mais à travers ses coups de poing, Christophe a montré qu’il est possible de lever la garde et de rendre les coups. Le 5 janvier 2019, nous étions des millions à ressentir de la fierté, la fierté de voir l’un des nôtres faire reculer ceux qui prennent un plaisir sadique à nous mettre à genoux et à nous maltraiter.
Les gens ne font pas confiance aux discours creux, hypocrites et manipulateurs des politiciens qui aiment s’écouter baragouiner sans fin. À contrario, les gestes forts et braves comme ceux de Christophe le 5 janvier 2019, suscitent une confiance sans faille.
Dans une société, où il n’y a quasiment que des guignols en quête d’argent et de gloire qui sont mis en avant dans les médias, les journaux, au cinéma et sur les réseaux - les Gilets jaunes ont permis l’émergence de vraies gens, de figures, auxquelles ont peut s’identifier.
Ils ont leur Benalla, nous avons notre Christophe.
Les Gilets jaunes, ne sont pas morts. Ils sont là partout où il y des combats à mener. Pendant les mouvements contre la réformes des retraite de 2019 et 2023, ils furent la locomotive de la contestation, se plaçant ostensiblement à la tête des manifestations syndicales. La radicalité et l’énergie de ce mouvement sont contagieuses. Des organisations comme les Soulèvements de la Terre, ont été imprégnées et inspirées par cette glorieuse lutte. Les émeutes pour la justice, menées par la jeunesse des quartiers populaires à l’été 2023 après la froide exécution de Nahel Merzouk, se sont également inspirées de l’épisode des Gilets jaunes. En témoigne la volonté de cette génération marquée par les images des émeutes fluorescentes du 1er décembre et du 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées - d’aller sur cette avenue bourgeoise proche des lieux de pouvoir, le soir du 1er juillet 2023.
D’autre part, nous l’avons vu plus haut, ce mouvement d’ampleur a permis l’acquisition d’un ensemble de connaissances, de pratiques, d’espaces, de symboles etc. qui sont d’une grande utilité dans les luttes actuelles et pour celles à venir.
La Révolution n’est pas l’insurrection d’un Grand Soir, c’est un processus long qui comprend notamment l’articulation d’un ensemble d’insurrections permettant de gagner des positions stratégiques sur le champ de bataille, face à l’ordre établi que l’on veut défaire.
Moi qui suis politiquement un enfant des Gilets jaunes, je me devais aujourd’hui d’écrire pour rendre justice à celles et ceux qui se sont soulevés et qui ont affronté vaillamment à leur corps défendant, pendant plusieurs années un État dont la brutalité ne cesse de croître. Je dis à mes camarades : tout ce que nous avons fait n’est pas vain, l’héritage de notre mouvement est partout autour de nous, il est vivant. Le mouvement des Gilets jaunes est une glorieuse étape du processus révolutionnaire est c’est ainsi que l’Histoire populaire le retiendra.
Ritchy Thibault






